UNIVERSITÉ DU QUÉBEC À MONTRÉAL
L'ART DE LA BIFURCATION :
MYTHOMANIE ET UCHRONIE
DANS L'oeUVRE D'EMMANUEL CARRÈRE
MÉMOIRE
PRÉSENTÉ
COMME EXIGENCE PARTIELLE
DE LA MAÎTRISE EN ÉTUDES LITTÉRAIRES
PAR
MARIO TOUZIN
OCTOBRE 2007
TABLE DES MATIÈRES
RÉSUMÉ v
INTRODUCTION 1
PREMIÈRE PARTIE
LA MYTHOMANIE 6
CHAPITRE I
DU MENSONGE À LA MYTHOMANIE 8
1.1.1 Le mensonge à soi-même 9
1.2 Le mensonge chez l'enfant 10
1.2.1 Pourquoi l'enfant ment-il ? 11
1.3 La mythomanie : représentation et
interprétation 12
1.3.1 Mensonge et mythomanie 12
1.3.2 Mythomanie et psychiatrie 13
1.4 Le mythomane : entre réalité et fiction
14
1.4.1 Le mythomane et son auditoire 15
1.4.2 Qu'arrive-t-il lorsque le mythomane est découvert
? 16
1.4.3 Le mythomane est-il sociable ? 17
Conclusion 18
CHAPITRE II
LA MYTHOMANIE DANS L'oeUVRE DE CARRÈRE 19
2.1 La Moustache 20
2.2 Hors d'atteinte ? 23
2.3 La classe de neige 25
2.4 L'Adversaire 30
2.4.1 Romand et le mensonge infantile 31
2.4.2 Romand, un criminel : crédulité,
simulation, escroquerie 33
2.4.3 Le réel et l'imaginaire chez Romand 36
2.4.4 Romand et le paradoxe du menteur 39
2.4.5 Le narcissisme chez Romand 41
2.4.6 Mensonge, mensonge, qui es-tu ? 43
2.5 Emmanuel Carrère vs Jean-Claude Romand 45
Conclusion 49
DEUXIÈME PARTIE
L'UCHRONIE 52
CHAPITRE I
UCHRONIE : REPRÉSENTATION ET INTERPRÉTATION
54
2.1.1 Les avatars de l'uchronie 56
2.1.2 L'uchronie : d'hier à aujourd'hui 58
2.1.3 Uchronie pure 60
2.1.4 La fausse réalité 61
2.1.5 Hasard ou déterminisme ? 63
2.1.6 Les mondes possibles 67
Conclusion 69
CHAPITRE II
L'UCHRONIE DANS LES oeUVRES DE CARRÈRE 71
2.2 La Moustache 72
2.2.1 La fausse réalité dans La
moustache 73
2.2.2 Uchronie temporelle dans La moustache 74
2.3 Hors d'atteinte ? 77
2.4 Je suis vivant et vous êtes mort 78
2.5 La classe de neige 81
2.5.1 Hasard et déterminisme dans La classe de
neige 82
2.6 L'Adversaire 83
2.6.1 La fausse réalité dans
L'adversaire 86
2.6.2 Le « et si... » dans L'adversaire
88
2.6.3 Hasard et déterminisme dans L'adversaire
89
2.6.4 Les mondes possibles dans L'adversaire 90
Conclusion 94
CONCLUSION 96
BIBLIOGRAPHIE 106
RÉSUMÉ
L'oeuvre entière d'Emmanuel Carrère est
fondée, dans une large mesure, sur trois principes que sont la
dichotomie, la mythomanie et l'uchronie. Que ce soit dans ses romans, ses
biographies ou ses essais, l'auteur met en scène ces trois principes de
façon récurrente ; or, ils sont tous assujettis à celui de
la bifurcation. En effet, malgré la diversité des genres
impliqués, l'ensemble des textes de Carrère convergent vers une
même figure : celle de la bifurcation.
Nous allons tenter, dans notre mémoire de
maîtrise, de comprendre l'obsession d'Emmanuel Carrère pour tout
ce qui touche à cette figure de la bifurcation. L'oeuvre entière
de Carrère, allons-nous montrer, repose sur cette faille, cette
disjonction à partir de laquelle tout chavire.
Pour ce faire, nous prendrons, comme base de notre analyse, le
récit L'adversaire, qui représente le mieux le
rôle joué par la bifurcation. Mais nous aurons également
recours à d'autres textes : à ses trois romans, La
moustache, Hors d'atteinte ? et La Classe de neige ;
à son essai sur l'uchronie, Le détroit de Béhring
et à sa biographie sur l'auteur de science-fiction Philip K. Dick,
Je suis vivant et vous êtes mort. Tous mettent en scène
une semblable bifurcation.
Emmanuel Carrère, tel un leitmotiv, va faire bifurquer
chacun de ses personnages dans un monde où le réel et
l'imaginaire s'entrechoquent. Bifurquer c'est se diviser en forme de
fourche. Abandonner une voie pour en suivre une autre. Dans
L'adversaire, le personnage de Jean-Claude Romand va bifurquer dans
l'univers du mensonge, délaissant le monde réel pour un monde de
fiction. Et il en est de même pour tous les autres personnages issus des
textes de Carrère.
Dans chacune des oeuvres citées, la dichotomie, la
mythomanie et l'uchronie apparaissent comme des principes formels. Qu'un
personnage croit avoir porté la moustache pendant plus de dix ans, qu'un
autre mène une double vie dans les casinos ou qu'il joue au
médecin, alors qu'il n'en est rien... relèvent a priori
d'un simple dédoublement, d'une bifurcation. Tout va pour le mieux
jusqu'au jour où tout bascule, créant par le fait même un
monde parallèle, et c'est à cet instant précis qu'entre en
jeu dichotomie, mythomanie et uchronie. Ces principes sont tributaires de ce
que nous nommons l'art de la bifurcation.
L'adversaire, bifurcation, mythomanie, uchronie,
imaginaire, Emmanuel Carrère.
INTRODUCTION
Tout écrivain est double à plusieurs sens [...]
il possède un double - ou est possédé par lui.
Alain Green1(*)
La bifurcation, chez Emmanuel Carrère2(*), prend les traits d'un univers
dans lequel le quotidien bascule et plonge dans un monde
d'étrangeté où la frontière entre le réel et
le fictionnel semble parfois difficile à définir, où la
double vie, ou double réalité, se déploie en vie
réelle et vie rêvée, et où la bifurcation fait en
sorte que les personnages basculent de l'une à l'autre. Cette
bifurcation met en scène les trois structures suivantes : la
dichotomie, la mythomanie et l'uchronie.
Par dichotomie, nous entendons une figure qui est celle de
l'altérité : l'effet de miroir projetant parfois l'image
d'un « je » qui est « autre ». Pour en
étudier les formes, nous nous pencherons sur la relation entre
Carrère et Jean-Claude Romand, le tueur au centre de
L'adversaire, et nous tenterons de comprendre l'obsession de l'auteur
pour cet homme qui s'est fait passer pour un médecin pendant plus de
dix-huit ans. Avec Romand, c'est comme si Carrère voyait soudain
apparaître en chair et en os le personnage d'une fiction dont il aurait
pu être l'auteur. Cette proximité va le forcer à entrer
« en résonance avec l'homme qui avait fait
ça 3(*)».
Dès lors, on peut se demander quelle sorte
d'« affinité » existe entre le biographe et son
« modèle », puisque Carrère s'identifie avec
la personne même de Romand. Dans L'adversaire, l'auteur met en
jeu son propre rapport ambigu à l'assassin... Cette identification
pourrait-elle révéler la tentation d'un transfert, comme si
Carrère déléguait à Romand la possibilité de
réaliser ses fantasmes d'homme « normal » ? C'est ce
que nous essaierons d'analyser en exploitant les formes de la dichotomie.
Dans le Petit Robert, on donne comme
définition de la dichotomie : « Divisions et subdivisions
binaires (entre deux éléments qu'on sépare nettement et
qu'on oppose). Toute opposition binaire d'éléments abstraits
complémentaires. Qui se divise par bifurcation4(*) ». La dichotomie est
ainsi intrinsèquement liée à la bifurcation. En outre,
comme le souligne Alain Fontaine dans son étude sur la dichotomie
humaine, « Notre monde ou mieux l'Univers, que nous connaissons, est
rempli de dualités 5(*)». Partant de ce principe, notre étude de
la bifurcation sera scindée en deux parties, l'une portant sur une
structure de personnage qui est celle de la mythomanie, et l'autre portant sur
une structure de monde que l'on nomme uchronie. Ces deux parties nous
permettront d'articuler notre analyse de L'adversaire.
Dans la nuit du 7 au 8 janvier 1993, la maison du Dr
Jean-Claude Romand, située dans un petit village du Jura, est
ravagée par les flammes. Dans le sinistre, la femme et les deux petits
enfants du médecin perdent la vie, et celui-ci est sauvé de
justesse par l'intervention des pompiers. En quelques heures pourtant, on
quitte le registre de l'accident tragique pour entrer dans celui de
l'inconcevable. Quelques coups de téléphone, et la
vérité apparaît : il n'existe pas de Dr Romand à
l'OMS, où il est censé exercer en tant que spécialiste des
maladies infectieuses. Le Dr Romand n'est même pas médecin. En
fait, il n'est rien. Il passe la plupart de ses journées dans la
forêt ou sur des aires de stationnement. Ses amis effarés et ses
proches apprennent que le bon père de famille, le confident, l'homme
bien sous tous les rapports, leur ment depuis 18 ans, depuis ce jour où,
ne s'étant pas présenté aux examens de deuxième
année de médecine, il a réussi à faire croire
à son entourage à sa réussite universitaire, à son
emploi à l'OMS. Mais on ne peut mentir indéfiniment et, comme
Romand sent que ses proches vont découvrir la supercherie, que ses
malversations financières vont être démasquées
puisqu'il a détourné des centaines de milliers de francs pour
faire vivre sa famille, en prétendant placer l'argent dans des banques
suisses, il assassine sa femme, ses enfants et ses parent. C'est un mythomane
accompli qui a réussi à créer une étonnante «
uchronie réalisée », qui est venue se superposer au
quotidien, comme si l'histoire réelle et l'histoire imaginaire
fabriquée par Romand s'étaient entremêlées pendant
dix-huit ans. C'est à expliquer les liens entre mythomanie et uchronie
que ce mémoire est consacré.
De la mythomanie à l'uchronie
Dans la première partie de cette étude, nous
aborderons la structure de ce personnage emblématique de l'oeuvre
de Carrère : le mythomane. Cette pathologie qu'est la mythomanie fut
décrite pour la première fois en 1905 par l'aliéniste
Ernest Dupré. Il estimait que, chez l'enfant, le mensonge est
nécessaire au développement de la maturité et de la
pensée. Ce n'est que si le mensonge persiste à l'âge adulte
que se révèle un trouble du comportement. En d'autres mots, la
mythomanie devient pathologique si elle perdure au-delà de l'enfance.
Selon le psychanalyste Juan David Nasio, « tout mensonge emporte avec
lui un désir 6(*)». Celui du mythomane est d'être reconnu
pour ce qu'il n'est pas. Comme s'il fallait se peindre sous les traits d'un
autre pour s'accorder le droit d'exister... Nous verrons que cette conception
de soi décrit bien Jean-Claude Romand, personnage principal de
L'adversaire. Et c'est d'ailleurs cette figure du mythomane qui
incitera Emmanuel Carrère à s'intéresser à son cas
et, éventuellement, à écrire sur son sujet. Jean-Claude
Romand s'est fait passer pour un médecin auprès des siens pendant
près de 18 ans, cela lui confère le titre de mythomane par
excellence.
Dans le premier chapitre, nous allons tenter d'expliquer ce
qu'est la mythomanie. Quelle en est l'origine ? Quels sont ses liens avec le
mensonge ? Qu'est-ce qui les différencie ? Comment se
représente-t-on le mensonge dans la société ? Et quel est
le paradoxe du mensonge à soi-même ? Nous verrons également
les multiples facettes du mensonge. Par la suite, nous aborderons la question
du mensonge chez l'enfant et ses diverses caractéristiques. Et
finalement, nous tenterons de répondre à deux questions
fondamentales : d'une part, qu'est-ce que la mythomanie ? Et, d'autre
part, qu'est-ce qu'un mythomane ?
Dans le deuxième chapitre, nous tenterons de comprendre
comment Emmanuel Carrère se sert des mécanismes de la mythomanie
dans ses propres oeuvres. Nous chercherons les points de convergence entre les
divers personnages mythomanes qu'il met en scène. Nous nous demanderons
ce qui pousse ses personnages à mentir ? Quels sont leurs secrets ?
Notre analyse se terminera sur le personnage de Jean-Claude Romand dont le
narcissisme est pathologique.
Dans un premier temps, nous nous attarderons sur trois oeuvres
de Carrère où la présence du mensonge devient l'essence
même du récit. Dans La moustache, le simple fait de se
raser amène le héros et tous les gens qu'il côtoie à
se demander qui ment et qui dit la vérité. Par la suite, dans
Hors d'atteinte ?, le personnage de Frédérique, pour
cacher une double vie, plonge dans l'univers du mensonge et camoufle une
existence qu'elle ne veut en aucun cas dévoiler. Avec La classe de
neige, Carrère atteint un autre niveau de perfection : ici,
tout est en subtilité et l'auteur lui-même va tirer parti du
mensonge (par omission) pour fournir au compte-gouttes les intrigues dans cette
histoire terrifiante où les fantasmes, les angoisses, la fabulation et
le mensonge jouent un rôle prépondérant.
Dans un deuxième temps, nous allons analyser en
profondeur les facettes de la mythomanie dans L'adversaire et chercher
à comprendre ce personnage énigmatique mais combien fascinant
qu'est Jean-Claude Romand. Nous nous pencherons tout d'abord sur son enfance,
alors que chez les Romand, la vérité est vertu, et le mensonge...
inéluctable. Nous verrons que la présence du mensonge dans
l'enfance de Romand a eu des conséquences majeures sur sa mythomanie. Il
sera également question de Jean-Claude Romand en tant qu'imposteur. Nous
verrons que la mythomanie dont il souffre va progressivement l'amener à
commettre des crimes crapuleux.
Dans le cas Romand, nous verrons comment celui-ci va
être confronté au paradoxe du menteur, en jouant sur les
oppositions entre vérité et fausseté. S'appuyant sur des
données réelles, Romand va consolider la figure du faux
médecin.
Nous nous attarderons également à une autre
figure liée de très près à la mythomanie : le
narcissisme. Les psychiatres qui ont eu à interroger Romand sont
unanimes : Jean-Claude Romand est l'exemple typique du narcissique. Mais
après les faits, qu'advient-il de Jean-Claude Romand ? Ment-il toujours
? Est-il devenu un élu de Dieu ? À défaut de
répondre à ces questions, nous tenterons du moins de les
comprendre.
Dans la seconde partie de ce travail, nous allons nous pencher
sur l'uchronie en tant que structure de monde. Sachant que le terme est un
néologisme du XIXe siècle, fondé sur
« utopie » et « chronos », nous
avancerons que l'uchronie, c'est l'histoire au conditionnel. Emmanuel
Carrère résume assez bien la distinction entre les deux :
« Le propos de l'utopie est de modifier ce qui est [et celui] de
l'uchronie [...] est de modifier ce qui a été 7(*)».
Chez Carrère, on ne peut faire abstraction de cette
thématique tant elle est présente dans son oeuvre. Le
« que serait-il arrivé si... » est une de ses
grandes préoccupations et l'auteur sait l'exploiter de façon
singulière. Emmanuel Carrère semble se plaire à jouer avec
ce concept d'uchronie. Cela est particulièrement vrai avec Le
Détroit de Behring : Introduction à l'uchronie, paru en
1987. Carrère présente l'uchronie en tant qu'Histoire au
conditionnel passé, la décrivant comme forme jamais avenue du
monde tel qu'il pourrait être. « Se figurer l'état du monde
si tel événement, jugé déterminant, s'était
déroulé autrement, est un des exercices les plus naturels et
fréquents qu'opère la pensée humaine8(*) », avouera-t-il.
Évidemment, l'uchronie ne peut être développée qu'en
fonction d'un événement fondateur qui est
réinterprété ou littéralement nié. Cet
événement est le point de départ d'une divergence, d'une
faille dans l'histoire, d'une bifurcation. On cherchera à
rendre compte de cette logique singulière dans les oeuvres de
Carrère et principalement dans L'adversaire, qui décrit
une uchronie réalisée, faisant du « que serait-il
arrivé si... » un principe de vie.
Dans le premier chapitre de cette partie, nous verrons en quoi
consiste une uchronie, sur quoi se fonde ce concept et quelles sont ses
diverses composantes. De plus, nous ferons le point sur ce qu'est une
uchronie pure. Finalement, nous allons examiner certaines questions ayant un
rapport direct avec une structure du monde uchronique : la
définition de « fausse réalité », la place du
hasard dans l'uchronie, la temporalité ainsi que les mondes possibles.
Dans le deuxième chapitre, il sera question de
l'uchronie dans l'oeuvre d'Emmanuel Carrère. Nous verrons pourquoi
Carrère est si fasciné par l'uchronie et comment il l'aborde dans
ses oeuvres. Nous allons d'abord nous pencher sur chacune des oeuvres de
Carrère présentant une structure du monde uchronique et mettre en
évidence certaines notions présentes. Nous montrerons en quoi
Carrère se démarque des autres auteurs d'uchronie. Par la suite,
nous analyserons en détail l'oeuvre principale de ce corpus :
L'adversaire. En quoi l'uchronie, dans L'adversaire,
diffère-t-elle de ses actualisations dans les autres oeuvres de
Carrère ? Comment expliquer la notion de « fausse
réalité » ? Quel rôle particulier joue le « et
si... » dans L'adversaire ? En fait, nous verrons comment
Carrère en arrive à mettre en scène cette structure du
monde uchronique dans un récit factuel, une histoire où la
réalité dépasse la fiction, où l'impossible est
devenu possible. Dans L'adversaire, il représente l'existence
d'un homme qui a fait de sa vie une uchronie et, plutôt que de se dire
« et si... », a plutôt fait « comme si... ».
CHAPITRE I
DU MENSONGE À LA MYTHOMANIE
Dieu dit à Moïse : « Tu ne porteras point de
faux témoignage contre ton prochain. »
Exode, 20, 16
Nous avons tous horreur du mensonge et nous le pratiquons tous.
D'ailleurs, il semble que nous mentions en moyenne deux fois par jour. À
croire que le mensonge, comme le rire, est le propre de l'homme ! En fait,
rares sont ceux qui ne mentent jamais. Nous mentons chaque jour, de la
façon la plus naturelle qui soit, et sans avoir pour autant la
moindre intention de nuire. Bien sûr, on trouve toujours de bonnes
excuses lorsqu'il s'agit de mentir. Nous le faisons pour une bonne cause, par
exemple pour protéger autrui d'une vérité qui risquerait
de faire mal ou pour ne pas peiner un interlocuteur, par sympathie ou tact.
Le mensonge est l'énoncé
délibéré d'un fait contraire à la
vérité, ou la dissimulation de la vérité (dans ce
dernier cas, on parle plus particulièrement de mensonge par omission).
« À autrui ou à soi-même, en gestes ou en paroles, le
mensonge simule le vrai afin de dissimuler le faux9(*) », précise Marcel
Côté. Cela peut aussi caractériser un énoncé
non sincère. Pour Paul Ekman, « la personne [qui ment] a
l'intention délibérée d'en abuser une autre.10(*) » Et, toujours selon lui,
le mensonge revêt deux formes principales : l'omission et la
falsification. « Dans la première, le menteur se contente de garder
pour lui certaines informations sans rien dire de faux. Dans la seconde au
contraire, il présente des contre-vérités comme si elles
étaient vraies.11(*) » Toutefois, dans cette seconde
affirmation, il ne faut pas confondre mensonge et contre-vérité,
car cette dernière peut désigner simplement des affirmations
inexactes sans préjuger du fait que leur auteur en est conscient ou non.
Car dire une chose fausse n'est pas mentir, quand on croit ou s'imagine dire la
vérité. Comme le constate Marcel Eck, « Il n'y a pas de
mensonge si la tromperie est inconsciente ; [c'est pourquoi] il ne faut pas
confondre mensonge et erreur. Affirmer une chose fausse, qu'on ne sait pas
être fausse, n'est pas un mensonge.12(*) »
Pour mentir, il faut disposer de l'imagination qui construit
la fable. En d'autres mots, il faut « connaître le réel et
construire l'imaginaire13(*) ». Le menteur doit ainsi se servir de son
imagination pour construire son histoire pour qu'elle puisse être la plus
vraisemblable possible. Il doit tout faire pour ne pas être pris à
son propre jeu. Il doit prévoir tous les coups possibles du destin.
Si le menteur croit à la réalité de ses
mensonges, en leur bien-fondé ou en leur durée alors qu'ils n'ont
d'existence que dans et par l'imagination, nous nous approchons de la
mythomanie. Comme le mentionne si bien Hannah Arendt : « Le mensonge
est souvent plus plausible, plus tentant pour la raison que la
réalité, car le menteur possède le grand avantage de
savoir d'avance ce que le public souhaite entendre ou s'attend à
entendre14(*) ».
Nous pourrions affirmer que ce qui fait du mensonge une
mauvaise action, ce n'est pas seulement qu'il soit faux, mais
délibéré. Pour être plus précis, ce n'est pas
l'énoncé qui fait en soi la gravité du mensonge, mais son
intention.
1.1.1 Le mensonge à soi-même
Comment peut-on être victime d'une manipulation dont on
est soi-même l'auteur ? Comment ne pas être conscient que, si nous
mentons dans le but de berner l'autre, nous nous bernons nous-mêmes ?
Toutefois, la situation s'avère un peu plus complexe, car nous savons
qu'à priori, le mensonge suppose en effet un trompeur et un
trompé, le trompeur étant celui qui ment et qui, par
définition, connaît la vérité qu'il cache et
falsifie. Marcel Côté, qui a analysé en profondeur le
paradoxe du mensonge à soi-même, explique que :
Le mensonge à soi-même est à la
démarcation du conscient et de l'inconscient, de la raison et de
l'affectivité. Certes, il est une conduite intentionnelle, se
distinguant par là de la simple erreur ; mais, plus essentiellement
encore, il est un refus inavoué de se rendre à l'évidence,
un effort pour compenser une perception désagréable par une
représentation plus conforme à l'idée que l'on se fait de
soi-même et du réel.15(*)
Le menteur a, par définition, la pleine connaissance de
ses pensées et, par extension, de ses mensonges. Il peut bien se mentir
à lui-même, mais il ne saurait le faire
délibérément. Dans cette conception du mensonge, il y a,
d'un côté, le moi qui ment et qui sait qu'il ment, et de l'autre,
le moi à qui il ment, qui est trompé et qui ignore la
vérité. Le menteur tend à « raisonner
faux » et à se convaincre qu'il a raison tout en sachant qu'il
a tort, afin de conserver l'image la plus valorisante possible de
lui-même. Nous verrons dans le chapitre suivant qu'il en est de
même pour tous les personnages de Carrère. Cette solution est
celle que propose la psychanalyse en séparant le conscient et
l'inconscient. D'une part, il y a le sujet qui croit ce que l'inconscient veut
bien lui laisser croire ; et d'autre part, il y a l'inconscient qui
dissimule ou modifie la vérité que la conscience ne pourrait
supporter.
Selon Guy Durandin, le mensonge à soi-même
relève d'un paradoxe et semble a priori absurde : «
L'expression de mensonge à soi-même [...] comporte un aspect
paradoxal [...] car si le trompeur et le trompé ne font qu'un, le second
sera informé aussi bien que le trompeur de la réalité que
celui-ci voudrait lui dissimuler, et il ne pourra donc pas être
trompé.16(*)
»
Ainsi, le menteur connaît la vérité et il
sait qu'il ment. Il le fait dans un but évident, celui de berner autrui.
Il va disposer des moyens nécessaires pour arriver à ses fins.
Car il est clair qu'« il n'est pas de mensonge normal qui ne comporte son
intentionnalité. Le mensonge sans intention précise est presque
toujours un mensonge pathologique, une maladie.17(*) » Voilà la raison pour laquelle il est
important de bien faire la distinction entre mensonge et mythomanie : le
premier est volontaire, le second est pathologique.
1.2 Le mensonge chez l'enfant
Marcel Eck prétend que « l'enfant est assez
facilement mythomaniaque en dehors de toute pathologie. Dupré [en parle
comme] d'une mythomanie normale de l'enfant18(*) ».
Un enfant qui ne ment pas ne sait pas se protéger et
risque de devenir anxieux. La mythomanie, chez l'enfant, est nécessaire
comme mode d'identification. « La mythomanie est en quelque sorte
fondatrice de notre destin », dit Boris Cyrulnik, « un enfant qui ne
rêve pas son avenir est condamné à vivre dans
l'immédiat, donc il n'a pas de réalisation de ses
désirs.19(*)
»
1.2.1 Pourquoi l'enfant ment-il ?
Il y a plusieurs raisons qui peuvent inciter un enfant
à mentir, et un besoin est rattaché à chacune de ces
raisons. L'enfant peut mentir pour se valoriser, pour éviter une
responsabilité ou, simplement, pour faire comme tout le monde. Mais Guy
Durandin, dans son ouvrage majeur sur le mensonge, affirme que
La crainte des réprimandes est le motif le plus
fréquent de mensonges chez l'enfant, parce que celui-ci se trouve dans
un état de dépendance complète. Il est soumis, tant pour
sa subsistance que pour son éducation, aux normes et à la
surveillance de ses parents et de ses maîtres, et il vit sous le signe du
permis et du défendu, de l'obéissance et de la
désobéissance : or, toute désobéissance est
passible de punition.20(*)
Il y a également la mythomanie, mais il s'agit
là d'un problème beaucoup plus profond qui résulte d'un
besoin de reconnaissance. Selon Odile Dot, « pour les enfants, comme pour
les adultes, la parole est un miroir : ce que nous disons reflète ce que
nous sommes ou ce que nous aspirons à être. Tout langage
articulé est chargé de vie. L'enfant, en parlant, se voit
accomplir les actes qu'il évoque, exactement comme dans le jeu.21(*) » Chez l'enfant,
l'être et le paraître forment une véritable symbiose
puisqu'il n'arrive pas à faire la distinction entre le réel et
l'imaginaire. Lorsque l'enfant ment, il ne le fait pas dans un but
néfaste, ce qui explique pourquoi ce qui choque l'adulte ne choque pas
le tout jeune enfant. Il croit ce qu'il dit et il est convaincu que tous le
croient. Ainsi « les enfants cessent de pratiquer cette mythomanie
nécessaire le jour où leur réel se révèle
plus avantageux que leur fiction [...] lorsque la réalité devient
aimable, intéressante, voire amusante, alors la mythomanie perd son sens
et son utilité.22(*) »
L'enfant ignore le mensonge avant l'âge de 6 à
7 ans environ. Avant cet âge, il altère souvent mais
inconsciemment la réalité. Et il a du mal à faire la
différence entre le réel et l'imaginaire. Il fabule et tout lui
est possible, même les interdits. Ce n'est qu'après 7 ans que le
réel prend le pas sur l'imaginaire. Avant, « l'enfant ne
sépare pas le subjectif de l'objectif [...] C'est pourquoi [il] confond
erreur et mensonge.23(*)
» À titre d'exemple, Jean Piaget a montré dans ses
études sur de très jeunes enfants que ceux-ci jugeront mauvais le
fait d'indiquer un chemin inexact à une personne qui s'est perdue, parce
qu'on s'est trompé, alors que le fait de mentir à ses parents sur
la réalité d'une note obtenue à l'école ne sera pas
considéré comme mauvais si les parents ne découvrent pas
qu'il y a eu falsification. L'enfant ne peut pas discriminer la
réalité de la fable, et pour lui le mensonge est exclu24(*).
1.3 La mythomanie : représentation et
interprétation
La mythomanie est une pathologie
caractérisée par des mensonges chroniques. Ernest Dupré,
fondateur du concept de mythomanie, définissait ce terme ainsi : «
Tendance constitutionnelle à l'altération de la
vérité, à la fabulation, au mensonge et à la
création de fables imaginaires25(*) ». La mythomanie est une forme de
déséquilibre psychique caractérisée par des propos
mensongers auxquels l'auteur croit lui-même. Le sujet élabore des
évènements et des actes qui n'ont jamais eu lieu. Il dit avoir
été témoin ou acteur, et se décrit souvent dans une
position avantageuse. En fait, la mythomanie s'avère être un type
de mensonge pathologique dans lequel le sujet croit à la
réalité de sa production créative imaginaire et agit
partiellement ou complètement en fonction d'elle. Comme le
précise Boris Cyrulnik, « n'ayant pas la force d'exister dans le
réel, ils (les mythomanes) ne savent pas réellement qui ils sont,
puisqu'ils ne s'identifient que par l'imaginaire.26(*) » Par conséquent,
le recours fréquent, voire permanent, aux mensonges est, pour le
mythomane, le seul moyen de fuir une réalité qu'il ne peut
accepter ou affronter sans souffrir. Il se donne ainsi l'illusion de changer
cette réalité douloureuse.
1.3.1 Mensonge et mythomanie
Il ne faut pas confondre le simple mensonge dont le but est,
dans la plupart des cas, de berner autrui, et qui ne dure pas dans le temps, et
la vraie mythomanie qui est une impulsion irrépressible, apportant une
grande satisfaction au sujet. Paul Ekman apporte cette
précision :
Le menteur [...] agit avec l'intention de donner une fausse
information. [...] Il a toujours le choix entre dire la vérité ou
pas, et il connaît la différence entre les deux. Les mythomanes,
qui savent qu'ils ne disent pas la vérité [...], sont incapables
de maîtriser leur comportement [...] et ne sont pas conscients de
mentir.27(*)
Alors que le mensonge normal est épisodique,
motivé et proportionnel à son but, le mensonge pathologique est
à la base de la fiction fantasmatique du récit du mythomane. Si,
avant Freud, la mythomanie pouvait être considérée comme un
« vice punissable », elle est aujourd'hui, grâce à la
psychanalyse, rangée au chapitre des perversions. Pour le mythomane, la
réalité est vécue comme une menace. Le sujet s'invente un
univers personnel susceptible de le protéger. Nous avons vu que, dans le
mensonge, quelle qu'en soit la forme, la relation avec autrui conditionne la
réalité même du menteur. C'est pourquoi, selon Marcel Eck,
« la mythomanie est la tendance à satisfaire un instinct personnel
mais plus encore à s'affirmer par un exhibitionnisme morbide en face des
autres.28(*) »
1.3.2 Mythomanie et psychiatrie
En psychiatrie, la mythomanie est une tendance au mensonge
pouvant aller jusqu'à altérer durablement la vie sociale. Le
mythomane ment souvent parce qu'il craint la réaction (de
dévalorisation, par exemple) qu'entraînerait l'aveu de la
réalité. Guy Durandin écrit que
la mythomanie traduit une organisation névrotique de la
personnalité, qualifiée d'hystérique. Mais elle peut
également être présente lors des troubles
psychotiques. L'hystérie est un type
de névrose entraînant des symptômes divers et causée
le plus souvent par le refoulement consécutif au conflit
oedipien.29(*)
La mythomanie est d'essence névrotique ou psychotique.
Dans le champ des névroses, elle se retrouve dans l'hystérie. Les
patients peuvent vivre partiellement ces histoires, mais conservent toujours un
ancrage dans la réalité. Le délire mythomaniaque est un
délire construit, avec une logique interne qui n'obéit
qu'à elle-même. Il se retrouve dans les psychoses
paranoïaques. Le sujet oriente ses gestes et projets dans une seule
direction, celle du thème de son délire.
Pour le psychiatre Serge Bornstein, « la mythomanie est
une défense de l'organisme contre un sentiment
d'infériorité et de régression30(*) ». C'est sans doute pour
cela qu'elle est si difficile à guérir : la fin du mensonge
signifie le retour à un monde réel. Avec le mythomane, « on
a affaire à des grands mystificateurs, des grands accusateurs, qui
peuvent trouver des oreilles complaisantes et donner ainsi un grand rayonnement
à leur mensonge si le contexte est porteur31(*) ». Cette pathologie
entraîne un handicap social dans le cas où le malade
procède à des altérations mineures et crédibles de
la réalité. L'aveu étant souvent accompagné de
réactions négatives de l'entourage, la mythomanie tend à
s'auto-entretenir.
La mythomanie est-elle innée ? Bien sûr que
non. Les enfants mentent pour éviter une punition ou obtenir une chose
refusée. C'est ainsi que naît le mensonge, celui, banal dont nous
ferons tous plus ou moins usage durant notre vie. Mais le mythomane, par une
sorte de décision de l'inconscient et pour éviter les
frustrations, s'enfermera dans un univers factice. En fait, pour lui, le
réel et la fiction sont équivalents. Il y a une « jouissance
» particulière dans la mythomanie : se faire croire à
soi-même que tous ses désirs sont possibles. En fait, c'est un
phénomène caractéristique d'une certaine phase du
développement de la pensée du jeune enfant, qui raconte comme
étant vraies des histoires imaginaires. Si à l'adolescence, le
besoin de mentir se poursuit, il risque de se transformer en pulsion et de se
développer en une pathologie, c'est la mythomanie.
1.4 Le mythomane : entre réalité et
fiction.
Fragilité, hyperémotivité, grande
dépendance au regard d'autrui et exaltation des facultés de
l'imagination : ainsi se dévoile, esquissé par la psychiatrie
contemporaine, le portrait-robot du mythomane. La mythomanie, en effet, peut
aussi bien servir de mécanisme de défense pour un sujet
angoissé en quête d'affection que d'outil visant à servir
un projet qui peut, par exemple, être lucratif.
Nous employons bien souvent le terme de « mythomanie
» dès que nous rencontrons une personne qui ne dit pas la
vérité, qui amplifie les faits au gré de son imagination,
mais cela ne veut pas dire systématiquement que nous ayons à
faire à un mythomane. Selon Odile Dot, le mythomane relève d'un
« trouble de la personnalité impliqu[ant] la création [...]
de scénarios imaginaires développés et
structurés.32(*)
» Dot poursuit en précisant que « le mythomane [à la
différence du simple menteur] a besoin d'un public, non pour le
distraire [...], mais pour se persuader de la réalité du monde
qu'il se crée33(*)
».
Jean M. Sutter affirme que « le mythomane vit pleinement
son travail d'invention ; il s'y engage tout entier, sans réserver comme
le menteur une part de lui-même pour jouer le rôle du juge et de
spectateur. Aussi, dans ses fables, mêle-t-il intimement le réel
et la fiction, ce qui l'aide d'ailleurs à les faire croire plus
facilement.34(*) » En
fait, le mythomane vit constamment entre la réalité et la fiction
; il passe d'un monde à l'autre sans s'en rendre compte. Il se base
toutefois sur le réel pour forger son monde imaginaire.
