I. PROBLEMATIQUE
Le choix de l'objet de recherche sociologique n'est pas
neutre. Il nous pose questions, il nous irrite parfois car nous ne savons pas
toujours comment parvenir à le saisir. Il peut être vaste, il nous
faut alors le limiter de peur de se perdre. Faire des choix est difficile, il
faut supporter l'amputation d'une partie de notre recherche, en faire le deuil
tout en sachant qu'elle vit par le travail des autres. Notre tâche est de
participer à la construction du savoir et d'apporter, même d'une
façon pouvant paraître insignifiante, notre collaboration à
la réflexion sociologique.
Toute connaissance réflexive de la
réalité infinie par un esprit humain fini a par conséquent
pour base la présupposition implicite suivante : seul un
fragment limité de la réalité peut constituer
chaque fois l'objet de l'appréhension scientifique et seul il est
essentiel, au sens où il mérite d'être connu.
(Weber, 1995, p 148-149).
Nous sommes investis d'une mission dont nous aurions le choix
des modalités d'exécution. Ne pas se perdre, pour cela il faut
baliser au mieux notre parcours de chercheur et ne pas laisser échapper
ce fil d'Ariane de nos doigts. Les fausses pistes et les désillusions
nous guettent, le savoir et s'en apercevoir nous garde de renoncer à
chaque déconvenue.
Le monde du handicap est riche d'interprétations
à son sujet, nous allons nous atteler au travail de découverte
entrepris par d'autres chercheurs de notre discipline en nous efforçant
d'apporter notre originalité. Nous n'avons pas ici la prétention
de révolutionner un domaine spécifique de notre
société mais nous souhaitons tout simplement que notre point de
vue interpelle le lecteur. Il n'y a pas un mode unique d'appréhension du
réel cependant le regard que nous portons sur celui-ci n'en est pas
moins particulier.
Il nous faut expliquer désormais ce qui attire notre
attention sur une zone sociale précise, celle du handicap et notamment
celle du handicap mental. Il nous apparaît que les acteurs sociaux de la
sphère parentale de l'enfant handicapé mental ont quelque chose
à dire sur la manière dont ils appréhendent la
réalité sociale. Comment parviennent-ils à vivre une vie
que le commun des mortels définit comme inacceptable ? Le choix
d'un tel sujet n'est pas indépendant d'un parcours biographique, d'un
roman des origines du chercheur. Le chercheur est également
éducateur spécialisé, il vit au quotidien au sein de son
objet d'étude et depuis toujours il a été confronté
au handicap mental, sa tante était une adulte dite trisomique.
Une portion seulement de la réalité
singulière prend de l'intérêt à nos yeux, parce que
seule cette portion est en rapport avec les idées de valeur
culturelles avec lesquelles nous abordons la réalité
concrète. Ce ne sont que certains aspects de la diversité
toujours infinie des phénomènes singuliers, à savoir ceux
auxquels nous attribuons une signification générale pour la
culture qui valent la peine d'être connus (ibid., p
157).
On peut nous objecter que le chercheur est trop
imprégné par son objet d'étude pour apporter un regard
suffisamment objectif sur celui-ci. Effectivement, il n'est pas toujours
aisé, dans notre situation, de se détacher d'un discours
revendicatif en faveur de la population déterminée. Sans
prôner une rupture épistémologique radicale avec le sens
commun, nous souhaitons plutôt nous départir d'une certaine
compassion au profit d'une empathie plus à même d'accéder
à la compréhension des acteurs sociaux. Nous reprenons
l'idée de SCHÜTZ que les acteurs sociaux ne sont pas des
« idiots culturels » et qu'ils ont une connaissance de la
réalité qu'ils décrivent dans leurs discours.
Les objets de pensée construits par les chercheurs en
sciences sociales se fondent sur des objets de pensée construits par la
pensée courante de l'homme menant sa vie quotidienne parmi ses
semblables et s'y référant. Ainsi, les constructions
utilisées par le chercheur en sciences sociales sont, pour ainsi dire,
des constructions de constructions édifiées par les acteurs sur
la scène sociale dont l'homme de science observe le comportement et
essaie de l'expliquer tout en respectant les règles de procédure
de sa science (Schütz, 1987, p 11).
Notre travail de recherche actuel n'est pas vierge de tout
antécédent heuristique. Cela fait maintenant trois années
que le sujet du handicap mental nous interpelle dans le cadre de nos
études de sociologie. La monographie de licence nous a permis
d'appréhender le milieu familial en nous détachant du regard
spontané de l'éducateur spécialisé forgé
d'a priori. La verve éducative parasitait l'écriture
sociologique ; ce travail fut un premier passage bénéfique
pour faire abstraction de la pensée éducative. La construction
imparfaite de cette première étude jeta les bases à notre
recherche de maîtrise également centrée sur le milieu
familial de l'enfant handicapé mental.
Nous nous sommes essayés à cerner ce que les
parents pensent du handicap de leur enfant et comment ils déterminent
leur rapport à la société. Il s'agissait de saisir les
motivations qui poussent les parents à croire qu'un jour,
peut-être, leur enfant handicapé mental sera capable de se sortir
de son état. Il nous fallait décrypter les mécanismes par
lesquels l'individu est capable d'influencer sa propre existence. Il nous
fallait interroger ses capacités à analyser subjectivement sa
situation sociale dont il dépend par certains côtés et
déceler ses stratégies d'action pour « retourner la
situation en sa faveur ». De notre position nous ne pouvons essayer
de comprendre qu'une part infime du vaste champ du handicap. Notre tâche
est cependant de faire oeuvre de scientificité et d'éclairer du
mieux que nous le pourrons cette part infime, morceau d'une construction plus
générale.
Dans notre travail préalable, nous supposions qu'il
existe bien une famille typique de l'enfant handicapé mental. L'enfant,
dans ce cadre, semble influencer les relations au sein du groupe familial, les
parents se projettent en fonction des évolutions de celui-ci. Nous
devons nous interroger pour déterminer si ce type de famille se
construit en fonction de certains critères semblables et
repérables. Les acteurs parentaux vivent leurs rapports à la
société en fonction de leur propre expérience du handicap.
Il y aurait une construction sociale de la famille de l'enfant handicapé
mental, ensemble social caractérisé par des similitudes. Elle
n'est pas dépendante de déterminismes sociaux antérieurs
puisque les parents n'ont pas appris à être de tels parents. La
construction de père ou de mère d'un enfant différent
s'engage, même si ceci semble un truisme, dès l'apparition du
handicap dans la famille. Nous démontrerons qu'il n'y a pas
qu' « un apprentissage par corps » au sens
définit ainsi par Pierre BOURDIEU :
Le corps croit en ce qu'il joue : il pleure s'il mime la
tristesse. Il ne représente pas ce qu'il joue, il ne mémorise pas
le passé, il agit le passé, ainsi annulé en tant
que tel, il le revit. Ce qui est appris par corps n'est pas quelque chose que
l'on a, comme un savoir que l'on peut tenir devant soi, mais quelque chose que
l'on est (Bourdieu, 1980, p 123).
Comment les parents parviennent-ils à jouer avec les
représentations sociales antérieures qu'ils avaient sur
l'innommable monstruosité ? Les représentations sociales des
individus laissent-elles des résidus dans les pensées des acteurs
ou est-ce que ceux-ci parviennent à les évacuer ou les cacher
sous un vernis ? Il semblerait, mais ceci n'est qu'une
interprétation première, que les acteurs parentaux vivent leur
existence, non pas uniquement en fonction d'un statut imposé par la
société, mais aussi selon les représentations qu'ils ont
de leur situation présente. Leurs actions sont limitées par les
évolutions supposées de l'enfant mais ils se dotent de moyens
stratégiques pour dépasser les cadres de la situation et vivre de
manière toute somme « normale », en faisant
« comme si ».
