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L'art de la bifurcation : dichotomie, mythomanie et uchronie dans l'oeuvre d'Emmanuel Carrère

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par Mario Touzin
Université du Québec à Montréal - Maîtrise en Etudes Littéraires 2007
  

Disponible en mode multipage

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UNIVERSITÉ DU QUÉBEC À MONTRÉAL

L'ART DE LA BIFURCATION :

MYTHOMANIE ET UCHRONIE

DANS L'oeUVRE D'EMMANUEL CARRÈRE

MÉMOIRE

PRÉSENTÉ

COMME EXIGENCE PARTIELLE

DE LA MAÎTRISE EN ÉTUDES LITTÉRAIRES

PAR

MARIO TOUZIN

OCTOBRE 2007

TABLE DES MATIÈRES

RÉSUMÉ v

INTRODUCTION 1

PREMIÈRE PARTIE

LA MYTHOMANIE 6

CHAPITRE I 

DU MENSONGE À LA MYTHOMANIE 8

1.1.1 Le mensonge à soi-même 9

1.2 Le mensonge chez l'enfant 10

1.2.1 Pourquoi l'enfant ment-il ? 11

1.3 La mythomanie : représentation et interprétation 12

1.3.1 Mensonge et mythomanie 12

1.3.2 Mythomanie et psychiatrie 13

1.4 Le mythomane : entre réalité et fiction 14

1.4.1 Le mythomane et son auditoire 15

1.4.2 Qu'arrive-t-il lorsque le mythomane est découvert ? 16

1.4.3 Le mythomane est-il sociable ? 17

Conclusion 18

CHAPITRE II

LA MYTHOMANIE DANS L'oeUVRE DE CARRÈRE 19

2.1 La Moustache 20

2.2 Hors d'atteinte ? 23

2.3 La classe de neige 25

2.4 L'Adversaire 30

2.4.1 Romand et le mensonge infantile 31

2.4.2 Romand, un criminel : crédulité, simulation, escroquerie 33

2.4.3 Le réel et l'imaginaire chez Romand 36

2.4.4 Romand et le paradoxe du menteur 39

2.4.5 Le narcissisme chez Romand 41

2.4.6 Mensonge, mensonge, qui es-tu ? 43

2.5 Emmanuel Carrère vs Jean-Claude Romand 45

Conclusion 49

DEUXIÈME PARTIE 

L'UCHRONIE 52

CHAPITRE I

UCHRONIE : REPRÉSENTATION ET INTERPRÉTATION 54

2.1.1 Les avatars de l'uchronie 56

2.1.2 L'uchronie : d'hier à aujourd'hui 58

2.1.3 Uchronie pure 60

2.1.4 La fausse réalité 61

2.1.5 Hasard ou déterminisme ? 63

2.1.6 Les mondes possibles 67

Conclusion 69

CHAPITRE II

L'UCHRONIE DANS LES oeUVRES DE CARRÈRE 71

2.2 La Moustache 72

2.2.1 La fausse réalité dans La moustache 73

2.2.2 Uchronie temporelle dans La moustache 74

2.3 Hors d'atteinte ? 77

2.4 Je suis vivant et vous êtes mort 78

2.5 La classe de neige 81

2.5.1 Hasard et déterminisme dans La classe de neige 82

2.6 L'Adversaire 83

2.6.1 La fausse réalité dans L'adversaire 86

2.6.2 Le « et si... » dans L'adversaire 88

2.6.3 Hasard et déterminisme dans L'adversaire 89

2.6.4 Les mondes possibles dans L'adversaire 90

Conclusion 94

CONCLUSION 96

BIBLIOGRAPHIE 106

RÉSUMÉ

L'oeuvre entière d'Emmanuel Carrère est fondée, dans une large mesure, sur trois principes que sont la dichotomie, la mythomanie et l'uchronie. Que ce soit dans ses romans, ses biographies ou ses essais, l'auteur met en scène ces trois principes de façon récurrente ; or, ils sont tous assujettis à celui de la bifurcation. En effet, malgré la diversité des genres impliqués, l'ensemble des textes de Carrère convergent vers une même figure : celle de la bifurcation.

Nous allons tenter, dans notre mémoire de maîtrise, de comprendre l'obsession d'Emmanuel Carrère pour tout ce qui touche à cette figure de la bifurcation. L'oeuvre entière de Carrère, allons-nous montrer, repose sur cette faille, cette disjonction à partir de laquelle tout chavire.

Pour ce faire, nous prendrons, comme base de notre analyse, le récit L'adversaire, qui représente le mieux le rôle joué par la bifurcation. Mais nous aurons également recours à d'autres textes : à ses trois romans, La moustache, Hors d'atteinte ? et La Classe de neige ; à son essai sur l'uchronie, Le détroit de Béhring et à sa biographie sur l'auteur de science-fiction Philip K. Dick, Je suis vivant et vous êtes mort. Tous mettent en scène une semblable bifurcation.

Emmanuel Carrère, tel un leitmotiv, va faire bifurquer chacun de ses personnages dans un monde où le réel et l'imaginaire s'entrechoquent. Bifurquer c'est se diviser en forme de fourche. Abandonner une voie pour en suivre une autre. Dans L'adversaire, le personnage de Jean-Claude Romand va bifurquer dans l'univers du mensonge, délaissant le monde réel pour un monde de fiction. Et il en est de même pour tous les autres personnages issus des textes de Carrère.

Dans chacune des oeuvres citées, la dichotomie, la mythomanie et l'uchronie apparaissent comme des principes formels. Qu'un personnage croit avoir porté la moustache pendant plus de dix ans, qu'un autre mène une double vie dans les casinos ou qu'il joue au médecin, alors qu'il n'en est rien... relèvent a priori d'un simple dédoublement, d'une bifurcation. Tout va pour le mieux jusqu'au jour où tout bascule, créant par le fait même un monde parallèle, et c'est à cet instant précis qu'entre en jeu dichotomie, mythomanie et uchronie. Ces principes sont tributaires de ce que nous nommons l'art de la bifurcation.

L'adversaire, bifurcation, mythomanie, uchronie, imaginaire, Emmanuel Carrère.

INTRODUCTION

Tout écrivain est double à plusieurs sens [...] il possède un double - ou est possédé par lui.

Alain Green1(*)

La bifurcation, chez Emmanuel Carrère2(*), prend les traits d'un univers dans lequel le quotidien bascule et plonge dans un monde d'étrangeté où la frontière entre le réel et le fictionnel semble parfois difficile à définir, où la double vie, ou double réalité, se déploie en vie réelle et vie rêvée, et où la bifurcation fait en sorte que les personnages basculent de l'une à l'autre. Cette bifurcation met en scène les trois structures suivantes : la dichotomie, la mythomanie et l'uchronie.

Par dichotomie, nous entendons une figure qui est celle de l'altérité : l'effet de miroir projetant parfois l'image d'un « je » qui est « autre ». Pour en étudier les formes, nous nous pencherons sur la relation entre Carrère et Jean-Claude Romand, le tueur au centre de L'adversaire, et nous tenterons de comprendre l'obsession de l'auteur pour cet homme qui s'est fait passer pour un médecin pendant plus de dix-huit ans. Avec Romand, c'est comme si Carrère voyait soudain apparaître en chair et en os le personnage d'une fiction dont il aurait pu être l'auteur. Cette proximité va le forcer à entrer « en résonance avec l'homme qui avait fait ça 3(*)». Dès lors, on peut se demander quelle sorte d'« affinité » existe entre le biographe et son « modèle », puisque Carrère s'identifie avec la personne même de Romand. Dans L'adversaire, l'auteur met en jeu son propre rapport ambigu à l'assassin... Cette identification pourrait-elle révéler la tentation d'un transfert, comme si Carrère déléguait à Romand la possibilité de réaliser ses fantasmes d'homme « normal » ? C'est ce que nous essaierons d'analyser en exploitant les formes de la dichotomie.

Dans le Petit Robert, on donne comme définition de la dichotomie : « Divisions et subdivisions binaires (entre deux éléments qu'on sépare nettement et qu'on oppose). Toute opposition binaire d'éléments abstraits complémentaires. Qui se divise par bifurcation4(*) ». La dichotomie est ainsi intrinsèquement liée à la bifurcation. En outre, comme le souligne Alain Fontaine dans son étude sur la dichotomie humaine, « Notre monde ou mieux l'Univers, que nous connaissons, est rempli de dualités 5(*)». Partant de ce principe, notre étude de la bifurcation sera scindée en deux parties, l'une portant sur une structure de personnage qui est celle de la mythomanie, et l'autre portant sur une structure de monde que l'on nomme uchronie. Ces deux parties nous permettront d'articuler notre analyse de L'adversaire.

Dans la nuit du 7 au 8 janvier 1993, la maison du Dr Jean-Claude Romand, située dans un petit village du Jura, est ravagée par les flammes. Dans le sinistre, la femme et les deux petits enfants du médecin perdent la vie, et celui-ci est sauvé de justesse par l'intervention des pompiers. En quelques heures pourtant, on quitte le registre de l'accident tragique pour entrer dans celui de l'inconcevable. Quelques coups de téléphone, et la vérité apparaît : il n'existe pas de Dr Romand à l'OMS, où il est censé exercer en tant que spécialiste des maladies infectieuses. Le Dr Romand n'est même pas médecin. En fait, il n'est rien. Il passe la plupart de ses journées dans la forêt ou sur des aires de stationnement. Ses amis effarés et ses proches apprennent que le bon père de famille, le confident, l'homme bien sous tous les rapports, leur ment depuis 18 ans, depuis ce jour où, ne s'étant pas présenté aux examens de deuxième année de médecine, il a réussi à faire croire à son entourage à sa réussite universitaire, à son emploi à l'OMS. Mais on ne peut mentir indéfiniment et, comme Romand sent que ses proches vont découvrir la supercherie, que ses malversations financières vont être démasquées puisqu'il a détourné des centaines de milliers de francs pour faire vivre sa famille, en prétendant placer l'argent dans des banques suisses, il assassine sa femme, ses enfants et ses parent. C'est un mythomane accompli qui a réussi à créer une étonnante « uchronie réalisée », qui est venue se superposer au quotidien, comme si l'histoire réelle et l'histoire imaginaire fabriquée par Romand s'étaient entremêlées pendant dix-huit ans. C'est à expliquer les liens entre mythomanie et uchronie que ce mémoire est consacré.

De la mythomanie à l'uchronie

Dans la première partie de cette étude, nous aborderons la structure de ce personnage emblématique de l'oeuvre de Carrère : le mythomane. Cette pathologie qu'est la mythomanie fut décrite pour la première fois en 1905 par l'aliéniste Ernest Dupré. Il estimait que, chez l'enfant, le mensonge est nécessaire au développement de la maturité et de la pensée. Ce n'est que si le mensonge persiste à l'âge adulte que se révèle un trouble du comportement. En d'autres mots, la mythomanie devient pathologique si elle perdure au-delà de l'enfance. Selon le psychanalyste Juan David Nasio, « tout mensonge emporte avec lui un désir 6(*)». Celui du mythomane est d'être reconnu pour ce qu'il n'est pas. Comme s'il fallait se peindre sous les traits d'un autre pour s'accorder le droit d'exister... Nous verrons que cette conception de soi décrit bien Jean-Claude Romand, personnage principal de L'adversaire. Et c'est d'ailleurs cette figure du mythomane qui incitera Emmanuel Carrère à s'intéresser à son cas et, éventuellement, à écrire sur son sujet. Jean-Claude Romand s'est fait passer pour un médecin auprès des siens pendant près de 18 ans, cela lui confère le titre de mythomane par excellence.

Dans le premier chapitre, nous allons tenter d'expliquer ce qu'est la mythomanie. Quelle en est l'origine ? Quels sont ses liens avec le mensonge ? Qu'est-ce qui les différencie ? Comment se représente-t-on le mensonge dans la société ? Et quel est le paradoxe du mensonge à soi-même ? Nous verrons également les multiples facettes du mensonge. Par la suite, nous aborderons la question du mensonge chez l'enfant et ses diverses caractéristiques. Et finalement, nous tenterons de répondre à deux questions fondamentales : d'une part, qu'est-ce que la mythomanie ? Et, d'autre part, qu'est-ce qu'un mythomane ?

Dans le deuxième chapitre, nous tenterons de comprendre comment Emmanuel Carrère se sert des mécanismes de la mythomanie dans ses propres oeuvres. Nous chercherons les points de convergence entre les divers personnages mythomanes qu'il met en scène. Nous nous demanderons ce qui pousse ses personnages à mentir ? Quels sont leurs secrets ? Notre analyse se terminera sur le personnage de Jean-Claude Romand dont le narcissisme est pathologique.

Dans un premier temps, nous nous attarderons sur trois oeuvres de Carrère où la présence du mensonge devient l'essence même du récit. Dans La moustache, le simple fait de se raser amène le héros et tous les gens qu'il côtoie à se demander qui ment et qui dit la vérité. Par la suite, dans Hors d'atteinte ?, le personnage de Frédérique, pour cacher une double vie, plonge dans l'univers du mensonge et camoufle une existence qu'elle ne veut en aucun cas dévoiler. Avec La classe de neige, Carrère atteint un autre niveau de perfection : ici, tout est en subtilité et l'auteur lui-même va tirer parti du mensonge (par omission) pour fournir au compte-gouttes les intrigues dans cette histoire terrifiante où les fantasmes, les angoisses, la fabulation et le mensonge jouent un rôle prépondérant.

Dans un deuxième temps, nous allons analyser en profondeur les facettes de la mythomanie dans L'adversaire et chercher à comprendre ce personnage énigmatique mais combien fascinant qu'est Jean-Claude Romand. Nous nous pencherons tout d'abord sur son enfance, alors que chez les Romand, la vérité est vertu, et le mensonge... inéluctable. Nous verrons que la présence du mensonge dans l'enfance de Romand a eu des conséquences majeures sur sa mythomanie. Il sera également question de Jean-Claude Romand en tant qu'imposteur. Nous verrons que la mythomanie dont il souffre va progressivement l'amener à commettre des crimes crapuleux.

Dans le cas Romand, nous verrons comment celui-ci va être confronté au paradoxe du menteur, en jouant sur les oppositions entre vérité et fausseté. S'appuyant sur des données réelles, Romand va consolider la figure du faux médecin.

Nous nous attarderons également à une autre figure liée de très près à la mythomanie : le narcissisme. Les psychiatres qui ont eu à interroger Romand sont unanimes : Jean-Claude Romand est l'exemple typique du narcissique. Mais après les faits, qu'advient-il de Jean-Claude Romand ? Ment-il toujours ? Est-il devenu un élu de Dieu ? À défaut de répondre à ces questions, nous tenterons du moins de les comprendre.

Dans la seconde partie de ce travail, nous allons nous pencher sur l'uchronie en tant que structure de monde. Sachant que le terme est un néologisme du XIXe siècle, fondé sur « utopie » et « chronos », nous avancerons que l'uchronie, c'est l'histoire au conditionnel. Emmanuel Carrère résume assez bien la distinction entre les deux : « Le propos de l'utopie est de modifier ce qui est [et celui] de l'uchronie [...] est de modifier ce qui a été 7(*)».

Chez Carrère, on ne peut faire abstraction de cette thématique tant elle est présente dans son oeuvre. Le « que serait-il arrivé si... » est une de ses grandes préoccupations et l'auteur sait l'exploiter de façon singulière. Emmanuel Carrère semble se plaire à jouer avec ce concept d'uchronie. Cela est particulièrement vrai avec Le Détroit de Behring : Introduction à l'uchronie, paru en 1987. Carrère présente l'uchronie en tant qu'Histoire au conditionnel passé, la décrivant comme forme jamais avenue du monde tel qu'il pourrait être. « Se figurer l'état du monde si tel événement, jugé déterminant, s'était déroulé autrement, est un des exercices les plus naturels et fréquents qu'opère la pensée humaine8(*) », avouera-t-il. Évidemment, l'uchronie ne peut être développée qu'en fonction d'un événement fondateur qui est réinterprété ou littéralement nié. Cet événement est le point de départ d'une divergence, d'une faille dans l'histoire, d'une bifurcation. On cherchera à rendre compte de cette logique singulière dans les oeuvres de Carrère et principalement dans L'adversaire, qui décrit une uchronie réalisée, faisant du « que serait-il arrivé si... » un principe de vie.

Dans le premier chapitre de cette partie, nous verrons en quoi consiste une uchronie, sur quoi se fonde ce concept et quelles sont ses diverses composantes. De plus, nous ferons le point sur ce qu'est une uchronie pure. Finalement, nous allons examiner certaines questions ayant un rapport direct avec une structure du monde uchronique : la définition de « fausse réalité », la place du hasard dans l'uchronie, la temporalité ainsi que les mondes possibles.

Dans le deuxième chapitre, il sera question de l'uchronie dans l'oeuvre d'Emmanuel Carrère. Nous verrons pourquoi Carrère est si fasciné par l'uchronie et comment il l'aborde dans ses oeuvres. Nous allons d'abord nous pencher sur chacune des oeuvres de Carrère présentant une structure du monde uchronique et mettre en évidence certaines notions présentes. Nous montrerons en quoi Carrère se démarque des autres auteurs d'uchronie. Par la suite, nous analyserons en détail l'oeuvre principale de ce corpus : L'adversaire. En quoi l'uchronie, dans L'adversaire, diffère-t-elle de ses actualisations dans les autres oeuvres de Carrère ? Comment expliquer la notion de « fausse réalité » ? Quel rôle particulier joue le « et si... » dans L'adversaire ? En fait, nous verrons comment Carrère en arrive à mettre en scène cette structure du monde uchronique dans un récit factuel, une histoire où la réalité dépasse la fiction, où l'impossible est devenu possible. Dans L'adversaire, il représente l'existence d'un homme qui a fait de sa vie une uchronie et, plutôt que de se dire « et si... », a plutôt fait « comme si... ».

CHAPITRE I

DU MENSONGE À LA MYTHOMANIE

Dieu dit à Moïse : « Tu ne porteras point de faux témoignage contre ton prochain. »

Exode, 20, 16

Nous avons tous horreur du mensonge et nous le pratiquons tous. D'ailleurs, il semble que nous mentions en moyenne deux fois par jour. À croire que le mensonge, comme le rire, est le propre de l'homme ! En fait, rares sont ceux qui ne mentent jamais. Nous mentons chaque jour, de la façon la plus naturelle qui soit, et sans avoir pour autant la moindre intention de nuire. Bien sûr, on trouve toujours de bonnes excuses lorsqu'il s'agit de mentir. Nous le faisons pour une bonne cause, par exemple pour protéger autrui d'une vérité qui risquerait de faire mal ou pour ne pas peiner un interlocuteur, par sympathie ou tact.

Le mensonge est l'énoncé délibéré d'un fait contraire à la vérité, ou la dissimulation de la vérité (dans ce dernier cas, on parle plus particulièrement de mensonge par omission). « À autrui ou à soi-même, en gestes ou en paroles, le mensonge simule le vrai afin de dissimuler le faux9(*) », précise Marcel Côté. Cela peut aussi caractériser un énoncé non sincère. Pour Paul Ekman, « la personne [qui ment] a l'intention délibérée d'en abuser une autre.10(*) » Et, toujours selon lui, le mensonge revêt deux formes principales : l'omission et la falsification. « Dans la première, le menteur se contente de garder pour lui certaines informations sans rien dire de faux. Dans la seconde au contraire, il présente des contre-vérités comme si elles étaient vraies.11(*) » Toutefois, dans cette seconde affirmation, il ne faut pas confondre mensonge et contre-vérité, car cette dernière peut désigner simplement des affirmations inexactes sans préjuger du fait que leur auteur en est conscient ou non. Car dire une chose fausse n'est pas mentir, quand on croit ou s'imagine dire la vérité. Comme le constate Marcel Eck, « Il n'y a pas de mensonge si la tromperie est inconsciente ; [c'est pourquoi] il ne faut pas confondre mensonge et erreur. Affirmer une chose fausse, qu'on ne sait pas être fausse, n'est pas un mensonge.12(*) »

Pour mentir, il faut disposer de l'imagination qui construit la fable. En d'autres mots, il faut « connaître le réel et construire l'imaginaire13(*) ». Le menteur doit ainsi se servir de son imagination pour construire son histoire pour qu'elle puisse être la plus vraisemblable possible. Il doit tout faire pour ne pas être pris à son propre jeu. Il doit prévoir tous les coups possibles du destin.

Si le menteur croit à la réalité de ses mensonges, en leur bien-fondé ou en leur durée alors qu'ils n'ont d'existence que dans et par l'imagination, nous nous approchons de la mythomanie. Comme le mentionne si bien Hannah Arendt : « Le mensonge est souvent plus plausible, plus tentant pour la raison que la réalité, car le menteur possède le grand avantage de savoir d'avance ce que le public souhaite entendre ou s'attend à entendre14(*) ».

Nous pourrions affirmer que ce qui fait du mensonge une mauvaise action, ce n'est pas seulement qu'il soit faux, mais délibéré. Pour être plus précis, ce n'est pas l'énoncé qui fait en soi la gravité du mensonge, mais son intention.

1.1.1 Le mensonge à soi-même

Comment peut-on être victime d'une manipulation dont on est soi-même l'auteur ? Comment ne pas être conscient que, si nous mentons dans le but de berner l'autre, nous nous bernons nous-mêmes ? Toutefois, la situation s'avère un peu plus complexe, car nous savons qu'à priori, le mensonge suppose en effet un trompeur et un trompé, le trompeur étant celui qui ment et qui, par définition, connaît la vérité qu'il cache et falsifie. Marcel Côté, qui a analysé en profondeur le paradoxe du mensonge à soi-même, explique que :

Le mensonge à soi-même est à la démarcation du conscient et de l'inconscient, de la raison et de l'affectivité. Certes, il est une conduite intentionnelle, se distinguant par là de la simple erreur ; mais, plus essentiellement encore, il est un refus inavoué de se rendre à l'évidence, un effort pour compenser une perception désagréable par une représentation plus conforme à l'idée que l'on se fait de soi-même et du réel.15(*)

Le menteur a, par définition, la pleine connaissance de ses pensées et, par extension, de ses mensonges. Il peut bien se mentir à lui-même, mais il ne saurait le faire délibérément. Dans cette conception du mensonge, il y a, d'un côté, le moi qui ment et qui sait qu'il ment, et de l'autre, le moi à qui il ment, qui est trompé et qui ignore la vérité. Le menteur tend à « raisonner faux » et à se convaincre qu'il a raison tout en sachant qu'il a tort, afin de conserver l'image la plus valorisante possible de lui-même. Nous verrons dans le chapitre suivant qu'il en est de même pour tous les personnages de Carrère. Cette solution est celle que propose la psychanalyse en séparant le conscient et l'inconscient. D'une part, il y a le sujet qui croit ce que l'inconscient veut bien lui laisser croire ; et d'autre part, il y a l'inconscient qui dissimule ou modifie la vérité que la conscience ne pourrait supporter.

Selon Guy Durandin, le mensonge à soi-même relève d'un paradoxe et semble a priori absurde : « L'expression de mensonge à soi-même [...] comporte un aspect paradoxal [...] car si le trompeur et le trompé ne font qu'un, le second sera informé aussi bien que le trompeur de la réalité que celui-ci voudrait lui dissimuler, et il ne pourra donc pas être trompé.16(*) »

Ainsi, le menteur connaît la vérité et il sait qu'il ment. Il le fait dans un but évident, celui de berner autrui. Il va disposer des moyens nécessaires pour arriver à ses fins. Car il est clair qu'« il n'est pas de mensonge normal qui ne comporte son intentionnalité. Le mensonge sans intention précise est presque toujours un mensonge pathologique, une maladie.17(*) » Voilà la raison pour laquelle il est important de bien faire la distinction entre mensonge et mythomanie : le premier est volontaire, le second est pathologique.

1.2 Le mensonge chez l'enfant

Marcel Eck prétend que « l'enfant est assez facilement mythomaniaque en dehors de toute pathologie. Dupré [en parle comme] d'une mythomanie normale de l'enfant18(*) ».

Un enfant qui ne ment pas ne sait pas se protéger et risque de devenir anxieux. La mythomanie, chez l'enfant, est nécessaire comme mode d'identification. « La mythomanie est en quelque sorte fondatrice de notre destin », dit Boris Cyrulnik, « un enfant qui ne rêve pas son avenir est condamné à vivre dans l'immédiat, donc il n'a pas de réalisation de ses désirs.19(*) »

1.2.1 Pourquoi l'enfant ment-il ?

Il y a plusieurs raisons qui peuvent inciter un enfant à mentir, et un besoin est rattaché à chacune de ces raisons. L'enfant peut mentir pour se valoriser, pour éviter une responsabilité ou, simplement, pour faire comme tout le monde. Mais Guy Durandin, dans son ouvrage majeur sur le mensonge, affirme que

La crainte des réprimandes est le motif le plus fréquent de mensonges chez l'enfant, parce que celui-ci se trouve dans un état de dépendance complète. Il est soumis, tant pour sa subsistance que pour son éducation, aux normes et à la surveillance de ses parents et de ses maîtres, et il vit sous le signe du permis et du défendu, de l'obéissance et de la désobéissance : or, toute désobéissance est passible de punition.20(*)

Il y a également la mythomanie, mais il s'agit là d'un problème beaucoup plus profond qui résulte d'un besoin de reconnaissance. Selon Odile Dot, « pour les enfants, comme pour les adultes, la parole est un miroir : ce que nous disons reflète ce que nous sommes ou ce que nous aspirons à être. Tout langage articulé est chargé de vie. L'enfant, en parlant, se voit accomplir les actes qu'il évoque, exactement comme dans le jeu.21(*) » Chez l'enfant, l'être et le paraître forment une véritable symbiose puisqu'il n'arrive pas à faire la distinction entre le réel et l'imaginaire. Lorsque l'enfant ment, il ne le fait pas dans un but néfaste, ce qui explique pourquoi ce qui choque l'adulte ne choque pas le tout jeune enfant. Il croit ce qu'il dit et il est convaincu que tous le croient. Ainsi « les enfants cessent de pratiquer cette mythomanie nécessaire le jour où leur réel se révèle plus avantageux que leur fiction [...] lorsque la réalité devient aimable, intéressante, voire amusante, alors la mythomanie perd son sens et son utilité.22(*) »

L'enfant ignore le mensonge avant l'âge de 6 à 7 ans environ. Avant cet âge, il altère souvent mais inconsciemment la réalité. Et il a du mal à faire la différence entre le réel et l'imaginaire. Il fabule et tout lui est possible, même les interdits. Ce n'est qu'après 7 ans que le réel prend le pas sur l'imaginaire. Avant, « l'enfant ne sépare pas le subjectif de l'objectif [...] C'est pourquoi [il] confond erreur et mensonge.23(*) » À titre d'exemple, Jean Piaget a montré dans ses études sur de très jeunes enfants que ceux-ci jugeront mauvais le fait d'indiquer un chemin inexact à une personne qui s'est perdue, parce qu'on s'est trompé, alors que le fait de mentir à ses parents sur la réalité d'une note obtenue à l'école ne sera pas considéré comme mauvais si les parents ne découvrent pas qu'il y a eu falsification. L'enfant ne peut pas discriminer la réalité de la fable, et pour lui le mensonge est exclu24(*).

1.3 La mythomanie : représentation et interprétation

La mythomanie est une pathologie caractérisée par des mensonges chroniques. Ernest Dupré, fondateur du concept de mythomanie, définissait ce terme ainsi : « Tendance constitutionnelle à l'altération de la vérité, à la fabulation, au mensonge et à la création de fables imaginaires25(*) ». La mythomanie est une forme de déséquilibre psychique caractérisée par des propos mensongers auxquels l'auteur croit lui-même. Le sujet élabore des évènements et des actes qui n'ont jamais eu lieu. Il dit avoir été témoin ou acteur, et se décrit souvent dans une position avantageuse. En fait, la mythomanie s'avère être un type de mensonge pathologique dans lequel le sujet croit à la réalité de sa production créative imaginaire et agit partiellement ou complètement en fonction d'elle. Comme le précise Boris Cyrulnik, « n'ayant pas la force d'exister dans le réel, ils (les mythomanes) ne savent pas réellement qui ils sont, puisqu'ils ne s'identifient que par l'imaginaire.26(*) » Par conséquent, le recours fréquent, voire permanent, aux mensonges est, pour le mythomane, le seul moyen de fuir une réalité qu'il ne peut accepter ou affronter sans souffrir. Il se donne ainsi l'illusion de changer cette réalité douloureuse.

1.3.1 Mensonge et mythomanie

Il ne faut pas confondre le simple mensonge dont le but est, dans la plupart des cas, de berner autrui, et qui ne dure pas dans le temps, et la vraie mythomanie qui est une impulsion irrépressible, apportant une grande satisfaction au sujet. Paul Ekman apporte cette précision :

Le menteur [...] agit avec l'intention de donner une fausse information. [...] Il a toujours le choix entre dire la vérité ou pas, et il connaît la différence entre les deux. Les mythomanes, qui savent qu'ils ne disent pas la vérité [...], sont incapables de maîtriser leur comportement [...] et ne sont pas conscients de mentir.27(*)

Alors que le mensonge normal est épisodique, motivé et proportionnel à son but, le mensonge pathologique est à la base de la fiction fantasmatique du récit du mythomane. Si, avant Freud, la mythomanie pouvait être considérée comme un « vice punissable », elle est aujourd'hui, grâce à la psychanalyse, rangée au chapitre des perversions. Pour le mythomane, la réalité est vécue comme une menace. Le sujet s'invente un univers personnel susceptible de le protéger. Nous avons vu que, dans le mensonge, quelle qu'en soit la forme, la relation avec autrui conditionne la réalité même du menteur. C'est pourquoi, selon Marcel Eck, « la mythomanie est la tendance à satisfaire un instinct personnel mais plus encore à s'affirmer par un exhibitionnisme morbide en face des autres.28(*) »

1.3.2 Mythomanie et psychiatrie

En psychiatrie, la mythomanie est une tendance au mensonge pouvant aller jusqu'à altérer durablement la vie sociale. Le mythomane ment souvent parce qu'il craint la réaction (de dévalorisation, par exemple) qu'entraînerait l'aveu de la réalité. Guy Durandin écrit que

la mythomanie traduit une organisation névrotique de la personnalité, qualifiée d'hystérique. Mais elle peut également être présente lors des troubles psychotiques. L'hystérie est un type de névrose entraînant des symptômes divers et causée le plus souvent par le refoulement consécutif au conflit oedipien.29(*)

La mythomanie est d'essence névrotique ou psychotique. Dans le champ des névroses, elle se retrouve dans l'hystérie. Les patients peuvent vivre partiellement ces histoires, mais conservent toujours un ancrage dans la réalité. Le délire mythomaniaque est un délire construit, avec une logique interne qui n'obéit qu'à elle-même. Il se retrouve dans les psychoses paranoïaques. Le sujet oriente ses gestes et projets dans une seule direction, celle du thème de son délire.

Pour le psychiatre Serge Bornstein, « la mythomanie est une défense de l'organisme contre un sentiment d'infériorité et de régression30(*) ». C'est sans doute pour cela qu'elle est si difficile à guérir : la fin du mensonge signifie le retour à un monde réel. Avec le mythomane, « on a affaire à des grands mystificateurs, des grands accusateurs, qui peuvent trouver des oreilles complaisantes et donner ainsi un grand rayonnement à leur mensonge si le contexte est porteur31(*) ». Cette pathologie entraîne un handicap social dans le cas où le malade procède à des altérations mineures et crédibles de la réalité. L'aveu étant souvent accompagné de réactions négatives de l'entourage, la mythomanie tend à s'auto-entretenir.

La mythomanie est-elle innée ? Bien sûr que non. Les enfants mentent pour éviter une punition ou obtenir une chose refusée. C'est ainsi que naît le mensonge, celui, banal dont nous ferons tous plus ou moins usage durant notre vie. Mais le mythomane, par une sorte de décision de l'inconscient et pour éviter les frustrations, s'enfermera dans un univers factice. En fait, pour lui, le réel et la fiction sont équivalents. Il y a une « jouissance » particulière dans la mythomanie : se faire croire à soi-même que tous ses désirs sont possibles. En fait, c'est un phénomène caractéristique d'une certaine phase du développement de la pensée du jeune enfant, qui raconte comme étant vraies des histoires imaginaires. Si à l'adolescence, le besoin de mentir se poursuit, il risque de se transformer en pulsion et de se développer en une pathologie, c'est la mythomanie.

1.4 Le mythomane : entre réalité et fiction.

Fragilité, hyperémotivité, grande dépendance au regard d'autrui et exaltation des facultés de l'imagination : ainsi se dévoile, esquissé par la psychiatrie contemporaine, le portrait-robot du mythomane. La mythomanie, en effet, peut aussi bien servir de mécanisme de défense pour un sujet angoissé en quête d'affection que d'outil visant à servir un projet qui peut, par exemple, être lucratif.

Nous employons bien souvent le terme de « mythomanie » dès que nous rencontrons une personne qui ne dit pas la vérité, qui amplifie les faits au gré de son imagination, mais cela ne veut pas dire systématiquement que nous ayons à faire à un mythomane. Selon Odile Dot, le mythomane relève d'un « trouble de la personnalité impliqu[ant] la création [...] de scénarios imaginaires développés et structurés.32(*) » Dot poursuit en précisant que « le mythomane [à la différence du simple menteur] a besoin d'un public, non pour le distraire [...], mais pour se persuader de la réalité du monde qu'il se crée33(*) ».

Jean M. Sutter affirme que « le mythomane vit pleinement son travail d'invention ; il s'y engage tout entier, sans réserver comme le menteur une part de lui-même pour jouer le rôle du juge et de spectateur. Aussi, dans ses fables, mêle-t-il intimement le réel et la fiction, ce qui l'aide d'ailleurs à les faire croire plus facilement.34(*) » En fait, le mythomane vit constamment entre la réalité et la fiction ; il passe d'un monde à l'autre sans s'en rendre compte. Il se base toutefois sur le réel pour forger son monde imaginaire.