1.4.1 Le mythomane et son auditoire
Si la réalité, pour le petit enfant, est ce
qu'il croit ; pour le mythomane, c'est ce que l'on croit. Car il se
doit d'être cru, sinon tout s'écroule et son monde imaginaire n'a
plus raison d'être. Le mythomane se doit également d'être le
plus précis possible. Voilà pourquoi « il s'alimente au
réel, y puise des fragments de vérité35(*) ». Il ne laisse rien au
hasard. Il pense à tout. Chaque détail se doit d'être le
plus près de la vérité, pour que l'on puisse croire
à sa fabulation.
Pour Marcel Eck, « le véritable mythomane
construit une histoire cohérente, pour lui tout au moins, histoire qu'il
s'efforce de rendre crédible pour autrui. Il finit par croire à
sa fabulation et cela dans la mesure où l'entourage le croit.36(*) » Et dans la plupart des
cas, cela s'élabore dans un long processus qui tend à
s'étendre considérablement dans le temps. Pour Guy Durandin,
« le mythomane [...] ne se contente pas de prendre ses désirs pour
des réalités, ou de nier une réalité
pénible. [Le mythomane] cherche [...] à modifier le monde
réel à son profit, par l'intermédiaire de la
croyance d'autrui.37(*)
»
Tous profils confondus, le mythomane apparaît souvent
comme la première victime de ses mensonges, qu'il peine lui-même
à distinguer de la vérité.
Il est intéressant de noter que l'individu mythomane ne
se sert pas de ses mensonges pour arriver à des fins pratiques, tel que
l'escroc le ferait par exemple pour extorquer des fonds. Il est souvent
recommandé de ne pas écouter les mensonges du mythomane, au
risque de l'ancrer plus encore dans cette fausse réalité qu'il a
choisie par confort. Cela va donc à l'encontre des principes de
neutralité et d'écoute bienveillante accompagnant la
thérapie psychanalytique. De même, il est peu utile d'argumenter
avec un individu mythomane sur la véracité de ses propos, au
risque de provoquer une obstination qui ne pourrait qu'aggraver le
problème. Une solution recommandée par nombre de psychiatres
consiste à placer le mythomane en face de la situation
déniée afin de l'aider à prendre conscience de sa
fausseté.
Il ne faut surtout pas oublier que les mensonges sont
l'oxygène du mythomane. Il a besoin d'eux pour exister. Il ne peut
s'empêcher de mentir. C'est cet automatisme irrépressible,
fonctionnant en roue libre, qui fait de la mythomanie une maladie grave, et des
mythomanes, des êtres fascinants et angoissants.
Nous avons tous des fantasmes qui nous permettent de
protéger notre narcissisme, notre amour propre, face aux coups durs.
Mais généralement, nous savons que nos fantasmes ne sont que des
fantasmes, et nous les gardons pour nous (sauf, ponctuellement, quand nous
avons envie de bien paraître, face à une personne dont nous
cherchons l'admiration). Ce n'est pas le cas du mythomane, qui, lui, les vit
sans recul.
Ainsi, le mythomane, par une sorte de décision de
l'inconscient, et pour éviter les frustrations, s'enfermera dans un
univers factice. Le psychiatre Michel Neyraut compare d'ailleurs son existence
à une partie de poker, dans laquelle le mythomane ne connaîtrait
même pas son jeu. Il abat ses cartes, ses affabulations, « et si
personne ne s'est récrié, c'est peut-être que cette carte
était la bonne. Au fond, toute carte peut être la bonne38(*) ».
1.4.2 Qu'arrive-t-il lorsque le mythomane est
découvert ?
Le pire pour un mythomane est d'être placé face
à son mensonge et de perdre ainsi sa raison d'être. Lorsqu'il est
découvert, le mythomane embraye immédiatement sur une nouvelle
affabulation. Démasqué, le mythomane vit ce moment - à la
fois tant attendu et redouté - de façon excessivement
angoissante, et il est souvent incapable d'y faire face. Certains mythomanes
vont s'enfoncer davantage dans leurs mensonges, d'autres peuvent
éprouver une dépression qui les amène à s'isoler ou
fuir dans un ailleurs où tout peut être recommencé. Cet
événement est extrêmement mal vécu. Mais il ne sert
à rien de dire à un mythomane qu'il ment. C'est une position
qu'il ne comprend pas. Il estime que faute de preuves contradictoires, le
bénéfice du doute doit lui revenir. C'est la raison pour
laquelle « le mythomane ne cherche pas à sortir de la situation par
désir de rentrer dans la vérité39(*) ».
Le sujet mythomane a-t-il des chances de
guérison ? L'analyse psychiatrique, par le biais de
différentes techniques d'anamnèse, peut l'aider à
retrouver les causes profondes de son trouble. Il est alors mieux armé
pour en guérir, s'il le souhaite.
S'il est amené à suivre une thérapie,
c'est presque toujours à la demande de son entourage, inquiet pour lui,
fatigué de ses frasques, de ses errances. Or, pour qu'une
thérapie fonctionne, il est nécessaire que la personne qui
présente des symptômes soit demandeuse. Lorsqu'il est pris
d'angoisse - c'est-à-dire quand sa machine à fabuler se
détraque -, le mythomane peut être tenté d'entamer un
travail sur lui-même, mais dès que l'angoisse s'apaise, le
désir devient moins urgent. Dans son inconscient, comme le
précise Paul Ekman, « il préfère l'excitante
jouissance du mensonge au plaisir tranquille de la réalité
ordinaire.40(*) » De
plus, une thérapie est une rencontre avec la vérité,
perspective plutôt inintéressante pour un être qui fuit le
vrai.
1.4.3 Le mythomane est-il sociable ?
Il faut dire que le mythomane est un être social
même si sa personnalité est altérée. Metteur en
scène d'une aventure personnelle à haut risque, il va aller de
plus en plus loin dans ses défis. Son symptôme paradoxal, qui est
la recherche permanente d'un défi à l'autorité, peut
l'amener facilement à des provocations de plus en plus poussées.
Mais il n'en demeure pas moins que le mythomane est quelque peu
handicapé (socialement parlant) car il reste dans son monde. Lorsque son
entourage apprend la vérité sur ses mensonges, il réagit
de façon négative. Le mythomane continue de mentir, alors que les
autres connaissent à présent la vérité, ce qui le
différencie du menteur.
Marcel Eck en arrive à la conclusion que « nous
sommes tous un peu mythomanes dans nos rêves dirigés ou
non.41(*) » En effet,
qui n'a pas rêvé, éveillé, qu'il réussissait
des hauts faits ? Qui n'a pas accompli en rêve des forfaits alors qu'il
sait fort bien qu'il n'osera jamais les commettre au cours de sa vie
réelle ? Mais, à la différence du mythomane, nous sommes
conscients de la réalité de notre vie, nous sommes aptes à
faire la distinction entre le réel et l'imaginaire.
Conclusion
Dans ce bref chapitre, nous avons tenté
d'éclaircir rapidement certaines ambiguïtés relatives au
mensonge par rapport à la mythomanie. Nous avons voulu montrer que,
contrairement au mensonge, la mythomanie prend racine dans un univers
fictionnel et dans lequel le sujet finit par confondre réalité et
imaginaire. En d'autres mots, le mythomane souffre d'un trouble de la
personnalité ; il est inconscient de mentir puisqu'il ne s'identifie que
par l'imaginaire.
Avec lui, tout est faux, mais tout est plausible ; tout est
virtuel, mais rien n'est désordonné ; tout est « possible
», mais rien n'est vérifiable...
Dans le chapitre suivant, nous analyserons la figure du
mythomane dans quatre romans d'Emmanuel Carrère. Nous tenterons de
mettre à jour cette structure du personnage qu'est le mythomane : figure
obsédante pour l'auteur et qui s'avère être « celle
d'un écrivain [...] dont il a longtemps anticipé la forme et qui
se voit subitement incarnée dans la vie d'un homme42(*) ». De La
moustache à L'adversaire, en passant par Hors
d'atteinte ? et La classe de neige, le mensonge s'inscrit
comme principale thématique, aussi régulière qu'une
horloge, aussi angoissante et obsédante que fascinante et
délirante. Si « l'obsession de Carrère prend la forme d'une
figure43(*) » qui est
celle de la mythomanie, celle-ci se partage entre la folie de La
moustache, la double existence de Hors d'atteinte ?,
l'angoisse fantasmatique de La classe de neige et toutes ces choses
à la fois dans L'adversaire. Pénétrons maintenant
dans l'antre d'Emmanuel Carrère et examinons de plus près ce
qu'il en est...
CHAPITRE II
LA MYTHOMANIE DANS L'oeUVRE DE CARRÈRE
Surtout ne croyez pas vos amis quand ils vous demanderont
d'être sincère avec eux. Si vous vous trouvez dans ce cas,
n'hésitez pas : promettez d'être vrai et mentez le mieux
possible.
Albert Camus, La Chute
Déjà dans La Moustache, en 1986, mais
aussi dans Hors d'atteinte ? et La Classe de neige,
Emmanuel Carrère s'intéressait aux tiroirs secrets de l'esprit
humain, à ces points de rupture où tous les repères connus
s'effondrent, posant la question : qu'est-ce qui arriverait si notre monde
n'était pas celui qu'on croyait ? Pour l'écrivain
français, la réalité, l'identité ne sont jamais que
des façades branlantes, qui camouflent des choses terribles. Imaginez
alors comment Emmanuel Carrère a pu être frappé par
l'histoire véridique de Jean-Claude Romand. L'Adversaire est le
témoignage de cette obsession, où transpire un malaise
palpable.
Pour Carrère, la vie de Jean-Claude Romand, bâtie
entièrement sur le mensonge et l'artifice, rejoint
l'élément fondateur de son univers imaginaire. C'est pourquoi,
selon Bertrand Gervais, dans les oeuvres de Carrère « les figures
de la mythomanie et du combat que se livrent le réel et l'imaginaire
résonnent comme un leitmotiv. C'est une obsession de tous les instants.
Et qui trouve son point d'aboutissement dans la figure de Romand.44(*) » En fait, Emmanuel
Carrère, avec L'adversaire, réalise un tour de
force : réussir à raconter l'irracontable et chercher
à comprendre l'incompréhensible.
Mais outre le personnage de Romand, cette figure du mythomane
est présente dans toute l'oeuvre de Carrère. Par
conséquent, nous allons tenter, à travers les quatre textes, de
comprendre pourquoi les personnages d'Agnès, de
Frédérique, de Nicolas et de Jean-Claude Romand ont ce besoin
pulsionnel de mentir, de fabuler, de mystifier... Qu'est-ce qui
différencie le menteur de La moustache de celui de Hors
d'atteinte ? Où sont les points de convergence entre le mythomane
de La Classe de neige et celui de L'adversaire ? Un fait
demeure, le mythomane est un personnage énigmatique, difficile à
cerner, intriguant à bien des égards, et c'est sans doute les
raisons qui ont poussé Emmanuel Carrère à
s'intéresser à cet être angoissant, mais combien
fascinant.
2.1 La moustache
Dans son roman La moustache, le personnage principal,
qui se trouve seul de son entourage à être convaincu d'avoir
porté la moustache, se demande si ses proches ne se jouent pas de lui,
s'ils ne lui mentent pas. Il est même absolument certain que sa femme,
avec la complicité de ses amis, lui a monté un canular, comme il
lui est souvent arrivé. D'ailleurs, le mot « canular45(*) » revient à
plusieurs reprises. Et qui dit canular, dit plaisanterie, mystification,
fumisterie, imposture et aussi... mensonge ! En effet, le lecteur demeure
perplexe quant à savoir qui croire dans cette étrange histoire de
moustache. Dans ce roman, le mensonge possède un étrange halo, et
nous sommes projetés dans un univers d'inquiétante
étrangeté. D'ailleurs, dans son texte sur cette notion, Freud
nous rappelle à quel point le réel et l'imaginaire peuvent
parfois être confondus :
Un effet d'inquiétante étrangeté se
produit souvent et aisément, quand la frontière entre fantaisie
et réalité se trouve effacée, quand se présente
à nous comme réel quelque chose que nous avions
considéré jusque-là comme fantastique quand un symbole
revêt toute l'efficience et toute la signification du symbolisé,
et d'autres choses du même genre.46(*)
C'est tout à fait ce que l'on ressent en lisant La
moustache : c'est un univers étrange où le réel
et l'imaginaire se côtoient perpétuellement sans distinction
aucune. Dès lors, on ne peut faire autrement que de se poser les
questions suivantes : qui dit la vérité ? qui ment ? qui
doit-on croire ? Le héros est persuadé d'avoir rasé sa
moustache alors que tous les autres prétendent qu'il n'en a jamais
eu.
Mais, quoi qu'il en soit et malgré toute
l'étrangeté de ce récit, le mensonge est
véritablement présent dans La moustache, ne serait-ce
que par le personnage d'Agnès qui avoue le plus franchement du monde
mentir à ses amis. Évidemment, dans son cas, nous pouvons parler
de mensonges puérils, sans gravité. Le héros
l'interprète comme étant de « petits mensonges
intéressés47(*) ». À titre d'exemple :
Si un ami avait attendu son coup de fil tout
l'après-midi, chez lui, elle ne disait pas qu'elle avait oublié
[...], mais assurait [...] à l'ami en question qu'elle l'avait bien
appelé, qu'elle lui avait parlé, ce qu'il savait pertinemment
être faux et obligeait [Agnès] à imaginer qu'à la
suite d'une erreur [...] un inconnu s'était fait passer pour [lui et]
à accuser cet interlocuteur de mensonge.48(*)
Nous sommes ici témoin d'une forme de mythomanie
bénigne puisque Agnès, prise en défaut, va inventer un
second mensonge (celui de l'interlocuteur inconnu) pour camoufler le premier
mensonge (celui du coup de fil). Toutefois, il est clair que Agnès ment
en toute connaissance de cause, elle le fait dans le but unique de s'amuser aux
dépens de ses amis. Guy Durandin nous explique que :
les propositions qui sont en accord avec nos désirs se
consolident, et donnent naissance à tout un système de nouvelles
représentations, qui paraissent au bout d'un certain temps, justifier
les premières. Enfin, il ne faut pas oublier que des paroles fausses
sont susceptibles de produire des effets réels.49(*)
C'est ce qui se produit chez le mythomane.. Les gens finissent
par croire ce qu'il dit. Et pourquoi en est-il ainsi ? Parce que les menteurs
forgent leurs mensonges à partir de la vérité. Et c'est
tout à fait le comportement d'Agnès. En effet, si les mensonges
ne contiennent pas une once de vrai, ils ne peuvent semer la confusion dans
l'esprit du récepteur et emporter son adhésion. Plus la part de
vérité est grande, plus le mensonge apparaît
crédible, suscitant ainsi l'adhésion. Et nous savons maintenant
que, pour le mythomane, être cru s'avère vital, sinon il se sent
en danger, persécuté. Le mythomane a besoin d'un public pour
survivre ; son auditoire étant le souffle, l'oxygène dont il a
besoin pour mener à bien sa pathologie.
Mais si Agnès s'amuse aux dépens de ses amis par
de simples mensonges ludiques, il n'en est pas de même avec l'histoire de
la moustache rasée. Là, c'est du sérieux. Le héros
« sans nom » s'est-il véritablement rasé la moustache ?
ou a-t-il toujours été imberbe ? Agnès en est convaincue
et rien ne semble l'en dissuader. Pourtant, selon le héros, «
obligatoirement l'un des deux mentait ou déraisonnait. Or, il savait
bien que ce n'était pas lui. Donc, c'était
Agnès...50(*)
» Ce dernier va alors tout tenter pour prouver ses dires et amener
Agnès à avouer qu'elle lui ment depuis le tout début. Il
va entre autres dépouiller les sacs à ordures à la
recherche de ses poils de moustache et lui montrer sa carte d'identité
où on le voit avec sa moustache :
« Je veux seulement t'entendre dire que je n'ai pas de
moustache sur cette photo... » [...]
- Non, tu n'as pas de moustache sur cette photo.
- Ni sur aucune autre ?
- Ni sur aucune autre.51(*)
Agnès, comme à son habitude, va nier les faits,
même devant les preuves les plus flagrantes. Mais cette fois-ci, est-elle
consciente de la supercherie ? Le fait-elle pour se jouer de son conjoint
? Ou est-elle convaincue d'avoir raison lorsqu'elle affirme qu'il n'a jamais
porté la moustache ?
Nous disions que Carrère, dans l'ensemble de son
oeuvre, avait pressenti le personnage de Jean-Claude Romand. Toutefois, jamais
il n'a imaginé qu'un jour il ferait la rencontre d'un homme à
l'image des personnages qu'il a créés et ayant un lien avec les
événements fictionnels apparaissant dans ses romans. Dans La
moustache, le lecteur est témoin d'un fait étrange :
le héros et sa femme, Agnès, regardent un film52(*) à la
télévision racontant l'histoire d'un médecin se faisant
passer pour un boucher : « Bientôt, il y eu une scène de
procès où fut dévoilé le secret de Cary
Grant : [...] on lui reprochait d'avoir exercé la médecine
dans un village voisin où, pour endormir la méfiance des
habitants à l'égard du corps médical, il se faisait passer
pour boucher53(*) »
On ne peut faire abstraction du lien existant entre cette scène de film
insérée dans le roman de Carrère et l'histoire
véridique de Romand ; l'un est médecin et se fait passer pour un
boucher, l'autre se fait passer pour un médecin, alors qu'il n'est
rien...
Comme nous l'avons mentionné, le personnage
d'Agnès ment si bien que, non seulement le lecteur n'arrive plus
à trancher quand à savoir qui dit la vérité, mais
même le principal intéressé (son conjoint) se demande s'il
n'est pas en train de devenir fou. En effet, Agnès lui confie qu'il a
perdu son père, décédé il y a un an, alors qu'il le
croit toujours en vie ; elle lui dit également, après qu'il ait
cherché les photos de leur voyage à Java, qu'ils n'y sont jamais
allés... Mais lui ment-elle réellement ? Lorsqu'il veut en avoir
le coeur net au sujet de son père, il décide de se rendre chez
ses parents, mais il n'arrive plus à se souvenir de leur adresse. Il
veut se rassurer en se disant que « la fatigue, les somnifères [et
la] perte de mémoire partielle54(*) » pourraient en être la cause, mais il
n'est pas convaincu, peut-être est-il en train de devenir « fou pour
de bon.55(*) »
Après avoir fait le tour de toutes les
hypothèses possibles, il en arrive à la conclusion que sa femme,
et par extension tous ses proches, lui mentent pour se débarrasser de
lui : « un plan dirigé contre lui, visant à le rendre
fou, à le pousser au suicide ou à le faire enfermer dans une
cellule capitonnée.56(*) » Incapable de continuer à vivre ainsi,
l'homme sans moustache décide de fuir, mais la fuite définitive
sera plus horrible encore que tout ce qu'il avait envisagé...
2.2 Hors d'atteinte ?
Dans Hors d'atteinte ?, Emmanuel Carrère met
en scène une de ses grandes obsessions littéraires : la
double identité. Frédérique, son personnage principal,
emportée par sa passion nouvellement découverte du jeu,
mène une double vie. Cette double quête identitaire est
amenée ici de façon plus concrète que dans La
moustache. Dans Hors d'atteinte ?, nous avons, d'un
côté, une femme sage, enseignante dans un collège,
mère de famille menant une vie somme toute assez calme, et de l'autre,
une femme audacieuse, aventureuse, déterminée, et surtout...
« mystérieuse madone des casinos57(*) ». Lorsqu'il est question de double vie, dans
bien des cas, la part du mensonge y est étroitement liée. Quand
un homme a une maîtresse, il ment à sa conjointe, pour ne pas
dévoiler sa double vie. Quand un agent double ment à ses proches,
c'est pour ne pas divulguer sa vraie identité.
Frédérique, pour cacher sa nouvelle passion,
ment à ses supérieurs du collège, ment à ses amies,
ment à son ex-conjoint et ment à son fils. « Avec la
prolixité des menteurs, elle donna toutes sortes de détails
qu'il[s] ne réclamai[en]t pas...58(*) » : pour le collège, elle simule la
maladie comme prétexte d'absence ; pour ses amies, elle invente «
le play-boy Michel » ; pour son fils et son ex-conjoint, elle
prétend devoir voyager afin de terminer sa thèse, dans laquelle
elle s'est nouvellement remise. Évidemment, Frédérique est
consciente du fait de mentir à son entourage ; elle se construit une vie
distincte pour chacun d'eux afin de dissimuler une vie qu'elle ne veut en aucun
cas dévoiler. Elle crée le « faux » pour masquer le
« vrai ». D'ailleurs, comme nous l'avons déjà
souligné, avec Agnès dans La moustache, « le
mensonge participe d'un système où la vérité joue
un rôle essentiel [...] le mensonge se forge suivant une
vérité inversée ou dissimulée [et] ceci implique
que le menteur connaisse initialement la vérité et décide
de la couvrir d'une forme langagière trompeuse.59(*) » Dès lors, le
mensonge est tenu de conserver une allure de vraisemblance, car autrement il se
verrait immédiatement identifié et s'avérerait inefficace.
Il survit tant et aussi longtemps qu'il n'est pas reconnu.
Nous avons abordé la question du mensonge à
soi-même dans le chapitre précédent ; il va de soi que ce
paradoxe s'inscrit en toutes lettres lorsqu'on vient à se questionner
sur le cas de Frédérique dans Hors d'atteinte ? Cette
dernière est consciente de dissimuler la vérité ; elle est
donc, par la force des choses, consciente de se mentir à
elle-même. Marcel Côté nous dit que « le mensonge
à soi-même [est souvent] interprété comme [un]
mécanisme de défense visant à protéger l'individu,
le moi, contre la douleur [et qu'en fait] il représente l'agence
défensive de la personnalité.60(*) » C'est effectivement le cas avec
Frédérique ; elle ne ment pas pour blesser autrui ou pour obtenir
un bénéfice quelconque ; elle ment pour se protéger,
elle ment pour cacher une vérité qui lui semble inavouable.
Pourtant, tout comme Jean-Claude Romand dans L'adversaire (nous le
verrons plus loin), Frédérique est tentée de
dévoiler sa double vie à sa meilleure amie. Ainsi, « elle
songea à dire la vérité, mais elle se ravisa, certaine que
Corinne ne pourrait la comprendre, et d'ailleurs ne le souhaitant pas.61(*) » Alors, plutôt que
d'avouer, après un bombardement de questions de la part de son amie, et
tout comme le personnage d'Agnès dans La moustache, elle va
inventer un second mensonge afin de camoufler le premier : « De
guerre lasse, elle se résigna à lâcher du lest et
traça le portrait d'un amant fictif, mais propre à
réchauffer l'imagination de son amie.62(*) » Par conséquent,
Frédérique peut continuer à mener sa double vie sans se
soucier, pour l'instant, d'être découverte, puisque selon elle,
« un amant comme celui qu'elle avait inventé [...] pour assouvir la
curiosité de Corinne, devenait la couverture avouable d'une
activité dont elle n'avait pas honte, mais qu'elle entendait garder
clandestine.63(*) »
Ainsi, Frédérique persiste dans son mensonge, elle
préfère de loin mentir aux autres et à soi-même
plutôt que d'avouer. Elle préfère sa vie imaginaire
à sa vie réelle, faisant place à des pensées plus
près de cet univers fictif : « avant de s'endormir, elle
jouait avec l'idée de continuer ainsi, longtemps, des années
peut-être, en allant de casino en casino sans que personne autour d'elle
connaisse sa double vie.64(*) » Frédérique est si bien dans son
monde imaginaire qu'elle en oublie la réalité. D'ailleurs, rien
ne semble l'arrêter. « Pour continuer à jouer, elle signait
des chèques dont elle ne remplissait pas les talons65(*) », dépensant
l'argent qu'elle n'a plus. Elle se dit résolue à se laisser
entretenir par des joueurs, dans le seul but de pouvoir jouer à nouveau.
En continuant de la sorte, prise dans le tourbillon du jeu, et en faisant
abstraction de la réalité au profit d'un univers fictif,
Frédérique risque tout : perte d'emploi, poursuites, perte
de l'estime et de la confiance de ses proches, etc. Mais « advienne que
pourra66(*) »
pense-t-elle, convaincue « de pouvoir, quand elle le voudrait ou
plutôt quand elle y serait contrainte, revenir en arrière, en
douceur rentrer dans le rang.67(*) » Et bien qu'elle fasse tout en son pouvoir afin
de garder « un pied [...] dans la vie normale [...], ce pied unique
sautillait maladroitement, pressée de s'enfuir à nouveau [...] en
sorte que la vie normale n'était plus normale du tout...68(*) » Par conséquent,
toute son astuce ne réussit qu'à l'emmurer et, en fin de compte,
elle se retourne contre elle. À vouloir trop gagner, on finit par tout
perdre. Il est vrai, nous confirme Marcel Côté, que dans la
majorité des cas, le menteur « se ment assez bien à
lui-même pour parvenir le plus souvent à l'ignorer69(*) », ce qui fait en sorte
que le menteur en arrive à ne plus faire la distinction entre le
réel et l'imaginaire. Nous verrons maintenant que c'est exactement le
cas du petit Nicolas dans La classe de neige.
2.3 La classe de neige
Dans La classe de neige, Emmanuel Carrère va
encore plus loin dans ce que l'on pourrait qualifier de mensonge pathologique.
En effet, dans ce roman, le menteur, en l'occurrence un jeune garçon,
n'arrive plus à faire la différence entre le réel et
l'imaginaire. Le lecteur est amené à se plonger dans
l'angoissante imagination du jeune Nicolas, dans un univers de fantasmes, de
fabulations où le réel et le merveilleux s'imbriquent pour ne
faire qu'un. Avec ce roman, Carrère explore les angoisses et les
dérives intérieures, là où germe le Mal, un Mal qui
projette son ombre sur le visage d'un enfant. Nous irons un peu plus en
profondeur dans l'analyse de ce roman, La classe de neige étant
une sorte de préambule à ce que sera L'adversaire. Il
est important de comprendre comment l'apport du mensonge y est
présenté et comment Carrère aborde les prémisses de
la mythomanie, laquelle, on le sait, sera omniprésente dans l'histoire
véridique de Jean-Claude Romand.
À partir de l'oubli de son sac de voyage dans le coffre
de l'auto de son mystérieux père, Nicolas voit son séjour
à la montagne se transformer en un véritable cauchemar. Mais
pourquoi Nicolas ment-il ? Pourquoi s'invente-t-il un monde imaginaire ? Un
fait demeure, « l'enfant qui se met à mentir et à fabuler,
sans avoir en réalité le désir de mal faire ou de nuire,
mais qui le fait comme poussé par une force irrésistible, risque
d'avoir vécu antérieurement une situation traumatisante.70(*) » Tout peut sembler
parfait pour l'enfant, mais lorsque surviennent un événement
déclencheur ou des conditions qui font resurgir des souvenirs enfouis,
ceux-ci refont surface et s'extériorisent parfois à travers le
mensonge et la fabulation. Selon Boris Cyrulnik, « l'adolescent
élevé dans la sécurité affective s'amuse en
inventant une fiction, alors que le solitaire, l'abandonné, le
mal-aimé, se défend grâce à la fiction. Il est
nécessaire qu'on le croie pour qu'il ne se sente plus en danger ; c'est
même vital...71(*) » Nicolas va ainsi se créer un
univers bien à lui, qu'il va partager avec son ami Hodkann, l'amenant
à croire à sa fabulation. Cyrulnik parle d'enfant solitaire,
abandonné et mal aimé ; ces trois attributs collent parfaitement
à l'image que le lecteur se fait de Nicolas, principalement par ses
rapports avec les autres enfants de son âge. Tout d'abord, il est un
enfant particulièrement couvé par ses parents, ce qui lui laisse
peu de place pour s'immiscer au sein de la confrérie. Sa mère ne
le laisse pas manger à la cantine le midi avec les autres et son
père préfère aller le reconduire lui-même à
la classe de neige plutôt que de lui faire prendre l'autocar. De plus, le
fait d'arriver avec un jour de retard place le jeune Nicolas en
porte-à-faux, dans une situation d'isolement : « les enfants
dans la salle se mirent à chuchoter, Nicolas, sur le seuil, les
regardait sans oser les rejoindre.72(*) » De surcroît, le simple fait de souffrir
d'énurésie place Nicolas en situation de honte et d'humiliation
face aux autres enfants qui se moquent déjà de lui. Il est ainsi
abandonné et mal aimé par ses pairs. Par la suite, il va passer
la semaine isolé des autres, à l'exception d'Hodkann, son seul
ami, avec qui il fabulera sur ses pires angoisses et transposera sa fiction en
réalité jusqu'à ne plus faire la distinction entre ce qui
est vrai et ce qui est faux.
Les premières fabulations de Nicolas démontrent
bien les angoisses qui l'habitent puisqu'elles ont toutes un lien avec la mort.
Tout commence avec des tueurs sanguinaires venus chercher Hodkann et qui, faute
de l'avoir trouvé, puisque « Nicolas et Hodkann [sont]
cachés dans un creux du mur, derrière un lit73(*) », vont massacrer tous
les autres enfants : « Il n'y [a] que des morts, dans le chalet, des
montagnes d'enfants morts.74(*) » Par la suite, Nicolas fabule sur la mort
probable de son père75(*) et enchaîne sur celle d'un jeune garçon
de sa classe : « un jour on apprenait la mort de Maxime
Ribotton76(*) », pour
finalement imaginer sa propre mort, se voyant mourant « de froid pendant
la nuit77(*) ». Le
hasard veut qu'un enfant des environs soit réellement tué.
Dès lors, Nicolas ne se contente plus de fabuler pour lui-même, il
a besoin d'extérioriser ses angoisses et pour cela, Hodkann va lui
servir d'auditoire. Nicolas l'amène progressivement non seulement
à croire à ses fabulations, mais à en faire partie
intégrante.
Nous l'avons déjà précisé, le
parfait mythomane se sert de la vérité afin d'asseoir solidement
ses fabulations, la vérité étant tributaire du mensonge.
Chacune des vérités exposées ne fait que renforcer la part
du mensonge. Ainsi, tel un mythomane en devenir, Nicolas va se servir d'une
réalité, celle du trafic d'organes dont son père lui avait
antérieurement parlé, pour fabuler et créer de toutes
pièces un univers qui lui appartient. C'est un monde où il est le
héros, ne serait-ce que par la présence accrue du pronom «
je » : « Je n'arrivais pas à dormir [...] j'ai vu de la
lumière [...] je suis descendu [...] je l'ai suivi [...] J'ai
repensé à cette histoire de trafic d'organes et je me suis
dit...78(*) » Ainsi,
comme tout bon mythomane, Nicolas devient le héros d'une histoire qu'il
imagine, construit et verrouille, et comme le souligne si bien Odile Dot au
sujet du mythomane : « il [invente] une histoire qui frappe
l'imagination des auditeurs, heureux, enfin, de mesurer l'impact de son charme,
de sa puissance, de son prestige...79(*) » D'ailleurs, un des plus grands fantasmes du
mythomane n'est-il pas de créer sa propre réalité et
d'amener peu à peu les autres à y croire ? C'est d'ailleurs la
raison qui fait en sorte que le mythomane se place « souvent [...]
lui-même [comme étant] le héros de son roman : héros
toujours prestigieux par quelque côté, ou du moins digne
d'intérêt, car la recherche de l'effet est un caractère
constant des inventions mythomaniaques80(*) », précise Jean M. Sutter. Le
mythomane désire donc être au centre de son histoire, en
être le héros, car il veut susciter un effet chez son public.
Évidemment, cela comporte des risques. D'une part, dans son désir
d'échafauder un véritable roman, le mythomane en vient parfois
à ne plus savoir ce qu'il y a de fondé ou d'inventé, et le
jeune Nicolas ne fait pas exception. Pour faire suite à l'histoire de
trafic d'organes, il place son père sur le devant de la scène en
disant à Hodkann que celui-ci « enquêtait sur cette affaire,
tout seul, ignoré de la police81(*) », et que c'était pour cette raison
qu'« il était venu dans la région, sous prétexte de
conduire Nicolas au chalet82(*) ». Il voulait tout simplement suivre « la
piste des trafiquants.83(*) » D'autre part, le mythomane semble incapable de
mettre fin à l'histoire qu'il échafaude, fabulant sans cesse, et
inventant mensonges sur mensonges. Encore ici, Nicolas démontre bien
qu'il est victime de cette déviation : « Et tandis qu'il parlait,
oubliant que tout reposait sur un mensonge de sa part, une nouvelle idée
lui venait (faire de son père un héros) [...] Si fragile que
fût l'hypothèse, il la confia quand même à Hodkann,
et pour la consolider inventa de nouveau...84(*) » Comme si ce n'était pas assez, et
voyant qu'il suscite l'attention de Hodkann et que ce dernier « ne mettait
en doute rien de ce qu'il lui avait dit...85(*) », Nicolas va aller encore plus loin dans son
délire mythomaniaque lui confiant que « l'année
dernière, [les trafiquants d'organes avaient] enlevé [s]on petit
frère. [Qu'] il a[vait] disparu dans un parc d'attractions et [qu'] on
l'a[vait] retrouvé plus tard derrière une palissade. Ils lui
avaient pris un rein.86(*)
»
Le mythomane, se ment à lui-même, confondant
vérités et mensonges, réalité et fiction. C'est
exactement ce qui arrive à Nicolas. N'arrivant plus à faire la
distinction entre le réel et l'imaginaire, il devient en quelque sorte
victime de ses propres illusions. Ses fabulations sont si bien ancrées
dans son imaginaire qu'il en arrive presque à y croire lui-même.
Marcel Côté nous dit à ce sujet que
le plus souvent, celui qui se ment à lui-même,
plutôt que de renoncer à son désir, tendra à
substituer au réel déplaisant une image compensatoire, il
hallucine autre chose. Bien entendu, s'il souscrit à cette image, c'est
qu'il ne s'aperçoit pas de sa nature utopique et qu'il la croit
vraie.87(*)
Partant de ce principe, le jeune Nicolas, dans un désir
de valorisation se réfugie dans un univers fictif en donnant naissance
à tout un système de représentations
élaborées à partir de faits véridiques. On l'a
dit : « le mensonge participe d'un système où la
vérité joue un rôle essentiel et où sa
présence ou sa négation porte en conséquence.88(*) » Il est donc
possible pour un mythomane de créer un monde imaginaire pour pallier une
réalité parfois trop décevante.