Il existe bien une construction sociale du parent de l'enfant
handicapé mental. Il faut nous doter des outils les plus adéquats
à notre propos afin de décomposer et lire les mécanismes
d'une telle construction. Nous émettons le postulat que les uns se
construisent en fonction des autres par le biais des relations quotidiennes.
Nous nous édifions en tant qu'acteur social au travers du regard des
autres acteurs sociaux approuvant ou désapprouvant ce que l'on fait ou
ce que l'on projette. A notre insu, nous sommes tributaires des individus
environnants qui n'ont de cesse de nous cataloguer pour ce qu'ils croient de ce
que nous sommes en fonction de ce que nous leur dévoilons.
Les concepts de l'interactionnisme symbolique seront
exploités pour enrichir notre théorisation. DE QUEIROZ et
ZIOLKOVSKI dans leur ouvrage " L'interactionnisme symbolique "
décrivent ainsi la notion d'interaction :
La notion d'interaction joue un double rôle
théorique. Les interactions sont, d'un côté, constitutives
de la vie sociale. Le fonctionnement de la société, de sa
culture, de sa structure, de toutes ses institutions n'est finalement qu'un
processus continu d'interactions. L'ordre social est un ordre
interactionnel (...) Par ailleurs l'interaction peut être
décrite comme un phénomène particulier, une sorte
d'événement doté de ses règles propres et qui
peut, au moins à ce titre et analytiquement, être
étudié de façon relativement autonome, indépendant
à la fois de l'ordre macro-social et des identités
antérieures des acteurs. (De Queiroz et Ziolkovski, 1994, p 57).
Les parents d'enfants handicapés entrent en formation
dès l'apparition de leur enfant pour épouser une
« carrière » au sens que BECKER lui donne. Les
acteurs parentaux doivent se munir, s'inventer et innover des techniques
d'apprentissage : ils deviendront petit à petit des experts en
matière de handicap mental. Ils n'ont pas choisi cette
« profession » inscrite dans le domaine domestique, faite
de pratiques quotidiennes spécifiques pour pallier
l'immédiateté de la situation. Ils s'initient à leur
nouvelle tâche en devant en construire la planification. L'individu
s'expulse d'un monde qu'il avait construit où tout lui semblait aller de
soi pour investir un univers qui bouscule ses évidences. Il doit
ré-apprivoiser ce qu'il avait réussi à dompter. Il doit se
« convertir » à une nouvelle acceptation de soi et
du monde et construire une nouvelle identité sociale selon la perception
de HUGHES.
La construction de l'identité sociale des parents de
l'enfant handicapé mental repose sur des interprétations
d'acteurs sociaux évoluant dans deux mondes différents. Le monde
de la normalité et le monde de l'anormalité qui semblent plus
s'opposer, au premier abord, que se compléter. Il y aurait, pour
reprendre l'idée de GOFFMAN, conflit entre les normaux et les
stigmatisés. Il est intéressant de s'interroger sur la force de
« contamination sociale » du handicap qui
imprègne les acteurs parentaux et parasite les relations habituelles.
Ils revêtent une identité « sociale
virtuelle » cachant, sous le manteau des faux-semblants, les
véritables attributs de leur identité. Le handicap de l'enfant
met la famille au ban de la société, l'élément
déviant contamine la structure familiale ; elle est
« étiquetée » comme telle. « Le
déviant est celui auquel cette étiquette a été
appliquée avec succès et le comportement déviant est celui
auquel la collectivité attache cette étiquette »
(Becker, 1985, p 3).
Notre recherche se tournera vers la psychologie sociale qui a
à nous apprendre sur la constitution des représentations
sociales. Les acteurs sociaux se construisent mentalement des images de la
réalité environnante selon la position sociale qu'ils occupent.
La position sociale n'est pas uniquement dépendante d'un statut social
déterminé mais a plutôt à voir avec la place
qu'occupe un individu au sein de la société. Les parents de
l'enfant handicapé mental vivent au sein de la société
comme tout un chacun selon les rôles sociaux qui leur sont
attribués, ils sont pourtant dans une situation unique en comparaison
à d'autres acteurs sociaux.
Il est intéressant de se demander comment les parents
interprètent le handicap de leur enfant, quelles représentations
ils en ont. Nous interrogerons l'élément fondamental de la
représentation, le « noyau central » qui
détermine à la fois la signification et l'organisation de la
représentation (Abric, 1999, p 215).
Les acteurs parentaux perçoivent-ils leur confrontation
à la société de manière différente ou bien
existe-t-il une représentation sociale homogène des individus
pris dans le cercle du handicap ? Ces questions sous-tendent que ces
acteurs sont suffisamment imprégnés pour se bâtir
« une forme de pensée sociale » unique. Il y aurait
deux interprétations possibles des représentations sociales du
handicap inscrites dans deux perspectives :
- La perspective intra familiale considérant
l'altérité dans sa dimension de souffrance, une anomalie sociale
qui ronge les liens familiaux et détruit toute possibilité de
reconstruction. Le handicap est un intrus, un objet rapporté,
dissocié de l'être, comme collé à l'enfant.
- La perspective extra familiale des parents construite selon
les représentations sociales communément acceptées. Dans
ce cas, l'individu est handicapé par essence.
La théorie de la dissonance cognitive fondée par
le psychosociologue américain Léon FESTINGER (1993)
nous invite à postuler « que l'individu tend à
résoudre ou à réduire la dissonance parce qu'elle est
source de malaise. Dans chaque situation dissonante, l'individu dispose
généralement de plusieurs modes possibles de réduction de
la dissonance ». Les parents de l'enfant handicapé mental
doivent pouvoir vivre malgré tout, mais leurs perspectives d'avenir
n'apparaissent plus aussi évidentes et linéaires. Ils sont
contrariés et incertains face au lendemain, ils se construisent une
trame cohérente donnant sens à leur vie. Le chaos doit être
canalisé et maîtrisé, le calme ré-instauré au
sein du foyer familial. Il faut trouver une échappatoire acceptable afin
de faire face aux aléas de la vie.
Il y aurait comme un « malentendu »,
au sens où le conçoit l'anthropologue Franco LA
CECLA (2002), entre les membres de la société et les acteurs
parentaux depuis que l'enfant handicapé est apparu. Le malentendu est
inévitable pour exister : il est ce « presque
rien » qui constitue la singularité de l'individu. Le
malentendu est sans doute interne aux parents car ils ne sont pas
préparés à être confrontés à
l'apparition du handicapé dans leur vie. Ils n'avaient pas prévu
une vie imprévisible. L'acteur parental doit comprendre ce qui lui
arrive et surtout accepter le fait que lui, et non l'autre, a
hérité de ce que personne ne souhaiterait avoir.
Le handicap, même apprivoisé, peut demeurer une
souffrance, un malaise honteux pour soi et dans son rapport aux autres.
L'individu n'aime pas en parler ou s'en vanter. Il est parfois
préférable de cacher, autant que cela se peut, ce qui est sujet
au discrédit et à la honte. L'acteur social peut être
gêné dans ses relations, tendre le dos. Il essaie de faire comme
si de rien n'était et vit dans la crainte que l'autre
découvre ce qu'il cache. Parfois, il est impossible de dissimuler ou de
se dissimuler le handicap de l'enfant car la réalité est trop
criante, comme jetée à la face de chacun, perturbant la
sérénité de la relation.