1.4.1 Le mythomane et son auditoire

Si la réalité, pour le petit enfant, est ce qu'il croit ; pour le mythomane, c'est ce que l'on croit. Car il se doit d'être cru, sinon tout s'écroule et son monde imaginaire n'a plus raison d'être. Le mythomane se doit également d'être le plus précis possible. Voilà pourquoi « il s'alimente au réel, y puise des fragments de vérité35(*) ». Il ne laisse rien au hasard. Il pense à tout. Chaque détail se doit d'être le plus près de la vérité, pour que l'on puisse croire à sa fabulation.

Pour Marcel Eck, « le véritable mythomane construit une histoire cohérente, pour lui tout au moins, histoire qu'il s'efforce de rendre crédible pour autrui. Il finit par croire à sa fabulation et cela dans la mesure où l'entourage le croit.36(*) » Et dans la plupart des cas, cela s'élabore dans un long processus qui tend à s'étendre considérablement dans le temps. Pour Guy Durandin, « le mythomane [...] ne se contente pas de prendre ses désirs pour des réalités, ou de nier une réalité pénible. [Le mythomane] cherche [...] à modifier le monde réel à son profit, par l'intermédiaire de la croyance d'autrui.37(*) »

Tous profils confondus, le mythomane apparaît souvent comme la première victime de ses mensonges, qu'il peine lui-même à distinguer de la vérité.

Il est intéressant de noter que l'individu mythomane ne se sert pas de ses mensonges pour arriver à des fins pratiques, tel que l'escroc le ferait par exemple pour extorquer des fonds. Il est souvent recommandé de ne pas écouter les mensonges du mythomane, au risque de l'ancrer plus encore dans cette fausse réalité qu'il a choisie par confort. Cela va donc à l'encontre des principes de neutralité et d'écoute bienveillante accompagnant la thérapie psychanalytique. De même, il est peu utile d'argumenter avec un individu mythomane sur la véracité de ses propos, au risque de provoquer une obstination qui ne pourrait qu'aggraver le problème. Une solution recommandée par nombre de psychiatres consiste à placer le mythomane en face de la situation déniée afin de l'aider à prendre conscience de sa fausseté.

Il ne faut surtout pas oublier que les mensonges sont l'oxygène du mythomane. Il a besoin d'eux pour exister. Il ne peut s'empêcher de mentir. C'est cet automatisme irrépressible, fonctionnant en roue libre, qui fait de la mythomanie une maladie grave, et des mythomanes, des êtres fascinants et angoissants.

Nous avons tous des fantasmes qui nous permettent de protéger notre narcissisme, notre amour propre, face aux coups durs. Mais généralement, nous savons que nos fantasmes ne sont que des fantasmes, et nous les gardons pour nous (sauf, ponctuellement, quand nous avons envie de bien paraître, face à une personne dont nous cherchons l'admiration). Ce n'est pas le cas du mythomane, qui, lui, les vit sans recul.

Ainsi, le mythomane, par une sorte de décision de l'inconscient, et pour éviter les frustrations, s'enfermera dans un univers factice. Le psychiatre Michel Neyraut compare d'ailleurs son existence à une partie de poker, dans laquelle le mythomane ne connaîtrait même pas son jeu. Il abat ses cartes, ses affabulations, « et si personne ne s'est récrié, c'est peut-être que cette carte était la bonne. Au fond, toute carte peut être la bonne38(*) ».

1.4.2 Qu'arrive-t-il lorsque le mythomane est découvert ?

Le pire pour un mythomane est d'être placé face à son mensonge et de perdre ainsi sa raison d'être. Lorsqu'il est découvert, le mythomane embraye immédiatement sur une nouvelle affabulation. Démasqué, le mythomane vit ce moment - à la fois tant attendu et redouté - de façon excessivement angoissante, et il est souvent incapable d'y faire face. Certains mythomanes vont s'enfoncer davantage dans leurs mensonges, d'autres peuvent éprouver une dépression qui les amène à s'isoler ou fuir dans un ailleurs où tout peut être recommencé. Cet événement est extrêmement mal vécu. Mais il ne sert à rien de dire à un mythomane qu'il ment. C'est une position qu'il ne comprend pas. Il estime que faute de preuves contradictoires, le bénéfice du doute doit lui revenir. C'est la raison pour laquelle « le mythomane ne cherche pas à sortir de la situation par désir de rentrer dans la vérité39(*) ».

Le sujet mythomane a-t-il des chances de guérison ? L'analyse psychiatrique, par le biais de différentes techniques d'anamnèse, peut l'aider à retrouver les causes profondes de son trouble. Il est alors mieux armé pour en guérir, s'il le souhaite.

S'il est amené à suivre une thérapie, c'est presque toujours à la demande de son entourage, inquiet pour lui, fatigué de ses frasques, de ses errances. Or, pour qu'une thérapie fonctionne, il est nécessaire que la personne qui présente des symptômes soit demandeuse. Lorsqu'il est pris d'angoisse - c'est-à-dire quand sa machine à fabuler se détraque -, le mythomane peut être tenté d'entamer un travail sur lui-même, mais dès que l'angoisse s'apaise, le désir devient moins urgent. Dans son inconscient, comme le précise Paul Ekman, « il préfère l'excitante jouissance du mensonge au plaisir tranquille de la réalité ordinaire.40(*) » De plus, une thérapie est une rencontre avec la vérité, perspective plutôt inintéressante pour un être qui fuit le vrai.

1.4.3 Le mythomane est-il sociable ?

Il faut dire que le mythomane est un être social même si sa personnalité est altérée. Metteur en scène d'une aventure personnelle à haut risque, il va aller de plus en plus loin dans ses défis. Son symptôme paradoxal, qui est la recherche permanente d'un défi à l'autorité, peut l'amener facilement à des provocations de plus en plus poussées. Mais il n'en demeure pas moins que le mythomane est quelque peu handicapé (socialement parlant) car il reste dans son monde. Lorsque son entourage apprend la vérité sur ses mensonges, il réagit de façon négative. Le mythomane continue de mentir, alors que les autres connaissent à présent la vérité, ce qui le différencie du menteur.

Marcel Eck en arrive à la conclusion que « nous sommes tous un peu mythomanes dans nos rêves dirigés ou non.41(*) » En effet, qui n'a pas rêvé, éveillé, qu'il réussissait des hauts faits ? Qui n'a pas accompli en rêve des forfaits alors qu'il sait fort bien qu'il n'osera jamais les commettre au cours de sa vie réelle ? Mais, à la différence du mythomane, nous sommes conscients de la réalité de notre vie, nous sommes aptes à faire la distinction entre le réel et l'imaginaire.

Conclusion

Dans ce bref chapitre, nous avons tenté d'éclaircir rapidement certaines ambiguïtés relatives au mensonge par rapport à la mythomanie. Nous avons voulu montrer que, contrairement au mensonge, la mythomanie prend racine dans un univers fictionnel et dans lequel le sujet finit par confondre réalité et imaginaire. En d'autres mots, le mythomane souffre d'un trouble de la personnalité ; il est inconscient de mentir puisqu'il ne s'identifie que par l'imaginaire.

Avec lui, tout est faux, mais tout est plausible ; tout est virtuel, mais rien n'est désordonné ; tout est « possible », mais rien n'est vérifiable...

Dans le chapitre suivant, nous analyserons la figure du mythomane dans quatre romans d'Emmanuel Carrère. Nous tenterons de mettre à jour cette structure du personnage qu'est le mythomane : figure obsédante pour l'auteur et qui s'avère être « celle d'un écrivain [...] dont il a longtemps anticipé la forme et qui se voit subitement incarnée dans la vie d'un homme42(*) ». De La moustache à L'adversaire, en passant par Hors d'atteinte ? et La classe de neige, le mensonge s'inscrit comme principale thématique, aussi régulière qu'une horloge, aussi angoissante et obsédante que fascinante et délirante. Si « l'obsession de Carrère prend la forme d'une figure43(*) » qui est celle de la mythomanie, celle-ci se partage entre la folie de La moustache, la double existence de Hors d'atteinte ?, l'angoisse fantasmatique de La classe de neige et toutes ces choses à la fois dans L'adversaire. Pénétrons maintenant dans l'antre d'Emmanuel Carrère et examinons de plus près ce qu'il en est...

CHAPITRE II

LA MYTHOMANIE DANS L'oeUVRE DE CARRÈRE

Surtout ne croyez pas vos amis quand ils vous demanderont d'être sincère avec eux. Si vous vous trouvez dans ce cas, n'hésitez pas : promettez d'être vrai et mentez le mieux possible.

Albert Camus, La Chute

Déjà dans La Moustache, en 1986, mais aussi dans Hors d'atteinte ? et La Classe de neige, Emmanuel Carrère s'intéressait aux tiroirs secrets de l'esprit humain, à ces points de rupture où tous les repères connus s'effondrent, posant la question : qu'est-ce qui arriverait si notre monde n'était pas celui qu'on croyait ? Pour l'écrivain français, la réalité, l'identité ne sont jamais que des façades branlantes, qui camouflent des choses terribles. Imaginez alors comment Emmanuel Carrère a pu être frappé par l'histoire véridique de Jean-Claude Romand. L'Adversaire est le témoignage de cette obsession, où transpire un malaise palpable.

Pour Carrère, la vie de Jean-Claude Romand, bâtie entièrement sur le mensonge et l'artifice, rejoint l'élément fondateur de son univers imaginaire. C'est pourquoi, selon Bertrand Gervais, dans les oeuvres de Carrère « les figures de la mythomanie et du combat que se livrent le réel et l'imaginaire résonnent comme un leitmotiv. C'est une obsession de tous les instants. Et qui trouve son point d'aboutissement dans la figure de Romand.44(*) » En fait, Emmanuel Carrère, avec L'adversaire, réalise un tour de force : réussir à raconter l'irracontable et chercher à comprendre l'incompréhensible.

Mais outre le personnage de Romand, cette figure du mythomane est présente dans toute l'oeuvre de Carrère. Par conséquent, nous allons tenter, à travers les quatre textes, de comprendre pourquoi les personnages d'Agnès, de Frédérique, de Nicolas et de Jean-Claude Romand ont ce besoin pulsionnel de mentir, de fabuler, de mystifier... Qu'est-ce qui différencie le menteur de La moustache de celui de Hors d'atteinte ? Où sont les points de convergence entre le mythomane de La Classe de neige et celui de L'adversaire ? Un fait demeure, le mythomane est un personnage énigmatique, difficile à cerner, intriguant à bien des égards, et c'est sans doute les raisons qui ont poussé Emmanuel Carrère à s'intéresser à cet être angoissant, mais combien fascinant.

2.1 La moustache

Dans son roman La moustache, le personnage principal, qui se trouve seul de son entourage à être convaincu d'avoir porté la moustache, se demande si ses proches ne se jouent pas de lui, s'ils ne lui mentent pas. Il est même absolument certain que sa femme, avec la complicité de ses amis, lui a monté un canular, comme il lui est souvent arrivé. D'ailleurs, le mot « canular45(*) » revient à plusieurs reprises. Et qui dit canular, dit plaisanterie, mystification, fumisterie, imposture et aussi... mensonge ! En effet, le lecteur demeure perplexe quant à savoir qui croire dans cette étrange histoire de moustache. Dans ce roman, le mensonge possède un étrange halo, et nous sommes projetés dans un univers d'inquiétante étrangeté. D'ailleurs, dans son texte sur cette notion, Freud nous rappelle à quel point le réel et l'imaginaire peuvent parfois être confondus :

Un effet d'inquiétante étrangeté se produit souvent et aisément, quand la frontière entre fantaisie et réalité se trouve effacée, quand se présente à nous comme réel quelque chose que nous avions considéré jusque-là comme fantastique quand un symbole revêt toute l'efficience et toute la signification du symbolisé, et d'autres choses du même genre.46(*)

C'est tout à fait ce que l'on ressent en lisant La moustache : c'est un univers étrange où le réel et l'imaginaire se côtoient perpétuellement sans distinction aucune. Dès lors, on ne peut faire autrement que de se poser les questions suivantes : qui dit la vérité ? qui ment ? qui doit-on croire ? Le héros est persuadé d'avoir rasé sa moustache alors que tous les autres prétendent qu'il n'en a jamais eu.

Mais, quoi qu'il en soit et malgré toute l'étrangeté de ce récit, le mensonge est véritablement présent dans La moustache, ne serait-ce que par le personnage d'Agnès qui avoue le plus franchement du monde mentir à ses amis. Évidemment, dans son cas, nous pouvons parler de mensonges puérils, sans gravité. Le héros l'interprète comme étant de « petits mensonges intéressés47(*) ». À titre d'exemple :

Si un ami avait attendu son coup de fil tout l'après-midi, chez lui, elle ne disait pas qu'elle avait oublié [...], mais assurait [...] à l'ami en question qu'elle l'avait bien appelé, qu'elle lui avait parlé, ce qu'il savait pertinemment être faux et obligeait [Agnès] à imaginer qu'à la suite d'une erreur [...] un inconnu s'était fait passer pour [lui et] à accuser cet interlocuteur de mensonge.48(*)

Nous sommes ici témoin d'une forme de mythomanie bénigne puisque Agnès, prise en défaut, va inventer un second mensonge (celui de l'interlocuteur inconnu) pour camoufler le premier mensonge (celui du coup de fil). Toutefois, il est clair que Agnès ment en toute connaissance de cause, elle le fait dans le but unique de s'amuser aux dépens de ses amis. Guy Durandin nous explique que :

les propositions qui sont en accord avec nos désirs se consolident, et donnent naissance à tout un système de nouvelles représentations, qui paraissent au bout d'un certain temps, justifier les premières. Enfin, il ne faut pas oublier que des paroles fausses sont susceptibles de produire des effets réels.49(*)

C'est ce qui se produit chez le mythomane.. Les gens finissent par croire ce qu'il dit. Et pourquoi en est-il ainsi ? Parce que les menteurs forgent leurs mensonges à partir de la vérité. Et c'est tout à fait le comportement d'Agnès. En effet, si les mensonges ne contiennent pas une once de vrai, ils ne peuvent semer la confusion dans l'esprit du récepteur et emporter son adhésion. Plus la part de vérité est grande, plus le mensonge apparaît crédible, suscitant ainsi l'adhésion. Et nous savons maintenant que, pour le mythomane, être cru s'avère vital, sinon il se sent en danger, persécuté. Le mythomane a besoin d'un public pour survivre ; son auditoire étant le souffle, l'oxygène dont il a besoin pour mener à bien sa pathologie.

Mais si Agnès s'amuse aux dépens de ses amis par de simples mensonges ludiques, il n'en est pas de même avec l'histoire de la moustache rasée. Là, c'est du sérieux. Le héros « sans nom » s'est-il véritablement rasé la moustache ? ou a-t-il toujours été imberbe ? Agnès en est convaincue et rien ne semble l'en dissuader. Pourtant, selon le héros, « obligatoirement l'un des deux mentait ou déraisonnait. Or, il savait bien que ce n'était pas lui. Donc, c'était Agnès...50(*) » Ce dernier va alors tout tenter pour prouver ses dires et amener Agnès à avouer qu'elle lui ment depuis le tout début. Il va entre autres dépouiller les sacs à ordures à la recherche de ses poils de moustache et lui montrer sa carte d'identité où on le voit avec sa moustache :

« Je veux seulement t'entendre dire que je n'ai pas de moustache sur cette photo... » [...]

- Non, tu n'as pas de moustache sur cette photo.

- Ni sur aucune autre ?

- Ni sur aucune autre.51(*)

Agnès, comme à son habitude, va nier les faits, même devant les preuves les plus flagrantes. Mais cette fois-ci, est-elle consciente de la supercherie ? Le fait-elle pour se jouer de son conjoint ? Ou est-elle convaincue d'avoir raison lorsqu'elle affirme qu'il n'a jamais porté la moustache ?

Nous disions que Carrère, dans l'ensemble de son oeuvre, avait pressenti le personnage de Jean-Claude Romand. Toutefois, jamais il n'a imaginé qu'un jour il ferait la rencontre d'un homme à l'image des personnages qu'il a créés et ayant un lien avec les événements fictionnels apparaissant dans ses romans. Dans La moustache, le lecteur est témoin d'un fait étrange : le héros et sa femme, Agnès, regardent un film52(*) à la télévision racontant l'histoire d'un médecin se faisant passer pour un boucher : « Bientôt, il y eu une scène de procès où fut dévoilé le secret de Cary Grant : [...] on lui reprochait d'avoir exercé la médecine dans un village voisin où, pour endormir la méfiance des habitants à l'égard du corps médical, il se faisait passer pour boucher53(*) » On ne peut faire abstraction du lien existant entre cette scène de film insérée dans le roman de Carrère et l'histoire véridique de Romand ; l'un est médecin et se fait passer pour un boucher, l'autre se fait passer pour un médecin, alors qu'il n'est rien...

Comme nous l'avons mentionné, le personnage d'Agnès ment si bien que, non seulement le lecteur n'arrive plus à trancher quand à savoir qui dit la vérité, mais même le principal intéressé (son conjoint) se demande s'il n'est pas en train de devenir fou. En effet, Agnès lui confie qu'il a perdu son père, décédé il y a un an, alors qu'il le croit toujours en vie ; elle lui dit également, après qu'il ait cherché les photos de leur voyage à Java, qu'ils n'y sont jamais allés... Mais lui ment-elle réellement ? Lorsqu'il veut en avoir le coeur net au sujet de son père, il décide de se rendre chez ses parents, mais il n'arrive plus à se souvenir de leur adresse. Il veut se rassurer en se disant que « la fatigue, les somnifères [et la] perte de mémoire partielle54(*) » pourraient en être la cause, mais il n'est pas convaincu, peut-être est-il en train de devenir « fou pour de bon.55(*) »

Après avoir fait le tour de toutes les hypothèses possibles, il en arrive à la conclusion que sa femme, et par extension tous ses proches, lui mentent pour se débarrasser de lui : « un plan dirigé contre lui, visant à le rendre fou, à le pousser au suicide ou à le faire enfermer dans une cellule capitonnée.56(*) » Incapable de continuer à vivre ainsi, l'homme sans moustache décide de fuir, mais la fuite définitive sera plus horrible encore que tout ce qu'il avait envisagé...

2.2 Hors d'atteinte ?

Dans Hors d'atteinte ?, Emmanuel Carrère met en scène une de ses grandes obsessions littéraires : la double identité. Frédérique, son personnage principal, emportée par sa passion nouvellement découverte du jeu, mène une double vie. Cette double quête identitaire est amenée ici de façon plus concrète que dans La moustache. Dans Hors d'atteinte ?, nous avons, d'un côté, une femme sage, enseignante dans un collège, mère de famille menant une vie somme toute assez calme, et de l'autre, une femme audacieuse, aventureuse, déterminée, et surtout... « mystérieuse madone des casinos57(*) ». Lorsqu'il est question de double vie, dans bien des cas, la part du mensonge y est étroitement liée. Quand un homme a une maîtresse, il ment à sa conjointe, pour ne pas dévoiler sa double vie. Quand un agent double ment à ses proches, c'est pour ne pas divulguer sa vraie identité.

Frédérique, pour cacher sa nouvelle passion, ment à ses supérieurs du collège, ment à ses amies, ment à son ex-conjoint et ment à son fils. « Avec la prolixité des menteurs, elle donna toutes sortes de détails qu'il[s] ne réclamai[en]t pas...58(*) » : pour le collège, elle simule la maladie comme prétexte d'absence ; pour ses amies, elle invente « le play-boy Michel » ; pour son fils et son ex-conjoint, elle prétend devoir voyager afin de terminer sa thèse, dans laquelle elle s'est nouvellement remise. Évidemment, Frédérique est consciente du fait de mentir à son entourage ; elle se construit une vie distincte pour chacun d'eux afin de dissimuler une vie qu'elle ne veut en aucun cas dévoiler. Elle crée le « faux » pour masquer le « vrai ». D'ailleurs, comme nous l'avons déjà souligné, avec Agnès dans La moustache, « le mensonge participe d'un système où la vérité joue un rôle essentiel [...] le mensonge se forge suivant une vérité inversée ou dissimulée [et] ceci implique que le menteur connaisse initialement la vérité et décide de la couvrir d'une forme langagière trompeuse.59(*) » Dès lors, le mensonge est tenu de conserver une allure de vraisemblance, car autrement il se verrait immédiatement identifié et s'avérerait inefficace. Il survit tant et aussi longtemps qu'il n'est pas reconnu.

Nous avons abordé la question du mensonge à soi-même dans le chapitre précédent ; il va de soi que ce paradoxe s'inscrit en toutes lettres lorsqu'on vient à se questionner sur le cas de Frédérique dans Hors d'atteinte ? Cette dernière est consciente de dissimuler la vérité ; elle est donc, par la force des choses, consciente de se mentir à elle-même. Marcel Côté nous dit que « le mensonge à soi-même [est souvent] interprété comme [un] mécanisme de défense visant à protéger l'individu, le moi, contre la douleur [et qu'en fait] il représente l'agence défensive de la personnalité.60(*) » C'est effectivement le cas avec Frédérique ; elle ne ment pas pour blesser autrui ou pour obtenir un bénéfice quelconque ; elle ment pour se protéger, elle ment pour cacher une vérité qui lui semble inavouable. Pourtant, tout comme Jean-Claude Romand dans L'adversaire (nous le verrons plus loin), Frédérique est tentée de dévoiler sa double vie à sa meilleure amie. Ainsi, « elle songea à dire la vérité, mais elle se ravisa, certaine que Corinne ne pourrait la comprendre, et d'ailleurs ne le souhaitant pas.61(*) » Alors, plutôt que d'avouer, après un bombardement de questions de la part de son amie, et tout comme le personnage d'Agnès dans La moustache, elle va inventer un second mensonge afin de camoufler le premier : « De guerre lasse, elle se résigna à lâcher du lest et traça le portrait d'un amant fictif, mais propre à réchauffer l'imagination de son amie.62(*) » Par conséquent, Frédérique peut continuer à mener sa double vie sans se soucier, pour l'instant, d'être découverte, puisque selon elle, « un amant comme celui qu'elle avait inventé [...] pour assouvir la curiosité de Corinne, devenait la couverture avouable d'une activité dont elle n'avait pas honte, mais qu'elle entendait garder clandestine.63(*) » Ainsi, Frédérique persiste dans son mensonge, elle préfère de loin mentir aux autres et à soi-même plutôt que d'avouer. Elle préfère sa vie imaginaire à sa vie réelle, faisant place à des pensées plus près de cet univers fictif : « avant de s'endormir, elle jouait avec l'idée de continuer ainsi, longtemps, des années peut-être, en allant de casino en casino sans que personne autour d'elle connaisse sa double vie.64(*) » Frédérique est si bien dans son monde imaginaire qu'elle en oublie la réalité. D'ailleurs, rien ne semble l'arrêter. « Pour continuer à jouer, elle signait des chèques dont elle ne remplissait pas les talons65(*) », dépensant l'argent qu'elle n'a plus. Elle se dit résolue à se laisser entretenir par des joueurs, dans le seul but de pouvoir jouer à nouveau. En continuant de la sorte, prise dans le tourbillon du jeu, et en faisant abstraction de la réalité au profit d'un univers fictif, Frédérique risque tout : perte d'emploi, poursuites, perte de l'estime et de la confiance de ses proches, etc. Mais « advienne que pourra66(*) » pense-t-elle, convaincue « de pouvoir, quand elle le voudrait ou plutôt quand elle y serait contrainte, revenir en arrière, en douceur rentrer dans le rang.67(*) » Et bien qu'elle fasse tout en son pouvoir afin de garder « un pied [...] dans la vie normale [...], ce pied unique sautillait maladroitement, pressée de s'enfuir à nouveau [...] en sorte que la vie normale n'était plus normale du tout...68(*) » Par conséquent, toute son astuce ne réussit qu'à l'emmurer et, en fin de compte, elle se retourne contre elle. À vouloir trop gagner, on finit par tout perdre. Il est vrai, nous confirme Marcel Côté, que dans la majorité des cas, le menteur « se ment assez bien à lui-même pour parvenir le plus souvent à l'ignorer69(*) », ce qui fait en sorte que le menteur en arrive à ne plus faire la distinction entre le réel et l'imaginaire. Nous verrons maintenant que c'est exactement le cas du petit Nicolas dans La classe de neige.

2.3 La classe de neige

Dans La classe de neige, Emmanuel Carrère va encore plus loin dans ce que l'on pourrait qualifier de mensonge pathologique. En effet, dans ce roman, le menteur, en l'occurrence un jeune garçon, n'arrive plus à faire la différence entre le réel et l'imaginaire. Le lecteur est amené à se plonger dans l'angoissante imagination du jeune Nicolas, dans un univers de fantasmes, de fabulations où le réel et le merveilleux s'imbriquent pour ne faire qu'un. Avec ce roman, Carrère explore les angoisses et les dérives intérieures, là où germe le Mal, un Mal qui projette son ombre sur le visage d'un enfant. Nous irons un peu plus en profondeur dans l'analyse de ce roman, La classe de neige étant une sorte de préambule à ce que sera L'adversaire. Il est important de comprendre comment l'apport du mensonge y est présenté et comment Carrère aborde les prémisses de la mythomanie, laquelle, on le sait, sera omniprésente dans l'histoire véridique de Jean-Claude Romand.

À partir de l'oubli de son sac de voyage dans le coffre de l'auto de son mystérieux père, Nicolas voit son séjour à la montagne se transformer en un véritable cauchemar. Mais pourquoi Nicolas ment-il ? Pourquoi s'invente-t-il un monde imaginaire ? Un fait demeure, « l'enfant qui se met à mentir et à fabuler, sans avoir en réalité le désir de mal faire ou de nuire, mais qui le fait comme poussé par une force irrésistible, risque d'avoir vécu antérieurement une situation traumatisante.70(*) » Tout peut sembler parfait pour l'enfant, mais lorsque surviennent un événement déclencheur ou des conditions qui font resurgir des souvenirs enfouis, ceux-ci refont surface et s'extériorisent parfois à travers le mensonge et la fabulation. Selon Boris Cyrulnik, « l'adolescent élevé dans la sécurité affective s'amuse en inventant une fiction, alors que le solitaire, l'abandonné, le mal-aimé, se défend grâce à la fiction. Il est nécessaire qu'on le croie pour qu'il ne se sente plus en danger ; c'est même vital...71(*) » Nicolas va ainsi se créer un univers bien à lui, qu'il va partager avec son ami Hodkann, l'amenant à croire à sa fabulation. Cyrulnik parle d'enfant solitaire, abandonné et mal aimé ; ces trois attributs collent parfaitement à l'image que le lecteur se fait de Nicolas, principalement par ses rapports avec les autres enfants de son âge. Tout d'abord, il est un enfant particulièrement couvé par ses parents, ce qui lui laisse peu de place pour s'immiscer au sein de la confrérie. Sa mère ne le laisse pas manger à la cantine le midi avec les autres et son père préfère aller le reconduire lui-même à la classe de neige plutôt que de lui faire prendre l'autocar. De plus, le fait d'arriver avec un jour de retard place le jeune Nicolas en porte-à-faux, dans une situation d'isolement : « les enfants dans la salle se mirent à chuchoter, Nicolas, sur le seuil, les regardait sans oser les rejoindre.72(*) » De surcroît, le simple fait de souffrir d'énurésie place Nicolas en situation de honte et d'humiliation face aux autres enfants qui se moquent déjà de lui. Il est ainsi abandonné et mal aimé par ses pairs. Par la suite, il va passer la semaine isolé des autres, à l'exception d'Hodkann, son seul ami, avec qui il fabulera sur ses pires angoisses et transposera sa fiction en réalité jusqu'à ne plus faire la distinction entre ce qui est vrai et ce qui est faux.

Les premières fabulations de Nicolas démontrent bien les angoisses qui l'habitent puisqu'elles ont toutes un lien avec la mort. Tout commence avec des tueurs sanguinaires venus chercher Hodkann et qui, faute de l'avoir trouvé, puisque « Nicolas et Hodkann [sont] cachés dans un creux du mur, derrière un lit73(*) », vont massacrer tous les autres enfants : « Il n'y [a] que des morts, dans le chalet, des montagnes d'enfants morts.74(*) » Par la suite, Nicolas fabule sur la mort probable de son père75(*) et enchaîne sur celle d'un jeune garçon de sa classe : « un jour on apprenait la mort de Maxime Ribotton76(*) », pour finalement imaginer sa propre mort, se voyant mourant « de froid pendant la nuit77(*) ». Le hasard veut qu'un enfant des environs soit réellement tué. Dès lors, Nicolas ne se contente plus de fabuler pour lui-même, il a besoin d'extérioriser ses angoisses et pour cela, Hodkann va lui servir d'auditoire. Nicolas l'amène progressivement non seulement à croire à ses fabulations, mais à en faire partie intégrante.

Nous l'avons déjà précisé, le parfait mythomane se sert de la vérité afin d'asseoir solidement ses fabulations, la vérité étant tributaire du mensonge. Chacune des vérités exposées ne fait que renforcer la part du mensonge. Ainsi, tel un mythomane en devenir, Nicolas va se servir d'une réalité, celle du trafic d'organes dont son père lui avait antérieurement parlé, pour fabuler et créer de toutes pièces un univers qui lui appartient. C'est un monde où il est le héros, ne serait-ce que par la présence accrue du pronom « je » : « Je n'arrivais pas à dormir [...] j'ai vu de la lumière [...] je suis descendu [...] je l'ai suivi [...] J'ai repensé à cette histoire de trafic d'organes et je me suis dit...78(*) » Ainsi, comme tout bon mythomane, Nicolas devient le héros d'une histoire qu'il imagine, construit et verrouille, et comme le souligne si bien Odile Dot au sujet du mythomane : « il [invente] une histoire qui frappe l'imagination des auditeurs, heureux, enfin, de mesurer l'impact de son charme, de sa puissance, de son prestige...79(*) » D'ailleurs, un des plus grands fantasmes du mythomane n'est-il pas de créer sa propre réalité et d'amener peu à peu les autres à y croire ? C'est d'ailleurs la raison qui fait en sorte que le mythomane se place « souvent [...] lui-même [comme étant] le héros de son roman : héros toujours prestigieux par quelque côté, ou du moins digne d'intérêt, car la recherche de l'effet est un caractère constant des inventions mythomaniaques80(*) », précise Jean M. Sutter. Le mythomane désire donc être au centre de son histoire, en être le héros, car il veut susciter un effet chez son public. Évidemment, cela comporte des risques. D'une part, dans son désir d'échafauder un véritable roman, le mythomane en vient parfois à ne plus savoir ce qu'il y a de fondé ou d'inventé, et le jeune Nicolas ne fait pas exception. Pour faire suite à l'histoire de trafic d'organes, il place son père sur le devant de la scène en disant à Hodkann que celui-ci « enquêtait sur cette affaire, tout seul, ignoré de la police81(*) », et que c'était pour cette raison qu'« il était venu dans la région, sous prétexte de conduire Nicolas au chalet82(*) ». Il voulait tout simplement suivre « la piste des trafiquants.83(*) » D'autre part, le mythomane semble incapable de mettre fin à l'histoire qu'il échafaude, fabulant sans cesse, et inventant mensonges sur mensonges. Encore ici, Nicolas démontre bien qu'il est victime de cette déviation : « Et tandis qu'il parlait, oubliant que tout reposait sur un mensonge de sa part, une nouvelle idée lui venait (faire de son père un héros) [...] Si fragile que fût l'hypothèse, il la confia quand même à Hodkann, et pour la consolider inventa de nouveau...84(*) » Comme si ce n'était pas assez, et voyant qu'il suscite l'attention de Hodkann et que ce dernier « ne mettait en doute rien de ce qu'il lui avait dit...85(*) », Nicolas va aller encore plus loin dans son délire mythomaniaque lui confiant que « l'année dernière, [les trafiquants d'organes avaient] enlevé [s]on petit frère. [Qu'] il a[vait] disparu dans un parc d'attractions et [qu'] on l'a[vait] retrouvé plus tard derrière une palissade. Ils lui avaient pris un rein.86(*) »

Le mythomane, se ment à lui-même, confondant vérités et mensonges, réalité et fiction. C'est exactement ce qui arrive à Nicolas. N'arrivant plus à faire la distinction entre le réel et l'imaginaire, il devient en quelque sorte victime de ses propres illusions. Ses fabulations sont si bien ancrées dans son imaginaire qu'il en arrive presque à y croire lui-même. Marcel Côté nous dit à ce sujet que

le plus souvent, celui qui se ment à lui-même, plutôt que de renoncer à son désir, tendra à substituer au réel déplaisant une image compensatoire, il hallucine autre chose. Bien entendu, s'il souscrit à cette image, c'est qu'il ne s'aperçoit pas de sa nature utopique et qu'il la croit vraie.87(*) 

Partant de ce principe, le jeune Nicolas, dans un désir de valorisation se réfugie dans un univers fictif en donnant naissance à tout un système de représentations élaborées à partir de faits véridiques. On l'a dit : « le mensonge participe d'un système où la vérité joue un rôle essentiel et où sa présence ou sa négation porte en conséquence.88(*) » Il est donc possible pour un mythomane de créer un monde imaginaire pour pallier une réalité parfois trop décevante.