Ainsi, tout au long du roman, le jeune Nicolas fabule, ment et
trompe ; il devient l'acteur d'un scénario qu'il a élaboré
afin de s'attirer sympathie et admiration ; il s'invente un père
aventurier aux antipodes de la réalité (il s'avère que le
papa de Nicolas est en fait un tueur d'enfants). Mais, dans toute cette
histoire, Nicolas n'est pas le seul à mentir. En effet, d'autres
personnages mentent, et qui plus est, mentent à Nicolas. Dans les
exemples suivants, nous verrons que les divers personnages emploieront
différents types de mensonges afin de camoufler une vérité
qu'ils préfèrent taire. Tout d'abord, Nicolas se souvient du jour
où il a dû déménager, sa mère lui
répétant « qu'ils seraient beaucoup plus heureux là
où ils allaient...89(*) », mais l'étrange comportement de
celle-ci lui fait croire qu'elle lui ment : « sa nervosité,
ses accès de colère et de sanglots, la façon
d'écarter la main [...] le rideau de cheveux [...] qui lui retombait
[...] sur le visage, laissaient peu de chance à Nicolas de croire ses
paroles rassurantes.90(*)
» Il est évident qu'il est question ici de mensonges par omission ;
la mère ne ment pas directement à Nicolas, elle laisse
plutôt parler son corps. Néanmoins, Nicolas n'est pas dupe, «
il savait qu'elle lui cachait quelque chose [qu'] elle ne lui disait pas la
vérité...91(*) »
Vers la fin du roman, alors que l'étau se resserre
autour du terrible drame qui attend Nicolas, la maîtresse du camp
reçoit un coup de fil et le lecteur comprend qu'il s'agit d'une
très grave nouvelle et que celle-ci concerne Nicolas. Mais suite au coup
de téléphone, la maîtresse n'ose pas parler à
Nicolas préférant se cloîtrer dans son bureau : «
elle avait peur de sortir, peur de le voir, peur de lui adresser la
parole.92(*) » Elle
estime que Patrick, un moniteur, est plus enclin à lui annoncer la
nouvelle, ayant déjà créé des liens avec Nicolas,
mais tous deux sont unanimes : « Lui dire la vérité ?
Non, ils ne pourraient pas. Personne ne le pourrait, dire cette
vérité-là à un petit garçon.93(*) » Dans ce cas-ci, il
s'agit purement d'un mensonge par complaisance (mensonge pieux), la
maîtresse ainsi que Patrick vont cacher, en partie, la
vérité à Nicolas pour ne pas le blesser inutilement :
« Écoute, Nicolas, il y a un problème chez toi...94(*) » Mais une fois de plus,
Nicolas comprend que la situation est plus tragique qu'elle ne semble. Il
demande donc à Patrick : « C'est grave ce qui est
arrivé chez moi ? » Et ce dernier lui répond : «
Oui, je crois que c'est grave. Ta maman t'expliquera.95(*) » Comme dans le premier
exemple, il est question ici de mensonge par omission ; Patrick ne ment pas
à Nicolas, mais il ne lui dit pas pour autant la vérité,
préférant laisser la pénible besogne à sa
mère.
Finalement, pour clore l'analyse de ce roman et bien
comprendre la part importante du mensonge dans cette histoire, nous pouvons
dire que La classe de neige est un roman du non-dit. Carrère se
sert du mensonge par omission car, tout au long du roman, il donne des indices,
mais ne dévoile rien, laissant le lecteur perplexe. Nous savons que le
père de Nicolas s'avère être le tueur recherché. En
fait, nous le découvrons presque en même temps que Nicolas :
« [il] eut quand même le temps d'entrevoir la photo et le mot
«monstre» dans le titre [...] du journal96(*) ». Ainsi, l'intrigue se
termine sans que la vérité soit dite de façon explicite.
Maintenant, arrêtons-nous sur l'oeuvre maîtresse
de ce travail, L'adversaire, et sur le personnage de Jean-Claude
Romand, figure par excellence du mythomane.
2.4 L'adversaire
L'adversaire est l'aboutissement de tout ce que
Emmanuel Carrère a précédemment écrit. L'histoire
de Jean-Claude Romand ne pouvait que fasciner cet auteur dont chacune des
oeuvres met en scène un univers où soudain le quotidien bascule
dans un monde où le réel et l'imaginaire se côtoient de
façon complexe. Le cas Romand est déjà fascinant en
lui-même : voici un homme qui, dix-huit ans durant, s'enfonce dans une
spirale de mensonges, s'empêtre dans une double vie et finit par tuer
femme, enfants et parents, avant de tenter de se suicider. Le plus
intéressant, bien sûr, s'avère être la question du
mensonge : comment a-t-il pu faire croire à tous ses proches, en fait
à tout le monde, qu'il était médecin, travaillant à
l'OMS ? Toute la vie de cet homme n'a été qu'une longue illusion,
et il l'a si bien élaborée que nul n'a su percer à temps
son mystère. Jean-Claude Romand, personnage principal de
L'Adversaire, est un mythomane, un maître de l'imposture.
2.4.1 Romand et le mensonge infantile
Comme l'a mentionné Ernest Dupré dans ses
études sur la mythomanie, l'enfance joue un rôle
déterminant dans cette maladie. Tous les enfants mentent. Mais cela
s'avère être, dans la plupart des cas, des mensonges sans
gravité. Ce n'est qu'à l'âge adulte que tout ce complique.
« Au cours de notre enfance, nous avons tous menti ; nous avons tous
inventé notre mythe, affirme Boris Cyrulnik, mais une force insidieuse a
dérouté Jean-Claude Romand et l'a orienté vers une
mythomanie criminelle, alors que la nôtre était constructive et
délicieuse.97(*)
»
Pourtant, les parents qui mentent à leurs enfants
affirment que « leur mensonge [...] est innocent ; ou bien [que] l'enfant
ne peut pas comprendre et même [qu'] il n'a pas à juger les
adultes.98(*) » Mais
comment peut-on savoir ce qui a de l'importance pour l'enfant ? Comment savoir
ce qui reste gravé dans sa mémoire et ce qui le scandalise ?
Sutter affirme qu'il n'« est pas nécessaire [à l'enfant] de
comprendre pour être frappé ou bouleversé et si ses
jugements nous paraissent erronés, ils n'en sont pas moins de
retentissement dans son âme vulnérable.99(*) »
Lorsqu'il est question de la jeunesse de Romand,
Carrère met en évidence certains aspects qui pourraient expliquer
sa familiarité et, à bien des égards, sa propension au
mensonge. En effet, chez les Romand, on prônait, d'une part, la
vérité absolue : « Un Romand n'avait qu'une
parole, un Romand était franc comme l'or 100(*)», disait-on. D'autre
part, il fallait taire certaines vérités, « même
si elles étaient vraies 101(*)». Par conséquent, les parents de
Jean-Claude vont mentir à leur fils, principalement en ce qui concerne
la maladie de sa mère. En effet, « son père a essayé
de cacher ce qui se passait au petit garçon, pour ne pas
l'inquiéter [...] L'hystérectomie a été
camouflée en appendicite...102(*) » Ainsi, au sein de cette famille la pratique
du pieux mensonge allait de soi. On mentait tant et si bien au jeune Romand que
celui-ci en est venu à croire que sa mère
« était morte et qu'on lui cachait cette mort 103(*)». Dès lors,
Romand va mentir pour ne pas inquiéter inutilement sa mère
qui « se faisait du souci, à tout propos 104(*)». Il va apprendre
très tôt « à donner le change pour qu'elle ne
s'en fasse pas davantage 105(*)». Comme le mentionnent les psychiatres
chargés du cas Romand : « il a en fait baigné dans
le mensonge depuis sa plus tendre enfance. Mais [avec le temps] il est clair
que de latente sa mythomanie est devenue évidente et maligne106(*)». Ainsi, « c'est
au cours de son enfance, [qu'] on lui (Jean-Claude) a appris que le mensonge
permet de fabriquer une forme de réalité. Jamais sa famille ne
ment autant que lorsqu'elle dit : «Dans notre famille, on ne ment
jamais.»107(*)»
Dans sa jeunesse, Romand apprend donc à mentir pour
masquer la réalité. Il semble alors évident que le
mensonge des parents sur la maladie de la mère est un préambule
aux mensonges de leur fils, dont celui qui l'amènera à la
bifurcation. Cette bifurcation, comme le souligne Emmanuel Carrère,
s'avère être « l'épisode le plus
significatif 108(*)» dans la vie de Romand : celui où
il ne se présente pas aux examens de fin de deuxième année
de médecine et déclare ensuite à tous qu'il a
été reçu. « C'est ainsi, par ce «banal
[incident]», que tout [a] débuté 109(*)». À partir de ce
moment crucial, Romand choisit le « chemin tortueux du
mensonge 110(*)». D'ailleurs, il avoue que cela l'a rendu
malheureux, mais qu'il
ne pouvait pas en parler parce que [ses] parents n'auraient
pas compris, auraient été déçus [...] Je ne
confiais jamais le fond de mes émotions, dit-il [...] et je crois que
mes parents n'ont jamais soupçonné ma tristesse [...] et quand on
est pris dans cet engrenage de ne pas vouloir décevoir, le premier
mensonge en appelle un autre, et c'est toute une vie.111(*)
Cela démontre bien que, même si l'enfant ne
montre pas qu'il est malheureux, si lui-même n'en a pas conscience, il
n'est pas moins vrai qu'il souffre, et qu'il l'exprime d'une façon
détournée, mais réelle. Ainsi, sans pour autant innocenter
Romand, il nous est possible de comprendre davantage les raisons qui ont fait
en sorte que le vrai Jean-Claude Romand soit devenu le faux docteur Romand et
que la mythomanie a fait de Jean-Claude Romand, le maître de l'imposture.
2.4.2 Romand, l'imposteur :
crédulité, simulation, escroquerie
On dit de la mythomanie qu'elle peut
être considérée comme pathologique, lorsqu'elle conduit
à un enfermement dans des contraintes à la
répétition. C'est une forme de déséquilibre
psychique caractérisé par des propos mensongers auxquels le sujet
croit lui-même, tout en s'efforçant de les faire croire à
autrui112(*).
D'ailleurs, Luc, son meilleur ami, pense qu'il connaît tout de
Romand : « Chacun savait tout de la vie de l'autre, la
façade mais aussi les secrets, des secrets d'hommes honnêtes,
rangés 113(*)». Et suite au drame, il va refuser de croire en
la culpabilité de son ami : « Jean-Claude ne pouvait pas
être un assassin. Il manquait forcément une pièce au
puzzle. On allait la trouver et tout changerait de sens 114(*)».
Le plus étrange dans toute cette affaire demeure le
fait que personne ne s'est rendu compte que Romand leur mentait depuis
près de 20 ans. Des victimes et des complices aveugles, pourrait-on
dire. Tant et si bien que tous les survivants se sont demandés
après le drame, « comment avons-nous pu vivre si longtemps
auprès de cet homme sans rien soupçonner 115(*)». D'ailleurs,
même Florence, sa femme, semblait accepter avec naturel le comportement
très cloisonné de son mari. En cour, le juge s'est
étonné surtout de ce qu'il considèrait comme une
étrange improbabilité, celle « que pendant dix ans,
personne n'ait appelé Romand au bureau 116(*)». Même le
principal intéressé n'a jamais vraiment compris comment il avait
pu mentir pendant si longtemps sans que ses proches s'en
aperçoivent : « Je me suis posé cette question tous les
jours pendant vingt ans. Je n'ai pas de réponse117(*) », répond
Jean-Claude Romand. Mais quoi qu'il en soit, Romand use de la
crédulité des gens pour donner encore plus de
crédibilité à sa fausse existence. Sans eux, le mensonge
n'aurait pu perdurer bien longtemps. Son travail à lui, en tant que
mythomane, était de faire en sorte que les autres le croient, qu'ils
aient foi en lui, qu'ils collaborent à la création de son
personnage, de son image ; « il a [donc] besoin d'un public, non pour
le distraire [...], mais pour se persuader de la réalité du monde
qu'il se crée 118(*)».
Il ne faut pas non plus faire abstraction du fait que pour une
personne narcissique et mythomane comme Jean-Claude Romand, il faut être
pris au sérieux et être convaincu de son histoire. Romand a besoin
d'être cru, sinon tout s'écroule. Les gens qui ont foi en lui ne
font qu'amplifier sa mythomanie. En effet, sans public, la mythomanie n'a plus
sa raison d'être. Cette pathologie ne se vit que par un auditoire. Jean
Sutter précise que, pour le mythomane, « déjà un
être social pour qui la croyance est impossible si elle n'est
partagée, il lui faut, pour bâtir son rêve,
l'adhésion et le secours d'autrui ; c'est pourquoi il prend si grand
soin de convaincre, afin d'être lui-même convaincu.119(*) » Et ils sont nombreux
à croire en lui. Les gens qui l'ont côtoyé sont
unanimes : « Jean-Claude, lui, allait devenir un bon médecin,
peut-être plus que cela. Il était ambitieux, travailleur, [ils]
pensaient tous qu'il irait loin.120(*) » Jean-Jacques Wunenburger cite Blaise Pascal
en ce qui concerne la crédulité des gens devant le jeu
théâtral des menteurs :
Nombre de fragments des Pensées montrent
combien les hommes puissants, dans toutes les institutions, ne font qu'animer
un vaste théâtre où ils jouent des personnages
déguisés et font croire des vérités qui ne sont que
mensonges. En face d'eux, le peuple, ignorant des vrais mobiles et des vraies
grandeurs et valeurs, se laisse berner par les apparences, et croit en la
puissance des magistrats et des princes, qui pourtant ne dépendent que
de sa propre crédulité.121(*)
Romand va jouer ce personnage de médecin et user de la
crédulité de ses proches. À un point tel qu'il va non
seulement leur mentir sur son statut de médecin, mais également
les arnaquer, les manipuler afin de pouvoir refléter le statut social
que lui impose son rôle de chercheur en médecine. Marcel Eck
confirme, quant à lui, que « mythomanie et escroquerie marchent
souvent de pair [...] La vanité, dans la mythomanie, l'emporte sur
toutes les autres considérations et très souvent, elle l'explique
seule.122(*) »
Romand va donc, de façon très subtile et profitant de la
confiance aveugle des gens, simuler des placements dans des comptes bancaires
en Suisse : « Une fois à l'OMS, il a dit ou laissé
entendre que son statut de fonctionnaire international lui ouvrait droit
à des placements extrêmement avantageux, au taux de 18 %, dont
pouvait bénéficier sa famille.123(*) » Ainsi, pendant de nombreuses années,
Jean-Claude Romand va vivre avec l'argent des proches qu'il a bernés et
escroqués. « Cette catégorie correspond à ce que l'on
appelle les mensonges d'intérêts ; on trompe le partenaire pour
obtenir de lui une chose qu'il ne vous accorderait pas s'il connaissait la
vérité [...] Mais bien que l'on nuise ainsi au partenaire, on ne
le hait pas nécessairement ; on se contente de le faire servir à
ses fins124(*) »,
nous dit Guy Durandin. Et Louis-Paul Roure abonde dans le même sens
lorsqu'il prétend que le mythomane, toujours incapable de faire la
distinction entre réalité et fiction, use, plus ou moins
inconsciemment, de la crédulité des gens :
En voulant duper autrui, [le mythomane] peut aussi arriver
finalement à se duper soi-même. [Il] se sent dans l'erreur, mais
comme il se plaît dans cette situation, il se donne le change à
lui-même et se persuade très positivement que cette erreur est une
vérité [...] Mieux encore la crédulité de ceux
qu'il abuse le dupant en retour consolide à ses propres yeux le
système illusoire qui fait de son mensonge une
réalité.125(*)
Encore une fois, le plus étrange est que personne ne
demande de preuves. On n'exige de voir aucun papier légal. Pourtant,
rien ne pouvait garantir que leur argent était en
sécurité. Néanmoins, tous étaient convaincus «
que leur argent travaillait tranquillement quai des Bergues et n'avaient nulle
envie d'interrompre ce travail.126(*) » Une seule exception, et qui n'a rien à
voir avec le manque de confiance : un jour, le beau-père de
Jean-Claude désire s'acheter une Mercedes et il demande à son
gendre de retirer une partie de son capital. Romand va-t-il devoir avouer la
supercherie ? Et bien non, peu de temps après, son beau-père
meurt après être « tombé dans l'escalier de sa maison
où il se trouvait seul avec son gendre127(*) ». Romand l'échappe belle. Qui plus est,
avec la mort son beau-père, il hérite de la somme de
1 300 000 F. Joli retournement !
Mais lorsque l'on dit de Jean-Claude Romand qu'il est un
imposteur, c'est qu'il a abusé de la confiance et de la
crédulité d'autrui par des discours mensongers et par de fausses
apparences. En faisant croire aux autres qu'il pouvait leur assurer une
sécurité financière par des placements dans des comptes
bancaires à hauts taux d'intérêts, Romand profite d'une
confiance absolue et d'une certaine forme de naïveté de la part des
gens qui croyaient en lui pour les escroquer et par le fait même ajouter
un titre à son palmarès, celui d'imposteur. Malheureusement,
Romand ne s'arrêtera pas là : bien que mythomane et imposteur
soient des titres peu enviables, Romand va poursuivre sur sa lancée et
ajouter celui de... meurtrier.
Phyllis Greenacre, qui s'est intéressé à
la figure de l'imposteur, nous dit
qu'un imposteur n'est pas seulement un menteur : c'est un type
très particulier de menteur, qui impose aux autres une falsification de
ses connaissances, de son statut social ou de ses biens matériels. Il
peut tromper son monde grâce à des modifications de son
identité officielle [...] en inventant une histoire ou en pratiquant
d'autres sortes d'abus. [Il se] fabrique une [identité] d'après
l'idée qu'il se fait de lui-même. L'imposture [pour lui] semble
recéler l'espoir d'obtenir un gain matériel, ou, tout au moins,
un avantage quelconque. 128(*)
En plus d'être un mythomane avéré, Romand
est également un imposteur au sens propre du terme. En effet, il s'est
créé une fausse identité (celle du médecin), il a
également échafaudé une rocambolesque histoire (qu'il va
alimenter pendant 18 ans) et pratiqué certains abus (escroquerie,
mystification et même meurtre). En outre, il est indéniable que
l'imposteur, tout comme le mythomane, ne peut se passer d'un public. Sans
auditoire pour l'aduler, l'imposteur est désarmé. Greenacre le
confirme :
il faut absolument que l'imposteur-type ait des spectateurs.
C'est grâce à eux qu'il peut se faire une idée positive,
réelle de lui-même [...] le fait que les impostures aient souvent
une signification sociale s'explique par ce phénomène de
quête d'un auditoire dans lequel le (faux) Moi se reflète. Pour
l'imposteur, la réussite de la supercherie a tendance à renforcer
à la fois la réalité et l'identité.129(*)
Une fois de plus, la corrélation entre le cas Romand et
la figure de l'imposteur est sans équivoque. Un Romand sans public est
un Romand inexistant. Tout comme le propose Greenacre sur l'importance, pour
l'imposteur, de réussir à duper l'autre, pour Romand le fait
d'être parvenu à mystifier ses proches et à leur subtiliser
une grande part de leurs biens, n'a fait que renforcer l'image qu'il avait de
lui-même et accroître de façon significative son
narcissisme.
2.4.3 Le réel et l'imaginaire chez Romand
Il ne faut en aucun cas confondre le mythomane avec le simple
menteur puisque celui-ci sait qu'il ment, il a la ferme intention de tromper
l'autre et agit en pleine conscience sans confondre rêve et
réalité. Or, le mythomane, lui, croit ce qu'il raconte, il ne
ment pas pour tromper mais pour y croire lui-même. Il sait toujours au
fond de lui que ce qu'il dit n'est pas totalement vrai, mais il sait aussi que
cela doit être vrai pour lui assurer un équilibre
intérieur. Par conséquent, un des problèmes que
soulève la question du mensonge « est le rôle que joue
l'imaginaire puisqu'en effet celui-ci se doit de décoller de la
réalité pour exister et donc obligatoirement échappe, au
moins en partie, au monde réel 130(*)». Le mythomane confond le réel et
l'imaginaire, il n'arrive plus à gérer cette
réalité puisque plus enclin à vouloir croire aux mythes.
À ce propos, José Delgado nous dit que « le monde de
l'imaginaire [...] est une caricature de l'existence réelle de
l'homme.131(*) »
Cela décrit assez bien l'existence de Romand. Il va admettre
lui-même, à plusieurs reprises, qu'il n'arrive plus à faire
la différence entre le vrai et le faux. Il avouera aux psychiatres
chargés de son dossier qu'il se devait de croire à ses propres
mensonges : « Je disais que je venais de réussir
l'internat de Paris, mais que j'étais détaché à
l'INSERM de Lyon... J'arrivais à y croire, pas en permanence ; [mais] il
fallait que j'y croie... 132(*)». Également, lorsqu'il est question de
l'agression inventée pour attirer l'attention de ses amis
étudiants, son imagination va au-delà de la réalité
: « Mais après, je ne savais plus si c'était vrai ou faux.
Je n'ai bien sûr pas le souvenir de l'agression réelle, je sais
qu'elle n'a pas eu lieu, mais je n'ai pas non plus celui de la simulation [...]
Et j'ai fini par croire que j'ai vraiment été
agressé.133(*)
» Et il en va de même avec son faux cancer ; Romand va simuler la
maladie jusqu'à en ressentir les effets : « La maladie et le
traitement l'épuisaient. Il n'allait plus travailler tous les jours
[...] Seul à la maison, il passait la journée dans son lit humide
[...] Il avait toujours beaucoup transpiré, maintenant il fallait
changer ses draps tous les jours134(*). »
Toutefois, il faut bien comprendre qu'ici, Romand ne feint
pas, il simule, ce qui rend la chose beaucoup plus compliquée. Comme
l'affirme Jean Baudrillard, « celui qui feint une maladie peut simplement
se mettre au lit et faire croire qu'il est malade. Celui qui simule une maladie
en détermine en soi quelques symptômes.135(*) » D'un autre
côté, nous pourrions être témoin ici d'un cas de
syndrome de Münchhausen, référence au
célèbre baron connu pour son imagination débordante,
proche de la mythomanie. Mais quoi qu'il en soit, Jean-Claude Romand va tomber
réellement malade, malgré le fait qu'il ne souffre d'aucun cancer
!
Ainsi, l'énigmatique personnage qu'est
Jean-Claude Romand préfère de loin croire à sa
réalité plutôt qu'à celle, objective, de
l'extérieur. Il a besoin de se raconter ces histoires pour être en
paix et en accord avec lui-même. Il s'invente donc une vie imaginaire
plus crédible à ses yeux que la réalité.
D'ailleurs, il est prouvé que le mythomane préfère de loin
la fiction à la réalité, trop horrible. Romand, en prison,
avoue sa difficulté à réintégrer la
réalité puisque, pour lui, « cette réalité est
tellement horrible et difficile à supporter [qu'il a] peur de [se]
réfugier dans un nouveau monde imaginaire et de reperdre une
identité bien précaire.136(*) » Romand craint de succomber à nouveau,
car le réalité à laquelle il doit faire face l'horrifie.
Toujours selon Jean Baudrillard, « Il n'y a de réel, il n'y a
d'imaginaire qu'à une certaine distance. Qu'en est-il lorsque cette
distance, y compris celle entre le réel et l'imaginaire, tend à
s'abolir, à se résorber au seul profit du modèle
?137(*) » Il
advient que la bête n'arrive plus à réintroduire son corps
d'être humain, comme si le loup-garou demeurait éternellement
prisonnier de sa carapace. En fait, Jean-Claude Romand est prisonnier de
l'image qu'il a créée de lui-même et le seul moyen qu'il
trouve pour définitivement revenir au modèle original, c'est le
meurtre. Toujours dans le même ordre d'idée, Baudrillard poursuit
en disant que
la réalité [peut] dépasser la fiction :
[c'est] le signe le plus sûr d'une surenchère possible de
l'imaginaire. Mais le réel ne saurait dépasser le modèle,
dont il n'est que l'alibi. L'imaginaire était l'alibi du réel,
dans un monde dominé par le principe de réalité.
Aujourd'hui, c'est le réel qui est devenu l'alibi du modèle, dans
un univers régi par le principe de simulation.138(*)
Dans le cas Romand, le faux docteur (modèle) a pris le
dessus sur le vrai Romand (réel). Pour pasticher le titre du
célèbre roman de R. L. Stevenson, The Strange Case
of Dr Jekyll and Mr Hyde, où la bête prend effectivement
possession de l'homme, nous pourrions sous-titrer le récit de
Carrère, Dr Romand and Mister Nothing, puisqu'au delà du
mensonge, il n'y a rien. « Un mensonge, normalement,
sert à recouvrir une vérité, quelque chose de honteux
peut-être mais de réel. Le sien ne recouvrait rien. Sous le faux
docteur Romand, il n'y avait pas de vrai Jean-Claude Romand 139(*)», nous dira Emmanuel
Carrère qui était obnubilé par le fait que l'autre vie
était vide. D'ailleurs, c'est en quelque sorte sur ce vide-là
qu'il a voulu écrire.
2.4.4 Romand et le paradoxe du menteur
Mais qu'en est-il du paradoxe du menteur dans le cas
Jean-Claude Romand ? Nous avons déjà abordé la question du
mensonge à soi-même, mais la mythomanie constitue, au
départ, un mensonge à autrui, plutôt qu'un mensonge
à soi-même. Guy Durandin le confirme lorsqu'il nous dit
que :
le mythomane, en effet, ne se contente pas de prendre ses
désirs pour des réalités, ou de nier une
réalité pénible. Il ne vit pas dans un monde purement
imaginaire, mais cherche bel et bien à modifier le monde réel
à son profit, par l'intermédiaire de la croyance
d'autrui. Il se fait passer pour ce qu'il n'est pas afin d'obtenir plus
facilement ce qu'il n'a pas. Par exemple, il se donne pour prince, officier
supérieur, ou médecin, et réussit à se faire
attribuer ainsi, de manière plus ou moins durable, des
prérogatives particulières, grâce auxquelles il
améliore son état réel. 140(*)
David Cook dira du paradoxe du menteur que « par
moment, il y a des instants de vérité. Mais ces moments de
vérité se révèlent comme lâchement
reliés à la structure générale du
mensonge 141(*)». Romand saura exploiter au maximum ce
paradoxe. Par exemple, il va assister aux cours, fréquenter la
bibliothèque universitaire et en arrivera même à
boucler « le cycle complet des études de médecine 142(*)». Cette part de
vérité lui permet ainsi de rendre plus crédible toute son
histoire.
Ce paradoxe sous-tend également le fait que Romand
désire, d'une part, dire la vérité, tout avouer, en finir
une fois pour toutes avec cette lourde maladie qui le ronge de
l'intérieur, mais d'autre part, ne pas décevoir et craindre plus
que tout de montrer aux gens qu'il aime son vrai visage. Cependant, à
deux reprises, il sera tenté de révéler la
vérité. Tout d'abord, à la seule personne partageant sa
double vie, Corinne, sa maîtresse, face à
laquelle « il caressait l'espoir que les mots de l'aveu, le
prochain soir, un autre soir, finiraient par être prononcés. Et
que cela se passerait bien. [Mais] il n'osait pas lui avouer la
vérité, il aimait mieux mourir que de la décevoir, il
aimait mieux aussi mourir que de continuer à lui mentir 143(*)».
Par la suite, il éprouvera de nouveau le besoin de tout
avouer à son ami Luc. Toutefois, ce dernier a très mal
réagi lorsqu'il a découvert que Romand avait une liaison :
« J'espère que tu n'es pas en train de faire des
conneries 144(*)». Romand, s'il « était sur le
point cette nuit-là de lâcher toute la vérité, la
première réaction de son confident l'a fait battre en
retraite 145(*)». Or, ce qui semble le plus paradoxal dans ce
dernier exemple, c'est que Luc découvre rapidement que Romand a une
liaison, mais pas qu'il lui ment depuis si longtemps ! Mais pourquoi Romand
n'arrive pas à tout déballer, à tout raconter, à
tout dire ? Tout simplement pour se protéger et peut-être aussi
pour s'accrocher à un espoir bien illusoire. À ce propos, Paul
Eckman croit que « si la personne qui a transgressé est certaine
qu'en étant démasquée, elle subira un plus grand
préjudice que si elle dit la vérité, elle peut
malgré tout être fort tentée par le mensonge, qui lui
laisse une possibilité, si faible soit-elle, d'éviter tout
dégât, alors que la vérité causerait des
inconvénients immédiats.146(*) » C'est ainsi que Romand va
préférer se taire plutôt que d'avouer la
vérité, trop cruelle pour lui. Pour éviter d'être
démasqué, il va préférer tuer toute sa famille.
Un mythomane, pris dans l'engrenage du mensonge, ne parvient
pas à avouer ses fautes, il préfère inventer de nouveau
pour éviter une vérité qui ne lui convient nullement. Il
va fabuler de nouveau et faire en sorte que ce second mensonge puisse non
seulement camoufler le premier, mais le consolider. C'est la raison pour
laquelle Romand s'invente un cancer plutôt que d'avouer la
vérité, cela lui permet de camoufler son véritable
mensonge : « Jean-Claude lui (Luc) a dit qu'il avait un cancer. Ce
n'était pas prémédité, mais [...] un cancer aurait
tout arrangé. Il aurait excusé son mensonge [...] À peine
le mot lâché, il en a éprouvé le pouvoir magique. Il
avait trouvé la solution147(*). »
Néanmoins, et malgré toutes les ruses possibles
pour éviter d'être pris en flagrant délit de mensonge, si
le mythomane se voit acculé au pied du mur, il va d'abord nier ; puis,
si l'évidence est trop lourde à gérer, il va tenter de
corriger son récit (c'est le retour sur les explications). D'ailleurs,
devant le juge, concernant la tuerie, Romand va évoquer « un
homme armé de taille moyenne, brun, qui tirait sur tout ce qui
bouge 148(*)».
Il va également déclarer à ses psychiatres qu'il travaille
« pour la société Arad SA & United Kuweit de
Genève 149(*)» et, de plus, preuve supplémentaire
démontrant bien à quel point cette mythomanie a pris possession
de lui, il ira jusqu'à mentionner « qu'il ignorait la mort de
ses parents... 150(*)» Ne dit-il pas au juge qui l'accuse du meurtre
de ceux-ci : « On ne tue pas son père et sa mère,
c'est le deuxième commandement de Dieu 151(*)». Une fois de plus,
Romand en arrive à croire à la réalité de sa
fiction. Le recours fréquent, voire permanent, aux mensonges est pour le
mythomane le seul moyen de fuir une réalité qu'il ne peut
accepter ou affronter sans souffrir. Il se donne ainsi l'illusion de changer
cette réalité douloureuse.
2.4.5 Le narcissisme chez Romand
La mythomanie dont souffre Jean-Claude Romand est tributaire
d'une pathologie du narcissisme. Étant donné que le mythomane ne
se supporte pas lui-même tel qu'il est, il n'a d'autre choix que
d'inventer un monde imaginaire à l'image de ce qu'il voudrait être
pour camoufler un monde qui ne lui convient pas. Les psychiatres qui ont
interrogé Romand ont tous été surpris de l'image
narcissique de ce dernier : « ils ont été
frappés par la précision de ses propos et son souci constant de
donner de lui-même une opinion favorable [...] Sans doute aussi avait-il
du mal à se détacher du personnage qu'il avait joué
pendant toutes ces années...152(*) ». De plus, ils ont tous été
étonnés de la froideur et du détachement de Romand par
rapport aux gestes accomplis : « Ils avaient l'impression troublante
de se trouver devant un robot privé de toute capacité de
ressentir, mais programmé pour analyser des stimuli extérieurs et
y ajuster ses réactions.153(*) »
Sami Ali présente, en trois étapes, une
définition du narcissisme et nous ne pouvons faire abstraction des
ressemblances évidentes avec ce que nous connaissons de Jean-Claude
Romand : « Trois moments ponctuent aussi le mythe dans lequel
s'épuisent les possibilités logiques de l'expérience du
visage : Narcisse perçoit un autre en lieu et place de lui-même ;
il identifie cet autre comme étant lui-même ; et cet autre renvoie
de nouveau [...] à un autre qui n'est pas lui-même.154(*) » Romand perçoit
l'image du médecin à la place de lui-même, il identifie ce
faux médecin comme étant lui-même et l'image du faux
médecin tente de s'identifier à un autre non reconnaissable
puisque le « je » est devenu inaccessible. Quant à
Clément Rosset, sa vision du narcissisme donne tout aussi à
penser que Romand possédait toutes les caractéristiques du
parfait narcissique : « l'erreur mortelle du narcissisme [est] de
vouloir non pas s'aimer soi-même avec excès, mais, tout au
contraire, au moment de choisir entre soi-même et son double, de donner
la préférence à l'image. Le narcissique souffre de ne pas
s'aimer : il n'aime que sa représentation.155(*) »
Bien qu'il nous arrive tous, en tant qu'adultes, de s'offrir
de temps à autre un récit qui nous donne le beau rôle, nous
acceptons néanmoins de revenir au réel après ce petit
voyage en fiction. Le mythomane, lui, ne peut se permettre un tel retour. Une
fois de plus, son image narcissique l'amène à
préférer de loin la fiction à la réalité.
Louis Lavelle, dans son ouvrage sur le narcissisme, mentionne que «
Narcisse est secret et solitaire. Son erreur est subtile. Narcisse est un
esprit qui veut se donner en spectacle à lui-même [...] Cette
image l'attire et le fascine : elle le détourne de tous les objets
réels et il n'a plus de regard à la fin que pour elle.156(*) » Cette description
reflète parfaitement l'image que nous donne Romand : celle d'un
être secret et solitaire. Il va également jouer son rôle
à la perfection, dépassant même l'entendement. Quant
à l'image narcissique, aucun doute ne subsiste, Romand est vraiment
obsédé par son image et il amène les autres à en
faire autant. D'ailleurs, Carrère lui-même se fait prendre au jeu
; l'affaire Romand va totalement l'obséder.
Romand passe 20 ans de sa vie à créer de toutes
pièces cet univers fictif. Et qui plus est, il se donne toujours le beau
rôle : médecin prestigieux, conférencier
chevronné, chercheur de haut niveau. Il ira jusqu'à
prétendre connaître, et même côtoyer, des
personnalités de renom telles que Bernard Kouchner ou Léon
Schwartzenberg. D'ailleurs, Corinne, sa maîtresse, est étrangement
attirée et particulièrement ravie de fréquenter, en
parlant de Jean-Claude Romand, « un de ces hommes remarquables [...]
qu'elle avait jusqu'alors admirés de loin 157(*)».
Un autre point important concernant cette pathologie est que
Romand ne peut accepter de dévoiler son vrai visage. Il va
préférer tuer toute sa famille pour leur éviter la honte,
la souffrance psychologique, la désillusion. Mais selon les psychiatres
Toutenu et Settelen, Romand est si ancré dans son image narcissique
qu'à un niveau plus archaïque il ne faisait pas
bien le distinguo entre lui et les siens. Dans son système
égocentrique sa femme, ses enfants, étaient davantage
vécus comme des prolongements de lui-même que comme des personnes
distinctes. Dans cette optique les faire disparaître c'était se
faire disparaître.158(*)
En les tuant, il peut laisser perdurer l'image d'un mari
aimant, d'un père exemplaire, d'un fils parfait au-delà de la
mort. Selon Boris Cyrulnik, « en les tuant par amour, Romand
libère la meilleure part de lui-même. Grâce
à la mort, ses enfants n'auront connu qu'un père tendre
héros. Il va également sauver ses parents d'une terrible
désillusion 159(*)». En fait, Romand croit que donner la mort
n'est pas un crime quand on aime de cette manière, ce qui
révèle chez lui une très forte propension au narcissisme.