Il y a l'humiliation qui amène à taire les
violences subies, à se replier sur soi-même, à cultiver un
sentiment d'illégitimité, à se vivre comme un
« moins que rien ». Il y a la gêne
éprouvée face à la honte d'autrui, qui conduit, le plus
souvent, à une mise à distance, à un refus d'entendre ce
qui dérange. L'écoute de celle ou celui qui a honte est
difficile. (De Gaulejac, 1996).
Dans un état honteux, l'acteur social cherche à
renier les sources de sa honte, à cacher aux autres autant qu'à
lui-même ce qui fait souffrance à sa vie. Il rejette la
réalité quotidienne pour se fabriquer une réalité
acceptable mais il n'évolue pas dans un monde empreint de
virtualité. Il se construit un univers où il peut être
maître de sa destinée, se délestant des entraves barrant
l'avenir. L'objet indésirable est mis de côté dans l'espoir
d'être occulté.
Le modèle primaire envisagé par FREUD est de
type oral : cela je veux le manger ou bien je veux le cracher (...)
Donc : cela doit être en moi ou bien en dehors de moi (...) Le
mauvais, l'étranger au moi, ce qui se trouve en dehors, c'est pour lui
tout d'abord identique (Penot, 1989, p 29).
Les parents doivent parvenir à gérer
l'état de contradiction entre ce qu'ils pensaient être et ce
qu'ils sont effectivement. Nous supposons qu'ils savent au fond
d'eux-mêmes que plus rien ne sera comme avant ou comme ils l'avaient
imaginé. Pourtant il semblerait qu'ils espèrent toujours rejeter
l'intrus à leur existence en usant de subterfuges déniant la
réalité.
Les parents doivent détruire l'image de l'enfant
idéal ceci afin de parvenir à se reformuler un parcours possible
avec un enfant n'intégrant pas les critères sociaux normatifs.
Anselm STRAUSS (1992) définit la mort comme un processus temporel, fait
de successions de « statuts transitionnels » par lesquels
passe l'individu. Les parents passent par des états divers sur le chemin
de l'acceptation. Nous parlerons de parents d'enfants
« morts-nés » socialement devant parvenir, par
étapes successives, à s'accommoder de l'altérité de
leur progéniture. Le deuil social n'est pas uniquement un travail sur
soi pour surmonter la disparition d'un être cher. Sa mission est
plutôt de remplir la place sociale attribuée à l'enfant
« normal » laissée vacante par l'entremise du
handicap. Nous empruntons à STRAUSS, qui s'est intéressé
à la profession médicale dans sa gestion de la mort, les notions
de « projection de trajectoire » et de « contexte
de consciences » dans lequel les gens interagissent en même
temps qu'ils le découvrent. Ce contexte est complexe, il ne demeure pas
constant, il change tout au long de la trajectoire » (Strauss, 1992).
Au fil du temps, le point de vue des parents sur le handicap fluctue et
s'enrichit de l'expérience quotidienne.
L'expérience du handicap est source de connaissance
à la fois brute et réfléchie, elle se construit dans
l'urgence de l'instant et par la réflexivité sur les situations
vécues. Le handicap complexifie le rapport au monde, aux autres
familiaux ainsi qu'à soi. Les références normatives
restent les normes sociales établies mais il faut faire avec un sujet
qui ne s'en accommode nullement. La construction de soi est
interdépendante des autres. Nous nous demandons quel est le rôle
constitutif que peut jouer l'autrui dans la construction du soi de parent d'un
enfant différent sachant que pour MEAD :
Le jeu réglementé possède une logique qui
permet l'organisation du soi : il y a un but défini à
atteindre ; les actions des différents individus sont liées
les unes aux autres par rapport à cette fin, de sorte qu'elles n'entrent
pas en conflit. On n'est pas en opposition avec soi-même en prenant
l'attitude d'un autre équipier : si quelqu'un à l'attitude
de lancer la balle, il peut aussi avoir la réaction de l'attraper (Mead,
1963, p 135).
Les règles du jeu sont communes à chacun et
intégrées par les acteurs parentaux. Cependant il semble bien
qu'ils soient dans l'obligation de jouer en solistes c'est-à-dire
d'inventer leurs propres règles sociales écrites par la logique
du handicap. Il y a un jeu joué sur la scène sociale avec les
autres membres de la société où les rôles sont
clairement définis et un jeu plus obscur, interne à la cellule
familiale, dont les règles sont élaborées en coulisses.
Les parents d'enfants handicapés mentaux
déploient des stratégies afin d'atténuer leur rapport de
souffrance au monde. Ils s'inscrivent dans un contexte les obligeant à
agir en fonction d'une rationalité limitée par les
possibilités de l'enfant. Ils se convaincraient, se donneraient de
bonnes raisons afin d'espérer que tout est finalement possible. Il faut
pourtant, pour ces acteurs parentaux, se voiler certaines
réalités de leur existence pour préserver une relation
avec leur environnement. Nous admettons qu'ils influencent leur propre
destinée plutôt qu'ils ne la subissent. Ces acteurs sociaux
agissent par « mauvaise foi », ils sont des
« imposteurs » (Sartre, 1984), comédiens ne
cherchant qu'à tricher avec leurs pairs. Leurs croyances en une
normalité possible apparaissent comme irrationnelles du dehors mais
elles ont certainement des raisons d'être cachées. La duperie peut
être interprétée comme un des moyens cognitifs mis à
la disposition des parents pour leurrer les autres autant qu'ils se
leurrent.
Notre objet de recherche s'inscrit dans la sociologie des
croyances. Le handicap mental, lorsqu'il pénètre le cercle
familial, engendre un bouleversement de l'identité sociale individuelle.
Une autre façon de voir la vie prend naissance dans l'esprit des acteurs
parentaux ; ils ne sont plus si sûrs d'eux-mêmes, ni de leur
avenir. Ils s'inscrivent dans une situation où l'incertitude du
lendemain est le lot quotidien. L'individualisme méthodologique de
Raymond BOUDON s'impose lorsque nous évoquons les capacités des
acteurs sociaux à agir malgré les aléas de la vie. Ils ne
sont pas uniquement catalogués et déterminés par
« des entrepreneurs de morale » qui leur dicteraient les
conduites à adopter face au handicap (Becker, 1985). Nous les
considérons comme des individus rationnels, certes limités dans
leurs actions par le handicap de l'enfant. Ils sont néanmoins capables
de faire des choix motivés en fonction de leur position sociale. Le
sociologue nous dit que
Considérer un acteur comme rationnel (et)... expliquer
le comportement (les attitudes, les croyances, etc.) de l'acteur, c'est mettre
en évidence les « bonnes raisons » qui l'ont
poussé à adopter ce comportement (ces attitudes, ces croyances),
tout en reconnaissant que ces raisons peuvent, selon les cas, être de
type utilitaire ou téléologique, mais aussi bien appartenir
à d'autres types (Boudon, 1986).
Nous dégagerons des points de bifurcation, de
réorientation des choix. Dans notre travail de maîtrise de
l'année passée nous avons senti poindre des variations dans
l'interprétation parentale du quotidien. Avec le temps qui passe les
parents adoptent des points de vue différents sur le handicap, la
linéarité temporelle - passé, présent, futur - ne
va pas de soi. Le handicap semble perturber toutes les logiques de
l'existence : cet illogisme de situation est combattu par les parents
grâce à l'élaboration de stratégies de persuasion.