Ainsi, tout au long du roman, le jeune Nicolas fabule, ment et trompe ; il devient l'acteur d'un scénario qu'il a élaboré afin de s'attirer sympathie et admiration ; il s'invente un père aventurier aux antipodes de la réalité (il s'avère que le papa de Nicolas est en fait un tueur d'enfants). Mais, dans toute cette histoire, Nicolas n'est pas le seul à mentir. En effet, d'autres personnages mentent, et qui plus est, mentent à Nicolas. Dans les exemples suivants, nous verrons que les divers personnages emploieront différents types de mensonges afin de camoufler une vérité qu'ils préfèrent taire. Tout d'abord, Nicolas se souvient du jour où il a dû déménager, sa mère lui répétant « qu'ils seraient beaucoup plus heureux là où ils allaient...89(*) », mais l'étrange comportement de celle-ci lui fait croire qu'elle lui ment : « sa nervosité, ses accès de colère et de sanglots, la façon d'écarter la main [...] le rideau de cheveux [...] qui lui retombait [...] sur le visage, laissaient peu de chance à Nicolas de croire ses paroles rassurantes.90(*) » Il est évident qu'il est question ici de mensonges par omission ; la mère ne ment pas directement à Nicolas, elle laisse plutôt parler son corps. Néanmoins, Nicolas n'est pas dupe, « il savait qu'elle lui cachait quelque chose [qu'] elle ne lui disait pas la vérité...91(*) »

Vers la fin du roman, alors que l'étau se resserre autour du terrible drame qui attend Nicolas, la maîtresse du camp reçoit un coup de fil et le lecteur comprend qu'il s'agit d'une très grave nouvelle et que celle-ci concerne Nicolas. Mais suite au coup de téléphone, la maîtresse n'ose pas parler à Nicolas préférant se cloîtrer dans son bureau : « elle avait peur de sortir, peur de le voir, peur de lui adresser la parole.92(*) » Elle estime que Patrick, un moniteur, est plus enclin à lui annoncer la nouvelle, ayant déjà créé des liens avec Nicolas, mais tous deux sont unanimes : « Lui dire la vérité ? Non, ils ne pourraient pas. Personne ne le pourrait, dire cette vérité-là à un petit garçon.93(*) » Dans ce cas-ci, il s'agit purement d'un mensonge par complaisance (mensonge pieux), la maîtresse ainsi que Patrick vont cacher, en partie, la vérité à Nicolas pour ne pas le blesser inutilement : « Écoute, Nicolas, il y a un problème chez toi...94(*) » Mais une fois de plus, Nicolas comprend que la situation est plus tragique qu'elle ne semble. Il demande donc à Patrick : « C'est grave ce qui est arrivé chez moi ? » Et ce dernier lui répond : « Oui, je crois que c'est grave. Ta maman t'expliquera.95(*) » Comme dans le premier exemple, il est question ici de mensonge par omission ; Patrick ne ment pas à Nicolas, mais il ne lui dit pas pour autant la vérité, préférant laisser la pénible besogne à sa mère.

Finalement, pour clore l'analyse de ce roman et bien comprendre la part importante du mensonge dans cette histoire, nous pouvons dire que La classe de neige est un roman du non-dit. Carrère se sert du mensonge par omission car, tout au long du roman, il donne des indices, mais ne dévoile rien, laissant le lecteur perplexe. Nous savons que le père de Nicolas s'avère être le tueur recherché. En fait, nous le découvrons presque en même temps que Nicolas : « [il] eut quand même le temps d'entrevoir la photo et le mot «monstre» dans le titre [...] du journal96(*) ». Ainsi, l'intrigue se termine sans que la vérité soit dite de façon explicite.

Maintenant, arrêtons-nous sur l'oeuvre maîtresse de ce travail, L'adversaire, et sur le personnage de Jean-Claude Romand, figure par excellence du mythomane.

2.4 L'adversaire

L'adversaire est l'aboutissement de tout ce que Emmanuel Carrère a précédemment écrit. L'histoire de Jean-Claude Romand ne pouvait que fasciner cet auteur dont chacune des oeuvres met en scène un univers où soudain le quotidien bascule dans un monde où le réel et l'imaginaire se côtoient de façon complexe. Le cas Romand est déjà fascinant en lui-même : voici un homme qui, dix-huit ans durant, s'enfonce dans une spirale de mensonges, s'empêtre dans une double vie et finit par tuer femme, enfants et parents, avant de tenter de se suicider. Le plus intéressant, bien sûr, s'avère être la question du mensonge : comment a-t-il pu faire croire à tous ses proches, en fait à tout le monde, qu'il était médecin, travaillant à l'OMS ? Toute la vie de cet homme n'a été qu'une longue illusion, et il l'a si bien élaborée que nul n'a su percer à temps son mystère. Jean-Claude Romand, personnage principal de L'Adversaire, est un mythomane, un maître de l'imposture.

2.4.1 Romand et le mensonge infantile

Comme l'a mentionné Ernest Dupré dans ses études sur la mythomanie, l'enfance joue un rôle déterminant dans cette maladie. Tous les enfants mentent. Mais cela s'avère être, dans la plupart des cas, des mensonges sans gravité. Ce n'est qu'à l'âge adulte que tout ce complique. « Au cours de notre enfance, nous avons tous menti ; nous avons tous inventé notre mythe, affirme Boris Cyrulnik, mais une force insidieuse a dérouté Jean-Claude Romand et l'a orienté vers une mythomanie criminelle, alors que la nôtre était constructive et délicieuse.97(*) »

Pourtant, les parents qui mentent à leurs enfants affirment que « leur mensonge [...] est innocent ; ou bien [que] l'enfant ne peut pas comprendre et même [qu'] il n'a pas à juger les adultes.98(*) » Mais comment peut-on savoir ce qui a de l'importance pour l'enfant ? Comment savoir ce qui reste gravé dans sa mémoire et ce qui le scandalise ? Sutter affirme qu'il n'« est pas nécessaire [à l'enfant] de comprendre pour être frappé ou bouleversé et si ses jugements nous paraissent erronés, ils n'en sont pas moins de retentissement dans son âme vulnérable.99(*) »

Lorsqu'il est question de la jeunesse de Romand, Carrère met en évidence certains aspects qui pourraient expliquer sa familiarité et, à bien des égards, sa propension au mensonge. En effet, chez les Romand, on prônait, d'une part, la vérité absolue : « Un Romand n'avait qu'une parole, un Romand était franc comme l'or 100(*)», disait-on. D'autre part, il fallait taire certaines vérités, « même si elles étaient vraies 101(*)». Par conséquent, les parents de Jean-Claude vont mentir à leur fils, principalement en ce qui concerne la maladie de sa mère. En effet, « son père a essayé de cacher ce qui se passait au petit garçon, pour ne pas l'inquiéter [...] L'hystérectomie a été camouflée en appendicite...102(*) » Ainsi, au sein de cette famille la pratique du pieux mensonge allait de soi. On mentait tant et si bien au jeune Romand que celui-ci en est venu à croire que sa mère « était morte et qu'on lui cachait cette mort 103(*)». Dès lors, Romand va mentir pour ne pas inquiéter inutilement sa mère qui « se faisait du souci, à tout propos 104(*)». Il va apprendre très tôt « à donner le change pour qu'elle ne s'en fasse pas davantage 105(*)». Comme le mentionnent les psychiatres chargés du cas Romand : « il a en fait baigné dans le mensonge depuis sa plus tendre enfance. Mais [avec le temps] il est clair que de latente sa mythomanie est devenue évidente et maligne106(*)». Ainsi, « c'est au cours de son enfance, [qu'] on lui (Jean-Claude) a appris que le mensonge permet de fabriquer une forme de réalité. Jamais sa famille ne ment autant que lorsqu'elle dit : «Dans notre famille, on ne ment jamais.»107(*)»

Dans sa jeunesse, Romand apprend donc à mentir pour masquer la réalité. Il semble alors évident que le mensonge des parents sur la maladie de la mère est un préambule aux mensonges de leur fils, dont celui qui l'amènera à la bifurcation. Cette bifurcation, comme le souligne Emmanuel Carrère, s'avère être « l'épisode le plus significatif 108(*)» dans la vie de Romand : celui où il ne se présente pas aux examens de fin de deuxième année de médecine et déclare ensuite à tous qu'il a été reçu. « C'est ainsi, par ce «banal [incident]», que tout [a] débuté 109(*)». À partir de ce moment crucial, Romand choisit le « chemin tortueux du mensonge 110(*)». D'ailleurs, il avoue que cela l'a rendu malheureux, mais qu'il

ne pouvait pas en parler parce que [ses] parents n'auraient pas compris, auraient été déçus [...] Je ne confiais jamais le fond de mes émotions, dit-il [...] et je crois que mes parents n'ont jamais soupçonné ma tristesse [...] et quand on est pris dans cet engrenage de ne pas vouloir décevoir, le premier mensonge en appelle un autre, et c'est toute une vie.111(*)

Cela démontre bien que, même si l'enfant ne montre pas qu'il est malheureux, si lui-même n'en a pas conscience, il n'est pas moins vrai qu'il souffre, et qu'il l'exprime d'une façon détournée, mais réelle. Ainsi, sans pour autant innocenter Romand, il nous est possible de comprendre davantage les raisons qui ont fait en sorte que le vrai Jean-Claude Romand soit devenu le faux docteur Romand et que la mythomanie a fait de Jean-Claude Romand, le maître de l'imposture.

2.4.2 Romand, l'imposteur : crédulité, simulation, escroquerie

On dit de la mythomanie qu'elle peut être considérée comme pathologique, lorsqu'elle conduit à un enfermement dans des contraintes à la répétition. C'est une forme de déséquilibre psychique caractérisé par des propos mensongers auxquels le sujet croit lui-même, tout en s'efforçant de les faire croire à autrui112(*). D'ailleurs, Luc, son meilleur ami, pense qu'il connaît tout de Romand : « Chacun savait tout de la vie de l'autre, la façade mais aussi les secrets, des secrets d'hommes honnêtes, rangés 113(*)». Et suite au drame, il va refuser de croire en la culpabilité de son ami : « Jean-Claude ne pouvait pas être un assassin. Il manquait forcément une pièce au puzzle. On allait la trouver et tout changerait de sens 114(*)».

Le plus étrange dans toute cette affaire demeure le fait que personne ne s'est rendu compte que Romand leur mentait depuis près de 20 ans. Des victimes et des complices aveugles, pourrait-on dire. Tant et si bien que tous les survivants se sont demandés après le drame, « comment avons-nous pu vivre si longtemps auprès de cet homme sans rien soupçonner 115(*)». D'ailleurs, même Florence, sa femme, semblait accepter avec naturel le comportement très cloisonné de son mari. En cour, le juge s'est étonné surtout de ce qu'il considèrait comme une étrange improbabilité, celle « que pendant dix ans, personne n'ait appelé Romand au bureau 116(*)». Même le principal intéressé n'a jamais vraiment compris comment il avait pu mentir pendant si longtemps sans que ses proches s'en aperçoivent : « Je me suis posé cette question tous les jours pendant vingt ans. Je n'ai pas de réponse117(*) », répond Jean-Claude Romand. Mais quoi qu'il en soit, Romand use de la crédulité des gens pour donner encore plus de crédibilité à sa fausse existence. Sans eux, le mensonge n'aurait pu perdurer bien longtemps. Son travail à lui, en tant que mythomane, était de faire en sorte que les autres le croient, qu'ils aient foi en lui, qu'ils collaborent à la création de son personnage, de son image ; « il a [donc] besoin d'un public, non pour le distraire [...], mais pour se persuader de la réalité du monde qu'il se crée 118(*)».

Il ne faut pas non plus faire abstraction du fait que pour une personne narcissique et mythomane comme Jean-Claude Romand, il faut être pris au sérieux et être convaincu de son histoire. Romand a besoin d'être cru, sinon tout s'écroule. Les gens qui ont foi en lui ne font qu'amplifier sa mythomanie. En effet, sans public, la mythomanie n'a plus sa raison d'être. Cette pathologie ne se vit que par un auditoire. Jean Sutter précise que, pour le mythomane, « déjà un être social pour qui la croyance est impossible si elle n'est partagée, il lui faut, pour bâtir son rêve, l'adhésion et le secours d'autrui ; c'est pourquoi il prend si grand soin de convaincre, afin d'être lui-même convaincu.119(*) » Et ils sont nombreux à croire en lui. Les gens qui l'ont côtoyé sont unanimes : « Jean-Claude, lui, allait devenir un bon médecin, peut-être plus que cela. Il était ambitieux, travailleur, [ils] pensaient tous qu'il irait loin.120(*) » Jean-Jacques Wunenburger cite Blaise Pascal en ce qui concerne la crédulité des gens devant le jeu théâtral des menteurs :

Nombre de fragments des Pensées montrent combien les hommes puissants, dans toutes les institutions, ne font qu'animer un vaste théâtre où ils jouent des personnages déguisés et font croire des vérités qui ne sont que mensonges. En face d'eux, le peuple, ignorant des vrais mobiles et des vraies grandeurs et valeurs, se laisse berner par les apparences, et croit en la puissance des magistrats et des princes, qui pourtant ne dépendent que de sa propre crédulité.121(*)

Romand va jouer ce personnage de médecin et user de la crédulité de ses proches. À un point tel qu'il va non seulement leur mentir sur son statut de médecin, mais également les arnaquer, les manipuler afin de pouvoir refléter le statut social que lui impose son rôle de chercheur en médecine. Marcel Eck confirme, quant à lui, que « mythomanie et escroquerie marchent souvent de pair [...] La vanité, dans la mythomanie, l'emporte sur toutes les autres considérations et très souvent, elle l'explique seule.122(*) » Romand va donc, de façon très subtile et profitant de la confiance aveugle des gens, simuler des placements dans des comptes bancaires en Suisse : « Une fois à l'OMS, il a dit ou laissé entendre que son statut de fonctionnaire international lui ouvrait droit à des placements extrêmement avantageux, au taux de 18 %, dont pouvait bénéficier sa famille.123(*) » Ainsi, pendant de nombreuses années, Jean-Claude Romand va vivre avec l'argent des proches qu'il a bernés et escroqués. « Cette catégorie correspond à ce que l'on appelle les mensonges d'intérêts ; on trompe le partenaire pour obtenir de lui une chose qu'il ne vous accorderait pas s'il connaissait la vérité [...] Mais bien que l'on nuise ainsi au partenaire, on ne le hait pas nécessairement ; on se contente de le faire servir à ses fins124(*) », nous dit Guy Durandin. Et Louis-Paul Roure abonde dans le même sens lorsqu'il prétend que le mythomane, toujours incapable de faire la distinction entre réalité et fiction, use, plus ou moins inconsciemment, de la crédulité des gens :

En voulant duper autrui, [le mythomane] peut aussi arriver finalement à se duper soi-même. [Il] se sent dans l'erreur, mais comme il se plaît dans cette situation, il se donne le change à lui-même et se persuade très positivement que cette erreur est une vérité [...] Mieux encore la crédulité de ceux qu'il abuse le dupant en retour consolide à ses propres yeux le système illusoire qui fait de son mensonge une réalité.125(*)

Encore une fois, le plus étrange est que personne ne demande de preuves. On n'exige de voir aucun papier légal. Pourtant, rien ne pouvait garantir que leur argent était en sécurité. Néanmoins, tous étaient convaincus « que leur argent travaillait tranquillement quai des Bergues et n'avaient nulle envie d'interrompre ce travail.126(*) » Une seule exception, et qui n'a rien à voir avec le manque de confiance : un jour, le beau-père de Jean-Claude désire s'acheter une Mercedes et il demande à son gendre de retirer une partie de son capital. Romand va-t-il devoir avouer la supercherie ? Et bien non, peu de temps après, son beau-père meurt après être « tombé dans l'escalier de sa maison où il se trouvait seul avec son gendre127(*) ». Romand l'échappe belle. Qui plus est, avec la mort son beau-père, il hérite de la somme de 1 300 000 F. Joli retournement !

Mais lorsque l'on dit de Jean-Claude Romand qu'il est un imposteur, c'est qu'il a abusé de la confiance et de la crédulité d'autrui par des discours mensongers et par de fausses apparences. En faisant croire aux autres qu'il pouvait leur assurer une sécurité financière par des placements dans des comptes bancaires à hauts taux d'intérêts, Romand profite d'une confiance absolue et d'une certaine forme de naïveté de la part des gens qui croyaient en lui pour les escroquer et par le fait même ajouter un titre à son palmarès, celui d'imposteur. Malheureusement, Romand ne s'arrêtera pas là : bien que mythomane et imposteur soient des titres peu enviables, Romand va poursuivre sur sa lancée et ajouter celui de... meurtrier.

Phyllis Greenacre, qui s'est intéressé à la figure de l'imposteur, nous dit

qu'un imposteur n'est pas seulement un menteur : c'est un type très particulier de menteur, qui impose aux autres une falsification de ses connaissances, de son statut social ou de ses biens matériels. Il peut tromper son monde grâce à des modifications de son identité officielle [...] en inventant une histoire ou en pratiquant d'autres sortes d'abus. [Il se] fabrique une [identité] d'après l'idée qu'il se fait de lui-même. L'imposture [pour lui] semble recéler l'espoir d'obtenir un gain matériel, ou, tout au moins, un avantage quelconque. 128(*)

En plus d'être un mythomane avéré, Romand est également un imposteur au sens propre du terme. En effet, il s'est créé une fausse identité (celle du médecin), il a également échafaudé une rocambolesque histoire (qu'il va alimenter pendant 18 ans) et pratiqué certains abus (escroquerie, mystification et même meurtre). En outre, il est indéniable que l'imposteur, tout comme le mythomane, ne peut se passer d'un public. Sans auditoire pour l'aduler, l'imposteur est désarmé. Greenacre le confirme :

il faut absolument que l'imposteur-type ait des spectateurs. C'est grâce à eux qu'il peut se faire une idée positive, réelle de lui-même [...] le fait que les impostures aient souvent une signification sociale s'explique par ce phénomène de quête d'un auditoire dans lequel le (faux) Moi se reflète. Pour l'imposteur, la réussite de la supercherie a tendance à renforcer à la fois la réalité et l'identité.129(*)

Une fois de plus, la corrélation entre le cas Romand et la figure de l'imposteur est sans équivoque. Un Romand sans public est un Romand inexistant. Tout comme le propose Greenacre sur l'importance, pour l'imposteur, de réussir à duper l'autre, pour Romand le fait d'être parvenu à mystifier ses proches et à leur subtiliser une grande part de leurs biens, n'a fait que renforcer l'image qu'il avait de lui-même et accroître de façon significative son narcissisme.

2.4.3 Le réel et l'imaginaire chez Romand

Il ne faut en aucun cas confondre le mythomane avec le simple menteur puisque celui-ci sait qu'il ment, il a la ferme intention de tromper l'autre et agit en pleine conscience sans confondre rêve et réalité. Or, le mythomane, lui, croit ce qu'il raconte, il ne ment pas pour tromper mais pour y croire lui-même. Il sait toujours au fond de lui que ce qu'il dit n'est pas totalement vrai, mais il sait aussi que cela doit être vrai pour lui assurer un équilibre intérieur. Par conséquent, un des problèmes que soulève la question du mensonge « est le rôle que joue l'imaginaire puisqu'en effet celui-ci se doit de décoller de la réalité pour exister et donc obligatoirement échappe, au moins en partie, au monde réel 130(*)». Le mythomane confond le réel et l'imaginaire, il n'arrive plus à gérer cette réalité puisque plus enclin à vouloir croire aux mythes. À ce propos, José Delgado nous dit que « le monde de l'imaginaire [...] est une caricature de l'existence réelle de l'homme.131(*) » Cela décrit assez bien l'existence de Romand. Il va admettre lui-même, à plusieurs reprises, qu'il n'arrive plus à faire la différence entre le vrai et le faux. Il avouera aux psychiatres chargés de son dossier qu'il se devait de croire à ses propres mensonges : « Je disais que je venais de réussir l'internat de Paris, mais que j'étais détaché à l'INSERM de Lyon... J'arrivais à y croire, pas en permanence ; [mais] il fallait que j'y croie... 132(*)». Également, lorsqu'il est question de l'agression inventée pour attirer l'attention de ses amis étudiants, son imagination va au-delà de la réalité : « Mais après, je ne savais plus si c'était vrai ou faux. Je n'ai bien sûr pas le souvenir de l'agression réelle, je sais qu'elle n'a pas eu lieu, mais je n'ai pas non plus celui de la simulation [...] Et j'ai fini par croire que j'ai vraiment été agressé.133(*) » Et il en va de même avec son faux cancer ; Romand va simuler la maladie jusqu'à en ressentir les effets : « La maladie et le traitement l'épuisaient. Il n'allait plus travailler tous les jours [...] Seul à la maison, il passait la journée dans son lit humide [...] Il avait toujours beaucoup transpiré, maintenant il fallait changer ses draps tous les jours134(*). »

Toutefois, il faut bien comprendre qu'ici, Romand ne feint pas, il simule, ce qui rend la chose beaucoup plus compliquée. Comme l'affirme Jean Baudrillard, « celui qui feint une maladie peut simplement se mettre au lit et faire croire qu'il est malade. Celui qui simule une maladie en détermine en soi quelques symptômes.135(*) » D'un autre côté, nous pourrions être témoin ici d'un cas de syndrome de Münchhausen, référence au célèbre baron connu pour son imagination débordante, proche de la mythomanie. Mais quoi qu'il en soit, Jean-Claude Romand va tomber réellement malade, malgré le fait qu'il ne souffre d'aucun cancer !

 Ainsi, l'énigmatique personnage qu'est Jean-Claude Romand préfère de loin croire à sa réalité plutôt qu'à celle, objective, de l'extérieur. Il a besoin de se raconter ces histoires pour être en paix et en accord avec lui-même. Il s'invente donc une vie imaginaire plus crédible à ses yeux que la réalité. D'ailleurs, il est prouvé que le mythomane préfère de loin la fiction à la réalité, trop horrible. Romand, en prison, avoue sa difficulté à réintégrer la réalité puisque, pour lui, « cette réalité est tellement horrible et difficile à supporter [qu'il a] peur de [se] réfugier dans un nouveau monde imaginaire et de reperdre une identité bien précaire.136(*) » Romand craint de succomber à nouveau, car le réalité à laquelle il doit faire face l'horrifie. Toujours selon Jean Baudrillard, « Il n'y a de réel, il n'y a d'imaginaire qu'à une certaine distance. Qu'en est-il lorsque cette distance, y compris celle entre le réel et l'imaginaire, tend à s'abolir, à se résorber au seul profit du modèle ?137(*) » Il advient que la bête n'arrive plus à réintroduire son corps d'être humain, comme si le loup-garou demeurait éternellement prisonnier de sa carapace. En fait, Jean-Claude Romand est prisonnier de l'image qu'il a créée de lui-même et le seul moyen qu'il trouve pour définitivement revenir au modèle original, c'est le meurtre. Toujours dans le même ordre d'idée, Baudrillard poursuit en disant que

la réalité [peut] dépasser la fiction : [c'est] le signe le plus sûr d'une surenchère possible de l'imaginaire. Mais le réel ne saurait dépasser le modèle, dont il n'est que l'alibi. L'imaginaire était l'alibi du réel, dans un monde dominé par le principe de réalité. Aujourd'hui, c'est le réel qui est devenu l'alibi du modèle, dans un univers régi par le principe de simulation.138(*)

Dans le cas Romand, le faux docteur (modèle) a pris le dessus sur le vrai Romand (réel). Pour pasticher le titre du célèbre roman de R. L. Stevenson, The Strange Case of Dr Jekyll and Mr Hyde, où la bête prend effectivement possession de l'homme, nous pourrions sous-titrer le récit de Carrère, Dr Romand and Mister Nothing, puisqu'au delà du mensonge, il n'y a rien. « Un mensonge, normalement, sert à recouvrir une vérité, quelque chose de honteux peut-être mais de réel. Le sien ne recouvrait rien. Sous le faux docteur Romand, il n'y avait pas de vrai Jean-Claude Romand 139(*)», nous dira Emmanuel Carrère qui était obnubilé par le fait que l'autre vie était vide. D'ailleurs, c'est en quelque sorte sur ce vide-là qu'il a voulu écrire.

2.4.4 Romand et le paradoxe du menteur

Mais qu'en est-il du paradoxe du menteur dans le cas Jean-Claude Romand ? Nous avons déjà abordé la question du mensonge à soi-même, mais la mythomanie constitue, au départ, un mensonge à autrui, plutôt qu'un mensonge à soi-même. Guy Durandin le confirme lorsqu'il nous dit que :

le mythomane, en effet, ne se contente pas de prendre ses désirs pour des réalités, ou de nier une réalité pénible. Il ne vit pas dans un monde purement imaginaire, mais cherche bel et bien à modifier le monde réel à son profit, par l'intermédiaire de la croyance d'autrui. Il se fait passer pour ce qu'il n'est pas afin d'obtenir plus facilement ce qu'il n'a pas. Par exemple, il se donne pour prince, officier supérieur, ou médecin, et réussit à se faire attribuer ainsi, de manière plus ou moins durable, des prérogatives particulières, grâce auxquelles il améliore son état réel. 140(*)

David Cook dira du paradoxe du menteur que « par moment, il y a des instants de vérité. Mais ces moments de vérité se révèlent comme lâchement reliés à la structure générale du mensonge 141(*)». Romand saura exploiter au maximum ce paradoxe. Par exemple, il va assister aux cours, fréquenter la bibliothèque universitaire et en arrivera même à boucler « le cycle complet des études de médecine 142(*)». Cette part de vérité lui permet ainsi de rendre plus crédible toute son histoire.

Ce paradoxe sous-tend également le fait que Romand désire, d'une part, dire la vérité, tout avouer, en finir une fois pour toutes avec cette lourde maladie qui le ronge de l'intérieur, mais d'autre part, ne pas décevoir et craindre plus que tout de montrer aux gens qu'il aime son vrai visage. Cependant, à deux reprises, il sera tenté de révéler la vérité. Tout d'abord, à la seule personne partageant sa double vie, Corinne, sa maîtresse, face à laquelle « il caressait l'espoir que les mots de l'aveu, le prochain soir, un autre soir, finiraient par être prononcés. Et que cela se passerait bien. [Mais] il n'osait pas lui avouer la vérité, il aimait mieux mourir que de la décevoir, il aimait mieux aussi mourir que de continuer à lui mentir 143(*)».

Par la suite, il éprouvera de nouveau le besoin de tout avouer à son ami Luc. Toutefois, ce dernier a très mal réagi lorsqu'il a découvert que Romand avait une liaison : « J'espère que tu n'es pas en train de faire des conneries 144(*)». Romand, s'il « était sur le point cette nuit-là de lâcher toute la vérité, la première réaction de son confident l'a fait battre en retraite 145(*)». Or, ce qui semble le plus paradoxal dans ce dernier exemple, c'est que Luc découvre rapidement que Romand a une liaison, mais pas qu'il lui ment depuis si longtemps ! Mais pourquoi Romand n'arrive pas à tout déballer, à tout raconter, à tout dire ? Tout simplement pour se protéger et peut-être aussi pour s'accrocher à un espoir bien illusoire. À ce propos, Paul Eckman croit que « si la personne qui a transgressé est certaine qu'en étant démasquée, elle subira un plus grand préjudice que si elle dit la vérité, elle peut malgré tout être fort tentée par le mensonge, qui lui laisse une possibilité, si faible soit-elle, d'éviter tout dégât, alors que la vérité causerait des inconvénients immédiats.146(*) » C'est ainsi que Romand va préférer se taire plutôt que d'avouer la vérité, trop cruelle pour lui. Pour éviter d'être démasqué, il va préférer tuer toute sa famille.

Un mythomane, pris dans l'engrenage du mensonge, ne parvient pas à avouer ses fautes, il préfère inventer de nouveau pour éviter une vérité qui ne lui convient nullement. Il va fabuler de nouveau et faire en sorte que ce second mensonge puisse non seulement camoufler le premier, mais le consolider. C'est la raison pour laquelle Romand s'invente un cancer plutôt que d'avouer la vérité, cela lui permet de camoufler son véritable mensonge : « Jean-Claude lui (Luc) a dit qu'il avait un cancer. Ce n'était pas prémédité, mais [...] un cancer aurait tout arrangé. Il aurait excusé son mensonge [...] À peine le mot lâché, il en a éprouvé le pouvoir magique. Il avait trouvé la solution147(*). »

Néanmoins, et malgré toutes les ruses possibles pour éviter d'être pris en flagrant délit de mensonge, si le mythomane se voit acculé au pied du mur, il va d'abord nier ; puis, si l'évidence est trop lourde à gérer, il va tenter de corriger son récit (c'est le retour sur les explications). D'ailleurs, devant le juge, concernant la tuerie, Romand va évoquer « un homme armé de taille moyenne, brun, qui tirait sur tout ce qui bouge 148(*)». Il va également déclarer à ses psychiatres qu'il travaille « pour la société Arad SA & United Kuweit de Genève 149(*)» et, de plus, preuve supplémentaire démontrant bien à quel point cette mythomanie a pris possession de lui, il ira jusqu'à mentionner « qu'il ignorait la mort de ses parents... 150(*)» Ne dit-il pas au juge qui l'accuse du meurtre de ceux-ci : « On ne tue pas son père et sa mère, c'est le deuxième commandement de Dieu 151(*)». Une fois de plus, Romand en arrive à croire à la réalité de sa fiction. Le recours fréquent, voire permanent, aux mensonges est pour le mythomane le seul moyen de fuir une réalité qu'il ne peut accepter ou affronter sans souffrir. Il se donne ainsi l'illusion de changer cette réalité douloureuse.

2.4.5 Le narcissisme chez Romand

La mythomanie dont souffre Jean-Claude Romand est tributaire d'une pathologie du narcissisme. Étant donné que le mythomane ne se supporte pas lui-même tel qu'il est, il n'a d'autre choix que d'inventer un monde imaginaire à l'image de ce qu'il voudrait être pour camoufler un monde qui ne lui convient pas. Les psychiatres qui ont interrogé Romand ont tous été surpris de l'image narcissique de ce dernier : « ils ont été frappés par la précision de ses propos et son souci constant de donner de lui-même une opinion favorable [...] Sans doute aussi avait-il du mal à se détacher du personnage qu'il avait joué pendant toutes ces années...152(*) ». De plus, ils ont tous été étonnés de la froideur et du détachement de Romand par rapport aux gestes accomplis : « Ils avaient l'impression troublante de se trouver devant un robot privé de toute capacité de ressentir, mais programmé pour analyser des stimuli extérieurs et y ajuster ses réactions.153(*) »

Sami Ali présente, en trois étapes, une définition du narcissisme et nous ne pouvons faire abstraction des ressemblances évidentes avec ce que nous connaissons de Jean-Claude Romand : « Trois moments ponctuent aussi le mythe dans lequel s'épuisent les possibilités logiques de l'expérience du visage : Narcisse perçoit un autre en lieu et place de lui-même ; il identifie cet autre comme étant lui-même ; et cet autre renvoie de nouveau [...] à un autre qui n'est pas lui-même.154(*) » Romand perçoit l'image du médecin à la place de lui-même, il identifie ce faux médecin comme étant lui-même et l'image du faux médecin tente de s'identifier à un autre non reconnaissable puisque le « je » est devenu inaccessible. Quant à Clément Rosset, sa vision du narcissisme donne tout aussi à penser que Romand possédait toutes les caractéristiques du parfait narcissique : « l'erreur mortelle du narcissisme [est] de vouloir non pas s'aimer soi-même avec excès, mais, tout au contraire, au moment de choisir entre soi-même et son double, de donner la préférence à l'image. Le narcissique souffre de ne pas s'aimer : il n'aime que sa représentation.155(*) »

Bien qu'il nous arrive tous, en tant qu'adultes, de s'offrir de temps à autre un récit qui nous donne le beau rôle, nous acceptons néanmoins de revenir au réel après ce petit voyage en fiction. Le mythomane, lui, ne peut se permettre un tel retour. Une fois de plus, son image narcissique l'amène à préférer de loin la fiction à la réalité. Louis Lavelle, dans son ouvrage sur le narcissisme, mentionne que « Narcisse est secret et solitaire. Son erreur est subtile. Narcisse est un esprit qui veut se donner en spectacle à lui-même [...] Cette image l'attire et le fascine : elle le détourne de tous les objets réels et il n'a plus de regard à la fin que pour elle.156(*) » Cette description reflète parfaitement l'image que nous donne Romand : celle d'un être secret et solitaire. Il va également jouer son rôle à la perfection, dépassant même l'entendement. Quant à l'image narcissique, aucun doute ne subsiste, Romand est vraiment obsédé par son image et il amène les autres à en faire autant. D'ailleurs, Carrère lui-même se fait prendre au jeu ; l'affaire Romand va totalement l'obséder.

Romand passe 20 ans de sa vie à créer de toutes pièces cet univers fictif. Et qui plus est, il se donne toujours le beau rôle : médecin prestigieux, conférencier chevronné, chercheur de haut niveau. Il ira jusqu'à prétendre connaître, et même côtoyer, des personnalités de renom telles que Bernard Kouchner ou Léon Schwartzenberg. D'ailleurs, Corinne, sa maîtresse, est étrangement attirée et particulièrement ravie de fréquenter, en parlant de Jean-Claude Romand, « un de ces hommes remarquables [...] qu'elle avait jusqu'alors admirés de loin 157(*)».

Un autre point important concernant cette pathologie est que Romand ne peut accepter de dévoiler son vrai visage. Il va préférer tuer toute sa famille pour leur éviter la honte, la souffrance psychologique, la désillusion. Mais selon les psychiatres Toutenu et Settelen, Romand est si ancré dans son image narcissique

qu'à un niveau plus archaïque il ne faisait pas bien le distinguo entre lui et les siens. Dans son système égocentrique sa femme, ses enfants, étaient davantage vécus comme des prolongements de lui-même que comme des personnes distinctes. Dans cette optique les faire disparaître c'était se faire disparaître.158(*)

En les tuant, il peut laisser perdurer l'image d'un mari aimant, d'un père exemplaire, d'un fils parfait au-delà de la mort. Selon Boris Cyrulnik, « en les tuant par amour, Romand libère la meilleure part de lui-même. Grâce à la mort, ses enfants n'auront connu qu'un père tendre héros. Il va également sauver ses parents d'une terrible désillusion 159(*)». En fait, Romand croit que donner la mort n'est pas un crime quand on aime de cette manière, ce qui révèle chez lui une très forte propension au narcissisme.