2.4.6 Mensonge, mensonge, qui es-tu ?
Il va de soi que le mythomane se doit de connaître de
façon précise son histoire afin de ne pas risquer d'être
pris. Par conséquent, il évite toute possibilité
d'être dans une situation qui pourrait le rendre vulnérable. Jean
Sutter dira à ce sujet que
les rapports de l'acteur avec son public sont d'ailleurs
complexes [...] le mythomane évite toujours avec soin et le plus souvent
avec succès de situer sa fabulation dans un domaine où il
pourrait être contredit à coup sûr par l'un de ses
auditeurs 160(*).
Ainsi, lorsque Luc aborde le sujet du salaire de
Jean-Claude : « Tu gagnes combien ? [...] 30, 40 000 balles
par mois, quelque chose comme ça ? 161(*)» ; celui-ci va
simplement « hocher la tête pour confirmer 162(*)», utilisant le mensonge
par omission, évitant ainsi la confrontation avec Luc. Concernant le
mensonge par omission, Marcel Eck spécifie ceci :
On pourra objecter que dans de nombreux cas on n'est pas
obligé de parler et que, plutôt que de mentir, on peut toujours se
taire : c'est une attitude facile qui limite beaucoup l'apparence de la
responsabilité mais qui ne résout rien. Il est des silences qui
sont bien plus trompeurs qu'un mensonge.163(*)
Néanmoins, Romand est de plus en plus conscient que son
imposture risque d'être démasquée à tout moment.
Carrère utilise des expressions qui semblent corroborer les
inquiétudes de Romand sur sa possible démystification :
« l'heure était arrivée 164(*)», « la
curée approchait 165(*)» et « les dés étaient
jetés 166(*)». Romand songe également au suicide car,
selon lui, « il savait depuis le début que la conclusion
logique de son histoire était le suicide 167(*)». Mais il ne passera
pas à l'acte, préférant « faire le
mort » et feindre la maladie. Néanmoins, comme tout bon
narcissique, Romand optera plutôt pour une solution altruiste. Il avouera
ceci aux psychiatres : « Je voulais me suicider, mais ma mort
allait faire souffrir mes proches, pour qu'ils ne souffrent pas, ils devaient
donc mourir avec moi 168(*)».
Qui plus est, peu de temps avant le drame, Florence avait
commencé à douter, elle prenait conscience que son mari lui
mentait. En effet, lorsque Luc lui confirme que Jean-Claude était
d'accord avec la démission du directeur de l'école :
« Tu peux me jurer que Jean-Claude a voté la démission
? 169(*)», lui
demande-t-elle, « alors il m'a menti... il m'a
menti... 170(*)». Par la suite, deux autres
événements font en sorte que Florence soupçonne que son
mari lui cache quelque chose : l'arbre de Noël du personnel (pour lequel
la famille n'a jamais été conviée) et le fait que son mari
n'apparaît pas « dans le répertoire
téléphonique de l'OMS 171(*)». Dès lors, c'est le chant du cygne pour
Romand.
Condamné à perpétuité, Jean-Claude
Romand, le prisonnier, a-t-il cessé de mentir ? Est-il guéri de
sa mythomanie ? Nous sommes en droit d'en douter. En prison, avec l'aide de
visiteurs, Marie-France et Bernard, Romand plonge dans une foi mystique, mais
Emmanuel Carrère, tout comme nous d'ailleurs, s'interroge sur la
crédibilité d'une telle rédemption. D'ailleurs, l'auteur
termine son récit sur des propos qui ne laissent planer aucun doute sur
cette pathologie qu'est la mythomanie et qui ne cesse de ronger Jean-Claude
Romand tel un cancer sans rémission :
Qu'il ne joue pas la comédie pour les autres, j'en suis
sûr, mais est-ce que le menteur qui est en lui ne la lui joue pas ? Quand
le Christ vient dans son coeur, quand la certitude d'être aimé
malgré tout fait couler sur ses joues des larmes de joie, est-ce que ce
n'est pas encore l'Adversaire qui le trompe ?172(*)
2.5 Emmanuel Carrère vs Jean-Claude
Romand
L'histoire tragique de Jean-Claude Romand, cet homme qui a
menti pendant plus de dix-huit ans et tué toute sa famille, fera,
involontairement une autre victime : Emmanuel Carrère. Victime
consentante, Carrère sera pris dans l'engrenage de l'affaire Romand
pendant sept années. En entrant en contact avec l'assassin pour
affronter la terreur qu'a fait naître en lui cette série de crimes
couronnant une vie de mensonge, l'auteur de La classe de neige va
plonger dans l'abîme.
Emmanuel Carrère a été frappé par
l'histoire véridique de Jean-Claude Romand puisque L'adversaire
est également le témoignage personnel de cette obsession. Mais que s'est-il passé ? Qui est Jean-Claude Romand
? Le vrai Jean-Claude, le faux Romand ? Qui n'a pas été
tenté par l'imposture au moins une fois dans sa vie, par
l'identité rafistolée, par l'ivresse de la feinte, par un soi
idéal, miroir de toutes les attentes, surtout celles des autres ? Ces
questions sur fond de tourment universel ont poussé Emmanuel Carrère à s'intéresser au cas
Romand. Par touches fines et discrètes, il a tenté de cerner
l'imposteur et son double en qui il craignait lui-même de se
reconnaître. Le lecteur est saisi de ce trouble identitaire. N'est-il pas
lui aussi susceptible de tromper, de « se » tromper ?
Pour bien comprendre le cas Romand, Carrère va poser
ses pas sur ceux de l'assassin, suivre la piste de l'homme qui, partant d'un
simple mensonge banal, va bifurquer dans un univers à peine imaginable.
Durant sept ans, Carrère raconte qu'il s'est battu
contre lui-même pour ne pas écrire ce livre. Est-ce le rôle
d'un écrivain d'accorder 220 pages à un assassin ?
s'interroge-t-il. « Cette histoire et surtout mon intérêt
pour elle me dégoûtait [...] J'avais peur. Peur et honte. Honte
devant mes fils que leur père écrive là-dessus.173(*) » Mais Carrère
est hanté par le personnage de Jean-Claude Romand. L'histoire le
fascine. D'ailleurs, dira-t-il au sujet de L'adversaire, « Ce
récit atroce, je n'ai pas choisi de le raconter, mais j'ai
été choisi par lui. C'est emphatique, je sais, mais je ne peux
pas le dire autrement.174(*) »
Carrère cède à l'envie obsessionnelle de
savoir ce qui se passe dans la tête de l'imposteur durant ces
journées qu'il était censé passer au bureau, le vertige
qu'il devait ressentir, la jouissance peut-être aussi à
l'idée de rencontrer enfin le personnage « Romand » qui
s'avère être un amalgame de tous les héros qu'il a
précédemment créés de toutes pièces.
N'est-ce pas Romand lui-même qui avouera s'être reconnu dans le
personnage de La classe de neige ? Annie Oliver nous dit que dans
L'adversaire, il y a « du «moi» Carrère dans
«l'autre» Romand ; celui-ci représenterait non pas son
«modèle», mais peut-être son fantasme, cet autre qui le
hante et dont il ne peut parler qu'en son «nom propre» afin,
écrit-il à Romand de «dire ce qui dans votre histoire me
parle et résonne dans la mienne»175(*)». L'adversaire est non seulement
« l'histoire » de Romand, mais également celle de
l'écrivain car elle parle aussi bien de Carrère que « de
» Romand.
Sur la quatrième de couverture de
L'adversaire, on peut lire ce que Franck Wagner appelle une «
énonciation personnelle de l'auteur qui révèle la
présence du sujet de l'écriture. [Carrère] y clarifie ses
démarches, ses motivations, son projet et ses attentes.176(*) » Le texte se lit
ainsi :
Je suis entré en relation avec lui, j'ai assisté
à son procès. J'ai essayé de raconter
précisément, jour après jour, cette vie de solitude,
d'imposture et d'absence. D'imaginer ce qui tournait dans sa tête au long
des heures vides, sans projet ni témoin, qu'il était
supposé passer à son travail et passait en réalité
sur des parkings d'autoroute ou dans les forêts du Jura. De comprendre,
enfin, ce qui dans une expérience humaine aussi extrême m'a
touché de si près et touche, je crois, chacun d'entre
nous.177(*)
Fasciné par le personnage, Carrère devient en
quelque sorte Romand. Il le vampirise et se compare, lui l'écrivain
inoffensif, à l'assassin. Tel un narrateur omniscient, Carrère va
s'immiscer dans les pensées de Romand. Il va reconstituer, imaginer,
supposer des lambeaux de vie de Romand. Par exemple, il va épouser les
pensées de Romand qui se montre conscient de la « pourriture »
qui est en lui : « Elle avait grandi en lui, petit à petit
elle avait tout dévoré de l'intérieur sans que de
l'extérieur on ne voie rien178(*) ». Il fera de même avec la
prétendue querelle avec Florence179(*) et avec les questions possibles de sa mère
quand Romand a pointé son fusil sur elle180(*). Naît alors entre le
créateur et l'assassin un mimétisme au sens aristotélicien
du terme.
À la manière de Flaubert, Carrère peut
dire « Romand, c'est moi ». Il dira d'ailleurs, au sujet de sa
relation avec lui, que « parler de fusion entre nous serait
exagéré, mais nous étions proches, j'ai
éprouvé de la compassion.181(*) » De toute façon, qu'il le veuille ou
non, Carrère constate, lors du procès, qu'il est passé
« de l'autre côté », celui du criminel. Carrère
sera d'ailleurs mis au pilori par une journaliste lorsque celle-ci l'accusera
de jouer le jeu de l'assassin en écrivant un livre sur lui, « c'est
de ça qu'il a rêvé toute sa vie182(*) », dira-t-elle. Ainsi,
tout au long du récit, les comparaisons entre Carrère et Romand
abondent. Pour preuve, dès l'incipit de L'adversaire, le
lecteur est témoin du parallèle : Carrère mentionne
que son fils Gabriel a le même âge que celui de Romand. Suit le
parallèle entre le déjeuner de « Carrère chez [s]es
parents » et celui de « Romand chez les siens ». Par la suite,
il dit qu'il a passé le week-end, seul dans son studio à terminer
la biographie de Philip K. Dick dans laquelle il est question du coma de Dick
(autre parallèle avec le coma de Romand183(*)). Quelques pages plus loin,
après la comparaison d'âge entre Gabriel (son fils) et Antoine
(celui de Romand), il précise que ce dernier « ressemble un peu
à Jean-Baptiste, le cadet de [ses] fils...184(*) ». Lorsqu'il mentionne
le coma de Déa, une amie, on remarque l'analogie entre les
brûlures de celle-ci et le fait que Romand a souffert, également,
de graves brûlures après avoir tenté de se suicider. De
plus, Carrère se représente Déa « entourée de
bandelettes blanches185(*) » et Romand avec « des bandages blancs
enveloppant son corps.186(*) ». Mais les parallèles ne
s'arrêtent pas là. Sa fascination pour Romand est si forte et son
désir de comprendre ce qui se passe dans la tête de l'assassin
semble si important qu'il fait appel à des souvenirs analogues à
ceux de Romand, dont celui concernant un pieux mensonge qu'il aurait fait dans
sa jeunesse.187(*)
Après que Romand lui ait envoyé les
itinéraires des aires d'autoroute et des chemins en forêt sur
lesquels il aimait se perdre, l'écrivain va y errer à son tour.
Carrère va ainsi mettre ses pas dans ceux de Romand en suivant
l'itinéraire d'une vie vide de sens : « J'ai voulu voir les
lieux où il avait vécu en fantôme188(*) », dira-t-il. Il se
rendra sur les lieux de son enfance, verra son studio à Lyon, la maison
incendiée, la pharmacie Cottin où travaillait la femme de Romand,
l'école où allaient ses enfants. Il ira également se
promener dans la forêt du Jura et à l'OMS. En fait, il fera
l'itinéraire que Romand, chaque jour, a fait pendant près de
vingt ans. « Je ressentais de la pitié, dira-t-il, une sympathie
douloureuse en mettant mes pas dans ceux de cet homme errant sans but,
année après année...189(*) »
Carrère nous dit que lorsqu'il se rend au studio chaque
matin pour écrire, il sait « ce que c'est de passer toutes ses
journées [seul et] sans témoin...190(*) » Cela lui permet de
mieux comprendre ce que pouvait ressentir Romand dans sa solitude la plus
complète. Toutefois, dans ce passage, l'auteur se hâte de
préciser que « ce studio existe, on peut m'y rendre visite et m'y
téléphoner191(*) » et ce, afin de démontrer,
contrairement aux proches de Romand qui étaient incapables de lui
téléphoner directement ou aller lui rendre visite dans son bureau
de l'OMS (puisque tout cela était faux), qu'il était, lui,
accessible pour tous ceux qui voulaient le rejoindre.
Au-delà des nombreux parallèles entre l'auteur
et l'assassin, il existe également un paradoxe concernant le livre qui
accompagnait la lettre que Carrère a envoyée à Romand en
prison : il s'agit de la biographie qu'il a écrite sur Philip K. Dick,
intitulée Je suis vivant et vous êtes mort. Il lui envoie
alors que Romand est vivant et tous les autres membres de sa famille sont
morts.
Il va s'écouler deux ans avant que Romand
réponde à la lettre que Carrère lui avait fait parvenir
pour l'informer de son désir d'écrire son histoire. Dans la
lettre de Romand, on peut remarquer de nombreuses similitudes avec celle de
Carrère. En effet, Romand reprend les mots « hostilité,
indifférence, compréhension, tragédie192(*) » qu'il avait
préalablement lus dans la lettre de Carrère. Même les
formules de politesse sont presque identiques. On voit apparaître dans la
lettre de Carrère la phrase suivante : « Je vous souhaite,
monsieur, beaucoup de courage, et vous prie de croire à ma très
profonde compassion.193(*) » Dans la réponse de Romand, on lit la
phrase suivante : « Je vous adresse tous mes voeux de succès
[...] et vous prie de croire, monsieur, à toute ma reconnaissance pour
votre compassion...194(*) » Romand va donc accepter d'entrer aussi dans
l'imaginaire du romancier. À partir de là, Carrère, pour
être en véritable symbiose avec Romand, va cesser d'écrire
ses lettres à l'ordinateur (Romand écrivait à la main),
« pour qu'à cet égard au moins nous soyons à
égalité195(*) ». D'ailleurs, l'auteur ajoutera qu'il a «
tout de suite caressé [Romand] dans le sens du poil », en ne le
considérant pas comme un « monstre », mais plutôt comme
« le jouet infortuné de forces démoniaques.196(*) »
Néanmoins, et ce, malgré les nombreuses
analogies entre l'auteur de L'adversaire et son personnage principal,
Carrère ne partage nullement la conviction de Marie-France et de
Bernard, les deux visiteurs de Romand en prison, qui croient aveuglément
à la rédemption de ce dernier. Pour Marie-France, le fait que
Romand puisse mentir ne lui effleure même pas l'esprit : «
Pourquoi mentirait-il ?197(*) », dira-t-elle à Carrère, au
sujet du prétendu accident qui aurait empêché Romand de se
rendre à son examen de médecine et causer ainsi la bifurcation.
Quant à Bernard, il dira de Romand qu'il est un « garçon
extrêmement attachant, qu'il a toujours plaisir à voir198(*) », allant même
jusqu'à prétendre « qu'il aura fallu tous ces mensonges, ces
hasards et ce terrible drame pour qu'il puisse aujourd'hui faire tout le bien
qu'il fait autour de lui...199(*) » Carrère en arrive presque à
être « choqué » par ce discours «
panégyrique » sur Romand ; « les bras m'en tombaient200(*) », avoue-t-il.
Finalement, lorsque Bernard demande à Carrère, « Alors,
maintenant [...], vous aussi, vous faites partie du club ? », l'auteur ne
sait que répondre, mais en son for intérieur, « non
seulement [il n'en était] pas capable, mais [il ne désirait] pas
l'être. » Qui plus est, Carrère se défend bien de
considérer Romand comme une simple victime de son destin, il est
très conscient des gestes horribles faits par l'assassin et ne peut
qu'en être dégoûté. En entrevue, Carrère
assume d'ailleurs sa position : « À aucun moment, lors de
l'écriture de ce livre, je n'ai oublié l'horreur des actes de
Romand. Mais essayer de comprendre la nature humaine, dit-il, voire même
compatir, ce n'est encore pas excuser.201(*) »
Conclusion
Force est de constater que Emmanuel Carrère semble
réellement fasciné par la figure du mythomane. Tel un leitmotiv,
l'auteur fait bifurquer chacun de ses personnages dans un monde où le
réel et l'imaginaire s'entrechoquent dans un perpétuel
aller-retour. De La moustache à L'adversaire, la
mythomanie prend d'assaut les personnages créés par
Carrère. Chacun des héros carrèriens bifurque dans
l'univers du mensonge pour atteindre un paroxysme mythomaniaque
délirant, délaissant le monde réel pour un monde de
fiction.
Que cette pathologie soit issue d'un monde
d'étrangeté aux abords du fantastique, tel que
représenté par le personnage d'Agnès dans La
moustache ; qu'elle serve à cacher une double vie, où le
mystère et la dissimulation sont au rendez-vous, comme avec
Frédérique dans Hors d'atteinte ? ; ou qu'elle serve
d'exutoire, de fantasme et de manipulation, comme c'est le cas du personnage de
Nicolas dans La classe de neige, la mythomanie est avant tout
l'irrépressible besoin de mentir. De plus, qu'il soit question
d'Agnès, de Frédérique ou de Nicolas (et nous avons vu que
c'est d'autant plus vrai avec Jean-Claude Romand), le mythomane ment pour se
protéger, puisqu'il est incapable de faire face à la
réalité. Comme tout bon mythomane, les personnages de
Carrère confondent le réel et l'imaginaire. Ils vivent dans un
monde fictionnel, un univers bien à eux, et créé par eux.
En fait, le délire mythomaniaque est un délire construit, avec
une logique interne qui n'obéit qu'à elle-même. Le sujet
mythomane, et nous avons vu que c'est tout à fait le cas avec chacun des
personnages de Carrère, oriente ses gestes et projets dans une seule
direction, celle du thème de son délire.
Finalement, nous avons abordé la structure du
personnage mythomane par excellence : celui de Jean-Claude Romand. Nous
avons pu observer que cette pathologie remonte à l'enfance. Sa famille
prône la vérité absolue, mais ne fait que mentir. Ainsi,
Romand va lui emboîter le pas, et par de petits mensonges puérils,
il va entrer progressivement dans l'univers du parfait mythomane. La mythomanie
dont il souffre va également l'amener à avoir recours à
l'imposture.
Prisonnier de son propre piège, Jean-Claude Romand a
fait de sa fiction, une réalité, et du réel, une fiction.
Boris Cyrulnik nous dit à se sujet qu'« en composant une belle
image de lui-même, le mythomane enjolive ses relations avec autrui,
entraîne ceux qu'il aime dans ses fictions et partage la mise en
scène du bonheur imaginé.202(*) » En fuyant ainsi le réel, Romand a
tiré profit de n'être apprécié et estimé que
grâce à sa production imaginaire.
De plus, Romand va continuellement jouer sur les oppositions
entre le vrai et le faux. S'appuyant sur des données réelles, il
va consolider le mythe du faux médecin, passant des journées
entières à la bibliothèque de l'OMS, ramenant des cadeaux
lorsqu'il revient de ses (faux) voyages d'affaires, pleurant sur la mort de son
(faux) patron, etc. Dès lors, comme tous les personnages
créés par Carrère, Romand va mentir de nouveau afin de
couvrir sa fausse existence. Evidemment, Romand sera tenté d'avouer la
supercherie, mais la crainte du jugement, la honte va faire en sorte qu'il va
préférer demeurer solitaire dans son univers fictif, convaincu
que la vérité risque de lui causer plus de dommage que le
mensonge.
Qu'il soit question d'Agnès dans La moustache,
de Frédérique dans Hors d'atteinte ?, du jeune Nicolas
de La classe de neige ou de Jean-Claude Romand, le mythomane de
L'adversaire, ils ont tous attrapé la maladie du mensonge ; une
maladie qui ne se guérit pas facilement, qui laisse des traces
indélébiles et qui fait en sorte qu'un jour vous
pénétrez dans un monde de fiction que vous croyez être la
réalité.
Nous avons été en mesure d'observer les
étranges corrélations entre l'auteur et le personnage et voir
ainsi pourquoi Carrère semble en véritable symbiose avec Romand.
Nous avons déjà vu comment L'adversaire s'inscrit dans
la continuité d'une oeuvre où dominent les thèmes du
secret, du rapport entre le vrai et le fictif, et de la bifurcation. Nous
pouvons affirmer que Jean-Claude Romand est devenu un exutoire pour Emmanuel
Carrère, une sorte de soulagement fantasmatique pour l'auteur, comme si
ce dernier avait attendu la venue de Romand pour clore enfin ce cycle sur la
folie, le mensonge, l'identité, commencé avec son roman La
moustache. Carrère et Romand : l'un et l'autre, l'auteur et
son héros. Entre eux, un lien secret. Mais entre le portrait d'un autre
et l'autoportrait, où placer la frontière ?
CHAPITRE I
UCHRONIE : REPRÉSENTATION ET
INTERPRÉTATION
Chacun sent bien que si le Christ n'était pas mort sur
la croix, si Napoléon avait vaincu à Waterloo ou les Allemands en
1944, l'histoire aurait sans doute été, serait sans doute
différente.
Emmanuel Carrère, Le détroit de
Béhring.
Aucun jeu en matière historique n'est plus
séduisant que celui auquel se livre le philosophe Charles Renouvier,
quand il fait apparaître pour la première fois, en 1857, le mot
uchronie, forgé sur le modèle du mot utopie. Cet auteur imagina
toutes les conséquences qu'aurait entraînées le refus de
l'empereur Constantin de se convertir au christianisme.
Mais qu'est-ce que l'uchronie ? Le terme a un destin
étonnant, ne serait-ce que parce qu'il a été retiré
des dictionnaires modernes. En effet, ce mot n'est plus présent dans nos
dictionnaires actuels alors qu'il apparaissait dans le Nouveau Larousse
illustré de 1913 !
En fait, l'uchronie se présente comme une fiction
située dans un univers où l'histoire est différente de
celle que nous connaissons (ou croyons connaître). Tout comme le souligne
Éric B. Henriet, « il s'agit d'utopies temporelles ou, en d'autres
termes, de récits dans des «temps qui auraient pu être»
mais ne sont pas203(*)... » Marc Angenot, historien et
spécialiste de la question uchronique, dit pour sa part « que
l'uchronie est un récit d'historiographie fictionnelle204(*) ». En d'autres termes,
tout part du postulat qu'un événement aurait pu se passer
différemment, et que l'histoire telle que nous la connaissons aurait pu
exister autrement.
Construit sur le modèle de l'utopie (du grec u-privatif
et de topos « lieu »), l'uchronie (u-privatif et chronos « temps
») signifie littéralement le non-temps. Le non-temps permet
d'inventer une histoire alternative. Si le genre de l'utopie consiste à
décrire une société, idéale ou non, qui existe dans
un lieu indéterminé et clos, bien loin de chez nous, l'uchronie
décrit une société dans un temps qui n'existe pas. Mais,
l'étymologie du terme est trompeuse : l'uchronie n'a pas pour but de
décrire un hors-temps, ce qui serait plutôt le but de la
fantasy, qui situe son intrigue dans un temps souvent vaguement
médiéval et proche du temps intemporel des mythes. L'uchronie,
quant à elle, ne sort pas du temps, elle s'attache en fait à
décrire une histoire alternative : le terme anglais pour uchronie,
alternate story, nous semble beaucoup plus clair. En fait, l'uchronie
ne produit pas du hors-temps, elle propose la visite d'un temps qui n'existe
pas réellement.
Le schéma d'une uchronie est à l'origine
relativement simple : il s'agit de partir d'une divergence plausible de
l'histoire pour justifier une série de changements. Selon Pierre
Versins, « Le monde y est comme un arbre touffu dont chaque branche
est une histoire, différente de toutes les autres, dont la
différence réside dans le fait qu'elle a quitté, à
la suite de l'altération d'un événement souvent minime, le
tronc principal de l'histoire205(*) ». Quant à Marc
Angenot, il affirme que « l'uchronie rompt le bloc monolithique de
l'histoire instituée pour mettre en scène un déroulement
différent, avec ses idéologies, ses conflits sociaux, son devenir
propre206(*) ». Le
principe est donc de choisir un moment dans l'histoire officielle (le «
point d'altération ») et d'imaginer une nouvelle suite. Mais
laissons le soin à l'inventeur du terme, Charles Renouvier, de nous
donner une description un peu plus précise de ce que peut être une
uchronie :
L'auteur qui apporterait à l'exécution de son
plan beaucoup d'érudition et de science [...] commencerait par fixer un
point de scission, au noeud de l'histoire le mieux choisi entre tant d'autres
pour rendre un grand changement historique concevable et probable sous la
simple condition d'un changement supposé de quelques volontés.
Ensuite il aurait à prendre parti sur ceux des faits futurs, à
dater de ce point, qu'on doit juger avoir été dès lors
déterminés et inévitables, à raison des
événements acquis, des causes données et des tendances
invincibles. Il devrait combiner ces faits avec ceux qu'il introduirait par
hypothèse, et disposer enfin les séries de faits
subséquents de manière à obtenir une sorte de minimum des
déviations de la réalité, parmi tous les arrangements
imaginables qui peuvent le conduire pareillement au but proposé
207(*).
Mais le point de départ pour réaliser une
uchronie demeure sans contredit la formule du « et si... ». En
effet, nous pouvons dire que l'uchronie, c'est le « et si » : et si
Einstein n'avait pas inventé la théorie de la relativité ;
et si Napoléon avait gagné Waterloo ; et si Jean-Claude Romand
était devenu médecin...
2.1.1 Les avatars de l'uchronie
Néanmoins, avant d'entrer dans le vif du sujet sur la
structure du monde uchronique présente dans les oeuvres d'Emmanuel
Carrère, il est important de ne surtout pas confondre l'uchronie et
certains autres thèmes similaires, tels que les voyages dans le temps.
Selon Éric B. Henriet, ceux-ci sont :
des récits dans lesquels les personnages ont la
capacité d'accéder à différentes époques
(passées ou futures) de leur trame temporelle en utilisant [...] un
moyen bien déterminé qui peut être une machine
[ou] un artefact technologiquement avancé208(*).
Nous verrons également plus loin que, contrairement
à l'uchronie, le voyage dans le temps présente une cause qui est
postérieure à l'effet. Outre les voyages dans le temps, Henriet
mentionne également les mondes parallèles, où surgissent
deux Terres identiques ou presque... et auxquels les protagonistes
accèdent par divers moyens variant d'un texte à l'autre (Le
Magicien d'Oz (1900) de L. Frank Baum, par exemple). Selon Denis Guiot,
pour qu'il y ait uchronie, il faut que le noeud historique
altéré soit l'oeuvre du hasard agissant au défaut de la
cuirasse causale, c'est-à-dire réellement un « accident
historique » et non une manipulation du tissu historique due à
un quelconque voyageur temporel209(*).
Mais pour bien comprendre cette distinction, il convient de se
reporter aux propos de l'historien québécois Pierre Corbeil, qui
distingue clairement le temps et l'histoire. Selon lui, « le temps
peut être perçu comme une dimension de l'univers, au même
titre que l'espace, comme dans les théories d'Einstein210(*) ». Il s'agit d'un
aspect de la physique. L'histoire, quant à elle, « est la
tentative de créer un modèle cohérent et explicatif des
actions des humains de générations en
générations211(*) ». Dès lors, si le temps est lié
à l'histoire, il s'agit du temps humain, et non du temps des particules
et des ondes. En d'autres mots, pour bien faire la distinction entre les
voyages dans le temps (et les mondes parallèles) et l'uchronie en tant
que telle, Corbeil affirme que, dans la première catégorie,
« la science qui instruit le scénario est la
physique », alors que dans la deuxième, « c'est
l'histoire qui est la «science»212(*) ». Il nous semble donc nécessaire de
bien faire cette distinction entre les genres plus près de la
science-fiction, dont la spéculation se fait à partir de
connaissances scientifiques, et l'uchronie qui, elle, recrée l'histoire
à partir de connaissances historiques. L'histoire est plutôt
conçue comme un enchaînement causal de faits et on peut dès
lors vraiment parler d'une science historique.
Nous nous devons également de préciser que
l'uchronie, intrinsèquement liée au passé, est en quelque
sorte l'antithèse de l'anticipation qui, elle, est
intrinsèquement liée au futur. Ainsi, nous pouvons affirmer que
l'anticipation rend vraisemblable demain ce qui ne l'est pas aujourd'hui, et
l'uchronie rend vraisemblable hier ce qui ne l'est pas aujourd'hui.
Pour sa part, le spécialiste québécois de
l'uchronie, Darko Suvin, prétend que presque tous les romans de Jules
Verne, pour ne nommer que celui-ci, pourraient être, à la rigueur,
considérés comme des récits alternatifs, donc uchroniques,
puisqu'ils sont écrits au passé et racontent des histoires
censées être « véridiques ». Par
exemple, au début de Vingt mille lieues sous les mers, on
lit : « Le lecteur aura lu dans tous les journaux les curieux
incidents qui se sont produits dans l'Atlantique213(*)... » Verne voulait
ainsi faire croire que le personnage de Némo avait bel et bien
existé. Selon Suvin, « si le lecteur veut comprendre Jules
Verne, il doit croire [...] que c'est une histoire qui s'est réellement
déroulée214(*) ».
Emmanuel Carrère abonde dans le même sens
lorsqu'il avance que « toute oeuvre de fiction, si elle ne
relève pas de l'anticipation, modifie le passé de quelque
manière. Toute forme de romanesque effleure l'uchronie, dans la mesure
où elle intègre à la trame d'une histoire connue des
événements imaginaires215(*) ». C'est d'ailleurs ce que propose
Carrère dans ses oeuvres traitant d'uchronie où il
entremêle faits réels et événements fictionnels.
Néanmoins, nous croyons que Suvin et Carrère s'éloignent
quelque peu de l'uchronie pure, telle que proposée par Henriet, puisque
s'il en est ainsi, tous les romans de Balzac ou de Stendhal, ayant pour base
une trame historiquement authentique, sont uchroniques. Et qui plus est, la
différence entre un Stendhal et un Renouvier, par exemple, réside
dans le fait que le dernier fait de l'Histoire (alternée) le coeur de
son propos, tandis que Stendhal ne s'intéresse à l'histoire que
pour mettre en valeur ses personnages et leurs sentiments. De plus, un auteur
de romans historiques, tel que Tolstoï, ne peut modifier l'histoire. Il se
doit d'être respectueux des faits historiques. Alors qu'à
l'opposé, l'auteur d'uchronie propose une distanciation cognitive de
l'histoire puisqu'il en pervertit l'authenticité.
C'est d'ailleurs pourquoi Carrère s'empresse de
rectifier quelque peu son tir en précisant que ces auteurs de fiction
font en sorte qu'en aucun cas leurs personnages « n'affecte[nt] le
déroulement de l'histoire telle que nous la connaissons216(*) ».
Henriet apporte une autre distinction importante : celle
du récit révisionniste. L'auteur considère cette forme
narrative comme étant aux antipodes des histoires uchroniques, puisque
le révisionnisme ne se fonde pas sur l'hypothèse « et
si... », mais nie « la raison d'être même de
cette hypothèse en proclamant comme vérité vraie une
histoire différente de celle enseignée217(*) ». Un exemple simple
serait un récit racontant la victoire du nazisme dans une
révision complète de l'holocauste juif. Comme le souligne
Emmanuel Carrère : « si l'uchronie dédaigne les
ressources pourtant nombreuses de la falsification, c'est parce que ses
intentions sont plus pures, que son rêve n'est pas tant d'abolir ou de
truquer la mémoire que de changer le passé218(*) ». Pourtant, on serait
tenté de croire que, pour les révisionnistes, le temps finit par
tout effacer de la mémoire des gens, y compris les crimes les plus
abjects. Mais, comme on a pu le constater, l'uchronie ne cherche pas à
effacer de la mémoire du lecteur l'Histoire pour lui en substituer une
autre ; et Henriet dit de l'uchronie qu'« elle propose [plutôt]
une réflexion sur l'importance des événements historiques,
un regard critique sur le monde actuel, voire parfois un simple
dépaysement exotique et divertissant219(*) ». Il ne faut donc pas confondre l'Histoire
revisitée (uchronie) et l'Histoire révisée
(révisionnisme).
2.1.2 L'uchronie : d'hier à aujourd'hui
Bien qu'il y ait eu quelques textes ayant un rapport indirect
avec le genre avant le XIXe siècle - mentionnons
L'Histoire romaine de Tite-Live (9 av. J.C.) qui, dans un passage,
imagine ce qui serait arrivé « si Alexandre le Grand avait dû
affronter les légions romaines », ou les Pensées de
Blaise Pascal (1623-62) à qui l'on doit la célèbre
phrase : « Le nez de Cléopâtre, s'il eût
été plus court, toute la face de la terre aurait
changé » -, le premier texte véritablement uchronique
est le Napoléon et la conquête du monde de Louis Geoffroy
(1836), portant bien sûr sur un monde dans lequel Napoléon ne fut
jamais vaincu.
Paraîtront par la suite, P's Correspondance
(1845) de Nathaniel Hawthorne (première uchronie de langue
anglaise) ; Uchronie, l'utopie dans l'histoire (1876) de Charles
Renouvier (inventeur du terme), et Aristopia : a Romance of the New
World (1895), de Costello Holford, pour ne nommer que les plus importants.
En outre, bien qu'il s'agisse du premier récit sur le voyage dans le
temps et non d'une uchronie pure, citons également La Machine
à explorer le temps d'H.G. Wells, paru en 1895. Toutefois, entre
1900 et 1940, le genre s'essouffle quelque peu, hormis, peut-être, deux
oeuvres importantes : Hallie Marshall : a True Daughter of the
South (1900) de Frank Purdy Williams (première uchronie portant sur
la Guerre de Sécession) et le roman De peur que les
ténèbres (1939), de L. Sprague de Camp.
« Du XIXe siècle jusqu'à la
Seconde Guerre mondiale, les uchronies restent principalement l'apanage des
historiens ou des philosophes 220(*)», nous dit Henriet. Ce n'est qu'au début
des années 1930, avec la parution des premiers récits traitant de
mondes parallèles par les écrivains de science-fiction, que l'on
va tenter de s'adresser à un public plus large. Comme le soulève
Pierre Barbet, « un récit uchronique doit pouvoir
intéresser le lecteur sans que celui-ci dispose d'une culture historique
trop grande 221(*)». Henriet dénote d'ailleurs
« un réel engouement pour les récits
uchroniques 222(*)», en particulier chez les auteurs anglo-saxons
de science-fiction (on n'a qu'à penser au célèbre roman de
Philip K. Dick, publié en 1962, Le Maître du haut
château, dans lequel l'Allemagne gagne la Seconde Guerre mondiale).