Ils doivent parvenir à se persuader de l'utilité d'exister au
sein d'un monde qui n'a pas réservé de place sociale valorisante
pour leur enfant, un monde les mettant souvent à l'index.
II. LA METHODOLOGIE
1. Présentation.
Nous recherchons à appréhender la manière
dont les parents parviennent à accepter de vivre avec un enfant
handicapé mental et comment ils envisagent la possibilité d'un
avenir au sein de la société au même titre que tout un
chacun. Nous supposons que les parents sont amenés à croire que
leur enfant trouvera une place sociale assignée autre que celle de la
mise au ban de la communauté. Notre supposé rejoint le point de
vue de Karl POPPER qui fait allusion à la possibilité d'adopter
dans les sciences sociales « ce qu'on appelle la méthode de
construction logique ou rationnelle, ou la méthode de
l'hypothèse nulle ».
Cette méthode consiste à construire un
modèle à partir du postulat d'une rationalité totale (et
peut-être du postulat de la possession d'une information complète)
de la part de tous les individus en jeu, et estimer la déviation du
comportement effectif des gens par rapport au modèle de comportement, en
utilisant ce dernier comme une sorte de coordonnée zéro (Popper,
1956).
Nous admettons que les acteurs sociaux ont une idée de
ce qu'ils veulent faire et des moyens de mise en oeuvre adaptés pour
parvenir à leur fin. Ils connaissent suffisamment leur situation sociale
pour être à même de décider ce qui est bon ou mauvais
pour l'avenir de l'enfant. Ils possèdent, comme chacun de nous, un
savoir spontané qui dicte leur conduite. Cependant, pour l'observateur
attentif et aguerri sachant se mettre à distance de ces impressions
brutes, bien des divergences émergent entre la vision qu'ont les acteurs
de leur existence et la réalité dans laquelle ils se meuvent. Ces
déviations importent à notre recherche car elles nous permettent
de voir que les acteurs peuvent vivre dans un monde imaginaire les
protégeant d'une vérité inassimilable.
Nous sommes conscients que la situation sociale des acteurs
les prédispose à penser qu'il en sera ainsi. Leurs états
d'âme sont fondés et logiques. « C'est en fait le
problème particulier des sciences sociales de développer des
dispositifs méthodologiques afin d'atteindre une connaissance objective
et vérifiable d'une structure de signification subjective »
(Schütz, 1987, p 45).
Nos hypothèses s'énoncent ainsi :
1. Les attentes des acteurs parentaux dans la relativisation
du handicap sont soumises aux contingences liées à un contexte
social.
2. L'annonce du handicap influence la perception qu'ont les
parents de l'avenir de leur enfant.
3. La croyance des parents en une normalité possible de
leur enfant décroît au fil du temps.
4. La période de l'adolescence est décisive dans
l'acceptation ou le refus d'acceptation de la condition de handicapé par
les parents.
Notre intérêt s'oriente vers la dimension
temporelle c'est-à-dire vers une perception du handicap par les parents
qui évoluerait selon le temps. La temporalité est une trame
à laquelle les acteurs sociaux se réfèrent, un calendrier
subjectif où s'entremêlent le passé, le présent et
le futur. Elle forge les points de vue et les actions à élaborer
face à une existence aléatoire. Les acteurs parentaux partagent
avec leur enfant une « communauté de temps »
définie ainsi par SCHÜTZ :
Partager une communauté de temps implique que chaque
partenaire participe au déroulement de la vie de l'autre, qu'il puisse
saisir dans un présent vivant les pensées de l'autre au fur et
à mesure qu'elles s'édifient (...) En bref, les consociés
sont mutuellement impliqués dans la biographie de l'un et de
l'autre ; ils vieillissent ensembles ; ils vivent, comme nous
pourrions l'appeler, dans une pure relation « Nous »
(Shütz, 1987, p 23).
Le cercle familial renforcé ou
détérioré par la présence du handicap à bien
à voir avec la constitution d'un « Nous » unique et
particulier, vivant un temps particulier dépendant des évolutions
de l'enfant. Les « consociés » dans cette forme de
socialisation sont les jouets d'un déterminant, le handicap, qui
régularise ou dé-régularise les liens familiaux. Nous
parlons d'une famille hors norme ne pouvant être assimilée
à une sociologie de la famille générale dont il nous faut
trouver une entrée originale pour sa compréhension.
Nous rejetons le postulat qui est de considérer les
sujets sociaux comme des marionnettes dont les fils seraient manipulés
par un élément qui leur serait extérieur. Dans le cas du
handicap mental, nous posons l'hypothèse que les individus
déploient des stratégies et usent de techniques originales dans
l'éducation de leur enfant. Ils ne sont pas installés dans un
déterminisme les réduisant à subir un sort qu'ils
n'auraient pas choisi. Si fatalité il y a, à la découverte
du handicap de l'enfant, il existe également un potentiel d'actions
déployé par les acteurs pour se sortir d'une
réalité inacceptable. L'acteur parental se doit de donner un sens
à sa vie, une raison de vivre en surmontant cette fatalité,
anticiper un futur même chaotique pour ne pas seulement
désespérer de l'existence. L'acteur social doit s'imaginer un
avenir, une vie rêvée :
Tout projet consiste en une anticipation du futur mené
sur le mode de l'imagination. Or ce n'est pas le processus de l'action au
moment où il se déroule mais l'acte imaginaire comme s'il
s'était réalisé qui est le point de départ de tous
les projets que l'on peut faire (Schütz, 1987, p 26).
SCHÜTZ (1987) définit le terme
« d'action » comme une conduite humaine basée sur un
projet préconçu, prévue à l'avance et
« l'acte » comme le résultat du processus qui s'est
déroulé, c'est-à-dire l'action accomplie. Nous nous
attacherons à lire ces conduites humaines ainsi que leurs
conséquences dans les faits, à essayer de capter les processus
qui guident l'action des individus et rendent pertinents les actes accomplis
même les plus irrationnels en apparence.
2. Les procédures d'enquête.
Nous souhaitons comprendre comment se construit l'individu,
parent d'un enfant handicapé mental. Nous pensons qu'il existe une
construction « typique » d'une identité de ce genre
de parent se caractérisant par un écart à la norme sociale
parentale. Ces parents semblent se construire en opposition aux institutions,
aux autres acteurs sociaux ; ils se déterminent comme l'inverse de
ce qui est admissible, acceptable et assimilable par le corps social. Les
parents de l'enfant handicapé mental vivent dans un monde à part
difficilement interprétable pour les profanes, ceux qui ne savent pas,
ceux qui ne peuvent pas comprendre.
Les méthodes choisies doivent nous ouvrir les portes
d'un domaine difficile d'accès, caractérisé par des
non-dits, des faux-semblants. L'identité sociale se forge au contact des
autres, les statuts sociaux lisibles permettent des interactions franches non
entachées de suspicion : qu'en est-il de ces personnes dont le
statut parental est précarisé par le handicap ? Le
rôle de père ou de mère « ordinaire »
n'étant plus envisageable, quels modèles
épousent-ils ? Comment se re-fabriquent-ils un univers
domestique cohérent pour faire « comme si » à
la face des autres ? Ce « comme si » devient l'enjeu
majeur pour ré-instaurer, ravaler une image brouillée et mise
à mal.