2.4.6 Mensonge, mensonge, qui es-tu ?

Il va de soi que le mythomane se doit de connaître de façon précise son histoire afin de ne pas risquer d'être pris. Par conséquent, il évite toute possibilité d'être dans une situation qui pourrait le rendre vulnérable. Jean Sutter dira à ce sujet que

les rapports de l'acteur avec son public sont d'ailleurs complexes [...] le mythomane évite toujours avec soin et le plus souvent avec succès de situer sa fabulation dans un domaine où il pourrait être contredit à coup sûr par l'un de ses auditeurs 160(*).

Ainsi, lorsque Luc aborde le sujet du salaire de Jean-Claude : « Tu gagnes combien ? [...] 30, 40 000 balles par mois, quelque chose comme ça ? 161(*)» ; celui-ci va simplement « hocher la tête pour confirmer 162(*)», utilisant le mensonge par omission, évitant ainsi la confrontation avec Luc. Concernant le mensonge par omission, Marcel Eck spécifie ceci :

On pourra objecter que dans de nombreux cas on n'est pas obligé de parler et que, plutôt que de mentir, on peut toujours se taire : c'est une attitude facile qui limite beaucoup l'apparence de la responsabilité mais qui ne résout rien. Il est des silences qui sont bien plus trompeurs qu'un mensonge.163(*)

Néanmoins, Romand est de plus en plus conscient que son imposture risque d'être démasquée à tout moment. Carrère utilise des expressions qui semblent corroborer les inquiétudes de Romand sur sa possible démystification : « l'heure était arrivée 164(*)», « la curée approchait 165(*)» et « les dés étaient jetés 166(*)». Romand songe également au suicide car, selon lui, « il savait depuis le début que la conclusion logique de son histoire était le suicide 167(*)». Mais il ne passera pas à l'acte, préférant « faire le mort » et feindre la maladie. Néanmoins, comme tout bon narcissique, Romand optera plutôt pour une solution altruiste. Il avouera ceci aux psychiatres : « Je voulais me suicider, mais ma mort allait faire souffrir mes proches, pour qu'ils ne souffrent pas, ils devaient donc mourir avec moi 168(*)».

Qui plus est, peu de temps avant le drame, Florence avait commencé à douter, elle prenait conscience que son mari lui mentait. En effet, lorsque Luc lui confirme que Jean-Claude était d'accord avec la démission du directeur de l'école : « Tu peux me jurer que Jean-Claude a voté la démission ? 169(*)», lui demande-t-elle, « alors il m'a menti... il m'a menti... 170(*)». Par la suite, deux autres événements font en sorte que Florence soupçonne que son mari lui cache quelque chose : l'arbre de Noël du personnel (pour lequel la famille n'a jamais été conviée) et le fait que son mari n'apparaît pas « dans le répertoire téléphonique de l'OMS 171(*)». Dès lors, c'est le chant du cygne pour Romand.

Condamné à perpétuité, Jean-Claude Romand, le prisonnier, a-t-il cessé de mentir ? Est-il guéri de sa mythomanie ? Nous sommes en droit d'en douter. En prison, avec l'aide de visiteurs, Marie-France et Bernard, Romand plonge dans une foi mystique, mais Emmanuel Carrère, tout comme nous d'ailleurs, s'interroge sur la crédibilité d'une telle rédemption. D'ailleurs, l'auteur termine son récit sur des propos qui ne laissent planer aucun doute sur cette pathologie qu'est la mythomanie et qui ne cesse de ronger Jean-Claude Romand tel un cancer sans rémission :

Qu'il ne joue pas la comédie pour les autres, j'en suis sûr, mais est-ce que le menteur qui est en lui ne la lui joue pas ? Quand le Christ vient dans son coeur, quand la certitude d'être aimé malgré tout fait couler sur ses joues des larmes de joie, est-ce que ce n'est pas encore l'Adversaire qui le trompe ?172(*)

2.5 Emmanuel Carrère vs Jean-Claude Romand

L'histoire tragique de Jean-Claude Romand, cet homme qui a menti pendant plus de dix-huit ans et tué toute sa famille, fera, involontairement une autre victime : Emmanuel Carrère. Victime consentante, Carrère sera pris dans l'engrenage de l'affaire Romand pendant sept années. En entrant en contact avec l'assassin pour affronter la terreur qu'a fait naître en lui cette série de crimes couronnant une vie de mensonge, l'auteur de La classe de neige va plonger dans l'abîme.

Emmanuel Carrère a été frappé par l'histoire véridique de Jean-Claude Romand puisque L'adversaire est également le témoignage personnel de cette obsession. Mais que s'est-il passé ? Qui est Jean-Claude Romand ? Le vrai Jean-Claude, le faux Romand ? Qui n'a pas été tenté par l'imposture au moins une fois dans sa vie, par l'identité rafistolée, par l'ivresse de la feinte, par un soi idéal, miroir de toutes les attentes, surtout celles des autres ? Ces questions sur fond de tourment universel ont poussé Emmanuel Carrère à s'intéresser au cas Romand. Par touches fines et discrètes, il a tenté de cerner l'imposteur et son double en qui il craignait lui-même de se reconnaître. Le lecteur est saisi de ce trouble identitaire. N'est-il pas lui aussi susceptible de tromper, de « se » tromper ?

Pour bien comprendre le cas Romand, Carrère va poser ses pas sur ceux de l'assassin, suivre la piste de l'homme qui, partant d'un simple mensonge banal, va bifurquer dans un univers à peine imaginable.

Durant sept ans, Carrère raconte qu'il s'est battu contre lui-même pour ne pas écrire ce livre. Est-ce le rôle d'un écrivain d'accorder 220 pages à un assassin ? s'interroge-t-il. « Cette histoire et surtout mon intérêt pour elle me dégoûtait [...] J'avais peur. Peur et honte. Honte devant mes fils que leur père écrive là-dessus.173(*) » Mais Carrère est hanté par le personnage de Jean-Claude Romand. L'histoire le fascine. D'ailleurs, dira-t-il au sujet de L'adversaire, « Ce récit atroce, je n'ai pas choisi de le raconter, mais j'ai été choisi par lui. C'est emphatique, je sais, mais je ne peux pas le dire autrement.174(*) »

Carrère cède à l'envie obsessionnelle de savoir ce qui se passe dans la tête de l'imposteur durant ces journées qu'il était censé passer au bureau, le vertige qu'il devait ressentir, la jouissance peut-être aussi à l'idée de rencontrer enfin le personnage « Romand » qui s'avère être un amalgame de tous les héros qu'il a précédemment créés de toutes pièces. N'est-ce pas Romand lui-même qui avouera s'être reconnu dans le personnage de La classe de neige ? Annie Oliver nous dit que dans L'adversaire, il y a « du «moi» Carrère dans «l'autre» Romand ; celui-ci représenterait non pas son «modèle», mais peut-être son fantasme, cet autre qui le hante et dont il ne peut parler qu'en son «nom propre» afin, écrit-il à Romand de «dire ce qui dans votre histoire me parle et résonne dans la mienne»175(*)». L'adversaire est non seulement « l'histoire » de Romand, mais également celle de l'écrivain car elle parle aussi bien de Carrère que « de » Romand.

Sur la quatrième de couverture de L'adversaire, on peut lire ce que Franck Wagner appelle une « énonciation personnelle de l'auteur qui révèle la présence du sujet de l'écriture. [Carrère] y clarifie ses démarches, ses motivations, son projet et ses attentes.176(*) » Le texte se lit ainsi :

Je suis entré en relation avec lui, j'ai assisté à son procès. J'ai essayé de raconter précisément, jour après jour, cette vie de solitude, d'imposture et d'absence. D'imaginer ce qui tournait dans sa tête au long des heures vides, sans projet ni témoin, qu'il était supposé passer à son travail et passait en réalité sur des parkings d'autoroute ou dans les forêts du Jura. De comprendre, enfin, ce qui dans une expérience humaine aussi extrême m'a touché de si près et touche, je crois, chacun d'entre nous.177(*)

Fasciné par le personnage, Carrère devient en quelque sorte Romand. Il le vampirise et se compare, lui l'écrivain inoffensif, à l'assassin. Tel un narrateur omniscient, Carrère va s'immiscer dans les pensées de Romand. Il va reconstituer, imaginer, supposer des lambeaux de vie de Romand. Par exemple, il va épouser les pensées de Romand qui se montre conscient de la « pourriture » qui est en lui : « Elle avait grandi en lui, petit à petit elle avait tout dévoré de l'intérieur sans que de l'extérieur on ne voie rien178(*) ». Il fera de même avec la prétendue querelle avec Florence179(*) et avec les questions possibles de sa mère quand Romand a pointé son fusil sur elle180(*). Naît alors entre le créateur et l'assassin un mimétisme au sens aristotélicien du terme.

À la manière de Flaubert, Carrère peut dire « Romand, c'est moi ». Il dira d'ailleurs, au sujet de sa relation avec lui, que « parler de fusion entre nous serait exagéré, mais nous étions proches, j'ai éprouvé de la compassion.181(*) » De toute façon, qu'il le veuille ou non, Carrère constate, lors du procès, qu'il est passé « de l'autre côté », celui du criminel. Carrère sera d'ailleurs mis au pilori par une journaliste lorsque celle-ci l'accusera de jouer le jeu de l'assassin en écrivant un livre sur lui, « c'est de ça qu'il a rêvé toute sa vie182(*) », dira-t-elle. Ainsi, tout au long du récit, les comparaisons entre Carrère et Romand abondent. Pour preuve, dès l'incipit de L'adversaire, le lecteur est témoin du parallèle : Carrère mentionne que son fils Gabriel a le même âge que celui de Romand. Suit le parallèle entre le déjeuner de « Carrère chez [s]es parents » et celui de « Romand chez les siens ». Par la suite, il dit qu'il a passé le week-end, seul dans son studio à terminer la biographie de Philip K. Dick dans laquelle il est question du coma de Dick (autre parallèle avec le coma de Romand183(*)). Quelques pages plus loin, après la comparaison d'âge entre Gabriel (son fils) et Antoine (celui de Romand), il précise que ce dernier « ressemble un peu à Jean-Baptiste, le cadet de [ses] fils...184(*) ». Lorsqu'il mentionne le coma de Déa, une amie, on remarque l'analogie entre les brûlures de celle-ci et le fait que Romand a souffert, également, de graves brûlures après avoir tenté de se suicider. De plus, Carrère se représente Déa « entourée de bandelettes blanches185(*) » et Romand avec « des bandages blancs enveloppant son corps.186(*) ». Mais les parallèles ne s'arrêtent pas là. Sa fascination pour Romand est si forte et son désir de comprendre ce qui se passe dans la tête de l'assassin semble si important qu'il fait appel à des souvenirs analogues à ceux de Romand, dont celui concernant un pieux mensonge qu'il aurait fait dans sa jeunesse.187(*)

Après que Romand lui ait envoyé les itinéraires des aires d'autoroute et des chemins en forêt sur lesquels il aimait se perdre, l'écrivain va y errer à son tour. Carrère va ainsi mettre ses pas dans ceux de Romand en suivant l'itinéraire d'une vie vide de sens : « J'ai voulu voir les lieux où il avait vécu en fantôme188(*) », dira-t-il. Il se rendra sur les lieux de son enfance, verra son studio à Lyon, la maison incendiée, la pharmacie Cottin où travaillait la femme de Romand, l'école où allaient ses enfants. Il ira également se promener dans la forêt du Jura et à l'OMS. En fait, il fera l'itinéraire que Romand, chaque jour, a fait pendant près de vingt ans. « Je ressentais de la pitié, dira-t-il, une sympathie douloureuse en mettant mes pas dans ceux de cet homme errant sans but, année après année...189(*) »

Carrère nous dit que lorsqu'il se rend au studio chaque matin pour écrire, il sait « ce que c'est de passer toutes ses journées [seul et] sans témoin...190(*) » Cela lui permet de mieux comprendre ce que pouvait ressentir Romand dans sa solitude la plus complète. Toutefois, dans ce passage, l'auteur se hâte de préciser que « ce studio existe, on peut m'y rendre visite et m'y téléphoner191(*) » et ce, afin de démontrer, contrairement aux proches de Romand qui étaient incapables de lui téléphoner directement ou aller lui rendre visite dans son bureau de l'OMS (puisque tout cela était faux), qu'il était, lui, accessible pour tous ceux qui voulaient le rejoindre.

Au-delà des nombreux parallèles entre l'auteur et l'assassin, il existe également un paradoxe concernant le livre qui accompagnait la lettre que Carrère a envoyée à Romand en prison : il s'agit de la biographie qu'il a écrite sur Philip K. Dick, intitulée Je suis vivant et vous êtes mort. Il lui envoie alors que Romand est vivant et tous les autres membres de sa famille sont morts.

Il va s'écouler deux ans avant que Romand réponde à la lettre que Carrère lui avait fait parvenir pour l'informer de son désir d'écrire son histoire. Dans la lettre de Romand, on peut remarquer de nombreuses similitudes avec celle de Carrère. En effet, Romand reprend les mots « hostilité, indifférence, compréhension, tragédie192(*) » qu'il avait préalablement lus dans la lettre de Carrère. Même les formules de politesse sont presque identiques. On voit apparaître dans la lettre de Carrère la phrase suivante : « Je vous souhaite, monsieur, beaucoup de courage, et vous prie de croire à ma très profonde compassion.193(*) » Dans la réponse de Romand, on lit la phrase suivante : « Je vous adresse tous mes voeux de succès [...] et vous prie de croire, monsieur, à toute ma reconnaissance pour votre compassion...194(*) » Romand va donc accepter d'entrer aussi dans l'imaginaire du romancier. À partir de là, Carrère, pour être en véritable symbiose avec Romand, va cesser d'écrire ses lettres à l'ordinateur (Romand écrivait à la main), « pour qu'à cet égard au moins nous soyons à égalité195(*) ». D'ailleurs, l'auteur ajoutera qu'il a « tout de suite caressé [Romand] dans le sens du poil », en ne le considérant pas comme un « monstre », mais plutôt comme « le jouet infortuné de forces démoniaques.196(*) »

Néanmoins, et ce, malgré les nombreuses analogies entre l'auteur de L'adversaire et son personnage principal, Carrère ne partage nullement la conviction de Marie-France et de Bernard, les deux visiteurs de Romand en prison, qui croient aveuglément à la rédemption de ce dernier. Pour Marie-France, le fait que Romand puisse mentir ne lui effleure même pas l'esprit : « Pourquoi mentirait-il ?197(*) », dira-t-elle à Carrère, au sujet du prétendu accident qui aurait empêché Romand de se rendre à son examen de médecine et causer ainsi la bifurcation. Quant à Bernard, il dira de Romand qu'il est un « garçon extrêmement attachant, qu'il a toujours plaisir à voir198(*) », allant même jusqu'à prétendre « qu'il aura fallu tous ces mensonges, ces hasards et ce terrible drame pour qu'il puisse aujourd'hui faire tout le bien qu'il fait autour de lui...199(*) » Carrère en arrive presque à être « choqué » par ce discours « panégyrique » sur Romand ; « les bras m'en tombaient200(*) », avoue-t-il. Finalement, lorsque Bernard demande à Carrère, « Alors, maintenant [...], vous aussi, vous faites partie du club ? », l'auteur ne sait que répondre, mais en son for intérieur, « non seulement [il n'en était] pas capable, mais [il ne désirait] pas l'être. » Qui plus est, Carrère se défend bien de considérer Romand comme une simple victime de son destin, il est très conscient des gestes horribles faits par l'assassin et ne peut qu'en être dégoûté. En entrevue, Carrère assume d'ailleurs sa position : « À aucun moment, lors de l'écriture de ce livre, je n'ai oublié l'horreur des actes de Romand. Mais essayer de comprendre la nature humaine, dit-il, voire même compatir, ce n'est encore pas excuser.201(*) »

Conclusion

Force est de constater que Emmanuel Carrère semble réellement fasciné par la figure du mythomane. Tel un leitmotiv, l'auteur fait bifurquer chacun de ses personnages dans un monde où le réel et l'imaginaire s'entrechoquent dans un perpétuel aller-retour. De La moustache à L'adversaire, la mythomanie prend d'assaut les personnages créés par Carrère. Chacun des héros carrèriens bifurque dans l'univers du mensonge pour atteindre un paroxysme mythomaniaque délirant, délaissant le monde réel pour un monde de fiction.

Que cette pathologie soit issue d'un monde d'étrangeté aux abords du fantastique, tel que représenté par le personnage d'Agnès dans La moustache ; qu'elle serve à cacher une double vie, où le mystère et la dissimulation sont au rendez-vous, comme avec Frédérique dans Hors d'atteinte ? ; ou qu'elle serve d'exutoire, de fantasme et de manipulation, comme c'est le cas du personnage de Nicolas dans La classe de neige, la mythomanie est avant tout l'irrépressible besoin de mentir. De plus, qu'il soit question d'Agnès, de Frédérique ou de Nicolas (et nous avons vu que c'est d'autant plus vrai avec Jean-Claude Romand), le mythomane ment pour se protéger, puisqu'il est incapable de faire face à la réalité. Comme tout bon mythomane, les personnages de Carrère confondent le réel et l'imaginaire. Ils vivent dans un monde fictionnel, un univers bien à eux, et créé par eux. En fait, le délire mythomaniaque est un délire construit, avec une logique interne qui n'obéit qu'à elle-même. Le sujet mythomane, et nous avons vu que c'est tout à fait le cas avec chacun des personnages de Carrère, oriente ses gestes et projets dans une seule direction, celle du thème de son délire.

Finalement, nous avons abordé la structure du personnage mythomane par excellence : celui de Jean-Claude Romand. Nous avons pu observer que cette pathologie remonte à l'enfance. Sa famille prône la vérité absolue, mais ne fait que mentir. Ainsi, Romand va lui emboîter le pas, et par de petits mensonges puérils, il va entrer progressivement dans l'univers du parfait mythomane. La mythomanie dont il souffre va également l'amener à avoir recours à l'imposture.

Prisonnier de son propre piège, Jean-Claude Romand a fait de sa fiction, une réalité, et du réel, une fiction. Boris Cyrulnik nous dit à se sujet qu'« en composant une belle image de lui-même, le mythomane enjolive ses relations avec autrui, entraîne ceux qu'il aime dans ses fictions et partage la mise en scène du bonheur imaginé.202(*) » En fuyant ainsi le réel, Romand a tiré profit de n'être apprécié et estimé que grâce à sa production imaginaire.

De plus, Romand va continuellement jouer sur les oppositions entre le vrai et le faux. S'appuyant sur des données réelles, il va consolider le mythe du faux médecin, passant des journées entières à la bibliothèque de l'OMS, ramenant des cadeaux lorsqu'il revient de ses (faux) voyages d'affaires, pleurant sur la mort de son (faux) patron, etc. Dès lors, comme tous les personnages créés par Carrère, Romand va mentir de nouveau afin de couvrir sa fausse existence. Evidemment, Romand sera tenté d'avouer la supercherie, mais la crainte du jugement, la honte va faire en sorte qu'il va préférer demeurer solitaire dans son univers fictif, convaincu que la vérité risque de lui causer plus de dommage que le mensonge.

Qu'il soit question d'Agnès dans La moustache, de Frédérique dans Hors d'atteinte ?, du jeune Nicolas de La classe de neige ou de Jean-Claude Romand, le mythomane de L'adversaire, ils ont tous attrapé la maladie du mensonge ; une maladie qui ne se guérit pas facilement, qui laisse des traces indélébiles et qui fait en sorte qu'un jour vous pénétrez dans un monde de fiction que vous croyez être la réalité.

Nous avons été en mesure d'observer les étranges corrélations entre l'auteur et le personnage et voir ainsi pourquoi Carrère semble en véritable symbiose avec Romand. Nous avons déjà vu comment L'adversaire s'inscrit dans la continuité d'une oeuvre où dominent les thèmes du secret, du rapport entre le vrai et le fictif, et de la bifurcation. Nous pouvons affirmer que Jean-Claude Romand est devenu un exutoire pour Emmanuel Carrère, une sorte de soulagement fantasmatique pour l'auteur, comme si ce dernier avait attendu la venue de Romand pour clore enfin ce cycle sur la folie, le mensonge, l'identité, commencé avec son roman La moustache. Carrère et Romand : l'un et l'autre, l'auteur et son héros. Entre eux, un lien secret. Mais entre le portrait d'un autre et l'autoportrait, où placer la frontière ?

CHAPITRE I

UCHRONIE : REPRÉSENTATION ET INTERPRÉTATION

Chacun sent bien que si le Christ n'était pas mort sur la croix, si Napoléon avait vaincu à Waterloo ou les Allemands en 1944, l'histoire aurait sans doute été, serait sans doute différente.

Emmanuel Carrère, Le détroit de Béhring.

Aucun jeu en matière historique n'est plus séduisant que celui auquel se livre le philosophe Charles Renouvier, quand il fait apparaître pour la première fois, en 1857, le mot uchronie, forgé sur le modèle du mot utopie. Cet auteur imagina toutes les conséquences qu'aurait entraînées le refus de l'empereur Constantin de se convertir au christianisme.

Mais qu'est-ce que l'uchronie ? Le terme a un destin étonnant, ne serait-ce que parce qu'il a été retiré des dictionnaires modernes. En effet, ce mot n'est plus présent dans nos dictionnaires actuels alors qu'il apparaissait dans le Nouveau Larousse illustré de 1913 !

En fait, l'uchronie se présente comme une fiction située dans un univers où l'histoire est différente de celle que nous connaissons (ou croyons connaître). Tout comme le souligne Éric B. Henriet, « il s'agit d'utopies temporelles ou, en d'autres termes, de récits dans des «temps qui auraient pu être» mais ne sont pas203(*)... » Marc Angenot, historien et spécialiste de la question uchronique, dit pour sa part « que l'uchronie est un récit d'historiographie fictionnelle204(*) ». En d'autres termes, tout part du postulat qu'un événement aurait pu se passer différemment, et que l'histoire telle que nous la connaissons aurait pu exister autrement.

Construit sur le modèle de l'utopie (du grec u-privatif et de topos « lieu »), l'uchronie (u-privatif et chronos « temps ») signifie littéralement le non-temps. Le non-temps permet d'inventer une histoire alternative. Si le genre de l'utopie consiste à décrire une société, idéale ou non, qui existe dans un lieu indéterminé et clos, bien loin de chez nous, l'uchronie décrit une société dans un temps qui n'existe pas. Mais, l'étymologie du terme est trompeuse : l'uchronie n'a pas pour but de décrire un hors-temps, ce qui serait plutôt le but de la fantasy, qui situe son intrigue dans un temps souvent vaguement médiéval et proche du temps intemporel des mythes. L'uchronie, quant à elle, ne sort pas du temps, elle s'attache en fait à décrire une histoire alternative : le terme anglais pour uchronie, alternate story, nous semble beaucoup plus clair. En fait, l'uchronie ne produit pas du hors-temps, elle propose la visite d'un temps qui n'existe pas réellement.

Le schéma d'une uchronie est à l'origine relativement simple : il s'agit de partir d'une divergence plausible de l'histoire pour justifier une série de changements. Selon Pierre Versins, « Le monde y est comme un arbre touffu dont chaque branche est une histoire, différente de toutes les autres, dont la différence réside dans le fait qu'elle a quitté, à la suite de l'altération d'un événement souvent minime, le tronc principal de l'histoire205(*) ». Quant à Marc Angenot, il affirme que « l'uchronie rompt le bloc monolithique de l'histoire instituée pour mettre en scène un déroulement différent, avec ses idéologies, ses conflits sociaux, son devenir propre206(*) ». Le principe est donc de choisir un moment dans l'histoire officielle (le « point d'altération ») et d'imaginer une nouvelle suite. Mais laissons le soin à l'inventeur du terme, Charles Renouvier, de nous donner une description un peu plus précise de ce que peut être une uchronie :

L'auteur qui apporterait à l'exécution de son plan beaucoup d'érudition et de science [...] commencerait par fixer un point de scission, au noeud de l'histoire le mieux choisi entre tant d'autres pour rendre un grand changement historique concevable et probable sous la simple condition d'un changement supposé de quelques volontés. Ensuite il aurait à prendre parti sur ceux des faits futurs, à dater de ce point, qu'on doit juger avoir été dès lors déterminés et inévitables, à raison des événements acquis, des causes données et des tendances invincibles. Il devrait combiner ces faits avec ceux qu'il introduirait par hypothèse, et disposer enfin les séries de faits subséquents de manière à obtenir une sorte de minimum des déviations de la réalité, parmi tous les arrangements imaginables qui peuvent le conduire pareillement au but proposé 207(*).

Mais le point de départ pour réaliser une uchronie demeure sans contredit la formule du « et si... ». En effet, nous pouvons dire que l'uchronie, c'est le « et si » : et si Einstein n'avait pas inventé la théorie de la relativité ; et si Napoléon avait gagné Waterloo ; et si Jean-Claude Romand était devenu médecin...

2.1.1 Les avatars de l'uchronie

Néanmoins, avant d'entrer dans le vif du sujet sur la structure du monde uchronique présente dans les oeuvres d'Emmanuel Carrère, il est important de ne surtout pas confondre l'uchronie et certains autres thèmes similaires, tels que les voyages dans le temps. Selon Éric B. Henriet, ceux-ci sont :

des récits dans lesquels les personnages ont la capacité d'accéder à différentes époques (passées ou futures) de leur trame temporelle en utilisant [...] un moyen bien déterminé qui peut être une machine [ou] un artefact technologiquement avancé208(*).

Nous verrons également plus loin que, contrairement à l'uchronie, le voyage dans le temps présente une cause qui est postérieure à l'effet. Outre les voyages dans le temps, Henriet mentionne également les mondes parallèles, où surgissent deux Terres identiques ou presque... et auxquels les protagonistes accèdent par divers moyens variant d'un texte à l'autre (Le Magicien d'Oz (1900) de L. Frank Baum, par exemple). Selon Denis Guiot,

pour qu'il y ait uchronie, il faut que le noeud historique altéré soit l'oeuvre du hasard agissant au défaut de la cuirasse causale, c'est-à-dire réellement un « accident historique » et non une manipulation du tissu historique due à un quelconque voyageur temporel209(*).

Mais pour bien comprendre cette distinction, il convient de se reporter aux propos de l'historien québécois Pierre Corbeil, qui distingue clairement le temps et l'histoire. Selon lui, « le temps peut être perçu comme une dimension de l'univers, au même titre que l'espace, comme dans les théories d'Einstein210(*) ». Il s'agit d'un aspect de la physique. L'histoire, quant à elle, « est la tentative de créer un modèle cohérent et explicatif des actions des humains de générations en générations211(*) ». Dès lors, si le temps est lié à l'histoire, il s'agit du temps humain, et non du temps des particules et des ondes. En d'autres mots, pour bien faire la distinction entre les voyages dans le temps (et les mondes parallèles) et l'uchronie en tant que telle, Corbeil affirme que, dans la première catégorie, « la science qui instruit le scénario est la physique », alors que dans la deuxième, « c'est l'histoire qui est la «science»212(*) ». Il nous semble donc nécessaire de bien faire cette distinction entre les genres plus près de la science-fiction, dont la spéculation se fait à partir de connaissances scientifiques, et l'uchronie qui, elle, recrée l'histoire à partir de connaissances historiques. L'histoire est plutôt conçue comme un enchaînement causal de faits et on peut dès lors vraiment parler d'une science historique.

Nous nous devons également de préciser que l'uchronie, intrinsèquement liée au passé, est en quelque sorte l'antithèse de l'anticipation qui, elle, est intrinsèquement liée au futur. Ainsi, nous pouvons affirmer que l'anticipation rend vraisemblable demain ce qui ne l'est pas aujourd'hui, et l'uchronie rend vraisemblable hier ce qui ne l'est pas aujourd'hui.

Pour sa part, le spécialiste québécois de l'uchronie, Darko Suvin, prétend que presque tous les romans de Jules Verne, pour ne nommer que celui-ci, pourraient être, à la rigueur, considérés comme des récits alternatifs, donc uchroniques, puisqu'ils sont écrits au passé et racontent des histoires censées être « véridiques ». Par exemple, au début de Vingt mille lieues sous les mers, on lit : « Le lecteur aura lu dans tous les journaux les curieux incidents qui se sont produits dans l'Atlantique213(*)... » Verne voulait ainsi faire croire que le personnage de Némo avait bel et bien existé. Selon Suvin, « si le lecteur veut comprendre Jules Verne, il doit croire [...] que c'est une histoire qui s'est réellement déroulée214(*) ».

Emmanuel Carrère abonde dans le même sens lorsqu'il avance que « toute oeuvre de fiction, si elle ne relève pas de l'anticipation, modifie le passé de quelque manière. Toute forme de romanesque effleure l'uchronie, dans la mesure où elle intègre à la trame d'une histoire connue des événements imaginaires215(*) ». C'est d'ailleurs ce que propose Carrère dans ses oeuvres traitant d'uchronie où il entremêle faits réels et événements fictionnels. Néanmoins, nous croyons que Suvin et Carrère s'éloignent quelque peu de l'uchronie pure, telle que proposée par Henriet, puisque s'il en est ainsi, tous les romans de Balzac ou de Stendhal, ayant pour base une trame historiquement authentique, sont uchroniques. Et qui plus est, la différence entre un Stendhal et un Renouvier, par exemple, réside dans le fait que le dernier fait de l'Histoire (alternée) le coeur de son propos, tandis que Stendhal ne s'intéresse à l'histoire que pour mettre en valeur ses personnages et leurs sentiments. De plus, un auteur de romans historiques, tel que Tolstoï, ne peut modifier l'histoire. Il se doit d'être respectueux des faits historiques. Alors qu'à l'opposé, l'auteur d'uchronie propose une distanciation cognitive de l'histoire puisqu'il en pervertit l'authenticité.

C'est d'ailleurs pourquoi Carrère s'empresse de rectifier quelque peu son tir en précisant que ces auteurs de fiction font en sorte qu'en aucun cas leurs personnages « n'affecte[nt] le déroulement de l'histoire telle que nous la connaissons216(*) ».

Henriet apporte une autre distinction importante : celle du récit révisionniste. L'auteur considère cette forme narrative comme étant aux antipodes des histoires uchroniques, puisque le révisionnisme ne se fonde pas sur l'hypothèse « et si... », mais nie « la raison d'être même de cette hypothèse en proclamant comme vérité vraie une histoire différente de celle enseignée217(*) ». Un exemple simple serait un récit racontant la victoire du nazisme dans une révision complète de l'holocauste juif. Comme le souligne Emmanuel Carrère : « si l'uchronie dédaigne les ressources pourtant nombreuses de la falsification, c'est parce que ses intentions sont plus pures, que son rêve n'est pas tant d'abolir ou de truquer la mémoire que de changer le passé218(*) ». Pourtant, on serait tenté de croire que, pour les révisionnistes, le temps finit par tout effacer de la mémoire des gens, y compris les crimes les plus abjects. Mais, comme on a pu le constater, l'uchronie ne cherche pas à effacer de la mémoire du lecteur l'Histoire pour lui en substituer une autre ; et Henriet dit de l'uchronie qu'« elle propose [plutôt] une réflexion sur l'importance des événements historiques, un regard critique sur le monde actuel, voire parfois un simple dépaysement exotique et divertissant219(*) ». Il ne faut donc pas confondre l'Histoire revisitée (uchronie) et l'Histoire révisée (révisionnisme).

2.1.2 L'uchronie : d'hier à aujourd'hui

Bien qu'il y ait eu quelques textes ayant un rapport indirect avec le genre avant le XIXe siècle - mentionnons L'Histoire romaine de Tite-Live (9 av. J.C.) qui, dans un passage, imagine ce qui serait arrivé « si Alexandre le Grand avait dû affronter les légions romaines », ou les Pensées de Blaise Pascal (1623-62) à qui l'on doit la célèbre phrase : « Le nez de Cléopâtre, s'il eût été plus court, toute la face de la terre aurait changé » -, le premier texte véritablement uchronique est le Napoléon et la conquête du monde de Louis Geoffroy (1836), portant bien sûr sur un monde dans lequel Napoléon ne fut jamais vaincu.

Paraîtront par la suite, P's Correspondance (1845) de Nathaniel Hawthorne (première uchronie de langue anglaise) ; Uchronie, l'utopie dans l'histoire (1876) de Charles Renouvier (inventeur du terme), et Aristopia : a Romance of the New World (1895), de Costello Holford, pour ne nommer que les plus importants. En outre, bien qu'il s'agisse du premier récit sur le voyage dans le temps et non d'une uchronie pure, citons également La Machine à explorer le temps d'H.G. Wells, paru en 1895. Toutefois, entre 1900 et 1940, le genre s'essouffle quelque peu, hormis, peut-être, deux oeuvres importantes : Hallie Marshall : a True Daughter of the South (1900) de Frank Purdy Williams (première uchronie portant sur la Guerre de Sécession) et le roman De peur que les ténèbres (1939), de L. Sprague de Camp.

« Du XIXe siècle jusqu'à la Seconde Guerre mondiale, les uchronies restent principalement l'apanage des historiens ou des philosophes 220(*)», nous dit Henriet. Ce n'est qu'au début des années 1930, avec la parution des premiers récits traitant de mondes parallèles par les écrivains de science-fiction, que l'on va tenter de s'adresser à un public plus large. Comme le soulève Pierre Barbet, « un récit uchronique doit pouvoir intéresser le lecteur sans que celui-ci dispose d'une culture historique trop grande 221(*)». Henriet dénote d'ailleurs « un réel engouement pour les récits uchroniques 222(*)», en particulier chez les auteurs anglo-saxons de science-fiction (on n'a qu'à penser au célèbre roman de Philip K. Dick, publié en 1962, Le Maître du haut château, dans lequel l'Allemagne gagne la Seconde Guerre mondiale).