Stéphane Nicot et Éric Vial, dans leur excellent
article « Les Seigneurs de la guerre », publié dans
la revue Univers 1988, avaient déjà anticipé
cette ferveur auprès des auteurs de science-fiction :
« L'uchronie sera un thème de plus en plus attractif pour les
écrivains qui voudront donner au genre des oeuvres de quelque
importance 223(*)». D'ailleurs, pour confirmer et mettre en
évidence les propos précédents, concernant le nouvel
engouement pour les récits uchroniques, un prix littéraire a
été créé en 1996, The Sidewise Awards for
Alternate History, qui est remis annuellement au meilleur texte uchronique
publié en langue anglaise.
Paradoxalement, et de façon presque unanime, les
spécialistes d'uchronie s'accordent à dire que ce sous-genre ne
doit pas être pris au sérieux. Qu'il s'agisse de Pierre Versins,
qui affirme que l'on doit « prendre [l'uchronie] pour ce qu'elle est,
comme un jeu particulièrement fascinant et intéressant de
l'imagination. [Qu'] elle nous est proposée comme une tentative de
recréation de l'Histoire et non comme l'Histoire
elle-même 224(*)», ou d'Emmanuel Carrère, dont l'opinion
est plus catégorique, lorsqu'il déclare que l'uchronie peut
« tout au plus [...] transformer les questions qu'elle pose en
règle d'un jeu de l'esprit, d'un divertissement inutile et
mélancolique 225(*)», ils abondent tous dans le même
sens : l'uchronie se doit d'être, d'une part, conçue comme un
jeu par l'auteur et, d'autre part, perçue comme telle par le lecteur.
Dès lors, les textes à caractère uchronique deviennent,
dans une large mesure, un simple divertissement ; un grand nombre d'entre eux
seront purement ludiques, tel que le H.P.L. (1890-1991) de Roland C.
Wagner, publié en 1995, qui raconte « la biographie [...] d'un
Howard Phillips Lovecraft de sa naissance à sa mort en 1991
! 226(*)».
2.1.3 Uchronie pure
Avant de poursuivre, nous nous devons de faire le point sur ce
que Henriet désigne comme une « uchronie pure ». En
fait, l'auteur parle d'événement fondateur ou de point de
divergence dans le cours de l'Histoire. Il précise que, dans tout
récit uchronique digne de ce nom, deux conditions doivent être
tenues comme prémisses au développement : celle de
l'événement fondateur et celle de l'action. Pour qu'il y ait
uchronie pure, selon Henriet, il doit se produire une altération sur un
point précis de l'Histoire. Toutefois, « cette
altération n'existe pas pour les personnages du récit qui ne
connaissent que leur propre histoire227(*) », elle n'est connue que du lecteur.
Pierre Corbeil complète en mentionnant qu'un
« scénario qui installe ses personnages dans un univers
complet et cohérent, sans lien aucun avec un autre univers, que ce soit
le nôtre ou un autre, représente le pôle de l'uchronie
pure228(*)».
À titre d'exemple, dans Pavane (1968), Keith Roberts
dépeint un monde tel qu'aurait pu être l'année 1968 si,
antérieurement, la reine Elisabeth 1er avait
été assassinée et l'Angleterre écrasée par
l'Invincible Armada espagnole. Dans ce roman, aucune référence
à d'autres univers parallèles, ni voyage dans le temps :
« Le passé est figé. Il est tel qu'il a toujours
été. Il y a donc complétude de l'univers de
Pavane qui est de fait, une uchronie [pure].229(*) » Et nous verrons par
la suite qu'il en est de même pour une grande partie des oeuvres de
Carrère. En effet, l'auteur campe ses personnages dans des situations
quotidiennes, basées sur des réalités
concrètes : une mère monoparentale, enseignante dans un
collège ; un jeune garçon dans un camp de vacance ; un homme qui
décide de raser sa moustache et un autre qui étudie pour devenir
médecin. On serait tenté de croire qu'il s'agit de romans dans la
plus pure tradition réaliste. Toutefois, Carrère va faire en
sorte de saborder cette réalité en créant un point
d'altération dans l'histoire et ainsi faire basculer la vie de ses
personnages vers un monde où le réel et l'imaginaire se
côtoient sans relâche. Dès lors, Carrère transporte
le lecteur dans un univers étrange, cauchemardesque, mais
également... uchronique, où la question fondamentale liée
à cette structure du monde, le « et si... »,
s'applique à merveille. L'uchronie appliquée par Carrère
est donc « pure » au sens où le propose Henriet
puisqu'il n'est pas question de voyageurs temporels ni de mondes
parallèles (enfin, presque !) ; il s'agit plutôt d'une simple
bifurcation dans le temps de l'histoire, un événement «
banal » dans la plupart des cas, et qui viendra changer les
déroulements événementiels ultérieurs.
Pour corroborer les propos d'Henriet au sujet de l'uchronie
pure, Carrère dira que « la première étape du
raisonnement uchronique correspond à l'altération, la seconde aux
conséquences230(*) ». Cependant, nous verrons, dans le chapitre
suivant, comment Emmanuel Carrère se distingue et ce qui le singularise
des autres auteurs d'uchronie. Sa façon d'aborder la structure de monde
uchronique à l'intérieur de ses oeuvres est d'une grande
singularité.
2.1.4 La fausse réalité
Dans son essai sur l'uchronie, Carrère pose la question
suivante : quelle est la validité des faits historiques :
« est-il raisonnable de leur accorder une foi aveugle231(*)? » Il va de soi qu'il
nous est difficile de mettre en doute la véracité des propos
tenus par les historiens et, comme le souligne Carrère, nous nous devons
d'ajouter foi aux sources vérifiées ainsi qu'aux faits
apparaissant dans nos manuels d'histoire. « [Mais] existe-t-il des sources
vérifiables ? Qu'est-ce qui prouve, une fois établie
l'authenticité d'un document, que son auteur ne raconte pas n'importe
quoi232(*)? »
Puisque rien ne nous prouve hors de tout doute que ce qui s'avère
véridique et historique ait pu être d'une quelconque façon
falsifié, pourrions-nous avoir été bernés sur
certains faits ? S'il en était ainsi, nous serions en pleine
uchronie...
Dans ses Méditations métaphysiques,
Descartes nous dit que « tout ce que jusqu'à présent j'ai
admis comme le plus vrai, c'est bien des sens [...] que je l'ai reçu ;
or je me suis rendu compte qu'ils trompent, quelquefois, et il est prudent de
ne se fier jamais tout à fait à ceux qui nous [abusent]233(*) ». En fait, Descartes
découvre que ce que l'on croit et voit ne représente pas pour
autant une réalité absolue. Nos sens peuvent être
bafoués par une fausse perception. Ce qu'on nous donne comme
réalité n'est parfois qu'apparence de réalité et ce
que l'on croit être les faits ne sont pas les « choses mêmes
». Descartes va encore plus loin lorsqu'il « suppose [...] que toutes
les choses [qu'il] voi[t] sont fausses [...] que [tout n'est que] fiction dans
[son] esprit234(*)
». Il se pose la question de savoir, « qu'est-ce donc qui pourra
être estimé véritable235(*)? » Et il en arrive à la conclusion que
« peut-être [...] qu'il n'y a rien au monde de certain236(*) ».
L'uchronie s'appuie sur ce jeu de « fausses
réalités » et sur l'illusion du réel ; elle repose
sur le fait que ce qui est décrit dans une uchronie aurait pu advenir et
qu'à partir d'un « et si... », le lecteur, pour entrer de
plein fouet dans le jeu de l'uchronie, doit faire « comme si... »
tout était vrai.
Un des plus célèbres exemples de fausse
réalité demeure l'allégorie de la caverne237(*) de Platon. Pour les hommes
qui y sont prisonniers, la vérité, ce sont les ombres qu'ils
aperçoivent sur le mur. Ils pensent que, lorsqu'ils voient l'ombre d'un
animal qui passe devant la grotte, cette ombre est le véritable animal.
Un jour, un des prisonniers est libéré et se rend compte qu'il a
été berné ; il tente d'expliquer aux autres captifs que ce
qu'ils croient depuis toujours n'est pas la vérité mais une
simple ombre de la vérité. Personne évidemment ne veut le
croire : tous les prisonniers pensent qu'il a perdu la raison. L'uchronie
joue sur un semblable de décalage entre celui qui dit et ceux qui
croient savoir.
Emmanuel Carrère croit possible que l'Histoire ait pu
jouer avec cette notion de fausse réalité. « On peut [donc]
supposer que la perfidie des apparences, la mauvaise interprétation des
sources ou la falsification délibérée de ceux-ci ont pu
bern[er] les historiens, [et] que les faits mêmes se [soient]
déroulés bien différemment de ce qu'ils
décrivent238(*)
», nous dit-il. Un peu plus loin, il précise sa pensée en
imaginant que certains auteurs auraient pu monter un canular aux historiens
d'aujourd'hui « pour préserver un secret qu'on [souhaiterait]
dérober aux générations futures239(*)». Il va de soi que nous
ne pouvons être sûrs de rien. Mais un fait demeure : tout est
possible. Et c'est d'ailleurs ce que prône l'uchronie. En effet, dans une
structure de monde uchronique, tout devient possible en remplaçant ce
qui n'a pas été par ce qui aurait pu être. Et comme le
souligne un des spécialistes québécois d'uchronie, Serge
Perraud :
L'Histoire telle qu'on nous la fait découvrir dans les
manuels scolaires ou universitaires n'est-elle pas uchronique à certains
égards ? Presses et livres d'histoire rendent-ils compte d'une
réalité tangible ou le filtre de la censure et de
l'inévitable subjectivité de l'analyse débouchent-ils sur
une histoire revisitée et donc uchronique240(*)?
Allons encore plus loin : une désinformation historique
menée à grande échelle (pays, continent, voire même
planète dans son ensemble) ne rendrait-elle pas notre propre Histoire
uchronique pour nos descendants ? Carrère corrobore cette
possibilité d'une falsification de l'Histoire lorsqu'il propose le cas
de Trotski : « On sait, par exemple, quels minutieux
découpages ont permis, dès 1924, de faire disparaître
Trotski des photos où il figurait aux côté de Lénine
et, en règle générale, de toute l'épopée
révolutionnaire241(*).» L'uchronie, à travers le mensonge et
la désinformation, vise l'effacement d'une figure de la mémoire
individuelle et collective.
2.1.5 Hasard ou déterminisme ?
Dans cette structure du monde qu'est l'uchronie, il va de soi
que la question du hasard joue un rôle prépondérant. Mais
outre le hasard, qu'en est-il du déterminisme ? Et de la notion de
causalité ? Et que penser du libre arbitre ? Sommes-nous
enclins à choisir notre propre destin ? Ou sommes-nous victimes de
la fatalité et, quoi que nous fassions, ce qui doit nous arriver
arrivera, non pas à cause d'un enchaînement de causes et d'effets,
mais parce que tel est notre destin ? Puisque l'uchronie met en
scène des possibles multiples, les choix nous sont-ils imposés ou
avons-nous mainmise sur chacun d'eux ?
La notion de déterminisme est formulée pour la
première fois au 17e siècle par Spinoza. Ce philosophe
hollandais écrit dans son Ethique que « les choses qui ont
été produites par Dieu n'ont pu l'être d'une autre
façon, ni dans un autre ordre [et que] la nature de Dieu étant
donnée, toute choses en découlent nécessairement et c'est
par la nécessité de cette même nature qu'elles sont
déterminées à exister et à agir de telle ou telle
façon242(*)...
»
En d'autres termes, le déterminisme stipule qu'il n'y a
pas d'événement sans cause et que les mêmes causes
produisent les mêmes effets. Par conséquent, tout ce qui arrive
n'aurait pu être autre qu'il est. Paul Césari, dans son essai sur
le déterminisme, expose son point de vue sur cette notion :
Les événements actuels ont avec les
précédents une liaison fondée sur le principe
évident, qu'une cause ne peut commencer d'être, sans une cause qui
la produise... Nous devons envisager l'état présent de l'Univers
comme l'effet de son état antérieur et comme la cause de ce qui
va suivre243(*).
Quant à Sacha Bourgeois-Gironde, il abonde dans le
même sens lorsqu'il cite Hume qui, dans Enquête sur
l'entendement humain, nous dit que « nous pouvons donc définir
une cause comme un objet suivi d'un autre et tel que tous les objets semblables
au premier sont suivis d'objets semblables au second. Ou, en d'autres termes,
tel que, si le premier objet n'avait pas existé, le second n'aurait
jamais existé244(*) ». Ainsi, toutes les actions des humains sont
déterminées par leurs états antérieurs, en vertu du
principe de causalité, sans que leur volonté puisse changer quoi
que ce soit à cette détermination, selon la perception de Hume
sur le déterminisme. Si nous changeons un événement,
l'effet de cet événement qui aurait du être n'aura pas
lieu. Nous pouvons en conclure que l'uchronie, sans pour autant écarter
de façon irrévocable la part de hasard, est soumise à une
certaine forme de déterminisme. Étant donné une
modification des événements à partir d'un point
d'altération (la cause) dans le cours de l'histoire ; cette
altération va donc déterminer tous les événements
(les effets) qui vont suivent.
Ainsi, et tel que prôné par plusieurs
philosophes - Spinoza, Hobbes, Hume, Skinner, entre autres -, la vie de
tout être humain est déterminée par toutes causes
antérieurement produites : A amène B qui amène C qui
amène D et ainsi de suite. Et c'est le cas de l'uchronie, car si nous
pouvions changer le cours de l'histoire, cette bifurcation ferait
apparaître de nouveaux événements qui, eux, ferait
apparaître de nouveaux événements et ainsi de suite...
Chacun est tributaire des causes antérieures. Toutefois, à partir
de cette notion de déterminisme, pourrions-nous rendre le futur
prévisible ou mieux encore, serions-nous en mesure de transformer le
passé ? Sur cette question, Sacha Bourgeois-Gironde affirme qu'à
partir de la notion de déterminisme, et bien que « nous ignorons ce
que sera le futur, [...] nous cherchons à augmenter les chances que tel
événement se produise en entreprenant des actions visant à
amener à l'existence cet événement245(*) ». Toutefois, il se
pose également la question suivante : « Est-il rationnel de
chercher à tenir une ligne d'action similaire à l'égard du
passé246(*)?
» Peut-on changer ce qui fut ? Les physiciens sont pourtant unanimes sur
ce point : le passé ne peut être modifié. À moins
d'être convaincu qu'un jour, le voyage dans le temps puisse être
réalisable et que l'on puisse éventuellement retourner dans le
passé et le changer. Mais n'est-ce pas là également le but
fondamental de l'uchronie ? Créer une altération dans le
passé afin d'en arriver à un présent autre que celui dans
lequel nous vivons ! Pourtant, le roman dystopique, 1984247(*), de George Orwell, ne
relève pas du voyage dans le temps, mais applique plutôt le
principe de la « mutabilité du passé ». Dans
cette oeuvre, le personnage principal, Winston Smith, travaille au
ministère de la vérité. Son travail consiste à
réécrire l'histoire en modifiant chaque jour le contenu des
archives du ministère pour les mettre en conformité avec
l'idéologie présente. Ainsi, « jour par jour, et
presque minute par minute, le passé était mis à
jour248(*) ». Le
Parti, gouverné par Big Brother, a la mainmise sur les archives
et fait accepter sa propre vérité historique, la truquant si
nécessaire, afin de se glorifier ou de se blanchir, tout en
pratiquant la désinformation et le lavage de cerveau pour asseoir la
légitimité du régime. Il ira même jusqu'à
détruire les journaux et les remplacer par de « nouvelles
versions » et faire disparaître des personnes qui deviennent
trop encombrantes et modifier leur passé (un peu comme avec les photos
de Trotski). Winston va tenter d'échapper à ce système qui
contrôle le passé, le présent et le futur de ses citoyens
et libérer son esprit de l'emprise de Big Brother, afin de
découvrir la « vraie » vérité. Pour
Winston, « les faits et dates primitifs n'avaient plus la moindre
signification. Le passé, non seulement changeait, mais changeait
continuellement249(*)
». Et qui plus est, il aura la conviction que « le passé
[...] n'avait pas été seulement modifié, [mais qu'] il
avait été bel et bien détruit250(*) ». Nous verrons dans le
chapitre suivant que Carrère fera intervenir cette mutabilité du
passé dans son roman La Moustache.
Donc, pour en revenir à la question initiale :
peut-on prévoir le futur et influer sur le passé ? Sacha
Bourgeois-Gironde en déduit ceci : « si l'on montre que la
relation A cause B est asymétrique, on aura pour
résultat que A est antérieur à B [et par extension] dire
que A cause B peut vouloir dire qu'il existe un intervalle de temps durant
lequel A existe et B n'existe pas encore251(*)... », on ne peut donc prévoir ce qui va
se passer entre le point A et le point B et de par ces multiples possibles,
prétendre que nous avons le pouvoir d'influencer le futur - et par
l'entremise de l'uchronie, en faire tout autant avec le passé - et
mettre en échec ce qu'on pourrait qualifier de déterminisme
absolu. Par conséquent, le futur demeure ouvert à d'infinis
possibles. Comme le souligne Marcel Conche,
[...] je puis réaliser ou ne pas réaliser A (un
acte, un possible...), réaliser A ou réaliser B. Si je choisis A,
je choisis un monde où il y a A ; non-A se trouve exclu de la
réalité. Les possibles non compossibles ne peuvent venir à
l'existence que dans des mondes différents. Ainsi, en choisissant A de
préférence à non-A, je choisis entre un monde et un autre,
et, pour autant que sans moi le possible A ne se réaliserait pas, je
suis co-créateur du monde.252(*)
Nous sommes donc libres de faire un choix entre une multitude
d'alternatives afin de modifier notre propre futur. Dans son étude sur
le hasard, David Ruelle affirme qu'« il est raisonnable de penser que l'on
ne peut pas prédire le cours de l'histoire avec certitude253(*) ». Puisque les
décisions sont prises par des individus et que « le comportement
d'un individu n'est pas facile à prédire254(*) », il nous est donc
impossible de faire des prévisions qualitatives concernant l'avenir,
mais on peut faire en sorte de le modifier avantageusement, le cas
échéant.
Emmanuel Carrère s'est demandé : « peut-on
considérer un événement comme la cause d'un autre,
c'est-à-dire estimer qu'en supprimant le premier, on supprime du
même coup le second255(*)? » Nous pensons qu'il en est ainsi et que
chacun de nos gestes influe sur chacun des événements
ultérieurs. Dès que nous modifions, de façon aussi minime
soit-il, un événement, celui-ci a un effet immédiat sur
tout ce qui va suivre. Entre autres, nous croyons que, si le Christ n'avait pas
été crucifié, comme c'est le cas dans le roman Ponce
Pilate256(*) de
Roger Caillois, le christianisme n'aurait pas existé ou, comme le
suggère l'auteur Eric-Emmanuel Schmitt dans son roman La part de
l'autre257(*), si
Adolf Hitler avait été reçu aux Beaux-arts, il n'y aurait
pas eu de nazisme.
2.1.6 Les mondes possibles
Le déterminisme amène à
réfléchir sur la question des mondes possibles. Bourgeois-Gironde
se rapporte aux théories du scientifique David Lewis, selon qui «
la théorie contrefactuelle de la causalité [part de]
l'idée [...] que nous sommes en présence d'une relation causale
lorsque nous pouvons dire que l'effet n'aurait pas eu lieu si la cause ne
s'était pas elle-même produite258(*)». Ce qui fait dire à l'auteur que «
dans la sémantique réaliste des mondes possibles de Lewis, cette
seule notion de dépendance contrefactuelle permet de rendre compte de
l'asymétrie de la relation entre causes et effets259(*) ».
La théorie des mondes possibles, repose sur
l'asymétrie temporelle des relations causales. Sacha Bourgeois-Gironde,
toujours selon les théories de Lewis, reconnaît que « nous
concevons le futur comme un ensemble ouvert de possibilités et le
passé comme une suite fixe de déterminations
réelles260(*)», étant donné
l'immuabilité des états antérieurs. Cela fait dire
à Marc Wetzel, qui a écrit un petit ouvrage sur le temps, que
« le présent est la réalité même du temps,
parce qu'il est en même temps modifiable et observable [alors que] le
passé est observable mais non modifiable [et] le futur [...] modifiable
mais non observable261(*) ». En un sens, et comme l'a souligné
Carrère, « on ne peut, c'est entendu, faire que n'ait pas
été ce qui a été. On peut en revanche [...]
soutenir que ce qui a été aurait pu être autrement,
qu'avant de s'actualiser l'événement existait sous un nombre
quasi infini de formes virtuelles et que chacune de ces formes pouvait
l'emporter aussi bien262(*) ». Nous pouvons ainsi prétendre à
une certaine capacité de changer le futur, en ceci qu'il nous est
possible de créer ou d'introduire une différence dans le monde
à partir d'un état présent. Dans cet infini possible,
« l'homme prend tous les partis, il n'y a pas, d'un côté
l'histoire (vraie), de l'autre l'uchronie (fausse), mais une infinité
d'univers parallèles créés par l'exercice sauvage du libre
arbitre et régis chacun par le déterminisme263(*) ». Les mondes possibles
en sont une conséquence.
Prenons un exemple. Si, après avoir pris la
décision de nous rendre chez un confrère de travail pour
élaborer un projet, nous prenons en cours de route le chemin de droite,
pour ne pas avoir à patienter aux feux de circulation, plutôt que
celui de gauche que nous prenons la plupart du temps, notre futur risque
d'être tout à fait à l'opposé. En effet, le simple
fait de ne pas prendre la direction habituelle peut faire en sorte de changer
totalement le déroulement des événements. En prenant le
chemin de droite, nous sommes arrivés plus rapidement et nous avons
été témoins de choses que nous n'aurions pas dû voir
et qui auront un impact sur nos décisions futures. Bien sûr, il
s'agit ici d'un exemple fictif, et présenté dans une
possibilité binaire seulement car, selon Renouvier, « suivant
l'hypothèse de l'égale possibilité de
déterminations diverses aux points O,A,B,C, etc., on doit à
chacun de ces points tenir compte de la double direction possible : OA, Oa ;
AB, Ab ; BC, Bc ; CD, Cd, etc. ; encore est-ce beaucoup simplifier que de
parler d'une direction simplement double264(*)». Effectivement, nous aurions pu
également aller tout droit plutôt que de tourner, nous aurions pu
revenir sur nos pas ; rendu sur les lieux, notre confrère aurait pu
être absent, nous aurions pu être retardés à cause
d'une crevaison, etc. Mais l'exemple tentait surtout de démontrer l'un
des aspects des mondes possibles. Carrère résume assez bien notre
pensée concernant les mondes possibles et les univers
parallèles lorsqu'il dit que « dans le tunnel de nos vies, des
bretelles de sortie s'offrent à chaque instant, conduisant à
d'autres tunnels265(*)... » Le futur demeure donc un mystère
pour chacun d'entre nous ; même pour le plus grand des visionnaires et le
plus éminent des prophètes, le devenir reste, du point de vue de
la simple raison une gageure inouïe. Ainsi, l'histoire - au sens temporel
du terme - n'ayant ni début ni fin, fait en sorte qu'une cause, quel que
soit le sens qu'on lui donne, est toujours l'effet d'une autre cause. Savoir,
à partir de là, quel maillon il suffit de faire sauter pour qu'en
soit affectée toute la suite de l'histoire relève d'une technique
divinatoire dont l'uchronie pourrait être l'instrument.
Voyons, dans le chapitre suivant, ce qui différencie
véritablement la structure du monde uchronique, apparaissant dans la
majeure partie des oeuvres traitant d'uchronie, avec la véritable
histoire de Jean-Claude Romand, personnage mythomane de
l'adversaire.
Conclusion
Que l'uchronie soit à l'origine d'un simple hasard
découlant d'un choix plus ou moins conscient de notre part ou d'un libre
arbitre qui, lui, s'avère une décision plus rationnelle, ou
qu'elle soit assujettie à une forme quelconque de déterminisme
prenant pour acquis que tout effet est tributaire d'une cause, que rien
n'arrive pour rien, cela importe peu puisque la plupart des auteurs d'uchronie
s'entendent pour dire que cela s'avère avant tout un simple jeu de
l'esprit. Le principe premier de l'uchronie est de s'amuser au dépend de
l'Histoire. Mais un fait demeure indéniable, dans une structure du monde
uchronique, tout devient possible ; toutes les avenues sont envisageables. Nous
sommes libres de faire de l'Histoire ce qu'il nous plaira (tout en respectant
une certaine cohérence historique). Ainsi, nous pouvons faire de
Jésus-Christ un simple mortel, d'Adolf Hitler le plus grand des
philanthropes ou que n'ait pas eu lieu la Deuxième Guerre mondiale.
Éric B. Henriet résume assez bien ce que peut être
l'uchronie, dans sa forme la plus pure :
« Sous-genre de la science-fiction traitant de la science
«Histoire», l'uchroniste décrit méthodiquement des
univers crédibles et réalistes dans lesquels l'Histoire a suivi
un cours différent de la nôtre à la suite d'un
événement fondateur 266(*)».
Mais qu'en est-il lorsque l'uchronie n'est plus simplement
fictive, mais belle et bien réelle ? lorsqu'il n'est plus question de la
manipulation d'un auteur voulant se jouer de l'univers spatio-temporel
historique, mais plutôt d'une uchronie issue d'un monde factuel ?
Emmanuel Carrère en a été témoin, pour ne pas dire
« victime » (étant donné les événements
qui en découleront) avec Jean-Claude Romand, personnage à
l'origine du récit L'adversaire. Ayant joué avec
l'uchronie dans la majeure partie de ses oeuvres, Carrère voit en Romand
l'aboutissement de tout ce qu'il avait précédemment
créé. Carrère, à travers Jean-Claude Romand, se
retrouve face à un amalgame de tous les personnages de ses romans. Cet
univers fictionnel dichotomique inventé de toutes pièces et
où s'entremêlent le réel et l'imaginaire, la quête
d'identité, la double existence, l'étrangeté, le mensonge,
va se retrouver imbriqué dans une seule et même histoire, mais
cette fois-ci, dans tout ce qu'il y a de plus réel ; et dans un seul et
même personnage, celui de Jean-Claude Romand, que Carrère va
surnommer l'Adversaire.
Ainsi, dans le prochain chapitre, nous analyserons ce
récit qui est à la base de notre travail afin de distinguer la
structure du monde uchronique. Toutefois, pour bien comprendre ce qui va tant
obséder Emmanuel Carrère chez Jean-Claude Romand, nous ferons
tout d'abord un tour d'horizon des fictions traitant de ce concept. Nous
incluerons aussi le récit biographique de Philip K. Dick, personnage
emblématique ayant en tous points un lien direct avec les personnages
créés par Carrère et, par extension, avec Jean-Claude
Romand.
CHAPITRE II
L'UCHRONIE DANS LES oeUVRES DE CARRÈRE
Nul n'éprouve le besoin de faire coexister deux univers
dans un même espace. Il y a suffisamment de place ailleurs pour qu'on
s'abstienne de menacer le statu quo entre le réel et l'imaginaire.
Emmanuel Carrère, Le détroit de
Béhring.
Qu'en est-il de l'uchronie dans les oeuvres d'Emmanuel
Carrère, et principalement dans L'adversaire ? Que vient faire
une telle notion dans un récit qui ne relève ni de la
science-fiction, ni du fantastique (ou si peu) ? et où il n'est
nullement question de voyage dans le temps, ni de monde parallèle (du
moins pas au sens science-fictionnel du terme) ? Comment cet auteur
contemporain, fervent admirateur de H.P. Lovecraft, de Richard Matheson et de
Philip K. Dick (il en a même écrit une biographie), a-t-il
intégré le concept d'uchronie au sein de ses oeuvres ? Quelle est
sa technique d'écriture et pourquoi la structure de monde uchronique
est-elle si originale dans son oeuvre ? C'est ce que nous tenterons de voir
dans ce chapitre. Nous verrons d'abord comment l'auteur aborde le concept
d'uchronie à travers chacune des oeuvres où il apparaît, de
La moustache à La classe de neige, en passant par
Hors d'atteinte ? et sa biographie de Philip K. Dick, Je suis
vivant et vous êtes mort, puis nous analyserons
L'adversaire, qui s'impose comme une uchronie «
réalisée ».
L'adversaire, raconte l'histoire véridique
d'un homme qui a menti toute sa vie. Qui a mystifié, escroqué,
berné tous les gens qui l'ont côtoyé ; il s'est
inventé un monde imaginaire dans lequel il exerçait la profession
de médecin alors qu'en fait... il n'était rien. Pour
Carrère, L'adversaire est le prolongement, pour ne pas dire
l'aboutissement de ce qu'il a préalablement réalisé en
tant qu'écrivain. En Jean-Claude Romand, acteur principal de
L'adversaire, une bonne partie des personnages créés par
Carrère se retrouvent. L'auteur a vu en lui le résultat factuel
d'une carrière de romancier. Ainsi, à partir de ce constat,
l'uchronie ne pouvait plus être représentée de la
même façon que dans tous ses autres oeuvres puisqu'elle relevait
d'une histoire vraie. Emmanuel Carrère n'y est pas l'instigateur de
cette structure du monde uchronique ; ce n'est pas lui qui va choisir le point
d'altération, le moment de la bifurcation, mais bel et bien le
personnage réel de l'histoire, Jean-Claude Romand. Dès lors, nous
verrons comment Carrère représente la notion d'uchronie à
partir du cas Romand. Mais tout d'abord, voyons comment l'auteur de
L'adversaire aborde la structure du temps uchronique dans ses oeuvres
romanesques.
2.2 La moustache
Pour les hommes, c'est le temps qui passe ; pour le temps, ce
sont les hommes qui passent.
Proverbe chinois.
La moustache, paru en 1986, est le troisième
roman de Carrère. Dans celui-ci, le héros s'enfonce
véritablement dans la démence. Carrère découpe au
scalpel une folie quotidienne, apparemment bénigne et qui va s'achever
dans l'indicible horreur. Tout débute normalement, rien ne laisse
présager les événements inimaginables qui vont suivre. Un
homme, dans sa baignoire, demande simplement à sa femme : «
Que dirais-tu si je me rasais la moustache ?267(*) » ; geste pour le moins banal et pour lequel sa
femme lui répond : « Je t'aime bien avec [...], elle [qui] ne
l'avait jamais connu sans268(*) ». Profitant de la brève absence de
celle-ci, il joint le geste à la parole : il se rase la moustache.
À son retour, son épouse n'a aucune réaction quant
à sa nouvelle apparence. Qui plus est, le couple d'amis, chez qui ils
vont dîner, semble ne rien remarquer non plus. Une seule pensée
vient alors à l'esprit du personnage : sa femme, avec la
complicité de ses amis, a monté un canular pour lui faire croire
qu'il a toujours été glabre. Au retour de la soirée,
souhaitant abréger la plaisanterie, les explications sont de
mise :
« Tu n'as rien remarqué ? demanda-t-il quand
même.
- Non, non, je n'ai rien remarqué [...]
« Mais enfin ma moustache » finit-il par
lâcher [...]
« Ta moustache ? » [...]
« Je t'en prie, arrête [...]
« Tu sais bien que tu n'as jamais eu de
moustache269(*)...
À sa grande surprise, personne ne semble se rendre
compte de ce changement, soutenant même qu'il n'y a jamais eu trace d'une
quelconque moustache. Le héros tente, tant bien que mal, de comprendre
ce qui lui arrive.
Dans La moustache, le geste de se raser devient un
point d'altération - ou un événement fondateur (Henriet) -
et, à partir de ce simple événement, la vie du
protagoniste se voit complètement chamboulée. Du même coup,
s'installe une structure du monde uchronique et nous sommes témoins en
tant que lecteur de la bifurcation et de ses conséquences.
Comme tous les personnages créés par
Carrère, sans oublier Romand qui lui n'émerge pas de son
imagination, le héros de La moustache semble vivre dans deux
univers parallèles, le sien propre : celui avec le souvenir d'avoir
déjà porté la moustache, et l'autre : celui dans
lequel, selon sa femme et ses proches, il a toujours été imberbe.
Carrère ne manque pas de faire participer le lecteur
à cette ambiguïté : qui croire ? L'homme s'est-il
rasé la moustache ou est-ce simplement un produit de son imagination ?
Est-il en train de perdre la raison ou est-ce sa femme et ses amis qui se
jouent de lui ? Le héros se remet lui-même en
question lorsqu'il se dit qu'« il avait [peut-être]
rêvé, [qu'] il n'avait [finalement] jamais rasé sa
moustache, [qu'] elle était toujours là, bien fournie, en
dépit du témoignage de ses doigts tremblants270(*)... » Incapable de
supporter cette double réalité et « de faire que n'ait
pas eu lieu ce qui avait eu lieu271(*) », l'homme sans nom s'exile et, après en
être arrivé à la conclusion que « l'ordre du monde
avait subi un dérèglement à la fois abominable et
discret272(*) », il
connaît une fin dramatique.
2.2.1 La fausse réalité dans La
moustache
La fausse réalité, telle que décrite dans
le chapitre précédent, est omniprésente dans La
moustache. Elle tend à créer un malaise, un effet
d'étouffement, puisque cette illusion fait partie intégrante de
l'intrigue. Le personnage principal est persuadé d'avoir rasé sa
moustache alors que tous les autres sont convaincus du contraire. Au cours du
roman, cette fausse réalité ne fait que s'accroître, elle
devient exponentielle ; plus notre homme acquiert la certitude d'avoir
porté la moustache, pendant près de dix ans, plus tous ses
proches lui démontrent l'invraisemblance de la chose. Il tente
constamment d'amener des preuves pouvant corroborer ce qu'il prétend,
allant même jusqu'à montrer à sa femme une carte
d'identité où il apparaît portant fièrement la
moustache, mais celle-ci lui répond : « Tu sais que c'est
défendu de maquiller sa carte d'identité273(*)? » Et, pour
prouver ses dires, elle « se mit à gratter la moustache, sur
le photomaton274(*)
». Suite à cela, notre protagoniste se demande s'il n'est vraiment
pas en train de devenir fou « au point de plaquer une moustache imaginaire
sur dix ans de sa vie et sur une photo d'identité275(*)... » Ainsi,
Carrère joue ici sur une fausse réalité «
bilatérale » puisqu'il est impossible de faire la part des
choses.
Dans La moustache, Carrère emploie le «
et si... » dès les toutes premières pages afin de
représenter le point d'altération, le moment où la
bifurcation apparaît : « Et si, quand elle remonterait, il
lui avait fait la surprise de s'être vraiment rasé la
moustache276(*)? » À ce moment précis, le
protagoniste (et le lecteur) ne peut s'imaginer qu'un geste aussi anodin, se
raser la moustache, puisse amener des circonstances à ce point
catastrophiques. À en plus douter, tous les outils nécessaires
pour un récit uchronique sont présents : le point
d'altération (le rasage de la moustache), qui crée par le fait
même une bifurcation ; la question fondamentale à toute forme
d'uchronie (le « et si »), avec en plus, la présence d'univers
parallèles : l'univers du héros (dans lequel il a toujours
porté la moustache) et celui des autres (où il a toujours
été imberbe). Carrère réitèrera, dans ses
oeuvres ultérieures, cette forme narrative : celle d'un
événement banal (la bifurcation) menant à des
circonstances dramatiques.