Nous retiendrons deux méthodes, l'entretien et
l'observation, afin d'accéder à la compréhension des
acteurs. Nous ne ferons pas l'apologie de celles-ci mais nous les avons
choisies car nous les considérons comme adaptées à la
situation vécue des parents.
2.1. L'entretien.
Pour atteindre, dans une visée de compréhension,
le sens que les parents donnent à leur vie avec un enfant
handicapé et les représentations de leur vie à venir, nous
optons pour l'entretien semi-directif. Cette posture méthodique consiste
A faire produire par l'enquêté un discours plus
ou moins linéaire avec le minimum d'interventions de la part de
l'enquêteur. Il s'agit de provoquer ce discours, après accord avec
l'intéressé, puis de le faciliter pour explorer les
informations dont dispose l'enquêté à ce sujet,
c'est-à-dire ce qu'il peut en dire (Durand - Weil, 1997, p 390).
Les acteurs sociaux ne sont pas à considérer
comme des « idiots culturels », mais ils démontrent
une certaine intelligence dans l'interprétation de leur vie quotidienne.
« Les objets du monde sont, en principe, accessibles à leur
connaissance, c'est-à-dire ou bien qu'ils sont connus d'eux ou bien
qu'ils peuvent l'être » (Shütz, 1987, p 17). Les parents
ont une expérience vécue du handicap, ils sont les premiers
concernés, en tant que tels ils sont à même de nous
entretenir sur ce qui se passe au sein de la sphère familiale. Nous nous
détachons d'une méthode plus déterministe qui donne la
primauté aux structures objectives. A ce propos, citons Pierre BOURDIEU
qui détermine deux moments dans l'investigation :
D'un côté, les structures objectives que
construit le sociologue dans le moment objectiviste, en écartant les
représentations subjectives des agents, sont le fondement des
représentations subjectives et elles constituent les contraintes
structurales qui pèsent sur les interactions ; mais d'un autre
côté, ces représentations doivent aussi être retenues
si l'on veut rendre compte notamment des luttes quotidiennes, individuelles et
collectives, qui visent à transformer ou à conserver ces
structures » (Bourdieu, cité par Corcuff, 1995, p 31).
Nous ne faisons pas une rupture radicale d'avec le sens
commun, « une rupture épistémologique » dont
les fondements sont de se démarquer du langage ordinaire et de la
subjectivité des individus. Cette rupture serait une procédure
scientifique indépassable afin de tendre à l'objectivité,
elle permettrait de rejeter les prénotions, ces
« idola » durkheimiens,
Sortes de fantômes qui nous défigurent le
véritable aspect des choses et que nous prenons pourtant pour les choses
mêmes. Et c'est parce que ce milieu imaginaire n'offre à l'esprit
aucune résistance que celui-ci, ne se sentant contenu par rien,
s'abandonne à des ambitions sans bornes et croit possible de construire
le monde par ses seules forces et au gré de ses désirs
caractérisé comme le vernaculaire pré-scientifique
(Durkheim, 1988, p 111).
Pour notre part, nous pensons que les acteurs ne sont pas
systématiquement dupes de leurs croyances ; ils ne sont pas
effectivement si facilement trompés et aveuglés par le
« voile des préjugés » sur leur existence.
Nos procédures d'accès au vécu quotidien des individus
divergent méthodologiquement et s'inscrivent dans une sociologie
wéberienne de la compréhension. Nous exposerons
ultérieurement la théorie sociologique de Max WEBER, nous
évoquons de préférence la
« neutralité axiologique » comme mode
d'objectivation et d'appréhension de la réalité.
« La validité universelle de la science exige que le savant ne
projette pas dans sa recherche ses jugements de valeur, c'est-à-dire ses
préférences esthétiques ou politiques » (Aron,
1967, p 504). Nous devons conserver un maximum de neutralité au cours de
l'entretien et ne pas être tentés d'influencer le sujet
interviewé. Notre propre conception de la réalité n'est
pas celle de l'autre, elle s'énonce différemment, elle peut
choquer et surprendre, elle n'en est pas moins teintée de ses valeurs.
Le sociologue doit user de réflexivité pour appréhender
les interprétations spontanées des acteurs sociaux. Elles sont
à considérer comme un savoir, un moyen pour le chercheur
d'accéder à la compréhension du monde qu'il veut
décrypter. Pour comprendre les attitudes, les décisions, les
pratiques mises à contribution par les individus dans une situation
donnée à un moment donné de leur existence, nous devons
faire preuve d'empathie :
L'empathie signifie ici que l'observateur (le
sociologue) grâce aux informations dont il dispose sur les
éléments composant la situation de l'observé, puisse se
mettre à la place de celui-ci et considérer cet
acteur-en-situation comme objet extérieur à sa (l'observateur)
propre situation. La phase ultime de l'explication du phénomène
social est atteinte lorsque l'observateur, pleinement conscient de la situation
dans laquelle se trouve l'acteur social, est en mesure de dire que dans les
mêmes circonstances ou contextes il aurait peut-être agi de la
même manière (Assogba, 1999, p 61).
Le choix de l'entretien s'impose donc lorsque nous recherchons
à saisir le « vernaculaire pré-scientifique, (...)
trésor de types et de caractères prêts à l'emploi et
pré-constitués » (Schütz, 1987), permettant au
chercheur de lire le monde qu'il a souhaité explorer.
2.1.1. Le choix de l'échantillon.
La définition de la population.
« Définir une population, c'est
sélectionner les catégories de personnes que l'on veut
interroger, et à quel titre ; déterminer les acteurs dont on
estime qu'ils sont en position de produire des réponses aux questions
que l'on se pose » (Blanchet et Gotman, 1992, p 50-51).
Les familles sélectionnées pour notre
enquête future épouseront certains critères objectifs
déterminés ainsi, selon les hypothèses de recherche
émises plus haut :
1. Pour vérifier l'hypothèse 1, les contextes
socioculturels dans lesquels se déroule la vie sociale domestique
devront être variés et non homogènes,
2. Pour vérifier l'hypothèse 2, le handicap
mental doit être associé ou non à une lecture que nous
qualifierons de « lisible » par la société.
La perspective de l'avenir est tributaire de l'annonce du handicap qui n'est
pas toujours énoncé à la naissance.
3. Pour vérifier les hypothèses 3 et 4, celles
qui nous importent pour le travail de thèse à venir, l'âge
de l'enfant ou de l'adolescent devront se situer dans une des catégories
suivantes, épousant le modèle institutionnel, à
savoir : la classe d'âge 6 - 12 ans, la classe d'âge 12 - 15
ans, la classe d'âge 16 - 20 ans.
Pour la compréhension du choix des classes d'âge,
nous rappelons la constitution de l'établissement
spécialisé, choisi pour notre enquête, où sont
placés les enfants et adolescents déficients intellectuels.
L'Institut Médico-Educatif (I.M.E.) est organisé de la
sorte :
· Un Institut Médico-Pédagogique (I.M.P.),
composé d'enfants âgés de 6 à 12 ans,
bénéficiant d'un enseignement scolaire spécialisé
couplé à des activités éducatives
spécialisées,
· Un Institut Médico-Professionnel (I.M.P.R.O.),
composé d'adolescents et de jeunes adultes âgés de 16
à 20 ans, bénéficiant d'un apprentissage technique et
professionnel spécialisé,
· Un groupe de pré-adolescents âgés
de 12 à 15 ans, unité « passerelle »,
caractérisée par une mise au travail progressive en ateliers
professionnels et un maintien en groupe scolaire spécialisé.