Stéphane Nicot et Éric Vial, dans leur excellent article « Les Seigneurs de la guerre », publié dans la revue Univers 1988, avaient déjà anticipé cette ferveur auprès des auteurs de science-fiction : « L'uchronie sera un thème de plus en plus attractif pour les écrivains qui voudront donner au genre des oeuvres de quelque importance 223(*)». D'ailleurs, pour confirmer et mettre en évidence les propos précédents, concernant le nouvel engouement pour les récits uchroniques, un prix littéraire a été créé en 1996, The Sidewise Awards for Alternate History, qui est remis annuellement au meilleur texte uchronique publié en langue anglaise.

Paradoxalement, et de façon presque unanime, les spécialistes d'uchronie s'accordent à dire que ce sous-genre ne doit pas être pris au sérieux. Qu'il s'agisse de Pierre Versins, qui affirme que l'on doit « prendre [l'uchronie] pour ce qu'elle est, comme un jeu particulièrement fascinant et intéressant de l'imagination. [Qu'] elle nous est proposée comme une tentative de recréation de l'Histoire et non comme l'Histoire elle-même 224(*)», ou d'Emmanuel Carrère, dont l'opinion est plus catégorique, lorsqu'il déclare que l'uchronie peut « tout au plus [...] transformer les questions qu'elle pose en règle d'un jeu de l'esprit, d'un divertissement inutile et mélancolique 225(*)», ils abondent tous dans le même sens : l'uchronie se doit d'être, d'une part, conçue comme un jeu par l'auteur et, d'autre part, perçue comme telle par le lecteur. Dès lors, les textes à caractère uchronique deviennent, dans une large mesure, un simple divertissement ; un grand nombre d'entre eux seront purement ludiques, tel que le H.P.L. (1890-1991) de Roland C. Wagner, publié en 1995, qui raconte « la biographie [...] d'un Howard Phillips Lovecraft de sa naissance à sa mort en 1991 ! 226(*)».

2.1.3 Uchronie pure

Avant de poursuivre, nous nous devons de faire le point sur ce que Henriet désigne comme une « uchronie pure ». En fait, l'auteur parle d'événement fondateur ou de point de divergence dans le cours de l'Histoire. Il précise que, dans tout récit uchronique digne de ce nom, deux conditions doivent être tenues comme prémisses au développement : celle de l'événement fondateur et celle de l'action. Pour qu'il y ait uchronie pure, selon Henriet, il doit se produire une altération sur un point précis de l'Histoire. Toutefois, « cette altération n'existe pas pour les personnages du récit qui ne connaissent que leur propre histoire227(*) », elle n'est connue que du lecteur.

Pierre Corbeil complète en mentionnant qu'un « scénario qui installe ses personnages dans un univers complet et cohérent, sans lien aucun avec un autre univers, que ce soit le nôtre ou un autre, représente le pôle de l'uchronie pure228(*)». À titre d'exemple, dans Pavane (1968), Keith Roberts dépeint un monde tel qu'aurait pu être l'année 1968 si, antérieurement, la reine Elisabeth 1er avait été assassinée et l'Angleterre écrasée par l'Invincible Armada espagnole. Dans ce roman, aucune référence à d'autres univers parallèles, ni voyage dans le temps : « Le passé est figé. Il est tel qu'il a toujours été. Il y a donc complétude de l'univers de Pavane qui est de fait, une uchronie [pure].229(*) » Et nous verrons par la suite qu'il en est de même pour une grande partie des oeuvres de Carrère. En effet, l'auteur campe ses personnages dans des situations quotidiennes, basées sur des réalités concrètes : une mère monoparentale, enseignante dans un collège ; un jeune garçon dans un camp de vacance ; un homme qui décide de raser sa moustache et un autre qui étudie pour devenir médecin. On serait tenté de croire qu'il s'agit de romans dans la plus pure tradition réaliste. Toutefois, Carrère va faire en sorte de saborder cette réalité en créant un point d'altération dans l'histoire et ainsi faire basculer la vie de ses personnages vers un monde où le réel et l'imaginaire se côtoient sans relâche. Dès lors, Carrère transporte le lecteur dans un univers étrange, cauchemardesque, mais également... uchronique, où la question fondamentale liée à cette structure du monde, le « et si... », s'applique à merveille. L'uchronie appliquée par Carrère est donc « pure » au sens où le propose Henriet puisqu'il n'est pas question de voyageurs temporels ni de mondes parallèles (enfin, presque !) ; il s'agit plutôt d'une simple bifurcation dans le temps de l'histoire, un événement « banal » dans la plupart des cas, et qui viendra changer les déroulements événementiels ultérieurs.

Pour corroborer les propos d'Henriet au sujet de l'uchronie pure, Carrère dira que « la première étape du raisonnement uchronique correspond à l'altération, la seconde aux conséquences230(*) ». Cependant, nous verrons, dans le chapitre suivant, comment Emmanuel Carrère se distingue et ce qui le singularise des autres auteurs d'uchronie. Sa façon d'aborder la structure de monde uchronique à l'intérieur de ses oeuvres est d'une grande singularité.

2.1.4 La fausse réalité

Dans son essai sur l'uchronie, Carrère pose la question suivante : quelle est la validité des faits historiques : « est-il raisonnable de leur accorder une foi aveugle231(*)? » Il va de soi qu'il nous est difficile de mettre en doute la véracité des propos tenus par les historiens et, comme le souligne Carrère, nous nous devons d'ajouter foi aux sources vérifiées ainsi qu'aux faits apparaissant dans nos manuels d'histoire. « [Mais] existe-t-il des sources vérifiables ? Qu'est-ce qui prouve, une fois établie l'authenticité d'un document, que son auteur ne raconte pas n'importe quoi232(*)? » Puisque rien ne nous prouve hors de tout doute que ce qui s'avère véridique et historique ait pu être d'une quelconque façon falsifié, pourrions-nous avoir été bernés sur certains faits ? S'il en était ainsi, nous serions en pleine uchronie...

Dans ses Méditations métaphysiques, Descartes nous dit que « tout ce que jusqu'à présent j'ai admis comme le plus vrai, c'est bien des sens [...] que je l'ai reçu ; or je me suis rendu compte qu'ils trompent, quelquefois, et il est prudent de ne se fier jamais tout à fait à ceux qui nous [abusent]233(*) ». En fait, Descartes découvre que ce que l'on croit et voit ne représente pas pour autant une réalité absolue. Nos sens peuvent être bafoués par une fausse perception. Ce qu'on nous donne comme réalité n'est parfois qu'apparence de réalité et ce que l'on croit être les faits ne sont pas les « choses mêmes ». Descartes va encore plus loin lorsqu'il « suppose [...] que toutes les choses [qu'il] voi[t] sont fausses [...] que [tout n'est que] fiction dans [son] esprit234(*) ». Il se pose la question de savoir, « qu'est-ce donc qui pourra être estimé véritable235(*)? » Et il en arrive à la conclusion que « peut-être [...] qu'il n'y a rien au monde de certain236(*) ».

L'uchronie s'appuie sur ce jeu de « fausses réalités » et sur l'illusion du réel ; elle repose sur le fait que ce qui est décrit dans une uchronie aurait pu advenir et qu'à partir d'un « et si... », le lecteur, pour entrer de plein fouet dans le jeu de l'uchronie, doit faire « comme si... » tout était vrai.

Un des plus célèbres exemples de fausse réalité demeure l'allégorie de la caverne237(*) de Platon. Pour les hommes qui y sont prisonniers, la vérité, ce sont les ombres qu'ils aperçoivent sur le mur. Ils pensent que, lorsqu'ils voient l'ombre d'un animal qui passe devant la grotte, cette ombre est le véritable animal. Un jour, un des prisonniers est libéré et se rend compte qu'il a été berné ; il tente d'expliquer aux autres captifs que ce qu'ils croient depuis toujours n'est pas la vérité mais une simple ombre de la vérité. Personne évidemment ne veut le croire : tous les prisonniers pensent qu'il a perdu la raison. L'uchronie joue sur un semblable de décalage entre celui qui dit et ceux qui croient savoir.

Emmanuel Carrère croit possible que l'Histoire ait pu jouer avec cette notion de fausse réalité. « On peut [donc] supposer que la perfidie des apparences, la mauvaise interprétation des sources ou la falsification délibérée de ceux-ci ont pu bern[er] les historiens, [et] que les faits mêmes se [soient] déroulés bien différemment de ce qu'ils décrivent238(*) », nous dit-il. Un peu plus loin, il précise sa pensée en imaginant que certains auteurs auraient pu monter un canular aux historiens d'aujourd'hui « pour préserver un secret qu'on [souhaiterait] dérober aux générations futures239(*)». Il va de soi que nous ne pouvons être sûrs de rien. Mais un fait demeure : tout est possible. Et c'est d'ailleurs ce que prône l'uchronie. En effet, dans une structure de monde uchronique, tout devient possible en remplaçant ce qui n'a pas été par ce qui aurait pu être. Et comme le souligne un des spécialistes québécois d'uchronie, Serge Perraud :

L'Histoire telle qu'on nous la fait découvrir dans les manuels scolaires ou universitaires n'est-elle pas uchronique à certains égards ? Presses et livres d'histoire rendent-ils compte d'une réalité tangible ou le filtre de la censure et de l'inévitable subjectivité de l'analyse débouchent-ils sur une histoire revisitée et donc uchronique240(*)?

Allons encore plus loin : une désinformation historique menée à grande échelle (pays, continent, voire même planète dans son ensemble) ne rendrait-elle pas notre propre Histoire uchronique pour nos descendants ? Carrère corrobore cette possibilité d'une falsification de l'Histoire lorsqu'il propose le cas de Trotski : « On sait, par exemple, quels minutieux découpages ont permis, dès 1924, de faire disparaître Trotski des photos où il figurait aux côté de Lénine et, en règle générale, de toute l'épopée révolutionnaire241(*).» L'uchronie, à travers le mensonge et la désinformation, vise l'effacement d'une figure de la mémoire individuelle et collective.

2.1.5 Hasard ou déterminisme ?

Dans cette structure du monde qu'est l'uchronie, il va de soi que la question du hasard joue un rôle prépondérant. Mais outre le hasard, qu'en est-il du déterminisme ? Et de la notion de causalité ? Et que penser du libre arbitre ? Sommes-nous enclins à choisir notre propre destin ? Ou sommes-nous victimes de la fatalité et, quoi que nous fassions, ce qui doit nous arriver arrivera, non pas à cause d'un enchaînement de causes et d'effets, mais parce que tel est notre destin ? Puisque l'uchronie met en scène des possibles multiples, les choix nous sont-ils imposés ou avons-nous mainmise sur chacun d'eux ?

La notion de déterminisme est formulée pour la première fois au 17e siècle par Spinoza. Ce philosophe hollandais écrit dans son Ethique que « les choses qui ont été produites par Dieu n'ont pu l'être d'une autre façon, ni dans un autre ordre [et que] la nature de Dieu étant donnée, toute choses en découlent nécessairement et c'est par la nécessité de cette même nature qu'elles sont déterminées à exister et à agir de telle ou telle façon242(*)... »

En d'autres termes, le déterminisme stipule qu'il n'y a pas d'événement sans cause et que les mêmes causes produisent les mêmes effets. Par conséquent, tout ce qui arrive n'aurait pu être autre qu'il est. Paul Césari, dans son essai sur le déterminisme, expose son point de vue sur cette notion :

Les événements actuels ont avec les précédents une liaison fondée sur le principe évident, qu'une cause ne peut commencer d'être, sans une cause qui la produise... Nous devons envisager l'état présent de l'Univers comme l'effet de son état antérieur et comme la cause de ce qui va suivre243(*).

Quant à Sacha Bourgeois-Gironde, il abonde dans le même sens lorsqu'il cite Hume qui, dans Enquête sur l'entendement humain, nous dit que « nous pouvons donc définir une cause comme un objet suivi d'un autre et tel que tous les objets semblables au premier sont suivis d'objets semblables au second. Ou, en d'autres termes, tel que, si le premier objet n'avait pas existé, le second n'aurait jamais existé244(*) ». Ainsi, toutes les actions des humains sont déterminées par leurs états antérieurs, en vertu du principe de causalité, sans que leur volonté puisse changer quoi que ce soit à cette détermination, selon la perception de Hume sur le déterminisme. Si nous changeons un événement, l'effet de cet événement qui aurait du être n'aura pas lieu. Nous pouvons en conclure que l'uchronie, sans pour autant écarter de façon irrévocable la part de hasard, est soumise à une certaine forme de déterminisme. Étant donné une modification des événements à partir d'un point d'altération (la cause) dans le cours de l'histoire ; cette altération va donc déterminer tous les événements (les effets) qui vont suivent.

Ainsi, et tel que prôné par plusieurs philosophes - Spinoza, Hobbes, Hume, Skinner, entre autres -, la vie de tout être humain est déterminée par toutes causes antérieurement produites : A amène B qui amène C qui amène D et ainsi de suite. Et c'est le cas de l'uchronie, car si nous pouvions changer le cours de l'histoire, cette bifurcation ferait apparaître de nouveaux événements qui, eux, ferait apparaître de nouveaux événements et ainsi de suite... Chacun est tributaire des causes antérieures. Toutefois, à partir de cette notion de déterminisme, pourrions-nous rendre le futur prévisible ou mieux encore, serions-nous en mesure de transformer le passé ? Sur cette question, Sacha Bourgeois-Gironde affirme qu'à partir de la notion de déterminisme, et bien que « nous ignorons ce que sera le futur, [...] nous cherchons à augmenter les chances que tel événement se produise en entreprenant des actions visant à amener à l'existence cet événement245(*) ». Toutefois, il se pose également la question suivante : « Est-il rationnel de chercher à tenir une ligne d'action similaire à l'égard du passé246(*)? » Peut-on changer ce qui fut ? Les physiciens sont pourtant unanimes sur ce point : le passé ne peut être modifié. À moins d'être convaincu qu'un jour, le voyage dans le temps puisse être réalisable et que l'on puisse éventuellement retourner dans le passé et le changer. Mais n'est-ce pas là également le but fondamental de l'uchronie ? Créer une altération dans le passé afin d'en arriver à un présent autre que celui dans lequel nous vivons ! Pourtant, le roman dystopique, 1984247(*), de George Orwell, ne relève pas du voyage dans le temps, mais applique plutôt le principe de la « mutabilité du passé ». Dans cette oeuvre, le personnage principal, Winston Smith, travaille au ministère de la vérité. Son travail consiste à réécrire l'histoire en modifiant chaque jour le contenu des archives du ministère pour les mettre en conformité avec l'idéologie présente. Ainsi, « jour par jour, et presque minute par minute, le passé était mis à jour248(*) ». Le Parti, gouverné par Big Brother, a la mainmise sur les archives et fait accepter sa propre vérité historique, la truquant si nécessaire, afin de se glorifier ou de se blanchir, tout en pratiquant la désinformation et le lavage de cerveau pour asseoir la légitimité du régime. Il ira même jusqu'à détruire les journaux et les remplacer par de « nouvelles versions » et faire disparaître des personnes qui deviennent trop encombrantes et modifier leur passé (un peu comme avec les photos de Trotski). Winston va tenter d'échapper à ce système qui contrôle le passé, le présent et le futur de ses citoyens et libérer son esprit de l'emprise de Big Brother, afin de découvrir la « vraie » vérité. Pour Winston, « les faits et dates primitifs n'avaient plus la moindre signification. Le passé, non seulement changeait, mais changeait continuellement249(*) ». Et qui plus est, il aura la conviction que « le passé [...] n'avait pas été seulement modifié, [mais qu'] il avait été bel et bien détruit250(*) ». Nous verrons dans le chapitre suivant que Carrère fera intervenir cette mutabilité du passé dans son roman La Moustache.

Donc, pour en revenir à la question initiale : peut-on prévoir le futur et influer sur le passé ? Sacha Bourgeois-Gironde en déduit ceci : « si l'on montre que la relation A cause B est asymétrique, on aura pour résultat que A est antérieur à B [et par extension] dire que A cause B peut vouloir dire qu'il existe un intervalle de temps durant lequel A existe et B n'existe pas encore251(*)... », on ne peut donc prévoir ce qui va se passer entre le point A et le point B et de par ces multiples possibles, prétendre que nous avons le pouvoir d'influencer le futur - et par l'entremise de l'uchronie, en faire tout autant avec le passé - et mettre en échec ce qu'on pourrait qualifier de déterminisme absolu. Par conséquent, le futur demeure ouvert à d'infinis possibles. Comme le souligne Marcel Conche,

[...] je puis réaliser ou ne pas réaliser A (un acte, un possible...), réaliser A ou réaliser B. Si je choisis A, je choisis un monde où il y a A ; non-A se trouve exclu de la réalité. Les possibles non compossibles ne peuvent venir à l'existence que dans des mondes différents. Ainsi, en choisissant A de préférence à non-A, je choisis entre un monde et un autre, et, pour autant que sans moi le possible A ne se réaliserait pas, je suis co-créateur du monde.252(*)

Nous sommes donc libres de faire un choix entre une multitude d'alternatives afin de modifier notre propre futur. Dans son étude sur le hasard, David Ruelle affirme qu'« il est raisonnable de penser que l'on ne peut pas prédire le cours de l'histoire avec certitude253(*) ». Puisque les décisions sont prises par des individus et que « le comportement d'un individu n'est pas facile à prédire254(*) », il nous est donc impossible de faire des prévisions qualitatives concernant l'avenir, mais on peut faire en sorte de le modifier avantageusement, le cas échéant.

Emmanuel Carrère s'est demandé : « peut-on considérer un événement comme la cause d'un autre, c'est-à-dire estimer qu'en supprimant le premier, on supprime du même coup le second255(*)? » Nous pensons qu'il en est ainsi et que chacun de nos gestes influe sur chacun des événements ultérieurs. Dès que nous modifions, de façon aussi minime soit-il, un événement, celui-ci a un effet immédiat sur tout ce qui va suivre. Entre autres, nous croyons que, si le Christ n'avait pas été crucifié, comme c'est le cas dans le roman Ponce Pilate256(*) de Roger Caillois, le christianisme n'aurait pas existé ou, comme le suggère l'auteur Eric-Emmanuel Schmitt dans son roman La part de l'autre257(*), si Adolf Hitler avait été reçu aux Beaux-arts, il n'y aurait pas eu de nazisme.

2.1.6 Les mondes possibles

Le déterminisme amène à réfléchir sur la question des mondes possibles. Bourgeois-Gironde se rapporte aux théories du scientifique David Lewis, selon qui « la théorie contrefactuelle de la causalité [part de] l'idée [...] que nous sommes en présence d'une relation causale lorsque nous pouvons dire que l'effet n'aurait pas eu lieu si la cause ne s'était pas elle-même produite258(*)». Ce qui fait dire à l'auteur que « dans la sémantique réaliste des mondes possibles de Lewis, cette seule notion de dépendance contrefactuelle permet de rendre compte de l'asymétrie de la relation entre causes et effets259(*) ».

La théorie des mondes possibles, repose sur l'asymétrie temporelle des relations causales. Sacha Bourgeois-Gironde, toujours selon les théories de Lewis, reconnaît que « nous concevons le futur comme un ensemble ouvert de possibilités et le passé comme une suite fixe de déterminations réelles260(*)», étant donné l'immuabilité des états antérieurs. Cela fait dire à Marc Wetzel, qui a écrit un petit ouvrage sur le temps, que « le présent est la réalité même du temps, parce qu'il est en même temps modifiable et observable [alors que] le passé est observable mais non modifiable [et] le futur [...] modifiable mais non observable261(*) ». En un sens, et comme l'a souligné Carrère, « on ne peut, c'est entendu, faire que n'ait pas été ce qui a été. On peut en revanche [...] soutenir que ce qui a été aurait pu être autrement, qu'avant de s'actualiser l'événement existait sous un nombre quasi infini de formes virtuelles et que chacune de ces formes pouvait l'emporter aussi bien262(*) ». Nous pouvons ainsi prétendre à une certaine capacité de changer le futur, en ceci qu'il nous est possible de créer ou d'introduire une différence dans le monde à partir d'un état présent. Dans cet infini possible, « l'homme prend tous les partis, il n'y a pas, d'un côté l'histoire (vraie), de l'autre l'uchronie (fausse), mais une infinité d'univers parallèles créés par l'exercice sauvage du libre arbitre et régis chacun par le déterminisme263(*) ». Les mondes possibles en sont une conséquence.

Prenons un exemple. Si, après avoir pris la décision de nous rendre chez un confrère de travail pour élaborer un projet, nous prenons en cours de route le chemin de droite, pour ne pas avoir à patienter aux feux de circulation, plutôt que celui de gauche que nous prenons la plupart du temps, notre futur risque d'être tout à fait à l'opposé. En effet, le simple fait de ne pas prendre la direction habituelle peut faire en sorte de changer totalement le déroulement des événements. En prenant le chemin de droite, nous sommes arrivés plus rapidement et nous avons été témoins de choses que nous n'aurions pas dû voir et qui auront un impact sur nos décisions futures. Bien sûr, il s'agit ici d'un exemple fictif, et présenté dans une possibilité binaire seulement car, selon Renouvier, « suivant l'hypothèse de l'égale possibilité de déterminations diverses aux points O,A,B,C, etc., on doit à chacun de ces points tenir compte de la double direction possible : OA, Oa ; AB, Ab ; BC, Bc ; CD, Cd, etc. ; encore est-ce beaucoup simplifier que de parler d'une direction simplement double264(*)». Effectivement, nous aurions pu également aller tout droit plutôt que de tourner, nous aurions pu revenir sur nos pas ; rendu sur les lieux, notre confrère aurait pu être absent, nous aurions pu être retardés à cause d'une crevaison, etc. Mais l'exemple tentait surtout de démontrer l'un des aspects des mondes possibles. Carrère résume assez bien notre pensée concernant les mondes possibles et les univers parallèles lorsqu'il dit que « dans le tunnel de nos vies, des bretelles de sortie s'offrent à chaque instant, conduisant à d'autres tunnels265(*)... » Le futur demeure donc un mystère pour chacun d'entre nous ; même pour le plus grand des visionnaires et le plus éminent des prophètes, le devenir reste, du point de vue de la simple raison une gageure inouïe. Ainsi, l'histoire - au sens temporel du terme - n'ayant ni début ni fin, fait en sorte qu'une cause, quel que soit le sens qu'on lui donne, est toujours l'effet d'une autre cause. Savoir, à partir de là, quel maillon il suffit de faire sauter pour qu'en soit affectée toute la suite de l'histoire relève d'une technique divinatoire dont l'uchronie pourrait être l'instrument.

Voyons, dans le chapitre suivant, ce qui différencie véritablement la structure du monde uchronique, apparaissant dans la majeure partie des oeuvres traitant d'uchronie, avec la véritable histoire de Jean-Claude Romand, personnage mythomane de l'adversaire.

Conclusion

Que l'uchronie soit à l'origine d'un simple hasard découlant d'un choix plus ou moins conscient de notre part ou d'un libre arbitre qui, lui, s'avère une décision plus rationnelle, ou qu'elle soit assujettie à une forme quelconque de déterminisme prenant pour acquis que tout effet est tributaire d'une cause, que rien n'arrive pour rien, cela importe peu puisque la plupart des auteurs d'uchronie s'entendent pour dire que cela s'avère avant tout un simple jeu de l'esprit. Le principe premier de l'uchronie est de s'amuser au dépend de l'Histoire. Mais un fait demeure indéniable, dans une structure du monde uchronique, tout devient possible ; toutes les avenues sont envisageables. Nous sommes libres de faire de l'Histoire ce qu'il nous plaira (tout en respectant une certaine cohérence historique). Ainsi, nous pouvons faire de Jésus-Christ un simple mortel, d'Adolf Hitler le plus grand des philanthropes ou que n'ait pas eu lieu la Deuxième Guerre mondiale. Éric B. Henriet résume assez bien ce que peut être l'uchronie, dans sa forme la plus pure : « Sous-genre de la science-fiction traitant de la science «Histoire», l'uchroniste décrit méthodiquement des univers crédibles et réalistes dans lesquels l'Histoire a suivi un cours différent de la nôtre à la suite d'un événement fondateur 266(*)».

Mais qu'en est-il lorsque l'uchronie n'est plus simplement fictive, mais belle et bien réelle ? lorsqu'il n'est plus question de la manipulation d'un auteur voulant se jouer de l'univers spatio-temporel historique, mais plutôt d'une uchronie issue d'un monde factuel ? Emmanuel Carrère en a été témoin, pour ne pas dire « victime » (étant donné les événements qui en découleront) avec Jean-Claude Romand, personnage à l'origine du récit L'adversaire. Ayant joué avec l'uchronie dans la majeure partie de ses oeuvres, Carrère voit en Romand l'aboutissement de tout ce qu'il avait précédemment créé. Carrère, à travers Jean-Claude Romand, se retrouve face à un amalgame de tous les personnages de ses romans. Cet univers fictionnel dichotomique inventé de toutes pièces et où s'entremêlent le réel et l'imaginaire, la quête d'identité, la double existence, l'étrangeté, le mensonge, va se retrouver imbriqué dans une seule et même histoire, mais cette fois-ci, dans tout ce qu'il y a de plus réel ; et dans un seul et même personnage, celui de Jean-Claude Romand, que Carrère va surnommer l'Adversaire.

Ainsi, dans le prochain chapitre, nous analyserons ce récit qui est à la base de notre travail afin de distinguer la structure du monde uchronique. Toutefois, pour bien comprendre ce qui va tant obséder Emmanuel Carrère chez Jean-Claude Romand, nous ferons tout d'abord un tour d'horizon des fictions traitant de ce concept. Nous incluerons aussi le récit biographique de Philip K. Dick, personnage emblématique ayant en tous points un lien direct avec les personnages créés par Carrère et, par extension, avec Jean-Claude Romand.

CHAPITRE II

L'UCHRONIE DANS LES oeUVRES DE CARRÈRE

Nul n'éprouve le besoin de faire coexister deux univers dans un même espace. Il y a suffisamment de place ailleurs pour qu'on s'abstienne de menacer le statu quo entre le réel et l'imaginaire.

Emmanuel Carrère, Le détroit de Béhring.

Qu'en est-il de l'uchronie dans les oeuvres d'Emmanuel Carrère, et principalement dans L'adversaire ? Que vient faire une telle notion dans un récit qui ne relève ni de la science-fiction, ni du fantastique (ou si peu) ? et où il n'est nullement question de voyage dans le temps, ni de monde parallèle (du moins pas au sens science-fictionnel du terme) ? Comment cet auteur contemporain, fervent admirateur de H.P. Lovecraft, de Richard Matheson et de Philip K. Dick (il en a même écrit une biographie), a-t-il intégré le concept d'uchronie au sein de ses oeuvres ? Quelle est sa technique d'écriture et pourquoi la structure de monde uchronique est-elle si originale dans son oeuvre ? C'est ce que nous tenterons de voir dans ce chapitre. Nous verrons d'abord comment l'auteur aborde le concept d'uchronie à travers chacune des oeuvres où il apparaît, de La moustache à La classe de neige, en passant par Hors d'atteinte ? et sa biographie de Philip K. Dick, Je suis vivant et vous êtes mort, puis nous analyserons L'adversaire, qui s'impose comme une uchronie « réalisée ».

L'adversaire, raconte l'histoire véridique d'un homme qui a menti toute sa vie. Qui a mystifié, escroqué, berné tous les gens qui l'ont côtoyé ; il s'est inventé un monde imaginaire dans lequel il exerçait la profession de médecin alors qu'en fait... il n'était rien. Pour Carrère, L'adversaire est le prolongement, pour ne pas dire l'aboutissement de ce qu'il a préalablement réalisé en tant qu'écrivain. En Jean-Claude Romand, acteur principal de L'adversaire, une bonne partie des personnages créés par Carrère se retrouvent. L'auteur a vu en lui le résultat factuel d'une carrière de romancier. Ainsi, à partir de ce constat, l'uchronie ne pouvait plus être représentée de la même façon que dans tous ses autres oeuvres puisqu'elle relevait d'une histoire vraie. Emmanuel Carrère n'y est pas l'instigateur de cette structure du monde uchronique ; ce n'est pas lui qui va choisir le point d'altération, le moment de la bifurcation, mais bel et bien le personnage réel de l'histoire, Jean-Claude Romand. Dès lors, nous verrons comment Carrère représente la notion d'uchronie à partir du cas Romand. Mais tout d'abord, voyons comment l'auteur de L'adversaire aborde la structure du temps uchronique dans ses oeuvres romanesques.

2.2 La moustache

Pour les hommes, c'est le temps qui passe ; pour le temps, ce sont les hommes qui passent.

Proverbe chinois.

La moustache, paru en 1986, est le troisième roman de Carrère. Dans celui-ci, le héros s'enfonce véritablement dans la démence. Carrère découpe au scalpel une folie quotidienne, apparemment bénigne et qui va s'achever dans l'indicible horreur. Tout débute normalement, rien ne laisse présager les événements inimaginables qui vont suivre. Un homme, dans sa baignoire, demande simplement à sa femme : « Que dirais-tu si je me rasais la moustache ?267(*) » ; geste pour le moins banal et pour lequel sa femme lui répond : « Je t'aime bien avec [...], elle [qui] ne l'avait jamais connu sans268(*) ». Profitant de la brève absence de celle-ci, il joint le geste à la parole : il se rase la moustache. À son retour, son épouse n'a aucune réaction quant à sa nouvelle apparence. Qui plus est, le couple d'amis, chez qui ils vont dîner, semble ne rien remarquer non plus. Une seule pensée vient alors à l'esprit du personnage : sa femme, avec la complicité de ses amis, a monté un canular pour lui faire croire qu'il a toujours été glabre. Au retour de la soirée, souhaitant abréger la plaisanterie, les explications sont de mise :

« Tu n'as rien remarqué ? demanda-t-il quand même.

- Non, non, je n'ai rien remarqué [...]

« Mais enfin ma moustache » finit-il par lâcher [...]

« Ta moustache ? » [...]

« Je t'en prie, arrête [...]

« Tu sais bien que tu n'as jamais eu de moustache269(*)...

À sa grande surprise, personne ne semble se rendre compte de ce changement, soutenant même qu'il n'y a jamais eu trace d'une quelconque moustache. Le héros tente, tant bien que mal, de comprendre ce qui lui arrive.

Dans La moustache, le geste de se raser devient un point d'altération - ou un événement fondateur (Henriet) - et, à partir de ce simple événement, la vie du protagoniste se voit complètement chamboulée. Du même coup, s'installe une structure du monde uchronique et nous sommes témoins en tant que lecteur de la bifurcation et de ses conséquences.

Comme tous les personnages créés par Carrère, sans oublier Romand qui lui n'émerge pas de son imagination, le héros de La moustache semble vivre dans deux univers parallèles, le sien propre : celui avec le souvenir d'avoir déjà porté la moustache, et l'autre : celui dans lequel, selon sa femme et ses proches, il a toujours été imberbe.

Carrère ne manque pas de faire participer le lecteur à cette ambiguïté : qui croire ? L'homme s'est-il rasé la moustache ou est-ce simplement un produit de son imagination ? Est-il en train de perdre la raison ou est-ce sa femme et ses amis qui se jouent de lui ? Le héros se remet lui-même en question lorsqu'il se dit qu'« il avait [peut-être] rêvé, [qu'] il n'avait [finalement] jamais rasé sa moustache, [qu'] elle était toujours là, bien fournie, en dépit du témoignage de ses doigts tremblants270(*)... » Incapable de supporter cette double réalité et « de faire que n'ait pas eu lieu ce qui avait eu lieu271(*) », l'homme sans nom s'exile et, après en être arrivé à la conclusion que « l'ordre du monde avait subi un dérèglement à la fois abominable et discret272(*) », il connaît une fin dramatique.

2.2.1 La fausse réalité dans La moustache

La fausse réalité, telle que décrite dans le chapitre précédent, est omniprésente dans La moustache. Elle tend à créer un malaise, un effet d'étouffement, puisque cette illusion fait partie intégrante de l'intrigue. Le personnage principal est persuadé d'avoir rasé sa moustache alors que tous les autres sont convaincus du contraire. Au cours du roman, cette fausse réalité ne fait que s'accroître, elle devient exponentielle ; plus notre homme acquiert la certitude d'avoir porté la moustache, pendant près de dix ans, plus tous ses proches lui démontrent l'invraisemblance de la chose. Il tente constamment d'amener des preuves pouvant corroborer ce qu'il prétend, allant même jusqu'à montrer à sa femme une carte d'identité où il apparaît portant fièrement la moustache, mais celle-ci lui répond : « Tu sais que c'est défendu de maquiller sa carte d'identité273(*)? » Et, pour prouver ses dires, elle « se mit à gratter la moustache, sur le photomaton274(*) ». Suite à cela, notre protagoniste se demande s'il n'est vraiment pas en train de devenir fou « au point de plaquer une moustache imaginaire sur dix ans de sa vie et sur une photo d'identité275(*)... » Ainsi, Carrère joue ici sur une fausse réalité « bilatérale » puisqu'il est impossible de faire la part des choses.

Dans La moustache, Carrère emploie le « et si... » dès les toutes premières pages afin de représenter le point d'altération, le moment où la bifurcation apparaît : « Et si, quand elle remonterait, il lui avait fait la surprise de s'être vraiment rasé la moustache276(*)? » À ce moment précis, le protagoniste (et le lecteur) ne peut s'imaginer qu'un geste aussi anodin, se raser la moustache, puisse amener des circonstances à ce point catastrophiques. À en plus douter, tous les outils nécessaires pour un récit uchronique sont présents : le point d'altération (le rasage de la moustache), qui crée par le fait même une bifurcation ; la question fondamentale à toute forme d'uchronie (le « et si »), avec en plus, la présence d'univers parallèles : l'univers du héros (dans lequel il a toujours porté la moustache) et celui des autres (où il a toujours été imberbe). Carrère réitèrera, dans ses oeuvres ultérieures, cette forme narrative : celle d'un événement banal (la bifurcation) menant à des circonstances dramatiques.