2.2.2 Uchronie temporelle dans La moustache
Précédemment, nous nous sommes posé la
question de savoir s'il était possible de changer le passé.
Plusieurs se sont d'ailleurs arrêtés à ce questionnement et
la réponse semble des plus simples : non, il est absolument
impossible de modifier le passé (sauf dans le cas du voyage dans le
temps, chose encore irréalisable de nos jours). Cependant, l'un des
objectifs de l'uchronie est de pouvoir modifier l'histoire passée. De
changer un point précis dans l'histoire afin de transformer les
événements ultérieurs. Nous avons cité l'exemple du
roman 1984 de George Orwell, dans lequel le passé devenait
malléable. Toutefois, comme nous l'avons précisé, dans
l'oeuvre de Orwell, il ne s'agissait aucunement de voyage dans le temps, ni de
monde parallèle et encore moins d'uchronie. Dans le cas de La
moustache, le voyage dans le temps n'est pas en cause, mais on joue
néanmoins avec la malléabilité du passé. Le point
d'altération va non seulement modifier un point précis dans
l'histoire et les événements subséquents, mais
également les faits antérieurs à ce point
d'altération.
Par contre, il est important de bien faire la distinction
suivante : dans 1984, le passé est collectif ;
lorsque l'on change un événement passé, c'est toute la
collectivité qui en ressent les effets, alors que dans La
moustache, le passé est personnel, singulier, seul le héros
est victime de sa malléabilité.
Ainsi, dans l'oeuvre de Carrère, nous sommes en
présence d'une malléabilité du passé puisque les
faits sont falsifiés à volonté. Par exemple, le
héros croit détenir une preuve irréfutable qu'il a
été moustachu, par des photos de son voyage à Java. Il les
cherche désespérément, mais n'arrive pas à mettre
la main dessus. Il demande donc à son épouse :
« Où sont les photos de
Java ? » [...]
« De Java ? »
- De Java, oui. [...]
« Mon amour, je te jure, il n'y a pas de photos de
Java. Nous ne sommes jamais allés à Java277(*).»
Sa femme a-t-elle modifié le passé à son
avantage ? Notre homme se rend à l'évidence qu'il devra
à l'avenir se tenir sur ses gardes, car « le fait
qu'[Agnès] veuille supprimer le passé [...] toute question qu'il
poserait, ou [...] toute remarque se référant à un
passé commun risquerait de provoquer un nouvel
éboulement278(*)». Et c'est d'ailleurs ce qui arrive lorsqu'il
lui demande si elle a téléphoné à ses parents pour
annuler une invitation à déjeuner :
« Tu as bien téléphoné à
mes parents il y a dix minutes pour dire qu'on ne viendrait pas
déjeuner ? »
Il sentit son hésitation.
« A ta mère, oui.
- Mais on devait aller déjeuner chez mes parents, comme
tous les dimanches, c'est bien ça ?
- Ton père est mort, dit-elle. L'année
dernière279(*).
»
Il voudrait bien se rassurer et croire qu'il souffre
« d'amnésie partielle ou passagère280(*) », ou qu'il est
simplement victime d'un énorme « canular », mais un
fait demeure, son passé s'effrite, se dérobe et devient
malléable. Même sa propre mémoire se met de la partie et,
tout comme son passé, progressivement s'efface. En effet, lorsqu'il
désire se rendre chez ses parents pour se convaincre que son père
est toujours vivant, « il ne se [rappellait] plus le numéro.
Le numéro de l'immeuble de ses parents, où il [a] vécu
toute son enfance [...] Il ne se rappelait pas non plus
l'étage281(*)
». Plus tard, lorsque le héros est à Paris et que son
passé semble se dérober sous ses yeux, la panique et la
paranoïa s'infiltrent dans chacun des pores de sa peau. Il en arrive
à la conclusion que « ce n'était plus seulement son
passé, ses souvenirs, mais Paris tout entier qui s'engloutissait dans le
gouffre creusé derrière chacun de ses pas282(*) ».
Il va de soi que, dans ce roman tout comme celui de Orwell, le
passé du héros devient en quelque sorte malléable. Il
n'est plus ce qu'il fut. Dans l'oeuvre de Carrère, nous pouvons avancer
l'idée que, suite au geste posé par le héros de se raser
la moustache, « quelque chose [...] s'était
détraqué283(*)... » Mais, paradoxalement, nous avons
l'étrange impression que, tout comme le voyage dans le temps, l'effet
précède la cause (c'est ce que nous verrons un peu plus loin
avec la notion de causalité inversée). Ainsi, le fait d'accomplir
une action dans un temps présent (le rasage de la moustache), fait en
sorte de modifier son passé, en l'occurrence la disparition de toute
trace du voyage à Java et la mort de son père.
Carrère va encore plus loin avec cette uchronie puisque
la bifurcation modifie non seulement les événements
ultérieurs, mais également les événements
antérieurs. Nous pouvons donc présumer que si le héros de
La moustache ne s'était pas rasé, les souvenirs de Java
seraient toujours présents et le père du héros plus vivant
que jamais. Seulement, il n'y aurait pas d'uchronie et donc pas d'histoire, du
moins pas dans le sens où nous les présente Carrère.
D'ailleurs, le héros lui-même fait cette supposition lorsqu'il
constate la réapparition de sa moustache puisque « cette
repousse éveilla en lui l'espoir bizarre que le retour à son
aspect antérieur entraînerait la disparition et même
l'annulation rétrospective de tous les mystères provoqués
par son initiative [et que rien] n'aurait en fait jamais eu lieu284(*) ».
2.3 Hors d'atteinte ?
Dans son roman suivant, Hors d'atteinte ?,
Carrère va s'écarter quelque peu de l'aspect fantastique et
inquiétant apparaissant dans La moustache pour faire place
davantage à une quête d'identité. C'est la figure du double
ou de la double vie - qui va d'ailleurs atteindre son point culminant avec
L'adversaire - qui s'impose comme le point d'ancrage de ce roman.
Hors d'atteinte ? raconte l'histoire d'une jeune femme de 36 ans,
Frédérique, professeur de collège, divorcée et
mère d'un petit garçon. Menant « une vie quelque peu
stationnaire, à l'horizon limité285(*) » et ne
possédant aucun vice apparent, Frédérique se rend un jour
dans un casino et c'est la bifurcation. Dès lors, elle ne peut plus se
passer de jouer : « Encore un coup, implora-t-elle286(*) ». Sa passion la
consume au détriment de tout : son travail, son fils et ses
proches. Elle ment à son entourage et laisse tout tomber pour le
jeu : « l'argent qu'elle n'avait plus, elle le flambait sans compter
[...] l'heure de fermeture seule chaque soir l'arrêtait287(*) ».
Frédérique se laisse prendre par la passion du jeu pour
échapper à cette image banale qu'elle a d'elle-même.
Cette femme plonge ainsi en pleine uchronie car le « et
si...», bien qu'il soit sous-entendu, est bel et bien présent. Si
Frédérique n'avait pas mis les pieds dans ce casino, sa vie
aurait été autre. Elle veut bien revenir en arrière, mais
il semble qu'il soit déjà trop tard :
Une envie folle la prenait de courir reprendre son fils [et]
de répéter doucement [...] que c'était fini, que tout
allait recommencer comme avant. Mais elle ne voulait pas non plus que tout
recommence comme avant. Elle se représentait [...] l'horreur de ce
retour dans le rang. Elle se disait alors qu'au point où elle en
était, il ne restait qu'à continuer288(*).
La bifurcation a eu lieu, l'uchronie débute et, puisque
le passé demeure immuable, rien ne peut changer le cours de l'histoire.
Pour Frédérique, ce qui est fait est fait : une simple
présence dans un casino a fait bifurquer sa vie entière, et non
seulement la sienne, mais celle de tous ceux qu'elle côtoie. Dès
lors, elle se voit forcée de mener une double vie, de jouer « le
jeu », de mentir à tous : à son fils, à son
amie, à son ex. « C'était donc Lyon et un pittoresque
vieillard pour Quentin ; pour Corinne, le playboy Michel ; pour Jean-Pierre, un
amant sans nom ni visage289(*) ».
Dans le roman Hors d'atteinte ?,
Frédérique va laisser le hasard prendre le contrôle de sa
vie ; elle ira jusqu'à « abandonner à la bille d'ivoire
le soin de décider ce qu'[elle] ferait, où [elle] irait290(*)... » et lorsqu'elle
décide de prendre la décision de cesser de jouer, elle va «
plutôt [...] confier au hasard [...] le soin de la prendre pour
elle ; [...] rouge, elle continuait ; [...] noir [...] elle ne
rejouerait plus [...] Le rouge sortit291(*) ». Ainsi, l'héroïne laisse les lois
de la probabilité décider de son sort. Dépendante et
obsédée par la roulette, elle demeure incapable de prendre une
décision par elle-même et de faire face à
l'adversité, préférant de loin abandonner au tapis vert sa
destinée. Pour Frédérique, contrairement au jeune Nicolas
de La classe de neige, le hasard ne lui sera pas favorable
puisque, soumise au bon vouloir du jeu, elle va s'y enliser de plus en plus et
ne parviendra à s'en sortir qu'après avoir tout perdu. Vers la
fin du roman, seul le manque de ressources et probablement un minimum de
fierté finiront par avoir raison de sa dépendance au jeu :
« Le goût du jeu lui était passé.
Forcément : qui aime jouer sans rien à perdre ni à
gagner292(*)? »
On pourrait conclure en disant que l'uchronie y apparaît
sur un mode mineur, mais que la dualité de la bifurcation y est tout de
même présent. On y trouve aussi des motifs qui apparaîtront
plus tard : vie secrête, vie publique ; des voies doubles qui
mènent à un cul de sac. Un mensonge isolé dans un mensonge
à valeur ontologique.
2.4 Je suis vivant et vous êtes mort
Seul, le présent existe ; le passé et le futur
subsistent, mais n'existent absolument pas. Seul, le présent est
à notre disposition ; le passé et le futur sont posés par
la pensée, mais ne sont nullement à notre disposition »
Plutarque
Dans sa biographie de Philip K. Dick, Je suis vivant et
vous êtes morts : Philip K. Dick 1928-1982, un des plus
importants auteurs américains de science-fiction, Emmanuel
Carrère va décrire la vie d'un homme qui a cru la majeure partie
de son existence que toute réalité était un simulacre, un
mensonge. L'auteur américain a passé sa vie dans une quête
étrange de la Réalité ultime. En effet, Philip K. Dick a
longtemps été incapable de faire la distinction entre le
réel et l'imaginaire (dans son cas, il s'agit plutôt de fantasme
et de paranoïa). Sommes-nous bien sur Terre ? Sommes-nous bien des hommes
? Sommes-nous tous encore vivants ? Voilà le genre de questions qui
obsédaient Dick.
Dans cette vie tumultueuse, Carrère dévoile une
structure du monde uchronique où la question centrale, le « et
si... », est omniprésente puisqu'elle fut au coeur du
questionnement de Philip K. Dick. Toute sa vie, Dick a été
obsédé par le décès de sa soeur jumelle et il s'est
demandé si, dans une autre réalité, ce n'était pas
lui qui était mort et Jane qui était en vie. Par exemple, Dick
« en vient facilement à l'idée que le vrai monde se trouve
de l'autre côté du miroir et que nous sommes, nous, les habitants
du reflet.293(*) »
Il était convaincu que nous vivions dans un monde parallèle, dans
deux univers qui se juxtaposent et que
de ce côté-ci, qu'on lui disait être le
réel, Jane était morte et pas lui. Mais de l'autre,
c'était le contraire. Il était mort et Jane se penchait
anxieusement sur le miroir où habitait son pauvre petit frère.
Peut-être le vrai monde était-il celui de Jane, peut-être
vivait-il dans le reflet, dans les limbes. On avait parfaitement imité
le réel pour ne pas l'effrayer, mais il vivait parmi les
morts.294(*)
Par la suite, la question du « et si... »,
tributaire d'une structure du monde uchronique, a un impact important dans ses
oeuvres telles que Ubik ou Le Maître du haut
château.
Il va de soi que l'existence Philip K. Dick a
été le lieu de nombreuses bifurcations, mais nous supposons que
l'une des plus importantes dans sa vie est arrivée le 20 février
1974, après qu'il ait aperçu au cou d'une jeune fille, venue lui
apporter des médicaments, un bijou représentant un poisson :
« symbole qu'utilisaient les premiers chrétiens295(*) ». Dès lors,
Dick « sut à l'instant que venait de se produire ce qu'il avait
attendu toute sa vie296(*) ». Selon lui, le fait de vivre « en 1974,
dans le comté d'Orange, Californie297(*) » était un leurre, une illusion. En
fait, le monde vivait toujours sous le joug de l'Empire romain, « en 70
après Jésus-Christ298(*) ». De ce jour, jusqu'à sa mort, Philip
K. Dick s'est demandé s'il était un prophète ou le simple
jouet d'une psychose paranoïaque, et s'il y avait une différence
entre les deux.
Tel que le souligne Carrère dans sa biographie de
Philip K. Dick, ce dernier, après avoir imaginé dans son roman
Le maître du haut château « non pas un avenir
hypothétique, mais un autre passé299(*)», en arrive à
croire que « ce passé et le présent qui en résultait
[...] auraient pu exister [puisqu'à] chaque instant des millions
d'événements adviennent ou n'adviennent pas ; à chaque
instant des variables se transforment en données, le virtuel devient
actuel, et s'est ainsi qu'à chaque instant le monde présente un
état différent300(*) ». Ainsi Carrère, à travers
l'imaginaire de Dick, nous amène à penser qu'à partir d'un
point d'altération tout peut arriver, qu'une infinité de
possibilités s'offrent à nous à chaque instant et que nous
sommes libres de choisir une option plutôt qu'une autre, et pour
emprunter encore au propos de Dick, que « c'est à [nous] de
décider qu'une chose arrive plutôt qu'une autre301(*) ».
Bien avant que Carrère soit obsédé par la
figure de Jean-Claude Romand, personnage réel en totale
complémentarité avec les personnages fictifs qu'il avait
lui-même créés, il a été fasciné par
Philip K. Dick. Le fait que la vie de Dick ait été vécue
comme un simulacre d'une réalité relevant de l'ubiquité
dans laquelle un écrivain de fiction aura vu peu à peu ses
fictions prendre vie et se retourner contre lui, ou se tourner vers lui, comme
l'infini reflet d'un miroir dans un autre miroir, aura engendré, pour
Carrère, cette fascination constante pour l'auteur américain, et
ce dernier, tout autant que ses oeuvres, se révèlera une source
évidente d'inspiration. Dans la préface du tome 1 des nouvelles
de Dick, Emmanuel Carrère mentionne ceci :
Une chose m'a frappé, ces dernières
années. Quand sortent des films comme Matrix, The Truman
show, ou eXistenZ, non seulement leurs auteurs ne font aucune
référence à Dick, mais les critiques, le public non plus :
c'est à peine s'il arrive que, hors du cercle des aficionados de longue
date, on cite encore son nom. Alors on peut dire ce que disait Baudelaire, que
le génie, c'est de créer un poncif, et que ce qu'a imaginé
Dick appartient désormais à tout le monde. Mais on peut le dire
aussi différemment : on peut dire que nous vivons maintenant dans le
monde de Dick, cette réalité virtuelle qui a un jour
été une fiction, l'invention d'une espèce de gnostique
sauvage, et qui est maintenant le réel, le seul réel. C'est lui
qui a gagné, en ce sens ; c'est lui qui, comme Palmer Eldritch dans
Le Dieu venu du centaure, nous a tous avalés. Nous sommes dans
ses livres et ses livres n'ont plus d'auteurs.302(*)
Ainsi, selon Carrère, nous vivons tous dans le monde de
Dick. Nous vivons dans un univers créé pour lui et par lui.
2.5 La classe de neige
Quant à La classe de neige, prix Femina en
1995, Carrère dit de ce roman qu'il fût, en quelque sorte, une
espèce de pré-scriptum à ce que sera
L'adversaire : « L'un exploite l'imagination
littéraire, l'autre l'exactitude du document303(*) », ajoute-t-il. Cette
oeuvre majeure d'Emmanuel Carrère raconte l'histoire d'un jeune
garçon, Nicolas, qui, par le simple oubli de son sac de voyage dans le
coffre de l'auto de son père, voit son séjour à la
montagne transformé en un véritable cauchemar.
- Tu l'as bien emporté ? » demanda la
maîtresse.
Oui, Nicolas se rappelait très bien quand on l'avait
mis dans le coffre [...]
- Et en arrivant, vous l'avez sorti du coffre ? »
Nicolas secoua la tête en se mordant les lèvres.
Il n'en était pas sûr. Ou plutôt, si : il était
sûr maintenant qu'on avait oublié de l'en sortir304(*)...
En proie à des angoisses nées de son
imagination, le jeune Nicolas voit ses craintes se concrétiser à
la fin du roman, à travers le comportement de son père meurtrier.
Ici également, l'uchronie s'installe dès le départ, et
à partir d'un point d'altération, tout bascule.
Bien que l'oubli d'un sac dans le coffre d'une voiture soit le
point d'altération dans La classe de neige, plusieurs autres
éléments uchroniques viennent s'emboîter les uns dans les
autres, engendrés en grande partie par la troublante imagination de
Nicolas. Il nous est tous arrivé un jour de vouloir revenir en
arrière dans le temps pour modifier un événement, pour
éviter qu'une chose horrible ait lieu. L'uchronie nous permet en quelque
sorte de réaliser ce souhait. Nicolas, quant à lui, va imaginer
un autre possible (il conçoit pour ainsi dire, mais de façon
inconsciente, une uchronie fantasmatique) et modifier une réalité
qui lui est insoutenable. Par exemple, il imagine la mort de son
père :
Il ne voulait pas que ce soit vrai, bien sûr, mais en
même temps aurait aimé tenir vis-à-vis des autres ce
rôle de l'orphelin [...] On voudrait le consoler [...] il
serait inconsolable. [...] [Il] anticipait le moment où le
téléphone sonnerait de nouveau. La maîtresse
monterait décrocher [...] [Il] serait aux aguets,
attendant qu'elle revienne. Et voilà elle revenait [...]
Elle prenait [le] visage [de Nicolas] entre ses mains [...] et elle
balbutiait : « Nicolas... Écoute, Nicolas, il va
falloir que tu sois très courageux... » Alors, ils se
mettaient à pleurer tous les deux...305(*)
Dans cet extrait, le jeune Nicolas en arrive à croire
ce qu'il imagine à un point tel qu'on passe du mode conditionnel :
« aurait aimé, voudrait, serait, sonnerait, monterait » au
mode indicatif : « revenait, prenait, balbutiait, se mettaient
». On passe ainsi par deux phases modales : l'hypothétique et
l'énonciative. D'une part, l'uchronie se met en place par l'emploi des
verbes au conditionnel qui suppose un état possible des faits autres que
ceux connus et, d'autre part, il veut s'assurer que tout ceci est réel
par la présence des verbes à l'indicatif qui énoncent des
événements établis. Ce même jeu se
répétera entre autres avec l'enlèvement de son
frère (p. 101) et de sa propre mort (p. 75).
Le jeune Nicolas, plongé dans une rêverie menant
à de perpétuelles fausses réalités, va s'inventer
un univers digne d'un roman policier, tout en conviant son nouvel ami, Hodkann,
qui se fait prendre au jeu. Nicolas, pour échapper à une
réalité qui le terrifie, se crée un univers dans lequel il
imagine son père en héros : « lui aussi maintenant
avait un père aventurier, un justicier courant mille dangers,
engagé dans une histoire dont il avait peu de chances de sortir
vivant ». Il amène son copain de chambre à croire que
tout ceci est réel, car en fait tout « cela se tenait. Cela se
tenait terriblement306(*) ». Mais la réalité va se
révéler tout autre, le père n'ayant rien du héros,
bien au contraire... Ainsi, le simple oubli d'un sac dans le coffre d'une auto
va amener le jeune Nicolas à fabuler et se créer un monde
imaginaire pour finalement se rendre à l'évidence que parfois la
réalité dépasse la fiction.
2.5.1 Hasard et déterminisme dans La classe de
neige
Dans La classe de neige, le sort va permettre au
jeune Nicolas de laisser libre cours à ses fantasmes. Tout d'abord
lorsque Hodkann, le leader du groupe, va décider de lui
prêter un pyjama, de prendre ainsi Nicolas sous son aile et de devenir
complice de ses jeux imaginaires, et par la suite, lorsque les moniteurs de la
classe de neige, après avoir découvert Nicolas à
l'extérieur en pleine nuit, vont croire que ce dernier souffre de
somnambulisme : « [Nicolas] avait craint des reproches, et
voilà que grâce à cette explication on ne lui reprochait
rien, ne lui demandait même rien307(*) ». Le « prétendu »
somnambulisme va l'exempter de répondre à des questions
embarrassantes car « ce n'était pas sa faute308(*) » ; et la
fièvre qui se mettra de la partie le dispensera de toute activité
pour laquelle il n'avait aucune envie. En fait, Nicolas « aimait
être malade, avoir de la fièvre309(*) » et pendant que « les enfants
chaussaient leurs skis [...] il espéra que sa fièvre durerait
assez pour que ce soit pareil demain et après-demain et tous les autres
jours de la classe de neige310(*) ». Nous avons mentionné l'importance du
hasard dans la conception de l'uchronie et l'impact que peut causer celui-ci
sur le développement événementiel d'un sujet et il est
clair que ce même hasard permet au jeune Nicolas de se retirer d'un monde
factuel, qui ne lui convient pas, afin de créer son propre univers, issu
de son imagination, et de mettre en place une uchronie imaginative, qui lui
convient davantage. Bien qu'il n'y ait pas d'uchronie pure dans La classe
de neige, on y trouve cependant des composantes essentielles, dont une
double structure de monde (réel, fantasmatique), un point
d'altération et la nécessité de réécrire
l'histoire, dans ce cas-ci, celle de sa vie.
2.6 L'adversaire
Tout s'est passé au jour le jour. Il était
à la merci du premier coup de fil. Et, en dix-huit ans, ce coup de fil
n'a jamais eu lieu. C'est sidérant.
Emmanuel Carrère, à propos de
L'adversaire.
Venons-en au cas qui nous intéresse avant tout, le
récit L'Adversaire. Voyons comment une structure de monde
uchronique est mise en oeuvre dans cette histoire pour le moins troublante. La
bifurcation, a lieu au moment où Jean-Claude Romand décide de ne
pas se présenter à l'examen de deuxième année de sa
faculté de médecine. Un des aspects non négligeables de
toute bifurcation est qu'elle doit intervenir sur une période
brève, à un point précis dans l'histoire. Comme le
précise Serge Perraud,
Il ne s'agit pas de modifier un ensemble de faits
étalés sur une longue période, mais au contraire de
tronquer un noeud historique (la guerre de Sécession, une bataille de la
Seconde Guerre mondiale...) et d'imaginer les changements qui en
découlent pour les mettre en scène dans un cadre historique
renouvelé, mais qui reste cohérent et crédible311(*).
L'uchronie c'est mettre en scène l'histoire «
telle que nous aurions voulu qu'elle soit » : c'est en changer un
point précis et faire en sorte d'altérer le cours des
événements. Emmanuel Carrère le souligne :
L'uchronie est une histoire gouvernée par le
désir, ce qui signifie qu'elle sait où elle va et qu'en
réalité elle part, consciemment ou non, des voeux de son auteur,
soit des conséquences qu'il souhaite pouvoir tirer. L'altération,
dès lors, n'est ni gratuite ni innocente, elle sert un objectif et le
choix de la cause n'est que l'effet d'un désir312(*).
L'adversaire repose sur un tel principe puisque le
point d'altération, présent dans ce récit, met en jeu un
seul point historique : le moment où Romand choisit de mentir sur
le fait de ne pas s'être présenté à son examen.
À partir de ce point précis, tout va basculer et sa vie se trouve
plongée en pleine uchronie.
Écrire une uchronie, c'est mettre en fiction un pieux
désir, celui de « donner corps à l'histoire que l'on
rêve313(*)».
Évidemment, cette conception de la chose ne peut s'appliquer totalement
à L'adversaire, puisqu'il s'agit d'une histoire vraie, et n'a
rien à voir avec les souhaits de l'auteur. Mais cela ne fait que
renforcer l'idée d'uchronie dans un récit tel que
celui-ci, puisqu'à partir de la bifurcation, Romand va faire de sa
vie une véritable uchronie. Bertrand Gervais, dans son étude sur
L'adversaire, nous dit que Jean-Claude Romand a réussi «
à réaliser l'impensable : faire exister ce qui n'a pas
été. Il [est parvenu] à soutenir, sans scandale ni preuve,
que ce qui n'a pas été est bel et bien advenu, que
l'événement qui ne s'est jamais produit s'est mis à
exister comme s'il n'avait jamais été en danger de ne pas
survenir314(*)». En
fait, à partir de la bifurcation, le monde réel dans lequel nous
vivons est devenu, pour Romand, un monde imaginaire. Celui-ci a
créé une uchronie et il a entraîné tous les gens
qu'il connait dans cette fausse réalité, dans cet univers
invraisemblable où le hasard va jouer un rôle incontestable.
Éric B. Henriet affirme que le point
d'altération demeure inconnu des personnages du récit ; seul
le lecteur en connaît l'origine, et il en est de même dans
L'adversaire. En effet, le point d'altération demeure secret
pour les gens qui entourent Jean-Claude Romand, mais contrairement à ce
qu'en dit Henriet, Romand fait non seulement partie des personnages de cette
uchronie, il en est l'instigateur. Le personnage principal devient ainsi
l'auteur de sa propre histoire (nous aborderons plus loin et plus en
détail ce singulier concept d'uchronie mis en scène par Emmanuel
Carrère) et tous les autres, sa femme, ses enfants, ses parents et ses
amis, ne sont que des pions sur son échiquier. Bertrand Gervais abonde
dans le même sens lorsqu'il mentionne que
l'uchronie réalisée [par] Romand est [...] un
jeu dont personne ne connaît l'existence. Elle fait fi de toute
convention, laissant les partenaires de jeu dans le noir. Ils ne savent pas
qu'ils participent à une fiction sans commune mesure que leur
crédulité entretient. Ils ne connaissent rien de
l'aliénation dans laquelle le pseudo médecin les a
confinés315(*).
Nous présentons ici le comparatif entre l'uchronie
fictionnelle et la vie de Jean-Claude Romand
UCHRONIE
Fictionnel
Imaginaire
Fait public / Historique
Histoire officielle
Bifurcation rétrospective (événement
passé)
L'auteur du récit est son inventeur
L'hypothèse « Et si...» n'engage pas son
auteur
La comparaison (univers parallèle) est possible
La simulation est un jeu littéraire
Le « et si... » et le « comme si... » sont
une pratique discursive
|
UCHRONIE RÉALISÉE DE
JEAN-CLAUDE ROMAND
Factuel
Réel
Fait privé / historique
Histoire personnelle
Bifurcation en temps réel (événement
présent)
L'auteur du récit n'en est que le témoin
L'hypothèse « Et si... » engage
complètement son auteur
La comparaison (univers parallèle) n'est pas possible
La simulation est un fait réel
Le « et si... » et le « comme si... » sont
un mode de vie
|
2.6.1 La fausse réalité dans
L'adversaire
Cette situation nous amène à examiner la
présence du faux, de l'illusion, de la tromperie dans
L'adversaire. C'est ce que nous nommons « fausse
réalité ». Chacun des personnages du récit seront
bernés. Ce qu'ils croyaient véridique va s'avérer faux.
Toute la vie de Jean-Claude Romand est un leurre et les gens qui auront eu une
confiance aveugle en lui auront à payer de leur vie ou à vivre
avec l'idée d'avoir été dupés, mystifiés,
trahis.
Pour faire la preuve de cette fausse réalité,
Carrère raconte qu'un jour, pendant l'écriture de
L'adversaire, il a lu « qu'une photo de grand format
représentant [l'OMS] était encadrée au mur du salon
où [Jean-Claude Romand] a tué sa mère. [Sur cette photo]
une croix marquait, sur la façade, la fenêtre de son
bureau316(*) ».
Tout semble véridique, mais a posteriori nous savons qu'il n'en
est rien, puisque Romand n'a jamais travaillé pour l'OMS. Toujours selon
Bertrand Gervais, les proches de Jean-Claude Romand ont été
bernés : « Le monde réel, le monde des
sensations n'est qu'un écran de fumée qui maintient dans
l'aliénation ses sujets. Ce qu'ils pensent vivre n'est qu'une illusion
préparée à leur intention317(*). » Sur ce point, Jean
Baudrillard va encore plus loin - et nous sommes proche, ici, de la
pensée de l'auteur américain Philip K. Dick -, disant en effet
que : « la réalité est une illusion, et toute
pensée doit chercher d'abord à la démasquer [...] C'est le
monde lui-même qui doit se révéler non comme
vérité, mais comme illusion318(*) ».
Nous avons mentionné que Carrère n'est pour rien
dans l'uchronie présente dans L'adversaire, puisque c'est
Romand qui en est l'auteur. Toutefois, Carrère va quelque peu jongler
avec ce concept. Comme tout bon auteur d'uchronie, il spécule. Et si le
soir du meurtre de sa femme, suppose Carrère, une querelle avait
éclaté entre Romand et son épouse ? Et si après que
celle-ci lui ait dit avoir découvert ses mensonges il avait
décidé de la tuer ? Ce scénario est parfaitement plausible
et, qui plus est, fort probable, mais il n'y a pas de témoin :
Florence est morte et Romand, quant à lui, répond qu'il ne se
souvient de rien :
Je ne peux pas dire avec certitude qu'elle n'a pas eu lieu,
mais je ne me la rappelle pas [...] Je suis incapable de dire ce qui s'est
passé entre le moment où je consolais Florence sur le
canapé et celui où je me suis réveillé avec le
rouleau à pâtisserie taché de sang entre les
mains319(*).
Ainsi, Carrère imagine ce qui a pu se passer. Il met en
scène des scénarios vraisemblables pour combler les vides
laissés par Romand. Mais comme le souligne Annie Oliver : «
[...] c'est là un travail d'un romancier et non de biographe.320(*) » Il va de soi qu'il
n'est pas question ici d'une uchronie au sens propre puisqu'elle n'implique pas
un événement public. Alors en quoi la « possible »
querelle du couple Romand peut-elle être considérée comme
une uchronie ? Tout simplement, comme le souligne Pierre Versins, parce
« le nombre des causes découpables est infini, pour la seule
raison que la compréhension causale sublunaire, autrement dit
l'histoire, est description et que le nombre de descriptions possible d'un
même événement est indéfini321(*). » En d'autres
mots, tous les possibles demeurent possibles. Chaque événement
pourrait avoir été autre.
Nicolas Boileau écrit dans son Art
poétique : « Le vrai peut quelquefois n'être pas
vraisemblable322(*)
» et les exemples tirés de cette maxime abondent dans ce
récit factuel qu'est L'adversaire. Toujours selon Annie Oliver,
« Le faux docteur Romand, si proche, était plus crédible que
le Romand menteur, escroc et assassin323(*). » Carrère, quant à lui, confirme
en quelque sorte ces dires, car selon lui, « sous le faux docteur Romand
il n'y avait pas de vrai Jean-Claude Romand324(*) ». Quand son plus fidèle ami, Luc
Ladmiral, nous dit que « leurs vies se ressemblaient [et que] Jean-Claude
était devenu une sommité de la recherche, fréquentant des
ministres et courant les colloques internationaux325(*)... », tout n'est que
falsification. Tout semble vrai, mais tout est faux. Quant à la mort
providentielle de Pierre Crolet, beau-père de Jean-Claude Romand, alors
que celui-ci « est tombé dans l'escalier de sa maison où il
se trouvait seul avec son gendre326(*) », personne, à part Romand bien
sûr, ne peut être certain des faits, bien qu'il soit peu probable
qu'il s'agisse d'une pure coïncidence. Évidemment, qu'il soit
responsable ou non du décès de M. Crolet ne change rien à
l'histoire. Toutefois, si le père de Florence n'était pas mort,
tout aurait pu être très différent. Il aurait
insisté pour récupérer une partie de son argent,
prétendument placé dans un compte bancaire en Suisse, aurait
demandé des comptes à son gendre et ce dernier, incapable de lui
rendre son argent, aurait peut-être été dans l'obligation
d'avouer. Par conséquent, tous les événements
ultérieurs (les meurtres) n'auraient probablement pas eu lieu. Il va de
soi, qu'ici, tout comme le fait Carrère, nous spéculons, mais
c'est bien ce que font les uchronistes : ils spéculent sur les
probabilités, sur les diverses plausibilités, sur les nombreux et
presque infinis possibles d'un passé autre que le nôtre, autre que
celui que l'on connaît. Comme l'affirme Denis Guiot, dans son article sur
l'uchronie :
Il est un fait que nous ne pouvons agir sur ce qui a
été. Tout au plus, dans sa tentative d'explicitation du
passé, l'historien peut faire varier certains paramètres et
imaginer ce qui aurait pu se passer. Car l'intérêt que l'on porte
à l'histoire est tout soutenu du sentiment que les choses eussent pu
être autres327(*).
2.6.2 Le « et si... » dans L'adversaire
Par conséquent, avec Carrère, nous passons d'un
mode conditionnel avec le « et si... » à un mode
circonstanciel avec le « comme si... ». En effet, dans La
moustache, le protagoniste n'a d'autres choix de faire comme s'il
s'était réellement rasé la moustache ; dans La
classe de neige, le jeune Nicolas, en créant un monde imaginaire,
va faire comme si... tout était réel. Dans L'adversaire,
Carrère fera du mode circonstanciel l'une des pierres angulaires de son
récit. « Parce que cela s'est passé ou parce que, le temps
de la lecture, on fait comme si328(*) », Jean-Claude Romand, en jouant le rôle
du médecin pendant près de 20 ans, a fait « comme si...
».
Même Carrère se prêtera à ce petit
jeu uchronique : suite à sa lettre envoyée à
Jean-Claude Romand pour lui proposer d'écrire son histoire,
Carrère se demande, « [et] si par extraordinaire Romand accepte de
me parler [et] si le juge d'instruction, le Parquet ou son avocat ne s'y
opposent pas [et] si, comme il est plus probable, Romand ne me répond
pas, j'écrirai un roman «inspiré» de cette
affaire329(*)... »
C'est d'ailleurs ce que fera Carrère avec La classe de
neige.