Le choix de la population sera fait en fonction de
données objectives. Je suis éducateur spécialisé au
sein de la structure d'accueil des enfants et des adolescents. L'institution
possède des ressources informatives tels que les dossiers
administratifs, éducatifs et pédagogiques, médico-sociaux
dont j'ai accès. Le choix pourra se faire également par
expérience c'est-à-dire par le biais d'une connaissance
professionnelle du handicap mental et de son environnement
d'évolution.
2.1.2. La procédure.
Les entretiens se dérouleront en deux temps : un
temps avec le père, un temps avec la mère. Il va de soi que cette
procédure concerne les couples constitués. Les
« faisant fonction » de parents seront aussi
considérés. L'entretien séparé permet de recueillir
la parole des deux parties ; nous émettons l'hypothèse que
celle-ci diverge sur la perception de l'avenir de l'enfant ou de l'adolescent.
Les statuts de mère et de père étant des construits
sociaux dispatchant des rôles sociaux à l'intérieur du
couple, il est bon d'interroger la vision de l'acteur selon la place qu'il
occupe dans leur relation à l'enfant.
Le panel devra être suffisamment conséquent (40
familles) et différencié pour prétendre approcher la plus
grande validité possible. Il serait intéressant d'interroger des
parents d'autres structures d'accueil spécialisé et ne pas
s'enfermer dans un schéma unique de prise en charge. Nous pensons que la
ligne directive de chaque établissement peut influencer les projections
parentales. Il nous semble bon d'interpeller les acteurs parentaux dont
l'enfant est dit « normal », rechercher les ressemblances
et les dissemblances de deux mondes apparemment différents.
Le regard sur le handicap de l'enfant par les parents
évolue selon le temps qui passe. Nous le rappelons, la
temporalité nous intéresse au premier chef. Depuis l'année
de Licence, nous suivons régulièrement 5 familles qui prennent
part à ce travail de recherche. Nous nous sommes entretenus
régulièrement avec elles, une fois par an et il est apparu au
cours de ces années des clivages important dans la manière de
percevoir l'avenir de leur enfant. Il nous faut saisir à quels moments
précis, à quels événements donnés, leur avis
varie sur la perception de leur situation. Nous suggérons de poursuivre
ce travail de recherche à leur côté mais de manière
plus fréquente. Les modalités de recueil d'impressions pourraient
se faire sur quelques mois au travers d'interventions régulières
(appels téléphoniques, courtes visites au domicile). Il s'agirait
ainsi de suivre le parcours existentiel de ces parents et saisir à
l'instant les espoirs, les désillusions, en bref, ce qui fait qu'un jour
tout semble possible et qu'un autre tout semble s'écrouler.
3. L'observation directe.
Les suppositions de départ et l'intérêt
porté au sujet du handicap mental n'émanent pas d'un
questionnement sans fondement. L'histoire du chercheur, nous l'avons
évoquée dans notre problématique, est
imprégnée du vécu avec ces personnes différentes,
situées hors des normes sociales établies. Les origines de cette
recherche sont à épier dans la biographie de son auteur, elles
sont dépendantes de nos premières émotions, de nos
premières interrogations, de nos peurs primaires issues des premiers
contacts avec l'altérité. Ce qui nous tient désormais
à coeur c'est de comprendre ce que les gens ressentent, comment ils
vivent une vie logiquement difficile. Le handicap n'est pas une fatalité
pour les parents puisqu'une vie est possible malgré lui. Les
stratégies parentales sont appréhendées dans les discours
reflétant les impossibilités qui, en contre partie,
définissent des champs de possibilités.
Le temps de l'entretien ne tient pas lieu d'observation, il
est un temps de rencontre, d'échange, d'impressions premières
confortant ou rejetant nos a priori. L'observation directe est plus
adaptée à notre quotidien professionnel. Nous participons, en
tant qu'éducateur spécialisé, au travail éducatif
institutionnel, nous évaluons les capacités de l'enfant, nous
tentons d'adapter nos actions à ces besoins, de le doter d'outils qui
nous semblent bon pour son intégration en société.
L'éducateur est amené à côtoyer le pôle
scolaire de l'institution et ses différents acteurs pédagogiques.
Il exerce au sein de la structure qui, pour les parents, doit restaurer leur
enfant. Nous participons de fait à la vie institutionnelle, nous avons
notre avis sur le handicap de l'enfant. Les raisonnements professionnels
diffèrent des analyses parentales, nous avons pu le constater au travers
de rencontres entre les deux parties « parents -
professionnels ». Il existe un réalisme institutionnel qui ne
correspond pas toujours à la réalité que les acteurs
parentaux se font de leur enfant. Nous interrogerons ce décalage car il
va de soi, pour le corps éducatif et pédagogique, que
l'élève handicapé mental démontre des lacunes qui
ne seront jamais comblées. Nous sommes placés à mi-chemin
entre ces deux univers aux représentations divergentes ; nous
interagissons dans ces deux mondes. Même si nous participons plus
à l'un qu'à l'autre, nous possédons deux points de vue
globaux sur le handicap. Nous rejoignons la méthode de travail des
sociologues dits « interactionnistes » qui
Prend pour point de départ ce que Znaniecki nomme le
« coefficient humaniste », savoir que tout objet du monde
culturel n'existe qu'en rapport avec la conscience, l'expérience et
l'activité de sujets, et doivent être décrits dans ce
contexte relationnel. L'expérience que les acteurs quotidiens ont du
monde social et les conceptions qu'ils s'en font, constituera donc l'objet
essentiel de la sociologie (De Queiroz et Ziolkovski, 1994, p 34).
Nous interrogeons bien deux conceptions différentes du
monde selon la place particulière occupée par les
différents acteurs : le point de vue parental épouse
rarement le point de vue éducatif. Il existe un monde où tout est
possible pour l'enfant handicapé et un autre où les
difficultés de l'enfant sont trop importantes pour qu'il puisse se
prendre en charge seul. Par expérience, nous supposons que l'enfant
handicapé mental se définit par sa dépendance à un
tiers. Les parents ont besoin d'espérer que la normalité
adviendra pour que l'enfant accède à l'indépendance. Le
recueil d'informations, sur le terrain professionnel, par observation directe,
est utile pour saisir le monde institutionnel de l'intérieur, ses
pratiques et ses interprétations.
De même que pour la méthode compréhensive,
l'observateur doit faire preuve d'extériorité dans le recueil et
l'interprétation de ses données. Il « ne participe pas
aux jeux de miroirs complexes impliqués par le modèle
d'interaction de ses contemporains » (Schütz, 1987, p 34) ; il
doit se démarquer face à l'objet qu'il cherche à
investir.
La fécondité de l'usage de l'observation
dépend en effet d'abord de l'aptitude du chercheur à entretenir
une distance critique à l'égard de ses propres jugements et
sentiments, ou, comme l'écrit Hughes, de son émancipation
par rapport à son milieu et à son origine sociale,
religieuse ou culturelle. Mais elle dépend également de son
aptitude à comprendre en finesse l'univers symbolique des
catégories de personnes étudiées : ceci suppose une
sensibilité qui ne peut souvent être acquise sans une
familiarité prolongée avec cet univers symbolique. (J.M.