2.2.2 Uchronie temporelle dans La moustache

Précédemment, nous nous sommes posé la question de savoir s'il était possible de changer le passé. Plusieurs se sont d'ailleurs arrêtés à ce questionnement et la réponse semble des plus simples : non, il est absolument impossible de modifier le passé (sauf dans le cas du voyage dans le temps, chose encore irréalisable de nos jours). Cependant, l'un des objectifs de l'uchronie est de pouvoir modifier l'histoire passée. De changer un point précis dans l'histoire afin de transformer les événements ultérieurs. Nous avons cité l'exemple du roman 1984 de George Orwell, dans lequel le passé devenait malléable. Toutefois, comme nous l'avons précisé, dans l'oeuvre de Orwell, il ne s'agissait aucunement de voyage dans le temps, ni de monde parallèle et encore moins d'uchronie. Dans le cas de La moustache, le voyage dans le temps n'est pas en cause, mais on joue néanmoins avec la malléabilité du passé. Le point d'altération va non seulement modifier un point précis dans l'histoire et les événements subséquents, mais également les faits antérieurs à ce point d'altération.

Par contre, il est important de bien faire la distinction suivante : dans 1984, le passé est collectif ; lorsque l'on change un événement passé, c'est toute la collectivité qui en ressent les effets, alors que dans La moustache, le passé est personnel, singulier, seul le héros est victime de sa malléabilité.

Ainsi, dans l'oeuvre de Carrère, nous sommes en présence d'une malléabilité du passé puisque les faits sont falsifiés à volonté. Par exemple, le héros croit détenir une preuve irréfutable qu'il a été moustachu, par des photos de son voyage à Java. Il les cherche désespérément, mais n'arrive pas à mettre la main dessus. Il demande donc à son épouse :

« Où sont les photos de Java ? » [...]

« De Java ? »

- De Java, oui. [...]

« Mon amour, je te jure, il n'y a pas de photos de Java. Nous ne sommes jamais allés à Java277(*)

Sa femme a-t-elle modifié le passé à son avantage ? Notre homme se rend à l'évidence qu'il devra à l'avenir se tenir sur ses gardes, car « le fait qu'[Agnès] veuille supprimer le passé [...] toute question qu'il poserait, ou [...] toute remarque se référant à un passé commun risquerait de provoquer un nouvel éboulement278(*)». Et c'est d'ailleurs ce qui arrive lorsqu'il lui demande si elle a téléphoné à ses parents pour annuler une invitation à déjeuner :

« Tu as bien téléphoné à mes parents il y a dix minutes pour dire qu'on ne viendrait pas déjeuner ? »

Il sentit son hésitation.

« A ta mère, oui.

- Mais on devait aller déjeuner chez mes parents, comme tous les dimanches, c'est bien ça ?

- Ton père est mort, dit-elle. L'année dernière279(*). »

Il voudrait bien se rassurer et croire qu'il souffre « d'amnésie partielle ou passagère280(*) », ou qu'il est simplement victime d'un énorme « canular », mais un fait demeure, son passé s'effrite, se dérobe et devient malléable. Même sa propre mémoire se met de la partie et, tout comme son passé, progressivement s'efface. En effet, lorsqu'il désire se rendre chez ses parents pour se convaincre que son père est toujours vivant, « il ne se [rappellait] plus le numéro. Le numéro de l'immeuble de ses parents, où il [a] vécu toute son enfance [...] Il ne se rappelait pas non plus l'étage281(*) ». Plus tard, lorsque le héros est à Paris et que son passé semble se dérober sous ses yeux, la panique et la paranoïa s'infiltrent dans chacun des pores de sa peau. Il en arrive à la conclusion que « ce n'était plus seulement son passé, ses souvenirs, mais Paris tout entier qui s'engloutissait dans le gouffre creusé derrière chacun de ses pas282(*) ».

Il va de soi que, dans ce roman tout comme celui de Orwell, le passé du héros devient en quelque sorte malléable. Il n'est plus ce qu'il fut. Dans l'oeuvre de Carrère, nous pouvons avancer l'idée que, suite au geste posé par le héros de se raser la moustache, « quelque chose [...] s'était détraqué283(*)... » Mais, paradoxalement, nous avons l'étrange impression que, tout comme le voyage dans le temps, l'effet précède la cause (c'est ce que nous verrons un peu plus loin avec la notion de causalité inversée). Ainsi, le fait d'accomplir une action dans un temps présent (le rasage de la moustache), fait en sorte de modifier son passé, en l'occurrence la disparition de toute trace du voyage à Java et la mort de son père.

Carrère va encore plus loin avec cette uchronie puisque la bifurcation modifie non seulement les événements ultérieurs, mais également les événements antérieurs. Nous pouvons donc présumer que si le héros de La moustache ne s'était pas rasé, les souvenirs de Java seraient toujours présents et le père du héros plus vivant que jamais. Seulement, il n'y aurait pas d'uchronie et donc pas d'histoire, du moins pas dans le sens où nous les présente Carrère. D'ailleurs, le héros lui-même fait cette supposition lorsqu'il constate la réapparition de sa moustache puisque « cette repousse éveilla en lui l'espoir bizarre que le retour à son aspect antérieur entraînerait la disparition et même l'annulation rétrospective de tous les mystères provoqués par son initiative [et que rien] n'aurait en fait jamais eu lieu284(*) ».

2.3 Hors d'atteinte ?

Dans son roman suivant, Hors d'atteinte ?, Carrère va s'écarter quelque peu de l'aspect fantastique et inquiétant apparaissant dans La moustache pour faire place davantage à une quête d'identité. C'est la figure du double ou de la double vie - qui va d'ailleurs atteindre son point culminant avec L'adversaire - qui s'impose comme le point d'ancrage de ce roman. Hors d'atteinte ? raconte l'histoire d'une jeune femme de 36 ans, Frédérique, professeur de collège, divorcée et mère d'un petit garçon. Menant « une vie quelque peu stationnaire, à l'horizon limité285(*) » et ne possédant aucun vice apparent, Frédérique se rend un jour dans un casino et c'est la bifurcation. Dès lors, elle ne peut plus se passer de jouer : « Encore un coup, implora-t-elle286(*) ». Sa passion la consume au détriment de tout : son travail, son fils et ses proches. Elle ment à son entourage et laisse tout tomber pour le jeu : « l'argent qu'elle n'avait plus, elle le flambait sans compter [...] l'heure de fermeture seule chaque soir l'arrêtait287(*) ». Frédérique se laisse prendre par la passion du jeu pour échapper à cette image banale qu'elle a d'elle-même.

Cette femme plonge ainsi en pleine uchronie car le « et si...», bien qu'il soit sous-entendu, est bel et bien présent. Si Frédérique n'avait pas mis les pieds dans ce casino, sa vie aurait été autre. Elle veut bien revenir en arrière, mais il semble qu'il soit déjà trop tard :

Une envie folle la prenait de courir reprendre son fils [et] de répéter doucement [...] que c'était fini, que tout allait recommencer comme avant. Mais elle ne voulait pas non plus que tout recommence comme avant. Elle se représentait [...] l'horreur de ce retour dans le rang. Elle se disait alors qu'au point où elle en était, il ne restait qu'à continuer288(*).

La bifurcation a eu lieu, l'uchronie débute et, puisque le passé demeure immuable, rien ne peut changer le cours de l'histoire. Pour Frédérique, ce qui est fait est fait : une simple présence dans un casino a fait bifurquer sa vie entière, et non seulement la sienne, mais celle de tous ceux qu'elle côtoie. Dès lors, elle se voit forcée de mener une double vie, de jouer « le jeu », de mentir à tous : à son fils, à son amie, à son ex. « C'était donc Lyon et un pittoresque vieillard pour Quentin ; pour Corinne, le playboy Michel ; pour Jean-Pierre, un amant sans nom ni visage289(*) ».

Dans le roman Hors d'atteinte ?, Frédérique va laisser le hasard prendre le contrôle de sa vie ; elle ira jusqu'à « abandonner à la bille d'ivoire le soin de décider ce qu'[elle] ferait, où [elle] irait290(*)... » et lorsqu'elle décide de prendre la décision de cesser de jouer, elle va « plutôt [...] confier au hasard [...] le soin de la prendre pour elle ; [...] rouge, elle continuait ; [...] noir [...] elle ne rejouerait plus [...] Le rouge sortit291(*) ». Ainsi, l'héroïne laisse les lois de la probabilité décider de son sort. Dépendante et obsédée par la roulette, elle demeure incapable de prendre une décision par elle-même et de faire face à l'adversité, préférant de loin abandonner au tapis vert sa destinée. Pour Frédérique, contrairement au jeune Nicolas de La classe de neige, le hasard ne lui sera pas favorable puisque, soumise au bon vouloir du jeu, elle va s'y enliser de plus en plus et ne parviendra à s'en sortir qu'après avoir tout perdu. Vers la fin du roman, seul le manque de ressources et probablement un minimum de fierté finiront par avoir raison de sa dépendance au jeu : « Le goût du jeu lui était passé. Forcément : qui aime jouer sans rien à perdre ni à gagner292(*)? »

On pourrait conclure en disant que l'uchronie y apparaît sur un mode mineur, mais que la dualité de la bifurcation y est tout de même présent. On y trouve aussi des motifs qui apparaîtront plus tard : vie secrête, vie publique ; des voies doubles qui mènent à un cul de sac. Un mensonge isolé dans un mensonge à valeur ontologique.

2.4 Je suis vivant et vous êtes mort

Seul, le présent existe ; le passé et le futur subsistent, mais n'existent absolument pas. Seul, le présent est à notre disposition ; le passé et le futur sont posés par la pensée, mais ne sont nullement à notre disposition »

Plutarque

Dans sa biographie de Philip K. Dick, Je suis vivant et vous êtes morts : Philip K. Dick 1928-1982, un des plus importants auteurs américains de science-fiction, Emmanuel Carrère va décrire la vie d'un homme qui a cru la majeure partie de son existence que toute réalité était un simulacre, un mensonge. L'auteur américain a passé sa vie dans une quête étrange de la Réalité ultime. En effet, Philip K. Dick a longtemps été incapable de faire la distinction entre le réel et l'imaginaire (dans son cas, il s'agit plutôt de fantasme et de paranoïa). Sommes-nous bien sur Terre ? Sommes-nous bien des hommes ? Sommes-nous tous encore vivants ? Voilà le genre de questions qui obsédaient Dick.

Dans cette vie tumultueuse, Carrère dévoile une structure du monde uchronique où la question centrale, le « et si... », est omniprésente puisqu'elle fut au coeur du questionnement de Philip K. Dick. Toute sa vie, Dick a été obsédé par le décès de sa soeur jumelle et il s'est demandé si, dans une autre réalité, ce n'était pas lui qui était mort et Jane qui était en vie. Par exemple, Dick « en vient facilement à l'idée que le vrai monde se trouve de l'autre côté du miroir et que nous sommes, nous, les habitants du reflet.293(*) » Il était convaincu que nous vivions dans un monde parallèle, dans deux univers qui se juxtaposent et que

de ce côté-ci, qu'on lui disait être le réel, Jane était morte et pas lui. Mais de l'autre, c'était le contraire. Il était mort et Jane se penchait anxieusement sur le miroir où habitait son pauvre petit frère. Peut-être le vrai monde était-il celui de Jane, peut-être vivait-il dans le reflet, dans les limbes. On avait parfaitement imité le réel pour ne pas l'effrayer, mais il vivait parmi les morts.294(*)

Par la suite, la question du « et si... », tributaire d'une structure du monde uchronique, a un impact important dans ses oeuvres telles que Ubik ou Le Maître du haut château.

Il va de soi que l'existence Philip K. Dick a été le lieu de nombreuses bifurcations, mais nous supposons que l'une des plus importantes dans sa vie est arrivée le 20 février 1974, après qu'il ait aperçu au cou d'une jeune fille, venue lui apporter des médicaments, un bijou représentant un poisson : « symbole qu'utilisaient les premiers chrétiens295(*) ». Dès lors, Dick « sut à l'instant que venait de se produire ce qu'il avait attendu toute sa vie296(*) ». Selon lui, le fait de vivre « en 1974, dans le comté d'Orange, Californie297(*) » était un leurre, une illusion. En fait, le monde vivait toujours sous le joug de l'Empire romain, « en 70 après Jésus-Christ298(*) ». De ce jour, jusqu'à sa mort, Philip K. Dick s'est demandé s'il était un prophète ou le simple jouet d'une psychose paranoïaque, et s'il y avait une différence entre les deux.

Tel que le souligne Carrère dans sa biographie de Philip K. Dick, ce dernier, après avoir imaginé dans son roman Le maître du haut château « non pas un avenir hypothétique, mais un autre passé299(*)», en arrive à croire que « ce passé et le présent qui en résultait [...] auraient pu exister [puisqu'à] chaque instant des millions d'événements adviennent ou n'adviennent pas ; à chaque instant des variables se transforment en données, le virtuel devient actuel, et s'est ainsi qu'à chaque instant le monde présente un état différent300(*) ». Ainsi Carrère, à travers l'imaginaire de Dick, nous amène à penser qu'à partir d'un point d'altération tout peut arriver, qu'une infinité de possibilités s'offrent à nous à chaque instant et que nous sommes libres de choisir une option plutôt qu'une autre, et pour emprunter encore au propos de Dick, que « c'est à [nous] de décider qu'une chose arrive plutôt qu'une autre301(*) ».

Bien avant que Carrère soit obsédé par la figure de Jean-Claude Romand, personnage réel en totale complémentarité avec les personnages fictifs qu'il avait lui-même créés, il a été fasciné par Philip K. Dick. Le fait que la vie de Dick ait été vécue comme un simulacre d'une réalité relevant de l'ubiquité dans laquelle un écrivain de fiction aura vu peu à peu ses fictions prendre vie et se retourner contre lui, ou se tourner vers lui, comme l'infini reflet d'un miroir dans un autre miroir, aura engendré, pour Carrère, cette fascination constante pour l'auteur américain, et ce dernier, tout autant que ses oeuvres, se révèlera une source évidente d'inspiration. Dans la préface du tome 1 des nouvelles de Dick, Emmanuel Carrère mentionne ceci :

Une chose m'a frappé, ces dernières années. Quand sortent des films comme Matrix, The Truman show, ou eXistenZ™, non seulement leurs auteurs ne font aucune référence à Dick, mais les critiques, le public non plus : c'est à peine s'il arrive que, hors du cercle des aficionados de longue date, on cite encore son nom. Alors on peut dire ce que disait Baudelaire, que le génie, c'est de créer un poncif, et que ce qu'a imaginé Dick appartient désormais à tout le monde. Mais on peut le dire aussi différemment : on peut dire que nous vivons maintenant dans le monde de Dick, cette réalité virtuelle qui a un jour été une fiction, l'invention d'une espèce de gnostique sauvage, et qui est maintenant le réel, le seul réel. C'est lui qui a gagné, en ce sens ; c'est lui qui, comme Palmer Eldritch dans Le Dieu venu du centaure, nous a tous avalés. Nous sommes dans ses livres et ses livres n'ont plus d'auteurs.302(*)

Ainsi, selon Carrère, nous vivons tous dans le monde de Dick. Nous vivons dans un univers créé pour lui et par lui.

2.5 La classe de neige

Quant à La classe de neige, prix Femina en 1995, Carrère dit de ce roman qu'il fût, en quelque sorte, une espèce de pré-scriptum à ce que sera L'adversaire : « L'un exploite l'imagination littéraire, l'autre l'exactitude du document303(*) », ajoute-t-il. Cette oeuvre majeure d'Emmanuel Carrère raconte l'histoire d'un jeune garçon, Nicolas, qui, par le simple oubli de son sac de voyage dans le coffre de l'auto de son père, voit son séjour à la montagne transformé en un véritable cauchemar.

- Tu l'as bien emporté ? » demanda la maîtresse.

Oui, Nicolas se rappelait très bien quand on l'avait mis dans le coffre [...]

- Et en arrivant, vous l'avez sorti du coffre ? »

Nicolas secoua la tête en se mordant les lèvres. Il n'en était pas sûr. Ou plutôt, si : il était sûr maintenant qu'on avait oublié de l'en sortir304(*)...

En proie à des angoisses nées de son imagination, le jeune Nicolas voit ses craintes se concrétiser à la fin du roman, à travers le comportement de son père meurtrier. Ici également, l'uchronie s'installe dès le départ, et à partir d'un point d'altération, tout bascule.

Bien que l'oubli d'un sac dans le coffre d'une voiture soit le point d'altération dans La classe de neige, plusieurs autres éléments uchroniques viennent s'emboîter les uns dans les autres, engendrés en grande partie par la troublante imagination de Nicolas. Il nous est tous arrivé un jour de vouloir revenir en arrière dans le temps pour modifier un événement, pour éviter qu'une chose horrible ait lieu. L'uchronie nous permet en quelque sorte de réaliser ce souhait. Nicolas, quant à lui, va imaginer un autre possible (il conçoit pour ainsi dire, mais de façon inconsciente, une uchronie fantasmatique) et modifier une réalité qui lui est insoutenable. Par exemple, il imagine la mort de son père :

Il ne voulait pas que ce soit vrai, bien sûr, mais en même temps aurait aimé tenir vis-à-vis des autres ce rôle de l'orphelin [...] On voudrait le consoler [...] il serait inconsolable. [...] [Il] anticipait le moment où le téléphone sonnerait de nouveau. La maîtresse monterait décrocher [...] [Il] serait aux aguets, attendant qu'elle revienne. Et voilà elle revenait [...] Elle prenait [le] visage [de Nicolas] entre ses mains [...] et elle balbutiait : « Nicolas... Écoute, Nicolas, il va falloir que tu sois très courageux... » Alors, ils se mettaient à pleurer tous les deux...305(*)

Dans cet extrait, le jeune Nicolas en arrive à croire ce qu'il imagine à un point tel qu'on passe du mode conditionnel : « aurait aimé, voudrait, serait, sonnerait, monterait » au mode indicatif : « revenait, prenait, balbutiait, se mettaient ». On passe ainsi par deux phases modales : l'hypothétique et l'énonciative. D'une part, l'uchronie se met en place par l'emploi des verbes au conditionnel qui suppose un état possible des faits autres que ceux connus et, d'autre part, il veut s'assurer que tout ceci est réel par la présence des verbes à l'indicatif qui énoncent des événements établis. Ce même jeu se répétera entre autres avec l'enlèvement de son frère (p. 101) et de sa propre mort (p. 75).

Le jeune Nicolas, plongé dans une rêverie menant à de perpétuelles fausses réalités, va s'inventer un univers digne d'un roman policier, tout en conviant son nouvel ami, Hodkann, qui se fait prendre au jeu. Nicolas, pour échapper à une réalité qui le terrifie, se crée un univers dans lequel il imagine son père en héros : « lui aussi maintenant avait un père aventurier, un justicier courant mille dangers, engagé dans une histoire dont il avait peu de chances de sortir vivant ». Il amène son copain de chambre à croire que tout ceci est réel, car en fait tout « cela se tenait. Cela se tenait terriblement306(*) ». Mais la réalité va se révéler tout autre, le père n'ayant rien du héros, bien au contraire... Ainsi, le simple oubli d'un sac dans le coffre d'une auto va amener le jeune Nicolas à fabuler et se créer un monde imaginaire pour finalement se rendre à l'évidence que parfois la réalité dépasse la fiction.

2.5.1 Hasard et déterminisme dans La classe de neige

Dans La classe de neige, le sort va permettre au jeune Nicolas de laisser libre cours à ses fantasmes. Tout d'abord lorsque Hodkann, le leader du groupe, va décider de lui prêter un pyjama, de prendre ainsi Nicolas sous son aile et de devenir complice de ses jeux imaginaires, et par la suite, lorsque les moniteurs de la classe de neige, après avoir découvert Nicolas à l'extérieur en pleine nuit, vont croire que ce dernier souffre de somnambulisme : « [Nicolas] avait craint des reproches, et voilà que grâce à cette explication on ne lui reprochait rien, ne lui demandait même rien307(*) ». Le « prétendu » somnambulisme va l'exempter de répondre à des questions embarrassantes car « ce n'était pas sa faute308(*) » ; et la fièvre qui se mettra de la partie le dispensera de toute activité pour laquelle il n'avait aucune envie. En fait, Nicolas « aimait être malade, avoir de la fièvre309(*) » et pendant que « les enfants chaussaient leurs skis [...] il espéra que sa fièvre durerait assez pour que ce soit pareil demain et après-demain et tous les autres jours de la classe de neige310(*) ». Nous avons mentionné l'importance du hasard dans la conception de l'uchronie et l'impact que peut causer celui-ci sur le développement événementiel d'un sujet et il est clair que ce même hasard permet au jeune Nicolas de se retirer d'un monde factuel, qui ne lui convient pas, afin de créer son propre univers, issu de son imagination, et de mettre en place une uchronie imaginative, qui lui convient davantage. Bien qu'il n'y ait pas d'uchronie pure dans La classe de neige, on y trouve cependant des composantes essentielles, dont une double structure de monde (réel, fantasmatique), un point d'altération et la nécessité de réécrire l'histoire, dans ce cas-ci, celle de sa vie.

2.6 L'adversaire

Tout s'est passé au jour le jour. Il était à la merci du premier coup de fil. Et, en dix-huit ans, ce coup de fil n'a jamais eu lieu. C'est sidérant.

Emmanuel Carrère, à propos de L'adversaire.

Venons-en au cas qui nous intéresse avant tout, le récit L'Adversaire. Voyons comment une structure de monde uchronique est mise en oeuvre dans cette histoire pour le moins troublante. La bifurcation, a lieu au moment où Jean-Claude Romand décide de ne pas se présenter à l'examen de deuxième année de sa faculté de médecine. Un des aspects non négligeables de toute bifurcation est qu'elle doit intervenir sur une période brève, à un point précis dans l'histoire. Comme le précise Serge Perraud,

Il ne s'agit pas de modifier un ensemble de faits étalés sur une longue période, mais au contraire de tronquer un noeud historique (la guerre de Sécession, une bataille de la Seconde Guerre mondiale...) et d'imaginer les changements qui en découlent pour les mettre en scène dans un cadre historique renouvelé, mais qui reste cohérent et crédible311(*).

L'uchronie c'est mettre en scène l'histoire « telle que nous aurions voulu qu'elle soit » : c'est en changer un point précis et faire en sorte d'altérer le cours des événements. Emmanuel Carrère le souligne :

L'uchronie est une histoire gouvernée par le désir, ce qui signifie qu'elle sait où elle va et qu'en réalité elle part, consciemment ou non, des voeux de son auteur, soit des conséquences qu'il souhaite pouvoir tirer. L'altération, dès lors, n'est ni gratuite ni innocente, elle sert un objectif et le choix de la cause n'est que l'effet d'un désir312(*).

L'adversaire repose sur un tel principe puisque le point d'altération, présent dans ce récit, met en jeu un seul point historique : le moment où Romand choisit de mentir sur le fait de ne pas s'être présenté à son examen. À partir de ce point précis, tout va basculer et sa vie se trouve plongée en pleine uchronie.

Écrire une uchronie, c'est mettre en fiction un pieux désir, celui de « donner corps à l'histoire que l'on rêve313(*)». Évidemment, cette conception de la chose ne peut s'appliquer totalement à L'adversaire, puisqu'il s'agit d'une histoire vraie, et n'a rien à voir avec les souhaits de l'auteur. Mais cela ne fait que renforcer l'idée d'uchronie dans un récit tel que celui-ci, puisqu'à partir de la bifurcation, Romand va faire de sa vie une véritable uchronie. Bertrand Gervais, dans son étude sur L'adversaire, nous dit que Jean-Claude Romand a réussi « à réaliser l'impensable : faire exister ce qui n'a pas été. Il [est parvenu] à soutenir, sans scandale ni preuve, que ce qui n'a pas été est bel et bien advenu, que l'événement qui ne s'est jamais produit s'est mis à exister comme s'il n'avait jamais été en danger de ne pas survenir314(*)». En fait, à partir de la bifurcation, le monde réel dans lequel nous vivons est devenu, pour Romand, un monde imaginaire. Celui-ci a créé une uchronie et il a entraîné tous les gens qu'il connait dans cette fausse réalité, dans cet univers invraisemblable où le hasard va jouer un rôle incontestable.

Éric B. Henriet affirme que le point d'altération demeure inconnu des personnages du récit ; seul le lecteur en connaît l'origine, et il en est de même dans L'adversaire. En effet, le point d'altération demeure secret pour les gens qui entourent Jean-Claude Romand, mais contrairement à ce qu'en dit Henriet, Romand fait non seulement partie des personnages de cette uchronie, il en est l'instigateur. Le personnage principal devient ainsi l'auteur de sa propre histoire (nous aborderons plus loin et plus en détail ce singulier concept d'uchronie mis en scène par Emmanuel Carrère) et tous les autres, sa femme, ses enfants, ses parents et ses amis, ne sont que des pions sur son échiquier. Bertrand Gervais abonde dans le même sens lorsqu'il mentionne que

l'uchronie réalisée [par] Romand est [...] un jeu dont personne ne connaît l'existence. Elle fait fi de toute convention, laissant les partenaires de jeu dans le noir. Ils ne savent pas qu'ils participent à une fiction sans commune mesure que leur crédulité entretient. Ils ne connaissent rien de l'aliénation dans laquelle le pseudo médecin les a confinés315(*)

Nous présentons ici le comparatif entre l'uchronie fictionnelle et la vie de Jean-Claude Romand

UCHRONIE

Fictionnel

Imaginaire

Fait public / Historique

Histoire officielle

Bifurcation rétrospective (événement passé)

L'auteur du récit est son inventeur

L'hypothèse « Et si...» n'engage pas son auteur

La comparaison (univers parallèle) est possible

La simulation est un jeu littéraire

Le « et si... » et le « comme si... » sont une pratique discursive

UCHRONIE RÉALISÉE DE

JEAN-CLAUDE ROMAND

Factuel

Réel

Fait privé / historique

Histoire personnelle

Bifurcation en temps réel (événement présent)

L'auteur du récit n'en est que le témoin

L'hypothèse « Et si... » engage complètement son auteur

La comparaison (univers parallèle) n'est pas possible

La simulation est un fait réel

Le « et si... » et le « comme si... » sont un mode de vie

2.6.1 La fausse réalité dans L'adversaire

Cette situation nous amène à examiner la présence du faux, de l'illusion, de la tromperie dans L'adversaire. C'est ce que nous nommons « fausse réalité ». Chacun des personnages du récit seront bernés. Ce qu'ils croyaient véridique va s'avérer faux. Toute la vie de Jean-Claude Romand est un leurre et les gens qui auront eu une confiance aveugle en lui auront à payer de leur vie ou à vivre avec l'idée d'avoir été dupés, mystifiés, trahis.

Pour faire la preuve de cette fausse réalité, Carrère raconte qu'un jour, pendant l'écriture de L'adversaire, il a lu « qu'une photo de grand format représentant [l'OMS] était encadrée au mur du salon où [Jean-Claude Romand] a tué sa mère. [Sur cette photo] une croix marquait, sur la façade, la fenêtre de son bureau316(*) ». Tout semble véridique, mais a posteriori nous savons qu'il n'en est rien, puisque Romand n'a jamais travaillé pour l'OMS. Toujours selon Bertrand Gervais, les proches de Jean-Claude Romand ont été bernés : « Le monde réel, le monde des sensations n'est qu'un écran de fumée qui maintient dans l'aliénation ses sujets. Ce qu'ils pensent vivre n'est qu'une illusion préparée à leur intention317(*). » Sur ce point, Jean Baudrillard va encore plus loin - et nous sommes proche, ici, de la pensée de l'auteur américain Philip K. Dick -, disant en effet que : « la réalité est une illusion, et toute pensée doit chercher d'abord à la démasquer [...] C'est le monde lui-même qui doit se révéler non comme vérité, mais comme illusion318(*) ».

Nous avons mentionné que Carrère n'est pour rien dans l'uchronie présente dans L'adversaire, puisque c'est Romand qui en est l'auteur. Toutefois, Carrère va quelque peu jongler avec ce concept. Comme tout bon auteur d'uchronie, il spécule. Et si le soir du meurtre de sa femme, suppose Carrère, une querelle avait éclaté entre Romand et son épouse ? Et si après que celle-ci lui ait dit avoir découvert ses mensonges il avait décidé de la tuer ? Ce scénario est parfaitement plausible et, qui plus est, fort probable, mais il n'y a pas de témoin : Florence est morte et Romand, quant à lui, répond qu'il ne se souvient de rien :

Je ne peux pas dire avec certitude qu'elle n'a pas eu lieu, mais je ne me la rappelle pas [...] Je suis incapable de dire ce qui s'est passé entre le moment où je consolais Florence sur le canapé et celui où je me suis réveillé avec le rouleau à pâtisserie taché de sang entre les mains319(*).

Ainsi, Carrère imagine ce qui a pu se passer. Il met en scène des scénarios vraisemblables pour combler les vides laissés par Romand. Mais comme le souligne Annie Oliver : « [...] c'est là un travail d'un romancier et non de biographe.320(*) » Il va de soi qu'il n'est pas question ici d'une uchronie au sens propre puisqu'elle n'implique pas un événement public. Alors en quoi la « possible » querelle du couple Romand peut-elle être considérée comme une uchronie ? Tout simplement, comme le souligne Pierre Versins, parce « le nombre des causes découpables est infini, pour la seule raison que la compréhension causale sublunaire, autrement dit l'histoire, est description et que le nombre de descriptions possible d'un même événement est indéfini321(*). » En d'autres mots, tous les possibles demeurent possibles. Chaque événement pourrait avoir été autre.

Nicolas Boileau écrit dans son Art poétique : « Le vrai peut quelquefois n'être pas vraisemblable322(*) » et les exemples tirés de cette maxime abondent dans ce récit factuel qu'est L'adversaire. Toujours selon Annie Oliver, « Le faux docteur Romand, si proche, était plus crédible que le Romand menteur, escroc et assassin323(*). » Carrère, quant à lui, confirme en quelque sorte ces dires, car selon lui, « sous le faux docteur Romand il n'y avait pas de vrai Jean-Claude Romand324(*) ». Quand son plus fidèle ami, Luc Ladmiral, nous dit que « leurs vies se ressemblaient [et que] Jean-Claude était devenu une sommité de la recherche, fréquentant des ministres et courant les colloques internationaux325(*)... », tout n'est que falsification. Tout semble vrai, mais tout est faux. Quant à la mort providentielle de Pierre Crolet, beau-père de Jean-Claude Romand, alors que celui-ci « est tombé dans l'escalier de sa maison où il se trouvait seul avec son gendre326(*) », personne, à part Romand bien sûr, ne peut être certain des faits, bien qu'il soit peu probable qu'il s'agisse d'une pure coïncidence. Évidemment, qu'il soit responsable ou non du décès de M. Crolet ne change rien à l'histoire. Toutefois, si le père de Florence n'était pas mort, tout aurait pu être très différent. Il aurait insisté pour récupérer une partie de son argent, prétendument placé dans un compte bancaire en Suisse, aurait demandé des comptes à son gendre et ce dernier, incapable de lui rendre son argent, aurait peut-être été dans l'obligation d'avouer. Par conséquent, tous les événements ultérieurs (les meurtres) n'auraient probablement pas eu lieu. Il va de soi, qu'ici, tout comme le fait Carrère, nous spéculons, mais c'est bien ce que font les uchronistes : ils spéculent sur les probabilités, sur les diverses plausibilités, sur les nombreux et presque infinis possibles d'un passé autre que le nôtre, autre que celui que l'on connaît. Comme l'affirme Denis Guiot, dans son article sur l'uchronie :

Il est un fait que nous ne pouvons agir sur ce qui a été. Tout au plus, dans sa tentative d'explicitation du passé, l'historien peut faire varier certains paramètres et imaginer ce qui aurait pu se passer. Car l'intérêt que l'on porte à l'histoire est tout soutenu du sentiment que les choses eussent pu être autres327(*).

2.6.2 Le « et si... » dans L'adversaire

Par conséquent, avec Carrère, nous passons d'un mode conditionnel avec le « et si... » à un mode circonstanciel avec le « comme si... ». En effet, dans La moustache, le protagoniste n'a d'autres choix de faire comme s'il s'était réellement rasé la moustache ; dans La classe de neige, le jeune Nicolas, en créant un monde imaginaire, va faire comme si... tout était réel. Dans L'adversaire, Carrère fera du mode circonstanciel l'une des pierres angulaires de son récit. « Parce que cela s'est passé ou parce que, le temps de la lecture, on fait comme si328(*) », Jean-Claude Romand, en jouant le rôle du médecin pendant près de 20 ans, a fait « comme si... ».

Même Carrère se prêtera à ce petit jeu uchronique : suite à sa lettre envoyée à Jean-Claude Romand pour lui proposer d'écrire son histoire, Carrère se demande, « [et] si par extraordinaire Romand accepte de me parler [et] si le juge d'instruction, le Parquet ou son avocat ne s'y opposent pas [et] si, comme il est plus probable, Romand ne me répond pas, j'écrirai un roman «inspiré» de cette affaire329(*)... » C'est d'ailleurs ce que fera Carrère avec La classe de neige.