De par la présence répétée du mode
conditionnel dans le récit L'adversaire, Emmanuel
Carrère démontre bien toute l'importance accordée, en
matière d'uchronie, à cette question centrale qu'est le « et
si... ». Et si... Romand n'avait pas menti ? Et si... il n'avait pas
tué toute sa famille ? Et si... il était allé passer
l'examen de deuxième année de médecine ? Et si... il
avait passé le concours des Eaux et forêts ? Et si... il
avait tout avoué ? Et si... les gens qui le connaissaient avaient
été moins crédules, plus curieux ? Et si... tout cela
avait eu lieu, le cours de l'histoire, du moins celle de Jean-Claude Romand et
de certaines autres personnes, aurait été changé. Mais
alors, force est de constater que la structure du monde uchronique
présente dans L'adversaire ne saurait pas advenue.
Malgré la présence du « et si...», démontrant
plutôt une vision hypothétique, transitive et fictionnelle du
récit, cela ne change rien à l'emploi du « comme si »,
qui tend plutôt à démontrer une vision authentique,
réflexive et factuelle du récit. Or, le « comme si »
s'avère être le point d'ancrage de cette structure de monde
uchronique présente dans L'adversaire.
2.6.3 Hasard et déterminisme dans
L'adversaire
Lorsque l'on aborde l'hypothèse des possibles parmi les
possibles, comme ce fut le cas dans le chapitre précédent, on ne
peut faire abstraction de la question du hasard et du déterminisme. Mais
qu'en est-il vraiment du hasard dans l'oeuvre de Carrère ? Et en
quoi va-t-il servir ses protagonistes ? Comme nous l'avons
déjà dit, et principalement lorsqu'il est question d'uchronie, on
ne peut passer outre les infinis possibles liés au hasard.
Avec L'adversaire, il est clair que le hasard a
joué un rôle déterminant dans la vie de Jean-Claude Romand.
Sans les improbables et innombrables concours de circonstances, Romand n'aurait
jamais été en mesure de mentir pendant une si longue
période. Peut-on parler de chance inouïe ? Il faudrait presque
parler de « miracle », tant les lois de la probabilité
étaient largement en sa défaveur. On ne peut que rester perplexe
devant le fait que personne ne s'est aperçu qu'il mentait
effrontément !
Romand va passer toute sa vie à attendre dans
l'angoisse le moment où il devra rendre des comptes et où il sera
contraint de se suicider : « cent fois un miracle, ou le hasard, l'y
avait fait échapper330(*) », lit-on dans L'adversaire. Romand
semble donc assujetti à une série de hasards qui font de lui le
« héros d'une tragédie, poussé par une
fatalité obscure331(*) ». Annie Oliver, dans son essai sur
L'adversaire, dira à propos du hasard que :
toutes les rencontres qui auraient pu démasquer
l'imposteur ne se sont jamais produites. Le hasard, la coïncidence, le
destin, peut-être, ont joué un tel rôle dans le cours des
événements, que l'énigme de la non-découverte des
mensonges de Romand devient une question centrale332(*)...
C'est d'ailleurs ce qui va particulièrement intriguer
Emmanuel Carrère et le forcer à écrire sur le sujet. En
effet, dans l'affaire Romand, ce n'est pas l'assassinat de toute la famille qui
étonne le plus mais le fait que Romand ait pu mentir pendant dix-huit
ans sans que ni l'administration, universitaire ou fiscale, ni ses proches ne
pensent une seule fois à vérifier ses dires, sans que le moindre
hasard ne le démasque. Telle est la véritable «
énigme » de cette histoire.
On peut dès lors supposer qu'Emmanuel Carrère se
soit demandé en quoi l'existence de Romand était
préalablement déterminée. Et comment faire la part des
choses entre le déterminisme et le libre arbitre, entre la
causalité et la contingence dans ce qu'il est convenu d'appeler «
le destin tragique de Jean-Claude Romand » ? Tout d'abord, il nous semble
évident que les causes de ses choix ont, dans une large mesure,
inévitablement amené l'effet prévu. Par exemple, lorsque
Romand a fait le choix de mentir à tous, il devenait inéluctable
que l'effet de cette cause soit négatif à long terme et que cela
appelle une fin attendue : « Il savait que son histoire à lui
ne pouvait pas bien finir333(*) » et « sans savoir d'où le premier
coup allait venir, il savait que la curée approchait334(*) ». Fatalisme ou
déterminisme ? Peu importe, Romand sait très bien que l'effet
suit la cause et que le hasard et les lois de la probabilité vont finir
par jouer. D'ailleurs, Clément Rosset, lorsqu'il nous dit qu' « il
est certain qu'on n'échappe pas au destin qui fait que le soi est le
soi, et que l'unique est l'unique. [Et qu'] on sera donc soi, de toute
façon335(*)
», met de l'avant l'hypothèse que Jean-Claude Romand ne pouvait
éternellement échapper à son propre destin, qu'il devait
un jour ou l'autre faire face à l'adversité, malheureusement au
détriment de plusieurs membres de sa famille. Toutefois, Rosset
allègue que, dans tout destin, « deux itinéraires sont [...]
possibles : le simple, qui consiste à accepter la chose [et] le
compliqué, qui consiste à la refuser336(*)... » Romand a
également eu à faire ce choix puisque « d'un
côté s'ouvrait le chemin normal [et] de l'autre, ce chemin
tortueux du mensonge337(*)». Romand a opté pour le second choix ;
il a préféré compliquer la situation en refusant le destin
qui lui était dévolu.
2.6.4 Les mondes possibles dans L'adversaire
Mais l'uchronie, vous en conviendrez, n'est qu'une
chimère, un fantasme. D'ailleurs, Denis Guiot, affirme que «
l'uchronie ne saurait prétendre à la moindre parcelle de
réalisme puisque, le temps de l'histoire étant linéaire,
il ne peut exister qu'un seul passé, et il est immuable338(*) ». Quand bien
même Jean-Claude Romand, confortablement assis dans sa cellule, voudrait
changer le cours de l'histoire, revenir en arrière et refaire le
passé, il serait utopique de sa part de simplement l'envisager.
« Ce qui est fait, ne peut être
défait339(*)
» nous confirme Carrère. Le passé reste immuable, on ne peut
le changer. « Tout est possible avant le choix, écrit
Jankélévitch, mais à partir de l'actualisation, la
puissance devient impuissance devant l'impossibilité de n'avoir pas
choisi ce qu'elle a choisi340(*). »
Dans une certaine mesure, nous sommes d'accord avec ce
principe. Romand, selon toute vraisemblance, n'a pas su faire les bons choix.
S'il avait passé son examen de médecine, il n'y aurait
probablement pas eu de crime. Or, avec la bifurcation que son mensonge
amène, nous sommes en présence de ce que Henri Poincaré va
qualifier de théorie du chaos341(*). Ce point de bifurcation, cette divergence, à
partir d'un événement minime (« Que son réveil
n'ait pas sonné ou qu'il n'ait pas voulu l'entendre, il s'est
levé trop tard pour passer une des épreuves de ses examens de
seconde année342(*) »), va provoquer une succession
d'événements et ceux-ci, en atteignant un point critique, vont
prendre des proportions gigantesques : « Le matin du samedi 9 janvier
1993 [...] Jean-Claude Romand tuait sa femme et ses enfants343(*) ». À partir de
ce point, toute prédiction quant à l'évolution des faits
demeure impossible à déterminer (personne ne pouvait envisager un
tel drame à partir d'une cause si anodine) : « ce
n'était pas une catastrophe : il lui manquait seulement quelques
points pour être admis344(*) ». On voit comment une petite incertitude sur
la condition initiale donne, au bout d'un certain temps, une imprécision
tout à fait inacceptable. De là vient la rencontre entre deux
notions contradictoires : le déterminisme et le hasard, puisqu'une
décision initiale purement déterministe a pu engendrer un
véritable chaos après un certain laps de temps.
Ceci prouve bien qu'« on ne peut rien faire en vue de
produire le passé tel qu'il a effectivement été
plutôt que tel qu'il aurait dû être [et que] le passé
est contrefactuellement indépendant de l'action
présente345(*)
». Jean-Claude Romand ne s'est pas levé pour se rendre aux examens
de médecine, c'est un état passé - un fait observable mais
non modifiable - et nous n'y pouvons rien. Toutefois, plusieurs
possibilités s'offraient à Romand afin de lui éviter
d'engendrer le chaos qui le mènera au meurtre et ainsi modifier un
état futur non encore observable. Romand n'avait effectivement plus
aucun pouvoir de changer le passé tel qu'il avait été,
mais il possédait toujours celui de modifier le futur en créant
ou en introduisant une différence dans son monde, ne serait-ce que pour
réparer un passé à tout jamais immuable. Car, comme le
mentionne Pastor, dans son ouvrage sur la temporalité : « Ce
qui est possible prend de l'ampleur au fur et à mesure que le temps et
le nombre de paramètres augmentent346(*). » L'exemple que nous donne ici Carrère
démontre bien tous les possibles envisageables à partir du point
d'altération :
Si la puérilité même de son mensonge le
rendait inavouable [...] il lui restait la ressource de [...] dire qu'il avait
été collé. S'il n'osait pas plus [...] avouer un
échec qu'une dérobade, celle d'aller trouver une autorité
universitaire [...] et négocier un rattrapage [...] aurait
été préférable à ce qu'il a fait347(*)...
La bifurcation a eu lieu, Romand a
préféré rester au lit plutôt que d'aller aux examens
de médecine, tout va s'enclencher et amener le protagoniste à
générer une explosion. Pourtant, comme nous l'avons vu, les
possibles sont infinis à partir du point d'altération. Romand se
retrouvait donc devant de multiples possibilités afin de créer un
futur autre que celui dont il sera l'auteur puisque, sans contester la
linéarité de l'existence, celle-ci est sujette à de
perpétuelles bifurcations dans le temps, et ces dernières
proposent, à chaque état de choses, des possibles multiples qui
feront en sorte de modifier le futur de façon constante. En empruntant
les propos de Carrère, nous pourrions établir une analogie entre
l'existence de Jean-Claude Romand, à partir du point
d'altération, et la conception de l'histoire pour un uchroniste :
« la trajectoire de l'uchroniste ne peut pas être une ligne,
ralliant au plus vite le poteau d'arrivée. Elle est [...] une suite de
points innombrables et, à partir de chacun de ses points, une multitude
de possibles rayonne en liberté348(*) ». Il en est de même pour Renouvier quand
il affirme que l'uchronie (historique et personnelle)
est permise à un certain point de vue, en raison de la
facilité que la logique et la morale nous donnent de dichotomiser les
résolutions humaines en les ramenant en chaque cas à la question
de faire ou ne pas faire un acte défini. Mais, au vrai, les
manières possibles d'agir sont multipliées et se croisent en bien
des sens avant d'aller à un résultat net349(*).
Sacha Bourgeois-Gironde arrive à la même
conclusion quand il confirme qu'« on ne peut pas changer le passé.
Si une chose est arrivée, elle est arrivée et on ne peut faire en
sorte qu'elle ne le soit pas350(*) », et Carrère, dans La classe de
neige, réitère presque mot pour mot les propos de
Bourgeois-Gironde concernant la fixité du passé :
« C'est arrivé, on n'y peut rien, on ne peut rien y
changer351(*) ».
Néanmoins, le futur s'avère modifiable.
Nous voguons constamment entre plusieurs univers
parallèles, et tout comme les personnages créés par
Emmanuel Carrère, et principalement Jean-Claude Romand (puisqu'il s'agit
d'un récit factuel), chacune de nos décisions prises suite
à un événement déterminé peut nous conduire
dans deux ou plusieurs situations aux conséquences différentes et
qui connaîtront chacune une existence propre. Pastor se demande :
le possible se règle-t-il toujours sur un schéma
temporel pré-établi ? Ne dit-on pas d'ailleurs qu'on manque
d'imagination lorsqu'on se représente l'avenir sur le modèle
exclusif du passé ? Ou bien encore sur ce que nous connaissons là
au moment où nous parlons, sans présager de ce qui nous
dépasse352(*).
Nous serions enclins à répondre oui et non.
D'une part, il est vrai que tous les possibles sont tributaires, en quelque
sorte, d'un schéma temporel déjà existant, puisque chacun
de nos gestes est en rapport avec un passé ou un présent bien
établis. Mais, d'autre part, il est primordial de bien comprendre
qu'à l'inverse chaque état antérieur ou chaque état
présent ne cautionne pas qu'une seule ligne de possible, mais bien
plusieurs alternatives. Il serait donc fallacieux d'imaginer que chacun des
futurs possibles soit en rapport avec un passé qui lui est propre
puisque le passé cautionne un futur aux infinies possibilités. Le
philosophe Michel Onfray appuie cette thèse lorsqu'il affirme que «
les événements à venir sont forcément liés
aux faits passés [mais] nous devons comprendre que, dans une large
mesure, le futur est - en principe comme en pratique - totalement
imprévisible353(*) ». Quant à L'adversaire, la
preuve en est établie, Jean-Claude Romand n'avait plus aucun recours
afin de changer l'état de fait qui avait enclenché le processus
uchronique, le point d'altération, la bifurcation. Si tel avait
été le cas, nous devrions user du « et si... il était
devenu médecin » plutôt que du « comme si... il
était devenu médecin ». Devant une telle
éventualité, nous serions témoins d'une double uchronie,
et par le fait même, l'invraisemblable histoire de Jean-Claude Romand
n'aurait plus sa raison d'être. Cependant, tel n'est pas le cas ; le
passé étant immuable, Romand a fait « comme si... ».
Mais un fait demeure, le futur de Romand, tout en étant
imprévisible, était modifiable à l'infini. À chaque
instant de sa vie, il aurait pu modifier ce qui a été, mais il a
préféré jouer le jeu jusqu'au tout dernier moment,
jusqu'au dénouement fatal, jusqu'au point de non-retour...
Conclusion
Tout comme L'adversaire, les trois romans et la
biographie de Dick présentent un univers uchronique où le
réel et l'imaginaire s'entremêlent et où les protagonistes
ne font plus la différence entre le vrai et le faux. Dans ce
passé immuable (on ne peut « faire que n'ait pas été
ce qui avait été354(*)»), une bifurcation a eu lieu, un point de
divergence dans le cours de l'histoire des protagonistes, qui fait en sorte que
leur futur n'est plus le même, leur avenir n'est plus ce qu'il aurait
dû être, ou du moins... ce qu'il aurait pu être.
Comme nous avons pu le constater avec L'adversaire,
la divergence, ou le point d'altération, peut toucher non seulement
l'Histoire avec un grand « H », mais l'histoire d'un individu ou d'un
groupe de personnes : on peut l'interpréter comme étant une
uchronie personnelle. Elle se caractérise par un bouleversement, non de
l'Histoire, mais de l'existence propre à chacun de nous. D'ailleurs,
l'uchronie ne fait-elle pas partie de nos vies, de façon quotidienne ?
N'avons-nous jamais dit : « Ah ! Si j'avais su, j'aurais
fait... ». Là, tapie dans l'ombre, ne peut-on déceler
quelques traces d'uchronie ? Emmanuel Carrère, qui a
déjà énoncé que l'uchronie n'est qu'un jeu de
l'esprit, affirme « qu'on peut [y] jouer en se servant de l'histoire
universelle ou de chaque instant de sa propre vie355(*)». C'est ce qui est au
coeur des oeuvres d'Emmanuel Carrère et, qui plus est, de
L'adversaire.
Les psychiatres Denis Toutenu et Daniel Settelen,
chargés d'étudier le cas Romand, en sont arrivés à
la conclusion que « Romand fonctionn[ait] dans le «comme si».
[Qu']il viv[ait] comme s'il était en couple. [Qu']il se comport[ait]
comme s'il était père356(*) ». Cela démontre, dans un certain sens,
que Romand ne parvenait plus à faire la distinction entre le réel
et l'imaginaire. Il semblait vivre dans un monde parallèle, un univers
bien à lui. En fait, une très large partie de l'existence de
Jean-Claude Romand prenait forme dans une structure du monde autre que celle
que nous connaissons. De là le concept uchronique : Romand faisait
« comme si... ». Comme s'il était devenu
médecin, comme s'il ne mentait pas, comme s'il n'arnaquait personne,
etc.
Pour emprunter les propos d'Emmanuel Carrère, ce qui va
propulser les personnages de ses romans dans un univers uchronique et pour la
plupart vers un point de non-retour, c'est que « l'ordre du monde [a]
subi un dérèglement à la fois abominable et
discret357(*) ».
Quant à Jean-Claude Romand, ce maître de l'imposture va tout
simplement créer sa propre uchronie en
cré[ant] un monde, crédible et vraisemblable,
dans lequel il est non pas ce qu'il est véritablement devenu, mais ce
qu'il aurait dû devenir [faisant] co-exister dans un même espace,
dans une même réalité historique et sociale, deux univers
antithétiques : l'un où il est médecin à
carrière internationale, l'autre où il n'est rien, rien d'autre
qu'un sujet errant dans un labyrinthe aussi vaste que le monde358(*).
Conclusion
Dans le cadre de ce travail, nous avons tenté de
comprendre l'obsession d'Emmanuel Carrère pour le thème de la
bifurcation. En effet, cette thématique s'avère être la
pierre angulaire de toute l'oeuvre de Carrère. L'omniprésence de
la bifurcation fait en sorte que, dans chacune de leur vie, ses personnages
voient leur existence chamboulée par l'entrée en scène
d'une faille dans l'histoire. Cette disjonction va provoquer des changements
majeurs qui auront des répercussions insoupçonnées.
De plus, nous avons vu que la bifurcation est fondée sur
trois principes formels que sont la dichotomie, la mythomanie et l'uchronie. Il
y a récurrence quant à la présence de ces trois principes
dans l'oeuvre de Carrère.
Dans la première partie de ce travail, nous avons
étudié la structure du mythomane. Dans un premier temps, il a
été question des fondements du mensonge. Quelles en sont les
diverses composantes : comment le menteur vit-il en société
et qu'en est-il du paradoxe du mensonge à soi-même ? Nous avons vu
que la part de vérité est non négligeable au sein du
mensonge. En effet, le mensonge se doit d'être le plus vrai possible tout
en étant le contraire de ce que l'on est censé dire. Si le
mensonge se marie étroitement avec la vérité, il en est
encore plus complexe ! Sartre confirme que le mensonge ne peut vivre sans la
vérité puisque « l'essence du mensonge implique, en effet,
que le menteur soit complètement au fait de la vérité
qu'il déguise [...], la niant dans ses paroles et niant pour
lui-même cette négation359(*) ». Nous avons donc une situation où le
mensonge doit être non seulement intentionnellement l'inverse de la
vérité, mais la remplacer à juste titre et convaincre
aussi bien sinon mieux qu'elle. Quoi qu'il en soit, nous ne pouvons nous
dissocier du mensonge. Il conditionne nos vies. Il serait utopique de croire
que nous pouvons nous passer de mentir en société.
Les mensonges que nous faisons à autrui pour
paraître supérieurs sont parfois un moyen indirect de nous
rehausser dans notre propre estime : après avoir inculqué
à autrui une opinion favorable de nous-mêmes, nous y
adhérons, et cela constitue, à la limite, un mensonge à
nous-même. Nous avons constaté que ce mensonge était en
fait un réel paradoxe, tel celui d'Épiménide le
Crétois qui déclare : « Tous les Crétois sont
menteurs », comme si nous disions : « Je mens en ce moment
même ». Il y a aberration dans ces deux énoncés et,
comme le souligne Marcel Côté, : « Chacune des
prémisses, parce qu'elle conduit à une conséquence qui
l'invalide, est fondée sur l'obligation absolue d'admettre l'autre qui
lui est contradictoire.360(*) »
Par la suite, il a été question du mensonge chez
l'enfant. Nous avons étudié ses diverses caractéristiques
et en quoi le mensonge, voire la mythomanie, sont si importants dans le
développement de la personnalité.
Nous avons ensuite tenté de répondre à
deux questions fondamentales. D'une part, qu'est-ce que la mythomanie ?
D'où vient-elle ? En quoi la mythomanie est-elle pathologique ? Que
représente la mythomanie du point de vue psychiatrique et peut-on en
guérir ? Et, d'autre part, qu'est-ce qu'un mythomane ? Comment et
pourquoi devenons-nous mythomane ? En quoi l'auditoire devient-il essentiel
pour le sujet mythomane ? Qu'arrive lorsqu'il est découvert et comment
réagit-il ?
Ainsi, nous avons montré que la mythomanie est une
pathologie née d'un besoin irrépressible de mentir. La mythomanie
semble satisfaire un besoin d'équilibre mental, en permettant au
mythomane de fuir une réalité qu'il reconnaît par ailleurs
en son for intérieur. Au niveau psychiatrique, la mythomanie se situe
entre la névrose et la psychose, en ce sens qu'il y a refoulement de la
personnalité. Le délire mythomaniaque fait en sorte que le sujet
vit une existence parallèle. Nous avons observé d'une part
qu'avec la mythomanie, le malade se retrouve victime de l'image qu'il projette,
mais, d'autre part, qu'il prend un certain plaisir à croire en sa
fabulation. D'ailleurs, Boris Cyrulnik nous confie que : « Plus on
ment, plus le réel est cohérent, policé,
supportable.361(*)
» Le mythomane ment afin de pouvoir vivre sa vie et ainsi la rendre
supportable. N'ayant pas la force d'exister dans le réel, le sujet
mythomane ne sait pas réellement qui il est. Il devient l'acteur d'un
univers imaginaire qu'il a lui-même créé de toutes
pièces.
Tout comme l'enfant, le mythomane confond la
réalité et la fiction, ayant parfois de la difficulté
à faire la part des choses entre ce qui est vrai et ce qui est faux.
Mais ce qui s'avère le plus important pour lui, ce qui lui permet de
fabuler à sa guise et de faire en sorte que sa pathologie devienne un
mode de vie, c'est son public. Sans un auditoire pour ajouter foi au
délire du mythomane, celui-ci se voit dans l'impossibilité de
poursuivre. Le mythomane sans spectateurs se retrouve seul sur la scène
de son univers imaginaire, il n'a alors d'autre choix que de cesser de jouer.
Marcel Eck comparait d'ailleurs le jeu du mythomane à celui d'un
comédien en mentionnant qu'« Il y a une sorte d'exhibitionnisme
théâtral dans la mythomanie. Ce goût du rôle à
jouer est souvent du ressort de la comédie, mais peut tourner à
la tragédie.362(*) » N'est-ce pas ce qui est survenu dans
l'affaire Romand ?
En outre, il a été prouvé qu'un
mythomane, pris en flagrant délit, n'a qu'une seule possibilité,
mentir de nouveau. Et rien ne sert de l'en dissuader, car le sujet mythomane
est incapable de comprendre la situation. La seule porte qui s'ouvre à
lui, c'est la réitération du mensonge. C'est pourquoi « le
mythomane évite toujours avec soin et le plus souvent avec succès
de situer sa fabulation dans un domaine où il pourrait être
contredit à coup sûr par l'un de ses auditeurs. 363(*)»
Par conséquent, force est de constater que la
différence fondamentale entre le mensonge et la mythomanie, et bien que
dans certains cas la ligne de démarcation soit assez mince, est, pour le
premier, de l'ordre de la tromperie, de la duperie, du jeu, alors que pour le
second, elle est de l'ordre de l'inconscient, de l'incoercible et du fantasme.
Pour le menteur, le mensonge sert à construire une vérité,
alors que pour le mythomane, c'est la vérité qui sert de base
à la construction de son mensonge. L'un vit dans la
réalité, l'autre dans l'imaginaire. Le mensonge est normal, la
mythomanie est, quant à elle, pathologique...
Au cours du deuxième chapitre, nous avons vu
qu'Emmanuel Carrère, dans son désir d'expliquer l'inexplicable,
met en scène une bataille que se livrent les forces du bien et du mal.
Il le fait dans une tentative de délimiter, même
approximativement, la zone où l'individu bascule dans un espace de
non-retour, d'erreur et de folie « ordinaire ».
Dans son roman La moustache, la mythomanie est
imbriquée dans un univers d'étrangeté, où l'on ne
peut guère être certain de celui qui ment, tous les personnages
étant disposés au mensonge. Toutefois, Agnès
s'avère posséder les caractéristiques principales du
parfait mythomane. Mais tout se joue autour d'un imbroglio, à partir du
moment où le personnage principal se rase la moustache. Tout chavire, le
récit tout simple se transforme en un univers kafkaïen où le
réel et l'imaginaire s'emboîtent l'un dans l'autre.
Avec Hors d'atteinte ?, nous avons pu constater que
le mensonge servait avant tout à cacher une double existence, celle de
Frédérique, qui voit sa vie chamboulée lorsqu'elle
franchit pour la première fois les portes d'un casino. Dès lors,
Frédérique va créer, inventer, fabuler, simuler, jouer
avec toutes les facettes du mensonge afin de couvrir sa double vie, et cacher
sa nouvelle grande passion : le jeu. Mais comme tous les romans de
Carrère, la fin est souvent abrupte, et le retour à la
réalité tout particulièrement laborieux...
Avec La classe de neige, Carrère a su
créer un roman claustrophobique, un roman qui nous rappelle nos plus
profondes angoisses, nos peurs primaires, celles de l'enfance. Avec un
père tueur d'enfants comme toile de fond, le jeune Nicolas, afin de se
soustraire à une existence qui ne lui convient pas, va plonger dans un
monde fantasmatique, où l'imaginaire fracasse les cadres de la simple
rêverie. Ici, plus que dans tout autre roman de Carrère, Nicolas
prend ses rêves pour des réalités. Ses angoisses prennent
forme, ses hallucinations prédominent sur le réel qui ne semble
plus avoir d'emprise sur lui.
Pour conclure, nous pouvons affirmer que la structure du
personnage mythomane accède, avec le jeune Nicolas, à un
degré supérieur par rapport aux autres personnages des romans
précédents ; Nicolas se nourrit, se meut, respire, vit par son
imaginaire. C'est l'essence même de sa vie. Or, cette mythomanie va
atteindre son paroxysme dans la personne de Jean-Claude Romand. D'ailleurs,
Emmanuel Carrère dira qu'il a « souvent pensé au personnage
de L'adversaire comme s'il était un peu l'enfant de La
classe de neige grandi. Quelqu'un de replié depuis longtemps dans
une espèce d'autisme, enfermé en soi.364(*) »
Un vieil adage nous informe que « la
réalité dépasse la fiction ». Ce proverbe s'applique
très bien à la figure de Jean-Claude Romand, le mythomane, le
maître de l'imposture, l'escroc, l'assassin, et nous pourrions continuer
de l'affubler de plusieurs autres sobriquets peu élogieux. Cet homme est
l'image de tous les personnages fictionnels créés par Emmanuel
Carrère. Nous l'avons maintes fois mentionné, Jean-Claude Romand
est le prolongement de ce qui a tant obsédé l'auteur. Non
seulement le prolongement, mais l'achèvement, puisque Romand ferme la
boucle de ce que Carrère considère comme la fin d'un processus
qui a débuté avec La moustache. Carrère
lui-même a dit, suite à la sortie de L'adversaire :
« J'ai la conviction que ce livre met fin à un cycle. Ma
fascination pour la folie, la perte de l'identité, le mensonge, c'est
fini.365(*) »
Romand évolue en effet dans un monde parallèle
qui se désagrège peu à peu, dont toutes les limites et les
barrières morales se délitent. La folie de Romand pourrait
trouver son origine dans une dépression post-adolescente qui l'a
poussé à mentir sur un examen, comme beaucoup de gens ont pu
l'expérimenter. Il n'est pas la seule personne a avoir menti à
propos d'une note ; seulement Romand n'a jamais su dire la vérité
et s'est enfoncé toute sa vie dans les conséquences de cet acte
insignifiant. C'est le mensonge comme principe de vie appliqué au
quotidien.
Dans cette analyse en profondeur de L'adversaire,
nous avons vu que le mensonge est un moyen redoutable pour Jean-Claude Romand.
Il lui permet de dominer sa famille, puis son entourage, tout en ne se
confrontant jamais à la réalité et aux autres comme
interlocuteurs possibles. Il s'est institué lui-même comme son
propre créateur omnipotent, et jamais contrarié.
Pendant près de vingt ans, sans que personne ne l'en
soupçonne, Romand est parvenu à construire un mensonge sur lequel
reposait l'intégralité de sa vie : « Il aurait
préféré souffrir pour de bon du cancer que du mensonge -
car le mensonge était une maladie, avec son étiologie, ses
risques de métastases, son pronostic vital réservé -, mais
le destin avait voulu qu'il attrape le mensonge et ce n'était pas sa
faute s'il l'avait attrapé.366(*) » Même pris au piège, sentant que
la fin est proche et qu'il risque d'être découvert à tout
instant, « que son imposture allait être percée à
jour367(*) »,
Romand n'arrive toujours pas à abdiquer. Comme le mentionne si bien
Carrère, il « se conduisait comme un roi de jeu d'échec qui,
menacé de toutes parts, n'a qu'une case où aller : objectivement,
la partie est perdue, on devrait abandonner, mais on va quand même sur
cette case, ne serait-ce que pour voir comment l'adversaire va la
piéger.368(*)
» Les psychiatres Toutenu et Settelen répondraient pour leur part
que Romand n'a jamais pu avouer, car prisonnier de son image narcissique. Selon
eux, « dans un système complètement narcissique, perdre la
face, perdre son image, équivaut à tout perdre.369(*) » C'est sans doute pour
cette raison que Jean-Claude Romand a opté pour les meurtres : il
ne voulait pas avoir à dévoiler cette image de mythomane
narcissique dont il était en quelque sorte la victime. Plutôt la
mort que la déchéance honteuse...
Mais qu'en est-il aujourd'hui ? Romand se sert-il encore du
mensonge ? Est-il guéri ? Malgré une rédemption douteuse
vers une nouvelle quête spirituelle, Romand se ment-il encore à
lui-même ? Une chose est certaine, les psychiatres responsables du cas
Romand sont unanimes :
Il (Romand) lui sera à tout jamais impossible [...]
d'être perçu comme authentique et lui-même a peur de ne
jamais savoir s'il l'est. Avant on croyait tout ce qu'il disait, maintenant on
ne croit plus rien et lui-même ne sait que croire, car il n'a pas
accès à sa propre vérité mais la reconstitue
à l'aide des interprétations que lui tendent les psychiatres, le
juge, les médias.370(*)
Maintenant, plus aucune confiance ne lui est acquise (hormis
les membres des Intercesseurs : les gens qui le visitent en prison).
Romand est non seulement prisonnier au sens propre, mais également au
figuré : il est prisonnier de sa propre image. Et la question que
l'on est en droit de se poser, et à laquelle Emmanuel Carrère a
tenté de répondre dans L'adversaire, est : pourquoi
Jean-Claude Romand est-il devenu ce qu'il est ? Selon Carrère, « il
est impossible de penser à cette histoire sans se dire qu'il y a un
mystère et une explication cachée. Mais le mystère, c'est
qu'il n'y a pas d'explication et que, si invraisemblable que cela paraisse,
cela s'est passé ainsi.371(*) » Par conséquent, ni Carrère, ni
l'armée de psychiatres délégués à
l'instruction de son procès, ne sauront quels étaient ses
véritables motifs.
En tout dernier lieu, nous avons analysé la dichotomie
dans la relation entre Emmanuel Carrère, l'écrivain, et
Jean-Claude Romand, personnage de L'adversaire. Cette figure
dichotomique est partagée entre le réel et l'imaginaire, entre
l'auteur et sa création. Emmanuel Carrère est
obsédé, fasciné, obnubilé par Jean-Claude Romand.
Romand est entré dans sa vie telle une bifurcation, une faille dans
l'existence de l'auteur. À partir du 13 janvier 1993, après avoir
« lu le premier article de Libération consacré
à l'affaire Romand372(*) », la vie de l'écrivain n'est plus la
même. À partir de ce jour, il est incapable de se défaire
de l'emprise de Romand. Ce dernier fera d'ailleurs partie du quotidien de
l'auteur pendant sept années. Au cours de cette période, il va
chausser les souliers de Romand afin de comprendre ce qui se passait dans sa
tête. De l'enfance de Romand jusqu'au drame final, Carrère va
entrer dans la peau de l'assassin et tenter d'expliquer l'inexplicable et
comprendre l'incompréhensible. Mais Carrère, après un long
périple, découvrira un chemin sans issu, des questions sans
réponses. Les similitudes entre Carrère et Romand n'ont fait que
démontrer qu'un monde sépare l'auteur du personnage. D'un
côté, nous avons un écrivain célèbre, un
« homme libre », un « mari et [...] père de famille
heureux373(*) », et
de l'autre, un imposteur, un assassin qui a tué toute sa famille
après leur avoir menti pendant dix-huit ans. L'un mène une vie
ancrée dans le réel, l'autre, dans l'imaginaire. Bertrand Gervais
écrira d'ailleurs à ce sujet que « l'un a simplement pris le
chemin de la littérature tandis que l'autre s'est inventé une vie
sans fond.374(*)
»
Dans la deuxième partie de l'étude, nous avons
tenté d'y voir plus clair quant à cette structure du monde que
l'on nomme uchronie, présente dans presque toute l'oeuvre d'Emmanuel
Carrère et tout particulièrement dans le récit dont nous
traitons ici : L'adversaire. Nous avons tout d'abord
abordé la question de l'origine de l'uchronie, de ses diverses
composantes (le point d'altération, l'uchronie pure, l'uchronie
personnelle) ainsi que de quelques-unes de ses distinctions (voyages dans le
temps, univers parallèles, récits révisionnistes). Nous
avons montré que le concept d'uchronie est fondé dans une large
mesure sur une faille dans l'histoire, une bifurcation dans le cours du temps,
et qu'à partir de ce point précis, tout bascule, plus rien n'est
ce qu'il aurait dû être. Charles Renouvier a dit, à propos
de l'uchronie, qu'elle n'est que l'« histoire, mêlée de
faits réels et d'événements imaginaires [dont
l'écrivain se sert pour écrire] l'histoire, non telle qu'elle
fut, mais telle qu'elle aurait pu être... 375(*)» Emmanuel
Carrère, quant à lui, précise que l'uchronie
représente « le signal de la bifurcation, le moment contingent
où [l'auteur] choisit de quitter l'histoire connue 376(*)». À titre
d'exemple uchronique, Carrère, dans L'adversaire,
présuppose un des multiples possibles en nous proposant une vision de ce
qu'aurait pu être la vie de Florence si elle n'avait pas connu
Jean-Claude Romand ou, selon une perception dichotomique de l'uchronie, si elle
avait choisi le chemin A au lieu du chemin B :
Elle semblait promise à une vie sans histoire [elle
aurait fait] des études supérieures pas trop poussées, le
temps de se trouver un mari solide et chaleureux comme elle ; deux ou trois
beaux enfants qu'on élève dans de fermes principes [...] un train
de vie en progression modérée mais constante ; puis le
départ des enfants, un à un, leurs mariages [...] le mari [qui]
prend sa retraite [...] la maison trop grande, les jours trop longs, les
visites des enfants trop rares [...] une brève aventure [...] et un jour
[...] on apprend qu'on a un cancer et que voilà, c'est fini, dans
quelques mois on sera enterrée. Une vie ordinaire, mais elle aurait su y
adhérer... 377(*)
Cet exemple ne représente qu'un seul des possibles
parmi une infinité, mais Florence a, à son insu,
pénétré dans un univers uchronique créé de
toutes pièces par son mari, Jean-Claude Romand. Elle fut bernée
par celui-ci durant toute sa vie et on peut penser qu'elle est morte sans
savoir qu'elle avait vécu dans un monde faux, un monde imaginaire,
qu'elle avait été un personnage catapulté en pleine
uchronie !