Chapoulie, 1985, p 19)
Cette « émancipation », ce
« détachement de l'observateur », (Schütz,
1987, p 34) trouve sa source dans l'énoncé même de notre
problématique qui s'intéresse à la perception de l'avenir
par les parents. Notre préoccupation première n'est pas
d'entreprendre une recherche sur et dans l'institution
« asilaire », à l'instar de Goffman, sachant que
nous sommes immergés dans celle-ci depuis maintenant de nombreuses
années. Nous voulons comprendre ce qui se passe dans une autre
institution, la famille, et rendre compte des divergences par le biais des
pratiques et des représentations communes. Le fait
d' « extérioriser » notre recherche nous permet
de nous extérioriser nous-mêmes ; nous gagnons en
réflexivité en pénétrant deux mondes dont
l'intersection est le noyau de notre recherche. L'éducateur, le temps de
l'étude sociologique, ôte ses habits éducatifs pour
revêtir le costume de sociologue. Il n'est pas facile de changer de
métier car nous offrons une autre image pour les gens qui nous
connaissent. Nous avons nous-mêmes une autre idée sur le monde qui
nous entoure ; tout ceci est parfois déstabilisant.
L'observation interne de la structure doit surtout nous
permettre d'appréhender les discours institutionnels sur la famille de
l'enfant, entendre comment elle est parlée, comment elle est
« préjugée » par les acteurs praticiens du
handicap. Nous explorerons les discours « en situation »
c'est-à-dire que nous capterons la parole des acteurs dans leur contexte
d'exercice. Il nous faut comprendre comment ils créent le monde tout en
le parlant. La méthode interactionniste, plongeant le chercheur au coeur
de son objet d'étude, repose sur le postulat que
L'homme a une « capacité
d'auto-réflexivité » (Mead) et une des facettes de
l'interactionnisme est de définir un processus interprétatif (de
soi-même, de l'autre influencé par soi-même, de
soi-même influençant l'autre et influencé par l'autre...),
mais toujours enraciné dans le flot de l'interaction et de la
vérification des anticipations (Baszanger, 1992, p 15).
Il ne nous faut pas uniquement saisir les
« faits », le déroulement des actions qui se joue
devant nos yeux, mais il nous faut également comprendre comment elles
s'élaborent en « coulisses », pour reprendre une
métaphore goffmanienne. En d'autres termes, la mise en place de nos
méthodes de recherche empiriques (l'entretien semi-directif et
l'observation directe) doivent nous amener à appréhender les
« motifs » (Schütz, 1987, p 28) qui poussent l'acteur
à agir dans l'univers qu'il s'est construit. L'acteur social peut donner
un sens à sa pratique et nous dire pourquoi il est bon pour lui d'agir
comme il agit. Le sens pratique est une habilité à
résoudre les problèmes de la vie quotidienne. Dans notre propos,
l'acteur fait preuve d'invention pour résoudre les difficultés
quotidiennes. Il n'est pas « naturellement » doué
pour y parvenir, il n'a pas toujours acquis antérieurement une
façon de faire.
Nous nous opposons à la définition de Pierre
BOURDIEU qui définit le sens pratique comme
Nécessité sociale devenue nature, convertie en
schèmes moteurs et en automatismes corporels, est ce qui fait que les
pratiques, dans et par ce qui en elles reste obscur aux yeux de leurs
producteurs et par où se trahissent les principes trassubjectifs de leur
production, sont « sensés », c'est-à-dire
habitées par le sens commun. C'est parce que les agents ne savent jamais
complètement ce qu'ils font que ce qu'ils font a plus de sens qu'ils ne
le savent (Bourdieu, 1980, p 116).
Nous ne postulons pas que l'acteur est dans un état
naturel de pratiques qui dicte ses conduites indépendamment de sa
volonté. Les parents d'enfants handicapés mentaux ne sont pas
préparés à l'être, ils le deviennent par
expérience. Ils sont dans une logique de dépassement de leur
situation ; nous avons bien affaire avec une volonté d'agir pour
rectifier le futur en fonction des données présentes. Si les
parents ne savent pas toujours comment s'y prendre c'est parce qu'il n'existe
pas de référence pratique dans le mode d'éducation de
l'enfant handicapé mental. La vie s'apprend par expérience au fur
à mesure des échecs et des réussites de l'enfant, rien
n'est donné d'avance, tout se construit lentement. L'existence est faite
de revers, d'illusions, de désillusions. Le processus d'évolution
de l'existence est incessamment bouleversé et remis en cause.
III. AUTEURS ET CONCEPTS
1. Les parents de l'enfant handicapé mental vus
comme « acteurs » plutôt qu'
« agents ».
Nous ne pouvons poursuivre plus en avant notre travail
d'écriture sans expliquer les concepts retenus utiles à notre
propos. Il ne s'agit pas d'utiliser un jeu de mots ou de jouer sur les mots.
Nous nous inscrivons dans une pensée sociologique détachée
d'un déterminisme coercitif pour les individus. Avant d'expliquer les
raisons de notre éloignement avec le courant holiste, nous allons
clarifier l'usage de termes tels qu'acteurs sociaux, acteur parentaux ou agents
sociaux.
1.1. Le concept d'agent social.
Nous parlons d'acteur social plutôt que d'agent social
car nous estimons que l'individu est capable de faire des choix individuels
soumis à sa propre perception de la situation dans laquelle il
évolue. Il n'est pas qu'un pur « produit de
l'histoire » mais bien producteur de son histoire. L'habitude prise
dans la répétition des pratiques n'est pas à confondre
avec un « habitus » au sens bourdieusien du terme
(Qui) produit des pratiques, individuelles et collectives,
donc de l'histoire, conformément aux schèmes engendrés par
l'histoire ; Il assure la présence active des expériences
passées qui, déposées en chaque organisme sous forme de
schèmes de perception, de pensée et d'action, tendent plus
sûrement que toutes les règles formelles et toutes les normes
explicites, à garantir la conformité des pratiques et leur
contenance à travers le temps (Bourdieu, 1980, p 91).
Nous l'avons évoqué antérieurement, il
n'existe pas « d'apprentissage par corps » pour devenir
parent d'enfant handicapé mental. Les règles du jeu domestique et
social sont différentes et sont à inventer chaque jour. Il n'y a
pas de construction linéaire des pratiques, de logique de
développement de l'enfant, de stade acquis naturellement et
repérable de manière psychopédagogique. L'habitude de
vivre avec un enfant autre n'est pas le résultat d'une
répétition des pratiques : rien n'est acquis, tout est
mouvant. Il est difficile d'évoquer la notion d'habitus si ce concept
est un produit de l'histoire naturelle. Nous ne sommes pas dans une perspective
organiciste où chacun serait en interdépendance. Les
événements passés au sein du couple avec l'enfant
n'intègrent pas une « conscience collective »
commune.
L'expérience du handicap est hors du commun. Nous nous
donnons pour tâche d'étudier le pathologique plutôt que le
normal. Quelles sont les références sociales valables pour ces
parents ? Il est douteux de penser qu'ils sont disposés à
« fonctionner » comme des machines socialement
régulées. Nous ne les considérons donc pas comme des
agents agis par la société, nous accordons plus d'importance aux
marges de liberté qui leur sont laissées.
1.2. Le concept d'acteur social.
L'individu a la possibilité de faire des choix, bon ou
mauvais, pour mener à bien son existence. Il n'est pas cette
« pâte molle sur laquelle viendrait s'inscrire les
données de son environnement, lesquelles lui dicteraient ensuite son
comportement dans telle ou telle situation » (Boudon, 1986). Nous
sommes opposés à la perspective holiste faisant primer le tout
sur ses parties. Nous prenons en compte les marges de liberté
individuelles plutôt que les contraintes dans lesquelles l'individu est
enserré. La priorité est donnée à l'action non pas
uniquement déterminée par le champ social. L'individu peut
exister en dehors des limites de cadres sociaux rigides, il peut les
dépasser pour élargir son propre champ à la
société tout entière.