De par la présence répétée du mode conditionnel dans le récit L'adversaire, Emmanuel Carrère démontre bien toute l'importance accordée, en matière d'uchronie, à cette question centrale qu'est le « et si... ». Et si... Romand n'avait pas menti ? Et si... il n'avait pas tué toute sa famille ? Et si... il était allé passer l'examen de deuxième année de médecine ? Et si... il avait passé le concours des Eaux et forêts ? Et si... il avait tout avoué ? Et si... les gens qui le connaissaient avaient été moins crédules, plus curieux ? Et si... tout cela avait eu lieu, le cours de l'histoire, du moins celle de Jean-Claude Romand et de certaines autres personnes, aurait été changé. Mais alors, force est de constater que la structure du monde uchronique présente dans L'adversaire ne saurait pas advenue. Malgré la présence du « et si...», démontrant plutôt une vision hypothétique, transitive et fictionnelle du récit, cela ne change rien à l'emploi du « comme si », qui tend plutôt à démontrer une vision authentique, réflexive et factuelle du récit. Or, le « comme si » s'avère être le point d'ancrage de cette structure de monde uchronique présente dans L'adversaire.

2.6.3 Hasard et déterminisme dans L'adversaire

Lorsque l'on aborde l'hypothèse des possibles parmi les possibles, comme ce fut le cas dans le chapitre précédent, on ne peut faire abstraction de la question du hasard et du déterminisme. Mais qu'en est-il vraiment du hasard dans l'oeuvre de Carrère ? Et en quoi va-t-il servir ses protagonistes ? Comme nous l'avons déjà dit, et principalement lorsqu'il est question d'uchronie, on ne peut passer outre les infinis possibles liés au hasard.

Avec L'adversaire, il est clair que le hasard a joué un rôle déterminant dans la vie de Jean-Claude Romand. Sans les improbables et innombrables concours de circonstances, Romand n'aurait jamais été en mesure de mentir pendant une si longue période. Peut-on parler de chance inouïe ? Il faudrait presque parler de « miracle », tant les lois de la probabilité étaient largement en sa défaveur. On ne peut que rester perplexe devant le fait que personne ne s'est aperçu qu'il mentait effrontément !

Romand va passer toute sa vie à attendre dans l'angoisse le moment où il devra rendre des comptes et où il sera contraint de se suicider : « cent fois un miracle, ou le hasard, l'y avait fait échapper330(*) », lit-on dans L'adversaire. Romand semble donc assujetti à une série de hasards qui font de lui le « héros d'une tragédie, poussé par une fatalité obscure331(*) ». Annie Oliver, dans son essai sur L'adversaire, dira à propos du hasard que :

toutes les rencontres qui auraient pu démasquer l'imposteur ne se sont jamais produites. Le hasard, la coïncidence, le destin, peut-être, ont joué un tel rôle dans le cours des événements, que l'énigme de la non-découverte des mensonges de Romand devient une question centrale332(*)...

C'est d'ailleurs ce qui va particulièrement intriguer Emmanuel Carrère et le forcer à écrire sur le sujet. En effet, dans l'affaire Romand, ce n'est pas l'assassinat de toute la famille qui étonne le plus mais le fait que Romand ait pu mentir pendant dix-huit ans sans que ni l'administration, universitaire ou fiscale, ni ses proches ne pensent une seule fois à vérifier ses dires, sans que le moindre hasard ne le démasque. Telle est la véritable « énigme » de cette histoire.

On peut dès lors supposer qu'Emmanuel Carrère se soit demandé en quoi l'existence de Romand était préalablement déterminée. Et comment faire la part des choses entre le déterminisme et le libre arbitre, entre la causalité et la contingence dans ce qu'il est convenu d'appeler « le destin tragique de Jean-Claude Romand » ? Tout d'abord, il nous semble évident que les causes de ses choix ont, dans une large mesure, inévitablement amené l'effet prévu. Par exemple, lorsque Romand a fait le choix de mentir à tous, il devenait inéluctable que l'effet de cette cause soit négatif à long terme et que cela appelle une fin attendue : « Il savait que son histoire à lui ne pouvait pas bien finir333(*) » et « sans savoir d'où le premier coup allait venir, il savait que la curée approchait334(*) ». Fatalisme ou déterminisme ? Peu importe, Romand sait très bien que l'effet suit la cause et que le hasard et les lois de la probabilité vont finir par jouer. D'ailleurs, Clément Rosset, lorsqu'il nous dit qu' « il est certain qu'on n'échappe pas au destin qui fait que le soi est le soi, et que l'unique est l'unique. [Et qu'] on sera donc soi, de toute façon335(*) », met de l'avant l'hypothèse que Jean-Claude Romand ne pouvait éternellement échapper à son propre destin, qu'il devait un jour ou l'autre faire face à l'adversité, malheureusement au détriment de plusieurs membres de sa famille. Toutefois, Rosset allègue que, dans tout destin, « deux itinéraires sont [...] possibles : le simple, qui consiste à accepter la chose [et] le compliqué, qui consiste à la refuser336(*)... » Romand a également eu à faire ce choix puisque « d'un côté s'ouvrait le chemin normal [et] de l'autre, ce chemin tortueux du mensonge337(*)». Romand a opté pour le second choix ; il a préféré compliquer la situation en refusant le destin qui lui était dévolu.

2.6.4 Les mondes possibles dans L'adversaire

Mais l'uchronie, vous en conviendrez, n'est qu'une chimère, un fantasme. D'ailleurs, Denis Guiot, affirme que « l'uchronie ne saurait prétendre à la moindre parcelle de réalisme puisque, le temps de l'histoire étant linéaire, il ne peut exister qu'un seul passé, et il est immuable338(*) ». Quand bien même Jean-Claude Romand, confortablement assis dans sa cellule, voudrait changer le cours de l'histoire, revenir en arrière et refaire le passé, il serait utopique de sa part de simplement l'envisager.

« Ce qui est fait, ne peut être défait339(*) » nous confirme Carrère. Le passé reste immuable, on ne peut le changer. « Tout est possible avant le choix, écrit Jankélévitch, mais à partir de l'actualisation, la puissance devient impuissance devant l'impossibilité de n'avoir pas choisi ce qu'elle a choisi340(*). »

Dans une certaine mesure, nous sommes d'accord avec ce principe. Romand, selon toute vraisemblance, n'a pas su faire les bons choix. S'il avait passé son examen de médecine, il n'y aurait probablement pas eu de crime. Or, avec la bifurcation que son mensonge amène, nous sommes en présence de ce que Henri Poincaré va qualifier de théorie du chaos341(*). Ce point de bifurcation, cette divergence, à partir d'un événement minime (« Que son réveil n'ait pas sonné ou qu'il n'ait pas voulu l'entendre, il s'est levé trop tard pour passer une des épreuves de ses examens de seconde année342(*) »), va provoquer une succession d'événements et ceux-ci, en atteignant un point critique, vont prendre des proportions gigantesques : « Le matin du samedi 9 janvier 1993 [...] Jean-Claude Romand tuait sa femme et ses enfants343(*) ». À partir de ce point, toute prédiction quant à l'évolution des faits demeure impossible à déterminer (personne ne pouvait envisager un tel drame à partir d'une cause si anodine) : « ce n'était pas une catastrophe : il lui manquait seulement quelques points pour être admis344(*) ». On voit comment une petite incertitude sur la condition initiale donne, au bout d'un certain temps, une imprécision tout à fait inacceptable. De là vient la rencontre entre deux notions contradictoires : le déterminisme et le hasard, puisqu'une décision initiale purement déterministe a pu engendrer un véritable chaos après un certain laps de temps.

Ceci prouve bien qu'« on ne peut rien faire en vue de produire le passé tel qu'il a effectivement été plutôt que tel qu'il aurait dû être [et que] le passé est contrefactuellement indépendant de l'action présente345(*) ». Jean-Claude Romand ne s'est pas levé pour se rendre aux examens de médecine, c'est un état passé - un fait observable mais non modifiable - et nous n'y pouvons rien. Toutefois, plusieurs possibilités s'offraient à Romand afin de lui éviter d'engendrer le chaos qui le mènera au meurtre et ainsi modifier un état futur non encore observable. Romand n'avait effectivement plus aucun pouvoir de changer le passé tel qu'il avait été, mais il possédait toujours celui de modifier le futur en créant ou en introduisant une différence dans son monde, ne serait-ce que pour réparer un passé à tout jamais immuable. Car, comme le mentionne Pastor, dans son ouvrage sur la temporalité : « Ce qui est possible prend de l'ampleur au fur et à mesure que le temps et le nombre de paramètres augmentent346(*). » L'exemple que nous donne ici Carrère démontre bien tous les possibles envisageables à partir du point d'altération :

Si la puérilité même de son mensonge le rendait inavouable [...] il lui restait la ressource de [...] dire qu'il avait été collé. S'il n'osait pas plus [...] avouer un échec qu'une dérobade, celle d'aller trouver une autorité universitaire [...] et négocier un rattrapage [...] aurait été préférable à ce qu'il a fait347(*)...

La bifurcation a eu lieu, Romand a préféré rester au lit plutôt que d'aller aux examens de médecine, tout va s'enclencher et amener le protagoniste à générer une explosion. Pourtant, comme nous l'avons vu, les possibles sont infinis à partir du point d'altération. Romand se retrouvait donc devant de multiples possibilités afin de créer un futur autre que celui dont il sera l'auteur puisque, sans contester la linéarité de l'existence, celle-ci est sujette à de perpétuelles bifurcations dans le temps, et ces dernières proposent, à chaque état de choses, des possibles multiples qui feront en sorte de modifier le futur de façon constante. En empruntant les propos de Carrère, nous pourrions établir une analogie entre l'existence de Jean-Claude Romand, à partir du point d'altération, et la conception de l'histoire pour un uchroniste : « la trajectoire de l'uchroniste ne peut pas être une ligne, ralliant au plus vite le poteau d'arrivée. Elle est [...] une suite de points innombrables et, à partir de chacun de ses points, une multitude de possibles rayonne en liberté348(*) ». Il en est de même pour Renouvier quand il affirme que l'uchronie (historique et personnelle)

est permise à un certain point de vue, en raison de la facilité que la logique et la morale nous donnent de dichotomiser les résolutions humaines en les ramenant en chaque cas à la question de faire ou ne pas faire un acte défini. Mais, au vrai, les manières possibles d'agir sont multipliées et se croisent en bien des sens avant d'aller à un résultat net349(*).

Sacha Bourgeois-Gironde arrive à la même conclusion quand il confirme qu'« on ne peut pas changer le passé. Si une chose est arrivée, elle est arrivée et on ne peut faire en sorte qu'elle ne le soit pas350(*) », et Carrère, dans La classe de neige, réitère presque mot pour mot les propos de Bourgeois-Gironde concernant la fixité du passé : « C'est arrivé, on n'y peut rien, on ne peut rien y changer351(*) ». Néanmoins, le futur s'avère modifiable.

Nous voguons constamment entre plusieurs univers parallèles, et tout comme les personnages créés par Emmanuel Carrère, et principalement Jean-Claude Romand (puisqu'il s'agit d'un récit factuel), chacune de nos décisions prises suite à un événement déterminé peut nous conduire dans deux ou plusieurs situations aux conséquences différentes et qui connaîtront chacune une existence propre. Pastor se demande :

le possible se règle-t-il toujours sur un schéma temporel pré-établi ? Ne dit-on pas d'ailleurs qu'on manque d'imagination lorsqu'on se représente l'avenir sur le modèle exclusif du passé ? Ou bien encore sur ce que nous connaissons là au moment où nous parlons, sans présager de ce qui nous dépasse352(*).

Nous serions enclins à répondre oui et non. D'une part, il est vrai que tous les possibles sont tributaires, en quelque sorte, d'un schéma temporel déjà existant, puisque chacun de nos gestes est en rapport avec un passé ou un présent bien établis. Mais, d'autre part, il est primordial de bien comprendre qu'à l'inverse chaque état antérieur ou chaque état présent ne cautionne pas qu'une seule ligne de possible, mais bien plusieurs alternatives. Il serait donc fallacieux d'imaginer que chacun des futurs possibles soit en rapport avec un passé qui lui est propre puisque le passé cautionne un futur aux infinies possibilités. Le philosophe Michel Onfray appuie cette thèse lorsqu'il affirme que « les événements à venir sont forcément liés aux faits passés [mais] nous devons comprendre que, dans une large mesure, le futur est - en principe comme en pratique - totalement imprévisible353(*) ». Quant à L'adversaire, la preuve en est établie, Jean-Claude Romand n'avait plus aucun recours afin de changer l'état de fait qui avait enclenché le processus uchronique, le point d'altération, la bifurcation. Si tel avait été le cas, nous devrions user du « et si... il était devenu médecin » plutôt que du « comme si... il était devenu médecin ». Devant une telle éventualité, nous serions témoins d'une double uchronie, et par le fait même, l'invraisemblable histoire de Jean-Claude Romand n'aurait plus sa raison d'être. Cependant, tel n'est pas le cas ; le passé étant immuable, Romand a fait « comme si... ». Mais un fait demeure, le futur de Romand, tout en étant imprévisible, était modifiable à l'infini. À chaque instant de sa vie, il aurait pu modifier ce qui a été, mais il a préféré jouer le jeu jusqu'au tout dernier moment, jusqu'au dénouement fatal, jusqu'au point de non-retour...

Conclusion

Tout comme L'adversaire, les trois romans et la biographie de Dick présentent un univers uchronique où le réel et l'imaginaire s'entremêlent et où les protagonistes ne font plus la différence entre le vrai et le faux. Dans ce passé immuable (on ne peut « faire que n'ait pas été ce qui avait été354(*)»), une bifurcation a eu lieu, un point de divergence dans le cours de l'histoire des protagonistes, qui fait en sorte que leur futur n'est plus le même, leur avenir n'est plus ce qu'il aurait dû être, ou du moins... ce qu'il aurait pu être.

Comme nous avons pu le constater avec L'adversaire, la divergence, ou le point d'altération, peut toucher non seulement l'Histoire avec un grand « H », mais l'histoire d'un individu ou d'un groupe de personnes : on peut l'interpréter comme étant une uchronie personnelle. Elle se caractérise par un bouleversement, non de l'Histoire, mais de l'existence propre à chacun de nous. D'ailleurs, l'uchronie ne fait-elle pas partie de nos vies, de façon quotidienne ? N'avons-nous jamais dit : « Ah ! Si j'avais su, j'aurais fait... ». Là, tapie dans l'ombre, ne peut-on déceler quelques traces d'uchronie ? Emmanuel Carrère, qui a déjà énoncé que l'uchronie n'est qu'un jeu de l'esprit, affirme « qu'on peut [y] jouer en se servant de l'histoire universelle ou de chaque instant de sa propre vie355(*)». C'est ce qui est au coeur des oeuvres d'Emmanuel Carrère et, qui plus est, de L'adversaire.

Les psychiatres Denis Toutenu et Daniel Settelen, chargés d'étudier le cas Romand, en sont arrivés à la conclusion que « Romand fonctionn[ait] dans le «comme si». [Qu']il viv[ait] comme s'il était en couple. [Qu']il se comport[ait] comme s'il était père356(*) ». Cela démontre, dans un certain sens, que Romand ne parvenait plus à faire la distinction entre le réel et l'imaginaire. Il semblait vivre dans un monde parallèle, un univers bien à lui. En fait, une très large partie de l'existence de Jean-Claude Romand prenait forme dans une structure du monde autre que celle que nous connaissons. De là le concept uchronique : Romand faisait « comme si... ». Comme s'il était devenu médecin, comme s'il ne mentait pas, comme s'il n'arnaquait personne, etc.

Pour emprunter les propos d'Emmanuel Carrère, ce qui va propulser les personnages de ses romans dans un univers uchronique et pour la plupart vers un point de non-retour, c'est que « l'ordre du monde [a] subi un dérèglement à la fois abominable et discret357(*) ». Quant à Jean-Claude Romand, ce maître de l'imposture va tout simplement créer sa propre uchronie en

cré[ant] un monde, crédible et vraisemblable, dans lequel il est non pas ce qu'il est véritablement devenu, mais ce qu'il aurait dû devenir [faisant] co-exister dans un même espace, dans une même réalité historique et sociale, deux univers antithétiques : l'un où il est médecin à carrière internationale, l'autre où il n'est rien, rien d'autre qu'un sujet errant dans un labyrinthe aussi vaste que le monde358(*).

Conclusion

Dans le cadre de ce travail, nous avons tenté de comprendre l'obsession d'Emmanuel Carrère pour le thème de la bifurcation. En effet, cette thématique s'avère être la pierre angulaire de toute l'oeuvre de Carrère. L'omniprésence de la bifurcation fait en sorte que, dans chacune de leur vie, ses personnages voient leur existence chamboulée par l'entrée en scène d'une faille dans l'histoire. Cette disjonction va provoquer des changements majeurs qui auront des répercussions insoupçonnées.

De plus, nous avons vu que la bifurcation est fondée sur trois principes formels que sont la dichotomie, la mythomanie et l'uchronie. Il y a récurrence quant à la présence de ces trois principes dans l'oeuvre de Carrère.

Dans la première partie de ce travail, nous avons étudié la structure du mythomane. Dans un premier temps, il a été question des fondements du mensonge. Quelles en sont les diverses composantes : comment le menteur vit-il en société et qu'en est-il du paradoxe du mensonge à soi-même ? Nous avons vu que la part de vérité est non négligeable au sein du mensonge. En effet, le mensonge se doit d'être le plus vrai possible tout en étant le contraire de ce que l'on est censé dire. Si le mensonge se marie étroitement avec la vérité, il en est encore plus complexe ! Sartre confirme que le mensonge ne peut vivre sans la vérité puisque « l'essence du mensonge implique, en effet, que le menteur soit complètement au fait de la vérité qu'il déguise [...], la niant dans ses paroles et niant pour lui-même cette négation359(*) ». Nous avons donc une situation où le mensonge doit être non seulement intentionnellement l'inverse de la vérité, mais la remplacer à juste titre et convaincre aussi bien sinon mieux qu'elle. Quoi qu'il en soit, nous ne pouvons nous dissocier du mensonge. Il conditionne nos vies. Il serait utopique de croire que nous pouvons nous passer de mentir en société.

Les mensonges que nous faisons à autrui pour paraître supérieurs sont parfois un moyen indirect de nous rehausser dans notre propre estime : après avoir inculqué à autrui une opinion favorable de nous-mêmes, nous y adhérons, et cela constitue, à la limite, un mensonge à nous-même. Nous avons constaté que ce mensonge était en fait un réel paradoxe, tel celui d'Épiménide le Crétois qui déclare : « Tous les Crétois sont menteurs », comme si nous disions : « Je mens en ce moment même ». Il y a aberration dans ces deux énoncés et, comme le souligne Marcel Côté, : « Chacune des prémisses, parce qu'elle conduit à une conséquence qui l'invalide, est fondée sur l'obligation absolue d'admettre l'autre qui lui est contradictoire.360(*) »

Par la suite, il a été question du mensonge chez l'enfant. Nous avons étudié ses diverses caractéristiques et en quoi le mensonge, voire la mythomanie, sont si importants dans le développement de la personnalité.

Nous avons ensuite tenté de répondre à deux questions fondamentales. D'une part, qu'est-ce que la mythomanie ? D'où vient-elle ? En quoi la mythomanie est-elle pathologique ? Que représente la mythomanie du point de vue psychiatrique et peut-on en guérir ? Et, d'autre part, qu'est-ce qu'un mythomane ? Comment et pourquoi devenons-nous mythomane ? En quoi l'auditoire devient-il essentiel pour le sujet mythomane ? Qu'arrive lorsqu'il est découvert et comment réagit-il ?

Ainsi, nous avons montré que la mythomanie est une pathologie née d'un besoin irrépressible de mentir. La mythomanie semble satisfaire un besoin d'équilibre mental, en permettant au mythomane de fuir une réalité qu'il reconnaît par ailleurs en son for intérieur. Au niveau psychiatrique, la mythomanie se situe entre la névrose et la psychose, en ce sens qu'il y a refoulement de la personnalité. Le délire mythomaniaque fait en sorte que le sujet vit une existence parallèle. Nous avons observé d'une part qu'avec la mythomanie, le malade se retrouve victime de l'image qu'il projette, mais, d'autre part, qu'il prend un certain plaisir à croire en sa fabulation. D'ailleurs, Boris Cyrulnik nous confie que : « Plus on ment, plus le réel est cohérent, policé, supportable.361(*) » Le mythomane ment afin de pouvoir vivre sa vie et ainsi la rendre supportable. N'ayant pas la force d'exister dans le réel, le sujet mythomane ne sait pas réellement qui il est. Il devient l'acteur d'un univers imaginaire qu'il a lui-même créé de toutes pièces.

Tout comme l'enfant, le mythomane confond la réalité et la fiction, ayant parfois de la difficulté à faire la part des choses entre ce qui est vrai et ce qui est faux. Mais ce qui s'avère le plus important pour lui, ce qui lui permet de fabuler à sa guise et de faire en sorte que sa pathologie devienne un mode de vie, c'est son public. Sans un auditoire pour ajouter foi au délire du mythomane, celui-ci se voit dans l'impossibilité de poursuivre. Le mythomane sans spectateurs se retrouve seul sur la scène de son univers imaginaire, il n'a alors d'autre choix que de cesser de jouer. Marcel Eck comparait d'ailleurs le jeu du mythomane à celui d'un comédien en mentionnant qu'« Il y a une sorte d'exhibitionnisme théâtral dans la mythomanie. Ce goût du rôle à jouer est souvent du ressort de la comédie, mais peut tourner à la tragédie.362(*) » N'est-ce pas ce qui est survenu dans l'affaire Romand ?

En outre, il a été prouvé qu'un mythomane, pris en flagrant délit, n'a qu'une seule possibilité, mentir de nouveau. Et rien ne sert de l'en dissuader, car le sujet mythomane est incapable de comprendre la situation. La seule porte qui s'ouvre à lui, c'est la réitération du mensonge. C'est pourquoi « le mythomane évite toujours avec soin et le plus souvent avec succès de situer sa fabulation dans un domaine où il pourrait être contredit à coup sûr par l'un de ses auditeurs. 363(*)»

Par conséquent, force est de constater que la différence fondamentale entre le mensonge et la mythomanie, et bien que dans certains cas la ligne de démarcation soit assez mince, est, pour le premier, de l'ordre de la tromperie, de la duperie, du jeu, alors que pour le second, elle est de l'ordre de l'inconscient, de l'incoercible et du fantasme. Pour le menteur, le mensonge sert à construire une vérité, alors que pour le mythomane, c'est la vérité qui sert de base à la construction de son mensonge. L'un vit dans la réalité, l'autre dans l'imaginaire. Le mensonge est normal, la mythomanie est, quant à elle, pathologique...

Au cours du deuxième chapitre, nous avons vu qu'Emmanuel Carrère, dans son désir d'expliquer l'inexplicable, met en scène une bataille que se livrent les forces du bien et du mal. Il le fait dans une tentative de délimiter, même approximativement, la zone où l'individu bascule dans un espace de non-retour, d'erreur et de folie « ordinaire ». 

Dans son roman La moustache, la mythomanie est imbriquée dans un univers d'étrangeté, où l'on ne peut guère être certain de celui qui ment, tous les personnages étant disposés au mensonge. Toutefois, Agnès s'avère posséder les caractéristiques principales du parfait mythomane. Mais tout se joue autour d'un imbroglio, à partir du moment où le personnage principal se rase la moustache. Tout chavire, le récit tout simple se transforme en un univers kafkaïen où le réel et l'imaginaire s'emboîtent l'un dans l'autre.

Avec Hors d'atteinte ?, nous avons pu constater que le mensonge servait avant tout à cacher une double existence, celle de Frédérique, qui voit sa vie chamboulée lorsqu'elle franchit pour la première fois les portes d'un casino. Dès lors, Frédérique va créer, inventer, fabuler, simuler, jouer avec toutes les facettes du mensonge afin de couvrir sa double vie, et cacher sa nouvelle grande passion : le jeu. Mais comme tous les romans de Carrère, la fin est souvent abrupte, et le retour à la réalité tout particulièrement laborieux...

Avec La classe de neige, Carrère a su créer un roman claustrophobique, un roman qui nous rappelle nos plus profondes angoisses, nos peurs primaires, celles de l'enfance. Avec un père tueur d'enfants comme toile de fond, le jeune Nicolas, afin de se soustraire à une existence qui ne lui convient pas, va plonger dans un monde fantasmatique, où l'imaginaire fracasse les cadres de la simple rêverie. Ici, plus que dans tout autre roman de Carrère, Nicolas prend ses rêves pour des réalités. Ses angoisses prennent forme, ses hallucinations prédominent sur le réel qui ne semble plus avoir d'emprise sur lui.

Pour conclure, nous pouvons affirmer que la structure du personnage mythomane accède, avec le jeune Nicolas, à un degré supérieur par rapport aux autres personnages des romans précédents ; Nicolas se nourrit, se meut, respire, vit par son imaginaire. C'est l'essence même de sa vie. Or, cette mythomanie va atteindre son paroxysme dans la personne de Jean-Claude Romand. D'ailleurs, Emmanuel Carrère dira qu'il a « souvent pensé au personnage de L'adversaire comme s'il était un peu l'enfant de La classe de neige grandi. Quelqu'un de replié depuis longtemps dans une espèce d'autisme, enfermé en soi.364(*) »

Un vieil adage nous informe que « la réalité dépasse la fiction ». Ce proverbe s'applique très bien à la figure de Jean-Claude Romand, le mythomane, le maître de l'imposture, l'escroc, l'assassin, et nous pourrions continuer de l'affubler de plusieurs autres sobriquets peu élogieux. Cet homme est l'image de tous les personnages fictionnels créés par Emmanuel Carrère. Nous l'avons maintes fois mentionné, Jean-Claude Romand est le prolongement de ce qui a tant obsédé l'auteur. Non seulement le prolongement, mais l'achèvement, puisque Romand ferme la boucle de ce que Carrère considère comme la fin d'un processus qui a débuté avec La moustache. Carrère lui-même a dit, suite à la sortie de L'adversaire : « J'ai la conviction que ce livre met fin à un cycle. Ma fascination pour la folie, la perte de l'identité, le mensonge, c'est fini.365(*) »

Romand évolue en effet dans un monde parallèle qui se désagrège peu à peu, dont toutes les limites et les barrières morales se délitent. La folie de Romand pourrait trouver son origine dans une dépression post-adolescente qui l'a poussé à mentir sur un examen, comme beaucoup de gens ont pu l'expérimenter. Il n'est pas la seule personne a avoir menti à propos d'une note ; seulement Romand n'a jamais su dire la vérité et s'est enfoncé toute sa vie dans les conséquences de cet acte insignifiant. C'est le mensonge comme principe de vie appliqué au quotidien.

Dans cette analyse en profondeur de L'adversaire, nous avons vu que le mensonge est un moyen redoutable pour Jean-Claude Romand. Il lui permet de dominer sa famille, puis son entourage, tout en ne se confrontant jamais à la réalité et aux autres comme interlocuteurs possibles. Il s'est institué lui-même comme son propre créateur omnipotent, et jamais contrarié.

Pendant près de vingt ans, sans que personne ne l'en soupçonne, Romand est parvenu à construire un mensonge sur lequel reposait l'intégralité de sa vie : « Il aurait préféré souffrir pour de bon du cancer que du mensonge - car le mensonge était une maladie, avec son étiologie, ses risques de métastases, son pronostic vital réservé -, mais le destin avait voulu qu'il attrape le mensonge et ce n'était pas sa faute s'il l'avait attrapé.366(*) » Même pris au piège, sentant que la fin est proche et qu'il risque d'être découvert à tout instant, « que son imposture allait être percée à jour367(*) », Romand n'arrive toujours pas à abdiquer. Comme le mentionne si bien Carrère, il « se conduisait comme un roi de jeu d'échec qui, menacé de toutes parts, n'a qu'une case où aller : objectivement, la partie est perdue, on devrait abandonner, mais on va quand même sur cette case, ne serait-ce que pour voir comment l'adversaire va la piéger.368(*) » Les psychiatres Toutenu et Settelen répondraient pour leur part que Romand n'a jamais pu avouer, car prisonnier de son image narcissique. Selon eux, « dans un système complètement narcissique, perdre la face, perdre son image, équivaut à tout perdre.369(*) » C'est sans doute pour cette raison que Jean-Claude Romand a opté pour les meurtres : il ne voulait pas avoir à dévoiler cette image de mythomane narcissique dont il était en quelque sorte la victime. Plutôt la mort que la déchéance honteuse...

Mais qu'en est-il aujourd'hui ? Romand se sert-il encore du mensonge ? Est-il guéri ? Malgré une rédemption douteuse vers une nouvelle quête spirituelle, Romand se ment-il encore à lui-même ? Une chose est certaine, les psychiatres responsables du cas Romand sont unanimes :

Il (Romand) lui sera à tout jamais impossible [...] d'être perçu comme authentique et lui-même a peur de ne jamais savoir s'il l'est. Avant on croyait tout ce qu'il disait, maintenant on ne croit plus rien et lui-même ne sait que croire, car il n'a pas accès à sa propre vérité mais la reconstitue à l'aide des interprétations que lui tendent les psychiatres, le juge, les médias.370(*)

Maintenant, plus aucune confiance ne lui est acquise (hormis les membres des Intercesseurs : les gens qui le visitent en prison). Romand est non seulement prisonnier au sens propre, mais également au figuré : il est prisonnier de sa propre image. Et la question que l'on est en droit de se poser, et à laquelle Emmanuel Carrère a tenté de répondre dans L'adversaire, est : pourquoi Jean-Claude Romand est-il devenu ce qu'il est ? Selon Carrère, « il est impossible de penser à cette histoire sans se dire qu'il y a un mystère et une explication cachée. Mais le mystère, c'est qu'il n'y a pas d'explication et que, si invraisemblable que cela paraisse, cela s'est passé ainsi.371(*) » Par conséquent, ni Carrère, ni l'armée de psychiatres délégués à l'instruction de son procès, ne sauront quels étaient ses véritables motifs.

En tout dernier lieu, nous avons analysé la dichotomie dans la relation entre Emmanuel Carrère, l'écrivain, et Jean-Claude Romand, personnage de L'adversaire. Cette figure dichotomique est partagée entre le réel et l'imaginaire, entre l'auteur et sa création. Emmanuel Carrère est obsédé, fasciné, obnubilé par Jean-Claude Romand. Romand est entré dans sa vie telle une bifurcation, une faille dans l'existence de l'auteur. À partir du 13 janvier 1993, après avoir « lu le premier article de Libération consacré à l'affaire Romand372(*) », la vie de l'écrivain n'est plus la même. À partir de ce jour, il est incapable de se défaire de l'emprise de Romand. Ce dernier fera d'ailleurs partie du quotidien de l'auteur pendant sept années. Au cours de cette période, il va chausser les souliers de Romand afin de comprendre ce qui se passait dans sa tête. De l'enfance de Romand jusqu'au drame final, Carrère va entrer dans la peau de l'assassin et tenter d'expliquer l'inexplicable et comprendre l'incompréhensible. Mais Carrère, après un long périple, découvrira un chemin sans issu, des questions sans réponses. Les similitudes entre Carrère et Romand n'ont fait que démontrer qu'un monde sépare l'auteur du personnage. D'un côté, nous avons un écrivain célèbre, un « homme libre », un « mari et [...] père de famille heureux373(*) », et de l'autre, un imposteur, un assassin qui a tué toute sa famille après leur avoir menti pendant dix-huit ans. L'un mène une vie ancrée dans le réel, l'autre, dans l'imaginaire. Bertrand Gervais écrira d'ailleurs à ce sujet que « l'un a simplement pris le chemin de la littérature tandis que l'autre s'est inventé une vie sans fond.374(*) »

Dans la deuxième partie de l'étude, nous avons tenté d'y voir plus clair quant à cette structure du monde que l'on nomme uchronie, présente dans presque toute l'oeuvre d'Emmanuel Carrère et tout particulièrement dans le récit dont nous traitons ici : L'adversaire. Nous avons tout d'abord abordé la question de l'origine de l'uchronie, de ses diverses composantes (le point d'altération, l'uchronie pure, l'uchronie personnelle) ainsi que de quelques-unes de ses distinctions (voyages dans le temps, univers parallèles, récits révisionnistes). Nous avons montré que le concept d'uchronie est fondé dans une large mesure sur une faille dans l'histoire, une bifurcation dans le cours du temps, et qu'à partir de ce point précis, tout bascule, plus rien n'est ce qu'il aurait dû être. Charles Renouvier a dit, à propos de l'uchronie, qu'elle n'est que l'« histoire, mêlée de faits réels et d'événements imaginaires [dont l'écrivain se sert pour écrire] l'histoire, non telle qu'elle fut, mais telle qu'elle aurait pu être... 375(*)» Emmanuel Carrère, quant à lui, précise que l'uchronie représente « le signal de la bifurcation, le moment contingent où [l'auteur] choisit de quitter l'histoire connue 376(*)». À titre d'exemple uchronique, Carrère, dans L'adversaire, présuppose un des multiples possibles en nous proposant une vision de ce qu'aurait pu être la vie de Florence si elle n'avait pas connu Jean-Claude Romand ou, selon une perception dichotomique de l'uchronie, si elle avait choisi le chemin A au lieu du chemin B :

Elle semblait promise à une vie sans histoire [elle aurait fait] des études supérieures pas trop poussées, le temps de se trouver un mari solide et chaleureux comme elle ; deux ou trois beaux enfants qu'on élève dans de fermes principes [...] un train de vie en progression modérée mais constante ; puis le départ des enfants, un à un, leurs mariages [...] le mari [qui] prend sa retraite [...] la maison trop grande, les jours trop longs, les visites des enfants trop rares [...] une brève aventure [...] et un jour [...] on apprend qu'on a un cancer et que voilà, c'est fini, dans quelques mois on sera enterrée. Une vie ordinaire, mais elle aurait su y adhérer... 377(*)

Cet exemple ne représente qu'un seul des possibles parmi une infinité, mais Florence a, à son insu, pénétré dans un univers uchronique créé de toutes pièces par son mari, Jean-Claude Romand. Elle fut bernée par celui-ci durant toute sa vie et on peut penser qu'elle est morte sans savoir qu'elle avait vécu dans un monde faux, un monde imaginaire, qu'elle avait été un personnage catapulté en pleine uchronie !