Nous nous sommes également posé la question de
la validité des faits historiques. Vivons-nous dans un monde uchronique
? Avons-nous été bernés par les historiens ? Pouvons-nous
vraiment nous fier aux écritures canoniques ? Jésus-Christ a-t-il
vraiment existé ? Devrions-nous illusoirement croire tout ce qui est
écrit dans nos livres d'histoire ? Voilà beaucoup de questions
qui demeurent sans réponses véritables. Tout n'est
peut-être pas tel qu'il paraît. Dans sa biographie sur Philip K.
Dick, Carrère expose une des conceptions de la réalité
telle que l'imaginait l'auteur de science-fiction. En effet, pour Dick,
non seulement [...] le réel est impossible à
appréhender directement, puisque filtré par la
subjectivité de chacun, mais encore [...] le consensus à peu
près général à son sujet résulte d'une
tromperie. Ce que tous les êtres raisonnables, par-delà leurs
différences de perception et de jugement, s'accordent à
considérer comme la réalité n'est qu'une illusion, un
simulacre ourdi soit par une minorité pour abuser la majorité,
soit par une puissance extérieure pour abuser tout le monde. Ce que nous
appelons la réalité n'est pas la
réalité378(*).
Dans L'adversaire, tous les proches de Romand ont
été bernés, ils ont tous cru à l'histoire de cet
étonnant imposteur. « [Romand] assistait aux cours,
fréquentait la bibliothèque universitaire. Il avait sur sa table,
dans son studio, les mêmes manuels et polycopiés que les autres et
continuait à prêter ses notes aux étudiants moins
consciencieux que lui379(*). » Alors comment aurait-on pu mettre en
doute la validité des faits ? Tout semblait si réel. Florence
« lui faisait [même] réviser ses questions
d'internat380(*) » et Romand a été
jusqu'à « boucl[er] le cycle complet des études de
médecine...381(*) » Tout a été savamment
élaboré par Romand. Il a pensé à tout : le
faux cancer, les prétendus placements, les meurtres, et un incroyable
hasard a fait le reste. Il a joué la carte de la simulation pendant
près de vingt ans et il a réussi. Personne n'a douté un
seul instant que tout n'était qu'illusion et qu'ils avaient
été trompés, mystifiés, abusés... Lorsque
« chacun se demandait : comment avons-nous pu vivre si longtemps
auprès de cet homme sans rien soupçonner ? 382(*)», ils ne pouvaient
croire que la vérité n'était en fait qu'un leurre et
qu'ils furent tous entraînés dans une uchronie
machiavélique dont la seule porte de sortie était... la mort.
Toutefois, on ne peut totalement négliger le mode
conditionnel dans les oeuvres de Carrère. À travers plusieurs
exemples, nous avons montré que le « que serait-il
arrivé si... » est en soi la question fondamentale de tout
structure uchronique et, bien que n'étant pas la question centrale, nous
avons vu à quel point elle demeure omniprésente et importante
chez Carrère et comment ce dernier se sert de ce principe pour aborder
la structure du temps uchronique dans L'adversaire.
La situation est d'autant plus étrange dans le cas
Romand qu'il s'agit d'une vie réelle : ce n'est pas Carrère
qui crée la bifurcation, qui force Romand à ne pas se rendre
à son examen de médecine, c'est Romand lui-même. En fait,
elle surgit du fait d'avoir menti sur sa présence à l'examen !
Pour être encore plus précis, nous pouvons avancer l'idée
que c'est le mensonge, plutôt que Romand lui-même, qui crée
la bifurcation. C'est Romand, par son mensonge, qui ouvre la brèche, qui
invente sa propre uchronie et qui décide du point d'altération
dans le cours de son existence. L'auteur ne fait qu'exposer les faits.
Nous avons par la suite essayé de cerner la part du
hasard et du déterminisme dans l'existence de l'homme (et par
conséquent celle de Jean-Claude Romand). Nous nous sommes rendu à
l'évidence que le hasard a été déterminant dans la
vie de Romand à un point tel qu'il nous est presque possible de parler
de « miracle ». Néanmoins, nous avons vu que
plusieurs auteurs croient que le hasard est un leurre, qu'il ne peut y avoir
d'effets sans cause et que, par conséquent, tout est
déterminé. Mais si toute notre existence est déterminante,
alors qu'advient-il de notre avenir ? Peut-on prévoir ce que sera notre
futur ? Nous avons montré que le déterminisme se confrontait
à certaines limites et qu'il n'avait vraisemblablement aucun pouvoir sur
l'avenir. Selon les dires de Marcel Conche sur ce sujet : « La
représentation de l'avenir s'accompagne de la conscience de
possibilités, en ce sens que ce qui est à venir peut devenir
présent et se présenter, mais peut aussi ne pas devenir
présent, en ce sens donc que cela peut «arriver» ou «ne
pas arriver»... 383(*)» Seul l'homme semble posséder le pouvoir
de faire en sorte qu'un « devenir » soit possible.
Conjointement à cette notion de hasard, nous avons
abordé ce que le célèbre mathématicien
français, Henri Poincaré, va désigner comme la
théorie du chaos, ou plus communément l'effet papillon. Nous
avons appliqué cette théorie au cas Romand : le simple fait
de ne pas se lever de son lit un matin va engendrer un événement
majeur imprévisible, le meurtre de toute une famille. En d'autres mots,
si Jean-Claude Romand avait mis les pieds hors du lit ce matin-là pour
aller passer son examen et devenir médecin, le drame aurait sans doute
été évité. Ce qui atteste une fois de plus
l'imprévisibilité du futur ; il nous est totalement impossible de
prévoir ce qu'il adviendra.
Tout au long de cette étude, il a été
montré que la bifurcation était au centre de toute l'oeuvre
d'Emmanuel Carrère. Partant de ce principe, nous avons analysé
les trois structures assujetties à la bifurcation, soit celle de la
dichotomie, de la mythomanie et de l'uchronie. À travers l'oeuvre
d'Emmanuel Carrère, et principalement de L'adversaire, nous
avions comme mandat de comprendre les raisons de cette étrange obsession
de l'auteur pour la bifurcation. Nous croyons avoir mené à bien
ce travail. En effet, chacun des personnages de Carrère bifurque,
créant par conséquent une uchronie temporelle. Et chacun se
retrouve catapulté dans un univers où le mensonge est
omniprésent. Cette dichotomie, qui est celle de
l'altérité, fait en sorte qu'Emmanuel Carrère devient le
double de Jean-Claude Romand.
Nous pouvons en conclure que, dans l'oeuvre d'Emmanuel
Carrère, le mensonge engendre la bifurcation qui, elle, engendre
l'uchronie.
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* 2 Emmanuel Carrère
est né à Paris le 9 décembre 1957. Il fut d'abord
journaliste à Télérama avant de devenir
écrivain. Il a d'abord écrit un essai sur le cinéaste
Werner Herzog (1982), et un second sur l'uchronie, intitulé
Le détroit de Behring : Introduction à l'uchronie
(1986). Cet essai a obtenu le Grand Prix de la science-fiction
française et le prix Valery Larbaud en 1987. Il est également
l'auteur d'une biographie sur le célèbre écrivain de
science-fiction, Philip K. Dick, Je suis vivant et vous êtes
mort (1993). Il a écrit les romans L'amie du jaguar
(1983), Bravoure (prix Passion 1984, prix de la Vocation 1985), La
moustache (1986), Hors d'atteinte ? (1988), qui a obtenu
le prix Kléber Haedens, La classe de neige (prix Femina 1995),
et finalement L'adversaire (2000). De plus, il a écrit des
scénarios pour la télévision à partir d'oeuvres de
George Simenon, de Pierre Loti et de Louis Hémon, entre autres, et
co-écrit le scénario de La classe de neige (1988). Et
finalement, le scénario de La moustache (2005), dont il signe
la réalisation. Deux films ont été tirés de
L'adversaire : L'emploi du temps de Laurent Cantet et
L'adversaire de Nicole Garcia qui est une adaptation fidèle du
livre de Carrère. On peut dire de lui qu'il est un écrivain
atypique puisque la plupart de ses romans développent, de manière
très précise et argumentée, à la limite du
borgésien, une interrogation angoissante sur l'identité,
l'être et le paraître, l'illusion et le sens de la
réalité.
* 3 Emmanuel Carrère,
L'adversaire, Paris, Coll. Folio, 2000, p. 46.
* 4 Le Petit Robert,
Paris, 1987, p. 536.
* 5 Alain Fontaine, La
dichotomie humaine, Québec, Bien public Trois-Rivières,
1997, p. 9.
* 6 Juan David Nasio (sous la
dir.), Les grands cas de psychose, Paris, Payot, 2000, p. 207.
* 7 Emmanuel Carrère,
Le détroit de Behring : Introduction à l'uchronie,
Paris, P.O.L., 1986, p. 9.
* 8 Ibid., p. 9.
* 9 Marcel Côté.
« Narcisse et la philosophie : Le paradoxe du mensonge à
soi-même ». Mémoire de maîtrise, Montréal,
Université du Québec à Montréal, 1981, p. 50.
* 10 Paul Ekman,
Menteurs et mensonges : comment les détecter, Paris,
Pierre Belfond, 1985, p. 21.
* 11 Ibid.
* 12 Marcel Eck,
Mensonge et vérité, Paris, Casterman, Coll. Feuilles
Familiales, 1965, p. 42.
* 13 Jean M. Sutter, Le
mensonge chez l'enfant, Paris, PUF, 1956, p. 9.
* 14 Hannah Arendt, Du
mensonge à la violence : essais de politique contemporaine,
Paris, Presses Pocket, Col. Agora, 1989 [1972], p. 12.
* 15 Côté,
op. cit., p. 3.
* 16 Guy Durandin, Les
fondements du mensonge, Paris, Flammarion, 1972, p. 195.
* 17 Eck, op. cit.
p. 3.
* 18 Ibid., p.
112.
* 19 Boris Cyrulnik
interviewé par Hélène Mathieu. (2006). Boris
Cyrulnik : « La mythomanie est fondatrice de notre
destin ». Extrait le 8 novembre 2006,
http://www.psychologies.com/cfml/article/c_article.cfm?id=2033
* 20 Durandin, op.
cit., p. 28.
* 21 Odile Dot, Du petit
mensonge à la mythomanie, Paris, Marabout, 1985, p. 58.
* 22 Boris Cyrulnik,
préface de Le Bienfaiteur de Philippe Romon, Paris L'Archipel,
2002, p. 11.
* 23 Dot, op. cit., p.
92.
* 24 Cf. Jean Piaget,
Psychologie et pédagogie, Paris, Denoël, Coll.
Folio/Essais, 1988 [1969].
* 25 Ernest Dupré,
Pathologie de l'imagination et de l'émotivité, Paris,
Payot, Coll. Bibliothèque scientifique, 1925, p. 235.
* 26 Cyrulnik, op.
cit., p. 17.
* 27 Ekman, op. cit.,
p. 20.
* 28 Eck, op. cit., p.
117.
* 29 Durandin,
op.cit., p. 261.
* 30 Sandrine Blanchard et
Virginie Malingre, « La mythomanie, «cache-misère» et
défense contre un sentiment d'infériorité », Le
Monde (Paris), 15 juillet 2004, p. 6.
* 31 Ibid.
* 32 Dot, op. cit., p.
152-153.
* 33 Ibid., p. 153.
* 34 Sutter, op,
cit., p. 78.
* 35 Cyrulnik, op. cit., p.
12.
* 36 Eck, op. cit.,
p. 114.
* 37 Durandin, op.
cit., p. 348.
* 38 Michel Neyraut, Le
transfert : Étude psychanalytique, Paris, PUF, p. 198.
* 39 Eck, op. cit., p.
114.
* 40 Durandin, op.
cit., p. 67.
* 41 Ibid., p. 136.
* 42 Bertrand, Gervais,
« L'obsession. Figure du mythomane en père
meurtrier », in Figures, lectures - logiques de
l'imaginaire, tome I, Le Quartanier, coll. Erres Essais, 2006, p. 108.
* 43 Ibid., p.
111.
* 44 Gervais, op.
cit., p. 115.
* 45 Emmanuel
Carrère, La moustache, Paris, P.O.L., Coll. Folio, 1986, p. 20,
34, 38, 44, 52 et 112.
* 46 Sigmund Freud,
L'inquiétante étrangeté : et autres essais,
Paris, Gallimard, 1988 [1919], Coll. Folio/essais, p. 251.
* 47 Carrère, La
moustache, op. cit., p. 38.
* 48 Ibid., p. 38,
39.
* 49 Durandin, op.
cit., p. 348.
* 50 Carrère, La
moustache, op. cit., p. 64.
* 51 Ibid., p.
99.
* 52 Il s'agit du film
américain People Will Talk (On murmure dans la ville) de Joseph
L. Mankiewicz, sortie le 3 octobre 1952 et mettant en vedette Cary Grant.
* 53 Carrère, La
moustache, op. cit., p. 49.
* 54 Ibid., p.
118.
* 55 Ibid.. p.
120.
* 56 Ibid., p.
110.
* 57 Emmanuel
Carrère, Hors d'atteinte ?, Paris, P.O.L., Coll. Folio, 1988,
p. 246.
* 58 Ibid., p.
207.
* 59 Goldschläger,
op. cit., p. 9.
* 60 Côté,
op. cit., p. 5.
* 61 Carrère,
Hors d'atteinte ?, op. cit., p. 162.
* 62 Ibid., p.
162.
* 63 Ibid., p.
163.
* 64 Ibid., p.
163.
* 65 Ibid., p.
211.
* 66 Ibid., p.
212.
* 67 Ibid.
* 68 Ibid., p. 213,
214.
* 69 Sutter, op.
cit., p. 10.
* 70 Ibid., p.
22.
* 71 Cyrulnik, op.
cit., p. 11.
* 72 Emmanuel Carrère,
La classe de neige, Paris, P.O.L., Col. Folio, 1995, p. 15.
* 73 Ibid., p. 40.
* 74 Ibid.
* 75 Ibid., p. 44.
* 76 Ibid., p. 49.
* 77 Ibid., p. 75.
* 78 Ibid., p. 99.
* 79 Dot, op. cit., p.
153.
* 80 Sutter, op. cit.,
p. 76.
* 81 Carrère, La
classe de neige, op. cit., p. 101.
* 82 Ibid.
* 83 Ibid.
* 84 Ibid., p.
100-101.
* 85 Ibid., p. 101.
* 86 Ibid.
* 87 Côté, op.
cit., p. 60, 61.
* 88 Goldschläger, op.
cit., p. 9.
* 89 Carrère, La
classe de neige, op. cit., p. 120.
* 90 Ibid.
* 91 Ibid., p. 121.
* 92 Ibid., p. 130.
* 93 Ibid., p. 132.
* 94 Ibid., p. 133.
* 95 Ibid., p. 134.
* 96 Ibid., p.
142-143.
* 97 Cyrulnik, op.
cit., p. 10.
* 98 Sutter, op.
cit., p. 152.
* 99 Ibid.
* 100 Carrère,
L'adversaire, op. cit., p. 54.
* 101 Ibid.
* 102 Ibid.,
p.52.
* 103 Ibid.
* 104 Ibid., p.
53.
* 105 Ibid.
* 106 Denis Toutenu et
Daniel Settelen, L'affaire Romand : Le narcissisme criminel, Paris,
L'Harmattan, 2003, p. 64.
* 107 Cyrulnik, op.
cit., p. 15.
* 108 Annie Oliver,
L'Adversaire : Emmanuel Carrère, Paris, Hatier, Coll.
Profil d'une oeuvre, 2003, p. 49.
* 109 Carrère,
L'adversaire, op. cit., p. 74.
* 110 Ibid., p.
76.
* 111 Carrère,
L'adversaire, op. cit., p. 57.
* 112 Il faut bien faire la
distinction entre mythomanie et bovarysme. Le bovarysme est un
néologisme construit à partir du personnage d'Emma Bovary dans le
roman éponyme de Flaubert. Le bovaryste rêve sa vie plutôt
que de la vivre. Mais est-il toujours question de pathologie ? Certes oui, mais
le bovarysme va du jeu le plus innocent à la fabulation la plus proche
du délire, tels celui qui se prend pour Napoléon ou
Jésus-Christ. Selon Marcel Eck, le sujet atteint de bovarysme est «
incapable d'être soi-même, [il] endosse la personnalité
d'autrui à travers laquelle il camoufle ce qu'il est réellement ;
il ment ainsi à autrui en substituant plus ou moins consciemment une
image à ce qu'il est réellement. » (op. cit., p.
124) Bien que la ligne de démarcation entre le bovarysme et la
mythomanie soit mince, nous croyons que Romand souffrait davantage de
mythomanie puisqu'il était tout de même partiellement conscient de
ne pas être l'image qu'il projetait aux yeux des autres. Malgré la
difficulté à faire la distinction entre ce qui est réel et
ce qui est du ressort de l'imaginaire, Romand savait pertinemment qu'il
n'était pas médecin. Il jouait consciemment un rôle, mais
un rôle qu'il a pris un peu trop au sérieux.
* 113 Ibid., p.
12.
* 114 Ibid., p.
17.
* 115 Ibid., p.
25.
* 116 Ibid., p.
94.
* 117 Ibid., p.
77.
* 118 Dot, op.
cit., p. 153.
* 119 Sutter,
op.cit., p.80.
* 120 Ibid., p.
86.
* 121 Jean-Jacques
Wunenberger, cite Blaise Pascal, L'imaginaire, Paris, PUF, Coll. Que
Sais-je ?, 2003, p. 74.
* 122 Eck, op.
cit., p. 120.
* 123 Carrère,
L'adversaire, op. cit., p. 103.
* 124 Durandin, op.
cit., p. 21.
* 125 Louis-Paul ROURE,
Mensonge et simulation : aspects psychiatriques et criminologiques de
la sincérité, Paris, Masson, Coll. Médecine et
psychothérapie, 1996, p. 2.
* 126 Carrère,
L'adversaire, op. cit., p. 107.
* 127 Ibid.
* 128 Phyllis Greenacre,
« Les imposteurs », in L'identification : l'autre, c'est
moi, Paris, Tchou, 1978, p. 267.
* 129 Ibid., p.
274.
* 130 Goldschläger,
op. cit., p. 12.
* 131 José M. R.
Delgado. 1985. « Bases biologiques du réel et de l'imaginaire
», In Imaginaire et réalité : Colloque
international pluridisciplinaire sur le role de l'esprit en science
(Colloque de Washington), sous la dir. de Jean Emile Charon ,
Paris, A. Michel, p. 51.
* 132 Toutenu et Settelen,
op.cit., p. 46.
* 133 Carrère,
L'adversaire, op. cit., p. 70.
* 134 Ibid., p.
126.
* 135 Jean Baudrillard,
Simulacres et simulation, Paris, Galilée, Col. Débats,
1981, p. 12.
* 136 Carrère,
L'adversaire, op. cit., p. 182.
* 137 Baudrillard, op.
cit., p. 178.
* 138 Ibid., p.
179.
* 139 Carrère,
L'adversaire, op. cit., p. 99-100.
* 140 Durandin, op.
cit., p. 348-349. (c'est nous qui soulignons)
* 141 Cook, « Le
postmodernisme et le décès du mensonge », in Le
mensonge, op.cit., p. 105.
* 142 Carrère,
L'adversaire, op. cit., p. 86.
* 143 Ibid., pp.
118-119.
* 144 Ibid., p.
122.
* 145 Ibid., p.
123.
* 146 Ekman, op.
cit., p. 48.
* 147 Ibid., p.
81.
* 148 Toutenu et Settelen,
op.cit., p. 22.
* 149 Ibid.
* 150 Ibid.
* 151 Carrère,
L'adversaire, op. cit., p. 179.
* 152 Ibid., p.
180.
* 153 Ibid., p.
181.
* 154 Sami Ali, Corps
réel, corps imaginaire : pour une épistémologie du
somatique, Paris, Dunod, Coll. Psychismes, 1998, p. 123.
* 155 Clément
Rosset, Le réel et son double : Essai sur l'illusion,
Paris, Gallimard, 1993, p. 111.
* 156 Louis Lavelle,
L'erreur de Narcisse, Paris, Bernard Grasset, 1939, p. 19.
* 157 Carrère,
L'adversaire, op. cit., p. 116.
* 158 Toutenu et Settelen,
op.cit., p. 70.
* 159 Cyrulnik, op.
cit., p.18.
* 160 Sutter,
op.cit., p. 78.
* 161 Carrère,
L'adversaire, op. cit., p. 105.
* 162 Ibid.
* 163 Eck, op. cit.,
p. 46.
* 164 Carrère,
L'adversaire, op. cit., p. 133.
* 165 Ibid., p.
146.
* 166 Ibid., p.
148.
* 167 Ibid., p.
135.
* 168 Toutenu et Settelen,
op.cit., p. 70.
* 169 Carrère,
L'adversaire, op. cit., p. 144.
* 170 Ibid.
* 171 Ibid., p.
146.
* 172 Carrère,
L'adversaire, op. cit., p. 220.
* 173 Carrère,
L'Adversaire, op. cit., p. 40-46.
* 174 Carrère,
Interview par Jean-Pierre Tison dans la revue Lire, février
2000.
* 175 Oliver, op.
cit., p.53.
* 176 Franck Wagner, «
Le «roman» de Romand », in Roman 20-50, no
34, décembre 2002, p. 109.
* 177 Carrère,
L'adversaire, op. cit., quatrième de couverture.
* 178 Ibid., p.
152.
* 179 Ibid., p.
160-161.
* 180 Ibid., p.
167.
* 181 Carrère,
Interview, op. cit.
* 182 Carrère,
L'adversaire, op. cit., p. 198.
* 183 Ibid., p.
33.
* 184 Ibid., p.
34.
* 185 Ibid., p.
32.
* 186 Ibid., p.
33.
* 187 Ibid., p.
71-72.
* 188 Ibid., p.
44.
* 189 Ibid., p.
45.
* 190 Ibid., p.
99.
* 191 Ibid.
* 192 Ibid., p.
36.
* 193 Ibid., p.
36-37.
* 194 Ibid., p.
40.
* 195 Ibid., p.
41.
* 196 Ibid.
* 197 Ibid., p.
192.
* 198 Ibid., p.
214.
* 199 Ibid., p.
215.
* 200 Ibid., p. 216.
* 201 Carrère,
Interview, op. cit.
* 202 Cyrulnik, op.
cit., p. 15.
* 203 Éric B.
Henriet, L'histoire revisitée : Panorama de l'uchronie sous
toutes ses formes, Paris, Encrage, 1999, p. 13.
* 204 Marc Angenot,
« L'Uchronie, histoire alternative et science-fiction »,
Imagine n° 14, Dossier Uchronie (automne 1982), p. 28.
* 205 Pierre Versins,
Encyclopédie de l'utopie, des voyages extraordinaires et de la
science fiction, Paris, l'Âge d'homme, Lausanne, 1972. p. 906.
* 206 Angenot, loc.
cit., p. 30.
* 207 Charles Renouvier,
Uchronie, Paris, Fayard, 1988 [1876], p. 469.
* 208 Henriet, op.
cit., p. 15.
* 209 Denis Guiot, «
Faire de l'uchronie », Mouvance n°5, juillet 1981, p.
29.
* 210 Pierre Corbeil,
« L'uchronie : une ancienne science inspire un nouveau
sous-genre », Solaris n° 110 (été 1994), p.
29.
* 211 Ibid.
* 212 Ibid.
* 213 Darko Suvin,
« L'Uchronie, histoire alternative et science-fiction »,
op. cit., p. 31.
* 214 Ibid.
* 215 Carrère,
Le détroit de Béhring, op. cit., p. 15.
* 216 Ibid., p.
16.
* 217 Henriet, op.
cit., p. 48.
* 218 Carrère,
Le détroit de Béhring, op. cit., p. 39.
* 219 Henriet, op.
cit., p. 48.
* 220 Ibid., p.
75.
* 221 Ibid., p.
76. Éric B. Henriet cite Pierre Barbet, tiré d'un interview in
Présence d'Esprits n°7 (juillet 1995).
* 222 Ibid., p.
123.
* 223 Ibid., p.
86. Éric B. Henriet cite Stéphane Nicot et Éric Vial.
* 224 Pierre Versins,
op. cit., p. 905.
* 225 Carrère,
Le détroit de Béhring, op. cit., p. 13.
* 226 Henriet, op.
cit., p. 79. Dans un même ordre d'idée, on pourrait
également citer l'oeuvre de Dominique Noguez, Les Trois Rimbaud
(1986), qui relate la (fausse) vie du célèbre poète et,
également, celle des Vies imaginaires (1957) de Marcel Schwob
qui propose une courte biographie (fictive) de quelques personnages
historiques. Schwob mentionne, dans sa préface, que « l'art du
biographe consiste justement dans le choix. Il n'a pas à se
préoccuper d'être vrai ; il doit créer dans un chaos de
traits humains. [...] Il n'est pas utile qu'elle soit pareille à celle
qui fut créée jadis par un dieu supérieur, pourvu qu'elle
soit unique, comme toute création ». (Paris, Gallimard, p.
16). Nous ne sommes pas loin de l'uchronie.
* 227 Ibid., p.
27.
* 228 Corbeil, op.
cit., p. 29.
* 229 Henriet, op.
cit., p. 29.
* 230 Carrère,
Le détroit de Béhring, op. cit., p. 75.
* 231 Ibid.,
p. 28.
* 232 Ibid., p.
29.
* 233 René
Descartes, Méditations métaphysiques, Paris, Librairie
Générale Française, Coll. Classiques de la philosophie,
1990 [1641], p. 31.
* 234 Ibid., p.
50.
* 235 Ibid.
* 236 Ibid.
* 237 Cf, Platon, La
République, Livres VII : 514a - 517a, Paris, Hatier, Coll. Les
Classiques de la philosophie, 2000.
* 238 Carrère,
Le détroit de Béhring, op. cit., p. 29.
* 239 Ibid.
* 240 Serge Perraud, «
L'uchronie : pour une histoire différente », op.
cit., p. 40.
* 241 Carrère,
Le détroit de Béhring, op. cit., p. 32.
* 242 Baruch de Spinoza,
L'Ethique, I, Paris, du Seuil, Coll. L'ordre philosophique, 1988,
prop. 33.
* 243 Paul Césari,
Les déterminismes et la contingence, Paris, PUF, Coll. Nouvelle
Encyclopédie Philosophique, 1950, p. 48.
* 244 Sacha
Bourgeois-Gironde, Temps et causalité, Paris, PUF, Coll.
Philosophie, 2002, p. 15.
* 245 Ibid., p.
85.
* 246 Ibid.
* 247 Cf. George Orwell,
1984, Paris, Gallimard, Coll. Folio, 2002 [1948], 439 p.
* 248 Ibid., p.
62.
* 249 Ibid., p.
117.
* 250 Ibid., p.
56.
* 251 Bourgeois-Gironde,
op. cit., p. 30.
* 252 Ibid., p.
62.
* 253 David Ruelle, «
Hasard et chaos », in Le hasard aujourd'hui, Paris, du Seuil,
Coll. Point Science, 1991, p. 173.
* 254 Ibid., p.
174.
* 255 Carrère,
Le détroit de Béhring, op. cit., p. 78.
* 256 Roger Caillois,
Ponce Pilate, Paris, Gallimard, Coll. L'Imaginaire, 1995 [1961], 149
p.
* 257 Eric-Emmanuel
Schmitt, La part de l'autre, Paris, Le Livre de Poche, 2003. 491 p.
* 258 Bourgeois-Gironde,
op. cit., p. 7.
* 259 Ibid.
* 260 Ibid., p.
59-60.
* 261 Marc Wetzel, Le
temps, Paris Quintette, Col. Philosopher, 2003, p. 9-10.
* 262 Carrère,
Le détroit de Béhring, op. cit., p. 75.
* 263 Ibid., p.
104.
* 264 Renouvier, op.
cit., p. 467.
* 265 Carrère,
Le détroit de Béhring, op. cit., p. 104.
* 266 Henriet, op.
cit., p. 201.
* 267 Carrère, La
moustache, op. cit., p. 9.
* 268 Ibid., p.
10.
* 269 Ibid., p.
26-27-31.
* 270 Ibid., p.
70-71.
* 271 Ibid., p.
157.
* 272 Ibid., p.
145.
* 273 Ibid., p.
79.
* 274 Ibid.
* 275 Ibid., p.
64.
* 276 Ibid., p.
11.
* 277 Ibid., p.
81-82.
* 278 Ibid., p.
90-103.
* 279 Ibid., p.
103-104.
* 280 Ibid., p.
108.
* 281 Ibid., p.
118-119.
* 282 Ibid., p.
161.
* 283 Ibid., p.
34.
* 284 Ibid., p.
156.
* 285 Carrère,
Hors d'atteinte ?, op. cit., p. 31.
* 286 Ibid., p.
74.
* 287 Ibid., p.
212.
* 288 Ibid., p.
219-220.
* 289 Ibid., p.
207.
* 290 Ibid., p.
156.
* 291 Ibid., p.
220.
* 292 Ibid., p.
246.
* 293 Emmanuel
Carrère, Je suis vivant et vous êtes morts : Philip K.
Dick 1928-1982, Paris, Éditions du Seuil, Coll. Points, 1993, p.
89, 90.
* 294 Ibid., p.
90.
* 295 Ibid., p.
259.
* 296 Ibid., p.
260.
* 297 Ibid., p.
261.
* 298 Ibid.
* 299
Ibid., p. 83.
* 300 Ibid.
* 301 Ibid.
* 302 Dick, Philip K.
Nouvelles, tome 1 : 1947 - 1953, Préface d'Emmanuel
Carrère, Paris, Denoël, Coll. Lune d'Encre, 2006.
* 303 Carrère,
Interview par Jean-Pierre Tison, op. cit.
* 304 Carrère,
La classe de neige, op. cit., p. 16.
* 305 Ibid. p. 45.
(c'est nous qui soulignons)
* 306 Ibid., p.
100.
* 307 Ibid., p.
87.
* 308 Ibid., p.
84.
* 309 Ibid., p.
83.
* 310 Ibid., p.
86-87.
* 311 Perraud, loc.
cit., p. 36.
* 312 Carrère,
Le détroit de Béhring, op. cit., p. 76.
* 313 Ibid., p.
102.
* 314 Gervais, op.
cit., p. 118.
* 315 Ibid., p.
86.
* 316 Carrère,
L'Adversaire, op. cit., p. 45.
* 317 Gervais, op.
cit., p. 122.
* 318 Jean Baudrillard,
La pensée radicale, Paris, Sens & Tonka , Coll. Morsure,
1994, p. 19.
* 319 Carrère,
L'adversaire, op. cit., p. 161.
* 320 Oliver, op.
cit., p. 17.
* 321 Versins, op.
cit., p. 907.
* 322 Nicolas Boileau,
L'Art poétique, Paris, Bordas, 1984 [1676], p. 28.
* 323 Oliver, op.
cit., p. 11.
* 324 Carrère,
L'adversaire, op. cit., p. 99-100.
* 325 Ibid., p.
13.
* 326 Ibid., p.
107.
* 327 Guiot, op.
cit., p. 27.
* 328 Carrère,
Le détroit de Béhring, op. cit., p. 107.
* 329 Carrère,
L'adversaire, op. cit., p. 37.
* 330 Ibid., p.
135.
* 331 Ibid., p.
108.
* 332 Oliver, op.
cit., p. 65.
* 333 Carrère,
L'adversaire, op. cit., p. 100.
* 334 Ibid., p.
148.
* 335 Rosset, op.
cit., p. 96.
* 336 Ibid.
* 337 Carrère,
L'adversaire, op. cit., p. 76.
* 338 Guiot, loc.
cit., p. 28.
* 339 Carrère,
Le détroit de Béhring, op. cit., p. 52.
* 340 Ibid.,
Emmanuel Carrère cite Vladimir Jankélévitch, p. 52-53.
* 341 Mis en
évidence par « l'effet papillon » de Edward Lorenz
selon lequel « Le battement d'ailes d'un papillon peut
provoquer une tempête aux antipodes. »
* 342 Carrère,
L'adversaire, op. cit., p. 68.
* 343 Ibid., p.
9.
* 344 Ibid., p.
68.
* 345 Bourgeois-Gironde,
op. cit., p. 61.
* 346 Jean-Philippe Pastor,
Devenir et temporalité : Les créations possibles chez
Cornélius Castoriadis, Paris, Moon Stone, 2003, p. 31.
* 347 Carrère,
L'adversaire, op. cit., p. 76.
* 348 Carrère,
Le détroit de Béhring, op. cit., p. 91.
* 349 Renouvier, op.
cit., p. 468.
* 350 Bourgeois-Gironde,
op. cit., p. 85.
* 351 Carrère,
La classe de neige, op. cit., p. 109.
* 352 Pastor, op.
cit., p. 90.
* 353 Michel Onfray,
Antimanuel de philosophie : Leçons socratiques et
alternatives, Paris, Bréal, 2002, p. 215.
* 354 Carrère,
Le détroit de Béhring, op. cit., p. 144.
* 355 Ibid., p.
107.
* 356 Toutenu et Settelen,
op. cit., p. 66.
* 357 Carrère,
La moustache, op. cit., p. 145.
* 358 Gervais, op.
cit., p. 119.
* 359 Jean-Paul Sartre,
L'être et le néant : essai d'ontologie
phénoménologique, Paris, Gallimard, 1976 [1943], p. 83.
* 360 Côté,
op. cit., p. 40.
* 361 Cyrulnik, op.
cit., p. 15.
* 362 Eck, op. cit.,
p. 112.
* 363 Sutter, op.
cit., p. 78.
* 364 Carrère,
Interview par Jean-Pierre Tison, op.cit.
* 365 Ibid.
* 366 Carrère,
L'adversaire, op. cit., p. 82.
* 367 Ibid., p. 133.
* 368 Ibid., p.
147.
* 369 Toutenu et Settelen,
op.cit., p. 69.
* 370 Carrère,
L'adversaire, op. cit., p. 184.
* 371 Ibid., p.
94.
* 372 Ibid., p. 9.
* 373 Carrère,
L'adversaire, op. cit., p. 41.
* 374 Gervais, op.
cit., p.130.
* 375 Renouvier,
Ibid., p. 10.
* 376 Carrère, Le
détroit de Béhring, op. cit., p. 86.
* 377 Carrère,
L'adversaire, op. cit., p. 63-64.
* 378 Carrère, Je
suis vivant et vous êtes morts, op. cit., p. 98.
* 379 Carrère,
L'adversaire, op. cit., p. 85.
* 380 Ibid., p.
86.
* 381 Ibid.
* 382 Ibid. p. 25.
* 383 Marcel Conche, Temps
et destin, Paris, PUF, Coll. Perspectives critiques, 1992, p. 165.
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