Nous nous sommes également posé la question de la validité des faits historiques. Vivons-nous dans un monde uchronique ? Avons-nous été bernés par les historiens ? Pouvons-nous vraiment nous fier aux écritures canoniques ? Jésus-Christ a-t-il vraiment existé ? Devrions-nous illusoirement croire tout ce qui est écrit dans nos livres d'histoire ? Voilà beaucoup de questions qui demeurent sans réponses véritables. Tout n'est peut-être pas tel qu'il paraît. Dans sa biographie sur Philip K. Dick, Carrère expose une des conceptions de la réalité telle que l'imaginait l'auteur de science-fiction. En effet, pour Dick,

non seulement [...] le réel est impossible à appréhender directement, puisque filtré par la subjectivité de chacun, mais encore [...] le consensus à peu près général à son sujet résulte d'une tromperie. Ce que tous les êtres raisonnables, par-delà leurs différences de perception et de jugement, s'accordent à considérer comme la réalité n'est qu'une illusion, un simulacre ourdi soit par une minorité pour abuser la majorité, soit par une puissance extérieure pour abuser tout le monde. Ce que nous appelons la réalité n'est pas la réalité378(*)

Dans L'adversaire, tous les proches de Romand ont été bernés, ils ont tous cru à l'histoire de cet étonnant imposteur. « [Romand] assistait aux cours, fréquentait la bibliothèque universitaire. Il avait sur sa table, dans son studio, les mêmes manuels et polycopiés que les autres et continuait à prêter ses notes aux étudiants moins consciencieux que lui379(*). » Alors comment aurait-on pu mettre en doute la validité des faits ? Tout semblait si réel. Florence « lui faisait [même] réviser ses questions d'internat380(*) » et Romand a été jusqu'à « boucl[er] le cycle complet des études de médecine...381(*) » Tout a été savamment élaboré par Romand. Il a pensé à tout : le faux cancer, les prétendus placements, les meurtres, et un incroyable hasard a fait le reste. Il a joué la carte de la simulation pendant près de vingt ans et il a réussi. Personne n'a douté un seul instant que tout n'était qu'illusion et qu'ils avaient été trompés, mystifiés, abusés... Lorsque « chacun se demandait : comment avons-nous pu vivre si longtemps auprès de cet homme sans rien soupçonner ? 382(*)», ils ne pouvaient croire que la vérité n'était en fait qu'un leurre et qu'ils furent tous entraînés dans une uchronie machiavélique dont la seule porte de sortie était... la mort.

Toutefois, on ne peut totalement négliger le mode conditionnel dans les oeuvres de Carrère. À travers plusieurs exemples, nous avons montré que le « que serait-il arrivé si... » est en soi la question fondamentale de tout structure uchronique et, bien que n'étant pas la question centrale, nous avons vu à quel point elle demeure omniprésente et importante chez Carrère et comment ce dernier se sert de ce principe pour aborder la structure du temps uchronique dans L'adversaire.

La situation est d'autant plus étrange dans le cas Romand qu'il s'agit d'une vie réelle : ce n'est pas Carrère qui crée la bifurcation, qui force Romand à ne pas se rendre à son examen de médecine, c'est Romand lui-même. En fait, elle surgit du fait d'avoir menti sur sa présence à l'examen ! Pour être encore plus précis, nous pouvons avancer l'idée que c'est le mensonge, plutôt que Romand lui-même, qui crée la bifurcation. C'est Romand, par son mensonge, qui ouvre la brèche, qui invente sa propre uchronie et qui décide du point d'altération dans le cours de son existence. L'auteur ne fait qu'exposer les faits.

Nous avons par la suite essayé de cerner la part du hasard et du déterminisme dans l'existence de l'homme (et par conséquent celle de Jean-Claude Romand). Nous nous sommes rendu à l'évidence que le hasard a été déterminant dans la vie de Romand à un point tel qu'il nous est presque possible de parler de « miracle ». Néanmoins, nous avons vu que plusieurs auteurs croient que le hasard est un leurre, qu'il ne peut y avoir d'effets sans cause et que, par conséquent, tout est déterminé. Mais si toute notre existence est déterminante, alors qu'advient-il de notre avenir ? Peut-on prévoir ce que sera notre futur ? Nous avons montré que le déterminisme se confrontait à certaines limites et qu'il n'avait vraisemblablement aucun pouvoir sur l'avenir. Selon les dires de Marcel Conche sur ce sujet : « La représentation de l'avenir s'accompagne de la conscience de possibilités, en ce sens que ce qui est à venir peut devenir présent et se présenter, mais peut aussi ne pas devenir présent, en ce sens donc que cela peut «arriver» ou «ne pas arriver»... 383(*)» Seul l'homme semble posséder le pouvoir de faire en sorte qu'un « devenir » soit possible.

Conjointement à cette notion de hasard, nous avons abordé ce que le célèbre mathématicien français, Henri Poincaré, va désigner comme la théorie du chaos, ou plus communément l'effet papillon. Nous avons appliqué cette théorie au cas Romand : le simple fait de ne pas se lever de son lit un matin va engendrer un événement majeur imprévisible, le meurtre de toute une famille. En d'autres mots, si Jean-Claude Romand avait mis les pieds hors du lit ce matin-là pour aller passer son examen et devenir médecin, le drame aurait sans doute été évité. Ce qui atteste une fois de plus l'imprévisibilité du futur ; il nous est totalement impossible de prévoir ce qu'il adviendra.

Tout au long de cette étude, il a été montré que la bifurcation était au centre de toute l'oeuvre d'Emmanuel Carrère. Partant de ce principe, nous avons analysé les trois structures assujetties à la bifurcation, soit celle de la dichotomie, de la mythomanie et de l'uchronie. À travers l'oeuvre d'Emmanuel Carrère, et principalement de L'adversaire, nous avions comme mandat de comprendre les raisons de cette étrange obsession de l'auteur pour la bifurcation. Nous croyons avoir mené à bien ce travail. En effet, chacun des personnages de Carrère bifurque, créant par conséquent une uchronie temporelle. Et chacun se retrouve catapulté dans un univers où le mensonge est omniprésent. Cette dichotomie, qui est celle de l'altérité, fait en sorte qu'Emmanuel Carrère devient le double de Jean-Claude Romand.

Nous pouvons en conclure que, dans l'oeuvre d'Emmanuel Carrère, le mensonge engendre la bifurcation qui, elle, engendre l'uchronie.

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* 1 Alain Green, « Le double double : ceci et cela », in La déliaison, Paris, Les Belles Lettres, 1992, p. 311.

* 2 Emmanuel Carrère est né à Paris le 9 décembre 1957. Il fut d'abord journaliste à Télérama avant de devenir écrivain. Il a d'abord écrit un essai sur le cinéaste Werner Herzog (1982), et un second sur l'uchronie, intitulé Le détroit de Behring : Introduction à l'uchronie (1986). Cet essai a obtenu le Grand Prix de la science-fiction française et le prix Valery Larbaud en 1987. Il est également l'auteur d'une biographie sur le célèbre écrivain de science-fiction, Philip K. Dick, Je suis vivant et vous êtes mort (1993). Il a écrit les romans L'amie du jaguar (1983), Bravoure (prix Passion 1984, prix de la Vocation 1985), La moustache (1986), Hors d'atteinte ? (1988), qui a obtenu le prix Kléber Haedens, La classe de neige (prix Femina 1995), et finalement L'adversaire (2000). De plus, il a écrit des scénarios pour la télévision à partir d'oeuvres de George Simenon, de Pierre Loti et de Louis Hémon, entre autres, et co-écrit le scénario de La classe de neige (1988). Et finalement, le scénario de La moustache (2005), dont il signe la réalisation. Deux films ont été tirés de L'adversaire : L'emploi du temps de Laurent Cantet et L'adversaire de Nicole Garcia qui est une adaptation fidèle du livre de Carrère. On peut dire de lui qu'il est un écrivain atypique puisque la plupart de ses romans développent, de manière très précise et argumentée, à la limite du borgésien, une interrogation angoissante sur l'identité, l'être et le paraître, l'illusion et le sens de la réalité.

* 3 Emmanuel Carrère, L'adversaire, Paris, Coll. Folio, 2000, p. 46.

* 4 Le Petit Robert, Paris, 1987, p. 536.

* 5 Alain Fontaine, La dichotomie humaine, Québec, Bien public Trois-Rivières, 1997, p. 9.

* 6 Juan David Nasio (sous la dir.), Les grands cas de psychose, Paris, Payot, 2000, p. 207.

* 7 Emmanuel Carrère, Le détroit de Behring : Introduction à l'uchronie, Paris, P.O.L., 1986, p. 9.

* 8 Ibid., p. 9.

* 9 Marcel Côté. « Narcisse et la philosophie : Le paradoxe du mensonge à soi-même ». Mémoire de maîtrise, Montréal, Université du Québec à Montréal, 1981, p. 50.

* 10 Paul Ekman, Menteurs et mensonges : comment les détecter, Paris, Pierre Belfond, 1985, p. 21.

* 11 Ibid.

* 12 Marcel Eck, Mensonge et vérité, Paris, Casterman, Coll. Feuilles Familiales, 1965, p. 42.

* 13 Jean M. Sutter, Le mensonge chez l'enfant, Paris, PUF, 1956, p. 9.

* 14 Hannah Arendt, Du mensonge à la violence : essais de politique contemporaine, Paris, Presses Pocket, Col. Agora, 1989 [1972], p. 12.

* 15 Côté, op. cit., p. 3.

* 16 Guy Durandin, Les fondements du mensonge, Paris, Flammarion, 1972, p. 195.

* 17 Eck, op. cit. p. 3.

* 18 Ibid., p. 112.

* 19 Boris Cyrulnik interviewé par Hélène Mathieu. (2006). Boris Cyrulnik : « La mythomanie est fondatrice de notre destin ». Extrait le 8 novembre 2006, http://www.psychologies.com/cfml/article/c_article.cfm?id=2033

* 20 Durandin, op. cit., p. 28.

* 21 Odile Dot, Du petit mensonge à la mythomanie, Paris, Marabout, 1985, p. 58.

* 22 Boris Cyrulnik, préface de Le Bienfaiteur de Philippe Romon, Paris L'Archipel, 2002, p. 11.

* 23 Dot, op. cit., p. 92.

* 24 Cf. Jean Piaget, Psychologie et pédagogie, Paris, Denoël, Coll. Folio/Essais, 1988 [1969].

* 25 Ernest Dupré, Pathologie de l'imagination et de l'émotivité, Paris, Payot, Coll. Bibliothèque scientifique, 1925, p. 235.

* 26 Cyrulnik, op. cit., p. 17.

* 27 Ekman, op. cit., p. 20.

* 28 Eck, op. cit., p. 117.

* 29 Durandin, op.cit., p. 261.

* 30 Sandrine Blanchard et Virginie Malingre, « La mythomanie, «cache-misère» et défense contre un sentiment d'infériorité », Le Monde (Paris), 15 juillet 2004, p. 6.

* 31 Ibid.

* 32 Dot, op. cit., p. 152-153.

* 33 Ibid., p. 153.

* 34 Sutter, op, cit., p. 78.

* 35 Cyrulnik, op. cit., p. 12.

* 36 Eck, op. cit., p. 114.

* 37 Durandin, op. cit., p. 348.

* 38 Michel Neyraut, Le transfert : Étude psychanalytique, Paris, PUF, p. 198.

* 39 Eck, op. cit., p. 114.

* 40 Durandin, op. cit., p. 67.

* 41 Ibid., p. 136.

* 42 Bertrand, Gervais, « L'obsession. Figure du mythomane en père meurtrier », in Figures, lectures - logiques de l'imaginaire, tome I, Le Quartanier, coll. Erres Essais, 2006, p. 108.

* 43 Ibid., p. 111.

* 44 Gervais, op. cit., p. 115.

* 45 Emmanuel Carrère, La moustache, Paris, P.O.L., Coll. Folio, 1986, p. 20, 34, 38, 44, 52 et 112.

* 46 Sigmund Freud, L'inquiétante étrangeté : et autres essais, Paris, Gallimard, 1988 [1919], Coll. Folio/essais, p. 251.

* 47 Carrère, La moustache, op. cit., p. 38.

* 48 Ibid., p. 38, 39.

* 49 Durandin, op. cit., p. 348.

* 50 Carrère, La moustache, op. cit., p. 64.

* 51 Ibid., p. 99.

* 52 Il s'agit du film américain People Will Talk (On murmure dans la ville) de Joseph L. Mankiewicz, sortie le 3 octobre 1952 et mettant en vedette Cary Grant.

* 53 Carrère, La moustache, op. cit., p. 49.

* 54 Ibid., p. 118.

* 55 Ibid.. p. 120.

* 56 Ibid., p. 110.

* 57 Emmanuel Carrère, Hors d'atteinte ?, Paris, P.O.L., Coll. Folio, 1988, p. 246.

* 58 Ibid., p. 207.

* 59 Goldschläger, op. cit., p. 9.

* 60 Côté, op. cit., p. 5.

* 61 Carrère, Hors d'atteinte ?, op. cit., p. 162.

* 62 Ibid., p. 162.

* 63 Ibid., p. 163.

* 64 Ibid., p. 163.

* 65 Ibid., p. 211.

* 66 Ibid., p. 212.

* 67 Ibid.

* 68 Ibid., p. 213, 214.

* 69 Sutter, op. cit., p. 10.

* 70 Ibid., p. 22.

* 71 Cyrulnik, op. cit., p. 11.

* 72 Emmanuel Carrère, La classe de neige, Paris, P.O.L., Col. Folio, 1995, p. 15.

* 73 Ibid., p. 40.

* 74 Ibid.

* 75 Ibid., p. 44.

* 76 Ibid., p. 49.

* 77 Ibid., p. 75.

* 78 Ibid., p. 99.

* 79 Dot, op. cit., p. 153.

* 80 Sutter, op. cit., p. 76.

* 81 Carrère, La classe de neige, op. cit., p. 101.

* 82 Ibid.

* 83 Ibid.

* 84 Ibid., p. 100-101.

* 85 Ibid., p. 101.

* 86 Ibid.

* 87 Côté, op. cit., p. 60, 61.

* 88 Goldschläger, op. cit., p. 9.

* 89 Carrère, La classe de neige, op. cit., p. 120.

* 90 Ibid.

* 91 Ibid., p. 121.

* 92 Ibid., p. 130.

* 93 Ibid., p. 132.

* 94 Ibid., p. 133.

* 95 Ibid., p. 134.

* 96 Ibid., p. 142-143.

* 97 Cyrulnik, op. cit., p. 10.

* 98 Sutter, op. cit., p. 152.

* 99 Ibid.

* 100 Carrère, L'adversaire, op. cit., p. 54.

* 101 Ibid.

* 102 Ibid., p.52.

* 103 Ibid.

* 104 Ibid., p. 53.

* 105 Ibid.

* 106 Denis Toutenu et Daniel Settelen, L'affaire Romand : Le narcissisme criminel, Paris, L'Harmattan, 2003, p. 64.

* 107 Cyrulnik, op. cit., p. 15.

* 108 Annie Oliver, L'Adversaire : Emmanuel Carrère, Paris, Hatier, Coll. Profil d'une oeuvre, 2003, p. 49.

* 109 Carrère, L'adversaire, op. cit., p. 74.

* 110 Ibid., p. 76.

* 111 Carrère, L'adversaire, op. cit., p. 57.

* 112 Il faut bien faire la distinction entre mythomanie et bovarysme. Le bovarysme est un néologisme construit à partir du personnage d'Emma Bovary dans le roman éponyme de Flaubert. Le bovaryste rêve sa vie plutôt que de la vivre. Mais est-il toujours question de pathologie ? Certes oui, mais le bovarysme va du jeu le plus innocent à la fabulation la plus proche du délire, tels celui qui se prend pour Napoléon ou Jésus-Christ. Selon Marcel Eck, le sujet atteint de bovarysme est « incapable d'être soi-même, [il] endosse la personnalité d'autrui à travers laquelle il camoufle ce qu'il est réellement ; il ment ainsi à autrui en substituant plus ou moins consciemment une image à ce qu'il est réellement. » (op. cit., p. 124) Bien que la ligne de démarcation entre le bovarysme et la mythomanie soit mince, nous croyons que Romand souffrait davantage de mythomanie puisqu'il était tout de même partiellement conscient de ne pas être l'image qu'il projetait aux yeux des autres. Malgré la difficulté à faire la distinction entre ce qui est réel et ce qui est du ressort de l'imaginaire, Romand savait pertinemment qu'il n'était pas médecin. Il jouait consciemment un rôle, mais un rôle qu'il a pris un peu trop au sérieux.

* 113 Ibid., p. 12.

* 114 Ibid., p. 17.

* 115 Ibid., p. 25.

* 116 Ibid., p. 94.

* 117 Ibid., p. 77.

* 118 Dot, op. cit., p. 153.

* 119 Sutter, op.cit., p.80.

* 120 Ibid., p. 86.

* 121 Jean-Jacques Wunenberger, cite Blaise Pascal, L'imaginaire, Paris, PUF, Coll. Que Sais-je ?, 2003, p. 74.

* 122 Eck, op. cit., p. 120.

* 123 Carrère, L'adversaire, op. cit., p. 103.

* 124 Durandin, op. cit., p. 21.

* 125 Louis-Paul ROURE, Mensonge et simulation : aspects psychiatriques et criminologiques de la sincérité, Paris, Masson, Coll. Médecine et psychothérapie, 1996, p. 2.

* 126 Carrère, L'adversaire, op. cit., p. 107.

* 127 Ibid.

* 128 Phyllis Greenacre, « Les imposteurs », in L'identification : l'autre, c'est moi, Paris, Tchou, 1978, p. 267.

* 129 Ibid., p. 274.

* 130 Goldschläger, op. cit., p. 12.

* 131 José M. R. Delgado. 1985. « Bases biologiques du réel et de l'imaginaire », In Imaginaire et réalité : Colloque international pluridisciplinaire sur le role de l'esprit en science (Colloque de Washington), sous la dir. de Jean Emile Charon , Paris, A. Michel, p. 51.

* 132 Toutenu et Settelen, op.cit., p. 46.

* 133 Carrère, L'adversaire, op. cit., p. 70.

* 134 Ibid., p. 126.

* 135 Jean Baudrillard, Simulacres et simulation, Paris, Galilée, Col. Débats, 1981, p. 12.

* 136 Carrère, L'adversaire, op. cit., p. 182.

* 137 Baudrillard, op. cit., p. 178.

* 138 Ibid., p. 179.

* 139 Carrère, L'adversaire, op. cit., p. 99-100.

* 140 Durandin, op. cit., p. 348-349. (c'est nous qui soulignons)

* 141 Cook, « Le postmodernisme et le décès du mensonge », in Le mensonge, op.cit., p. 105.

* 142 Carrère, L'adversaire, op. cit., p. 86.

* 143 Ibid., pp. 118-119.

* 144 Ibid., p. 122.

* 145 Ibid., p. 123.

* 146 Ekman, op. cit., p. 48.

* 147 Ibid., p. 81.

* 148 Toutenu et Settelen, op.cit., p. 22.

* 149 Ibid.

* 150 Ibid.

* 151 Carrère, L'adversaire, op. cit., p. 179.

* 152 Ibid., p. 180.

* 153 Ibid., p. 181.

* 154 Sami Ali, Corps réel, corps imaginaire : pour une épistémologie du somatique, Paris, Dunod, Coll. Psychismes, 1998, p. 123.

* 155 Clément Rosset, Le réel et son double : Essai sur l'illusion, Paris, Gallimard, 1993, p. 111.

* 156 Louis Lavelle, L'erreur de Narcisse, Paris, Bernard Grasset, 1939, p. 19.

* 157 Carrère, L'adversaire, op. cit., p. 116.

* 158 Toutenu et Settelen, op.cit., p. 70.

* 159 Cyrulnik, op. cit., p.18.

* 160 Sutter, op.cit., p. 78.

* 161 Carrère, L'adversaire, op. cit., p. 105.

* 162 Ibid.

* 163 Eck, op. cit., p. 46.

* 164 Carrère, L'adversaire, op. cit., p. 133.

* 165 Ibid., p. 146.

* 166 Ibid., p. 148.

* 167 Ibid., p. 135.

* 168 Toutenu et Settelen, op.cit., p. 70.

* 169 Carrère, L'adversaire, op. cit., p. 144.

* 170 Ibid.

* 171 Ibid., p. 146.

* 172 Carrère, L'adversaire, op. cit., p. 220.

* 173 Carrère, L'Adversaire, op. cit., p. 40-46.

* 174 Carrère, Interview par Jean-Pierre Tison dans la revue Lire, février 2000.

* 175 Oliver, op. cit., p.53.

* 176 Franck Wagner, « Le «roman» de Romand », in Roman 20-50, no 34, décembre 2002, p. 109.

* 177 Carrère, L'adversaire, op. cit., quatrième de couverture.

* 178 Ibid., p. 152.

* 179 Ibid., p. 160-161.

* 180 Ibid., p. 167.

* 181 Carrère, Interview, op. cit.

* 182 Carrère, L'adversaire, op. cit., p. 198.

* 183 Ibid., p. 33.

* 184 Ibid., p. 34.

* 185 Ibid., p. 32.

* 186 Ibid., p. 33.

* 187 Ibid., p. 71-72.

* 188 Ibid., p. 44.

* 189 Ibid., p. 45.

* 190 Ibid., p. 99.

* 191 Ibid.

* 192 Ibid., p. 36.

* 193 Ibid., p. 36-37.

* 194 Ibid., p. 40.

* 195 Ibid., p. 41.

* 196 Ibid.

* 197 Ibid., p. 192.

* 198 Ibid., p. 214.

* 199 Ibid., p. 215.

* 200 Ibid., p. 216.

* 201 Carrère, Interview, op. cit.

* 202 Cyrulnik, op. cit., p. 15.

* 203 Éric B. Henriet, L'histoire revisitée : Panorama de l'uchronie sous toutes ses formes, Paris, Encrage, 1999, p. 13.

* 204 Marc Angenot, « L'Uchronie, histoire alternative et science-fiction », Imagine n° 14, Dossier Uchronie (automne 1982), p. 28.

* 205 Pierre Versins, Encyclopédie de l'utopie, des voyages extraordinaires et de la science fiction, Paris, l'Âge d'homme, Lausanne, 1972. p. 906.

* 206 Angenot, loc. cit., p. 30.

* 207 Charles Renouvier, Uchronie, Paris, Fayard, 1988 [1876], p. 469.

* 208 Henriet, op. cit., p. 15.

* 209 Denis Guiot, « Faire de l'uchronie », Mouvance n°5, juillet 1981, p. 29.

* 210 Pierre Corbeil, « L'uchronie : une ancienne science inspire un nouveau sous-genre », Solaris n° 110 (été 1994), p. 29.

* 211 Ibid.

* 212 Ibid.

* 213 Darko Suvin, « L'Uchronie, histoire alternative et science-fiction », op. cit., p. 31.

* 214 Ibid.

* 215 Carrère, Le détroit de Béhring, op. cit., p. 15.

* 216 Ibid., p. 16.

* 217 Henriet, op. cit., p. 48.

* 218 Carrère, Le détroit de Béhring, op. cit., p. 39.

* 219 Henriet, op. cit., p. 48.

* 220 Ibid., p. 75.

* 221 Ibid., p. 76. Éric B. Henriet cite Pierre Barbet, tiré d'un interview in Présence d'Esprits n°7 (juillet 1995).

* 222 Ibid., p. 123.

* 223 Ibid., p. 86. Éric B. Henriet cite Stéphane Nicot et Éric Vial.

* 224 Pierre Versins, op. cit., p. 905.

* 225 Carrère, Le détroit de Béhring, op. cit., p. 13.

* 226 Henriet, op. cit., p. 79. Dans un même ordre d'idée, on pourrait également citer l'oeuvre de Dominique Noguez, Les Trois Rimbaud (1986), qui relate la (fausse) vie du célèbre poète et, également, celle des Vies imaginaires (1957) de Marcel Schwob qui propose une courte biographie (fictive) de quelques personnages historiques. Schwob mentionne, dans sa préface, que « l'art du biographe consiste justement dans le choix. Il n'a pas à se préoccuper d'être vrai ; il doit créer dans un chaos de traits humains. [...] Il n'est pas utile qu'elle soit pareille à celle qui fut créée jadis par un dieu supérieur, pourvu qu'elle soit unique, comme toute création ». (Paris, Gallimard, p. 16). Nous ne sommes pas loin de l'uchronie.

* 227 Ibid., p. 27.

* 228 Corbeil, op. cit., p. 29.

* 229 Henriet, op. cit., p. 29.

* 230 Carrère, Le détroit de Béhring, op. cit., p. 75.

* 231 Ibid., p. 28.

* 232 Ibid., p. 29.

* 233 René Descartes, Méditations métaphysiques, Paris, Librairie Générale Française, Coll. Classiques de la philosophie, 1990 [1641], p. 31.

* 234 Ibid., p. 50.

* 235 Ibid.

* 236 Ibid.

* 237 Cf, Platon, La République, Livres VII : 514a - 517a, Paris, Hatier, Coll. Les Classiques de la philosophie, 2000.

* 238 Carrère, Le détroit de Béhring, op. cit., p. 29.

* 239 Ibid.

* 240 Serge Perraud, « L'uchronie : pour une histoire différente », op. cit., p. 40.

* 241 Carrère, Le détroit de Béhring, op. cit., p. 32.

* 242 Baruch de Spinoza, L'Ethique, I, Paris, du Seuil, Coll. L'ordre philosophique, 1988, prop. 33.

* 243 Paul Césari, Les déterminismes et la contingence, Paris, PUF, Coll. Nouvelle Encyclopédie Philosophique, 1950, p. 48.

* 244 Sacha Bourgeois-Gironde, Temps et causalité, Paris, PUF, Coll. Philosophie, 2002, p. 15.

* 245 Ibid., p. 85.

* 246 Ibid.

* 247 Cf. George Orwell, 1984, Paris, Gallimard, Coll. Folio, 2002 [1948], 439 p.

* 248 Ibid., p. 62.

* 249 Ibid., p. 117.

* 250 Ibid., p. 56.

* 251 Bourgeois-Gironde, op. cit., p. 30.

* 252 Ibid., p. 62.

* 253 David Ruelle, « Hasard et chaos », in Le hasard aujourd'hui, Paris, du Seuil, Coll. Point Science, 1991, p. 173.

* 254 Ibid., p. 174.

* 255 Carrère, Le détroit de Béhring, op. cit., p. 78.

* 256 Roger Caillois, Ponce Pilate, Paris, Gallimard, Coll. L'Imaginaire, 1995 [1961], 149 p.

* 257 Eric-Emmanuel Schmitt, La part de l'autre, Paris, Le Livre de Poche, 2003. 491 p.

* 258 Bourgeois-Gironde, op. cit., p. 7.

* 259 Ibid.

* 260 Ibid., p. 59-60.

* 261 Marc Wetzel, Le temps, Paris Quintette, Col. Philosopher, 2003, p. 9-10.

* 262 Carrère, Le détroit de Béhring, op. cit., p. 75.

* 263 Ibid., p. 104.

* 264 Renouvier, op. cit., p. 467.

* 265 Carrère, Le détroit de Béhring, op. cit., p. 104.

* 266 Henriet, op. cit., p. 201.

* 267 Carrère, La moustache, op. cit., p. 9.

* 268 Ibid., p. 10.

* 269 Ibid., p. 26-27-31.

* 270 Ibid., p. 70-71.

* 271 Ibid., p. 157.

* 272 Ibid., p. 145.

* 273 Ibid., p. 79.

* 274 Ibid.

* 275 Ibid., p. 64.

* 276 Ibid., p. 11.

* 277 Ibid., p. 81-82.

* 278 Ibid., p. 90-103.

* 279 Ibid., p. 103-104.

* 280 Ibid., p. 108.

* 281 Ibid., p. 118-119.

* 282 Ibid., p. 161.

* 283 Ibid., p. 34.

* 284 Ibid., p. 156.

* 285 Carrère, Hors d'atteinte ?, op. cit., p. 31.

* 286 Ibid., p. 74.

* 287 Ibid., p. 212.

* 288 Ibid., p. 219-220.

* 289 Ibid., p. 207.

* 290 Ibid., p. 156.

* 291 Ibid., p. 220.

* 292 Ibid., p. 246.

* 293 Emmanuel Carrère, Je suis vivant et vous êtes morts : Philip K. Dick 1928-1982, Paris, Éditions du Seuil, Coll. Points, 1993, p. 89, 90.

* 294 Ibid., p. 90.

* 295 Ibid., p. 259.

* 296 Ibid., p. 260.

* 297 Ibid., p. 261.

* 298 Ibid.

* 299 Ibid., p. 83.

* 300 Ibid.

* 301 Ibid.

* 302 Dick, Philip K. Nouvelles, tome 1 : 1947 - 1953, Préface d'Emmanuel Carrère, Paris, Denoël, Coll. Lune d'Encre, 2006.

* 303 Carrère, Interview par Jean-Pierre Tison, op. cit.

* 304 Carrère, La classe de neige, op. cit., p. 16.

* 305 Ibid. p. 45. (c'est nous qui soulignons)

* 306 Ibid., p. 100.

* 307 Ibid., p. 87.

* 308 Ibid., p. 84.

* 309 Ibid., p. 83.

* 310 Ibid., p. 86-87.

* 311 Perraud, loc. cit., p. 36.

* 312 Carrère, Le détroit de Béhring, op. cit., p. 76.

* 313 Ibid., p. 102.

* 314 Gervais, op. cit., p. 118.

* 315 Ibid., p. 86.

* 316 Carrère, L'Adversaire, op. cit., p. 45.

* 317 Gervais, op. cit., p. 122.

* 318 Jean Baudrillard, La pensée radicale, Paris, Sens & Tonka , Coll. Morsure, 1994, p. 19.

* 319 Carrère, L'adversaire, op. cit., p. 161.

* 320 Oliver, op. cit., p. 17.

* 321 Versins, op. cit., p. 907.

* 322 Nicolas Boileau, L'Art poétique, Paris, Bordas, 1984 [1676], p. 28.

* 323 Oliver, op. cit., p. 11.

* 324 Carrère, L'adversaire, op. cit., p. 99-100.

* 325 Ibid., p. 13.

* 326 Ibid., p. 107.

* 327 Guiot, op. cit., p. 27.

* 328 Carrère, Le détroit de Béhring, op. cit., p. 107.

* 329 Carrère, L'adversaire, op. cit., p. 37.

* 330 Ibid., p. 135.

* 331 Ibid., p. 108.

* 332 Oliver, op. cit., p. 65.

* 333 Carrère, L'adversaire, op. cit., p. 100.

* 334 Ibid., p. 148.

* 335 Rosset, op. cit., p. 96.

* 336 Ibid.

* 337 Carrère, L'adversaire, op. cit., p. 76.

* 338 Guiot, loc. cit., p. 28.

* 339 Carrère, Le détroit de Béhring, op. cit., p. 52.

* 340 Ibid., Emmanuel Carrère cite Vladimir Jankélévitch, p. 52-53.

* 341 Mis en évidence par « l'effet papillon » de Edward Lorenz selon lequel « Le battement d'ailes d'un papillon peut provoquer une tempête aux antipodes. »

* 342 Carrère, L'adversaire, op. cit., p. 68.

* 343 Ibid., p. 9.

* 344 Ibid., p. 68.

* 345 Bourgeois-Gironde, op. cit., p. 61.

* 346 Jean-Philippe Pastor, Devenir et temporalité : Les créations possibles chez Cornélius Castoriadis, Paris, Moon Stone, 2003, p. 31.

* 347 Carrère, L'adversaire, op. cit., p. 76.

* 348 Carrère, Le détroit de Béhring, op. cit., p. 91.

* 349 Renouvier, op. cit., p. 468.

* 350 Bourgeois-Gironde, op. cit., p. 85.

* 351 Carrère, La classe de neige, op. cit., p. 109.

* 352 Pastor, op. cit., p. 90.

* 353 Michel Onfray, Antimanuel de philosophie : Leçons socratiques et alternatives, Paris, Bréal, 2002, p. 215.

* 354 Carrère, Le détroit de Béhring, op. cit., p. 144.

* 355 Ibid., p. 107.

* 356 Toutenu et Settelen, op. cit., p. 66.

* 357 Carrère, La moustache, op. cit., p. 145.

* 358 Gervais, op. cit., p. 119.

* 359 Jean-Paul Sartre, L'être et le néant : essai d'ontologie phénoménologique, Paris, Gallimard, 1976 [1943], p. 83.

* 360 Côté, op. cit., p. 40.

* 361 Cyrulnik, op. cit., p. 15.

* 362 Eck, op. cit., p. 112.

* 363 Sutter, op. cit., p. 78.

* 364 Carrère, Interview par Jean-Pierre Tison, op.cit.

* 365 Ibid.

* 366 Carrère, L'adversaire, op. cit., p. 82.

* 367 Ibid., p. 133.

* 368 Ibid., p. 147.

* 369 Toutenu et Settelen, op.cit., p. 69.

* 370 Carrère, L'adversaire, op. cit., p. 184.

* 371 Ibid., p. 94.

* 372 Ibid., p. 9.

* 373 Carrère, L'adversaire, op. cit., p. 41.

* 374 Gervais, op. cit., p.130.

* 375 Renouvier, Ibid., p. 10.

* 376 Carrère, Le détroit de Béhring, op. cit., p. 86.

* 377 Carrère, L'adversaire, op. cit., p. 63-64.

* 378 Carrère, Je suis vivant et vous êtes morts, op. cit., p. 98.

* 379 Carrère, L'adversaire, op. cit., p. 85.

* 380 Ibid., p. 86.

* 381 Ibid.

* 382 Ibid. p. 25.

* 383 Marcel Conche, Temps et destin, Paris, PUF, Coll. Perspectives critiques, 1992, p. 165.






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