L'acteur n'est ni aveugle ni incapable ; il sait
généralement reconnaître les éléments de son
contexte, évaluer les chances et les obstacles et prendre les
décisions qui lui paraissent les plus efficaces (Asogba, 1999,
préface).
Les comportements individuels ne sont pas
déterminés par les structures cependant nous admettons toutefois
que l'acteur n'est pas « suspendu à un vide social »
(Boudon, 1992, p 28). L'individu est socialisé, il vit au contact des
autres, il doit faire avec. Ceci est d'autant plus vrai dans le domaine du
handicap où des contraintes matérielles apparaissent
également. Les « idola » sont revivifiés et
posent les bases à des préjugés ancrés dans
l'imaginaire collectif. Cependant, la violence sociale, traduite dans des
comportements d'évitement, des non-dits ou autres attitudes, est remise
en cause par les parents. Ils ne font pas que subir les cadres de l'exclusion
dans laquelle ils sont enfermés avec leur enfant. Ils revendiquent
également une place sociale pour leur progéniture. Les parents
usent de techniques de reconnaissance et oeuvrent à leur mise en
place : pour cette raison, ils sont entièrement acteurs. Cependant,
nous reconnaissons bien ici que « l'acteur social se meut dans un
contexte qui dans une large mesure s'impose à lui ».
(Ibid., p 28)
D'un point de vue méthodologique, les acteurs sociaux
peuvent être regroupés par catégorie. La situation sociale
des individus est considérée, la classe sociale n'est plus
déterminante. Il y a une lutte des parents pour la reconnaissance de
leur enfant et d'eux-mêmes qui « ne porte pas uniquement sur
les « intérêts de classe », mais aussi sur les
« conceptions du monde » (Weber, 1992, p127). Les parents
d'enfants handicapés mentaux sont dans une situation analogue. Le
handicap touche toutes les classes sociales et nous faisons l'hypothèse
qu'il est une force qui les dépasse. Cependant, il nous faudra
vérifier si les dispositions économiques, culturelles et
sociales, ce que BOURDIEU nomme les capitaux, interfèrent sur les
représentations sociales des acteurs parentaux. La reconstruction
familiale, jamais parfaite, est ce qui est primordial pour les parents ;
leur vie quotidienne est régie par le renouvellement de
stratégies pour agir sur le handicap et son environnement. Par
conséquent la méthode individualiste invite à
Regrouper les acteurs en catégories s'ils se trouvent
dans une situation analogue et qu'on peut s'attendre à observer de leur
part une attitude semblable sur tel ou tel sujet (...) Etant donné que
la sociologie de l'action s'intéresse à des
phénomènes qui sont en général le résultat
d'innombrables causes individuelles, il faut bien, si l'on ne veut pas aboutir
à une impasse, regrouper les acteurs et les groupes abstraits, les
rassembler dans des types ou en types idéaux (Ibid., p
28).
Nous voyons que ces concepts d'agent social et d'acteur social
ne sont pas anodins. Ils renvoient à des conceptions théoriques
différentes et ils ne sauraient être confondus. Nous parlerons
donc souvent d' « acteur social » lorsque l'individu
est à même d'influencer le cours de son existence. Nous
évoquerons l'« agent social » à chaque fois
que l'individu semble subir une certaine coercition sociale,
c'est-à-dire lorsque ses choix semblent dictés par le contexte
structurel. Nous rattacherons parfois le substantif de
« parental » à ces deux termes pour préciser
le propos de notre étude.
2. La sociologie compréhensive de Max
WEBER.
Nous allons évoquer le cadre conceptuel plus
général dans lequel s'inscrit notre recherche de sociologie. La
part belle est faite aux acteurs, nous l'avons dit ce concept n'est pas un
style de langage. L'acteur se définit par l'action qu'il exerce sur son
environnement et sur les autres individus, il participe aux
événements dont il est parfois l'instigateur. Nous nous
inscrivons clairement à ce sujet dans la sphère de la sociologie
de Max WEBER qui a défini ainsi la sociologie
Nous appelons sociologie (au sens où nous entendons ici
ce terme utilisé avec beaucoup d'équivoques) une science qui se
propose de comprendre par interprétation l'activité sociale et
par-là d'expliquer causalement son déroulement et ses effets.
Nous entendons par « activité », un comportement
humain (peu importe qu'il s'agisse d'un acte extérieur ou intime, d'une
omission ou d'une tolérance) quand et pour autant que l'agent ou les
agents lui communique un sens subjectif. Et, par activité
« sociale », l'activité qui, d'après son sens
visé par l'agent ou les agents, se rapporte au comportement d'autrui par
rapport auquel s'oriente son déroulement (Max Weber, 1971, p 4).
La sociologie wéberienne cherche non seulement à
constater les comportements humains intentionnels mais aussi à les
comprendre. Les individus n'agissent pas par accident, leur activité est
caractérisée par le fait qu'ils veulent agir d'une certaine
manière. D'ailleurs, WEBER ne retient pas les situations de hasard non
provoquées par les individus.
Son objet spécifique (à la sociologie
compréhensive) ne consiste pas en n'importe quelle
« disposition intérieure » ou comportement
extérieur, mais en l'activité. Nous
désignons toujours par « activité » un
comportement compréhensible, ce qui veut dire relatif à des
« objets » qui est spécifié de façon
plus ou moins consciente par un quelconque sens (subjectif)
« échu » ou « visé »
(Weber, 1995, p 305).
Cette définition est celle de la rationalité
instrumentale. WEBER estime que l'activité est traduite dans un
comportement rationnel c'est-à-dire qu'il est possible à l'acteur
de se doter de moyens adéquats pour atteindre le but fixé.
L'espèce la plus immédiatement
« compréhensible » de la structure significative
d'une activité reste celle qui s'oriente subjectivement et de
façon strictement rationnelle d'après les moyens qui passent
(subjectivement) pour être univoquement adéquats à la
réalité de fins conçues (subjectivement) de façon
univoque et claire (Ibid., p 308-309).
« L'action rationnelle est définie par le
fait que l'acteur conçoit clairement le but et combine les moyens en vu
d'atteindre celui-ci. » (Aron, 1967, p 500). Ce raisonnement
subjectif de l'acteur social, forcément adapté à une fin
qu'il s'est donné, n'intègre pas la part d'irrationalité
de l'action individuelle. La fin, pour Max WEBER (1995), est la
représentation d'un résultat qui devient cause d'une action, elle
en est la génératrice. Les comportements qui n'épousent
pas ce modèle ne seraient pas saisissables par le sociologue et ne
mériteraient pas, par conséquent, qu'on y attache de
l'intérêt.
L'acteur social peut penser que la fin recherchée est
bénéfique pour lui mais les moyens qu'il déploie, peu
adaptés à sa situation, ne lui permettront pas de parvenir
à cette fin. Dans ce cas, nous disons qu'il n'a pas les moyens de ses
ambitions. La rationalité de l'acteur peut donc apparaître comme
erronée, « en ce sens qu'il peut avoir une fausse conscience
des moyens dont il dispose pour atteindre ses objectifs » (Assogba,
1999). Pour nous, ce comportement que nous rencontrons parfois chez les parents
d'enfants handicapés n'est pas irrationnel car il peut être
compréhensible.
Pour pallier le manque de sa définition de
l'activité « typiquement rationnelle », WEBER
introduit l'idée d'une action affective ou émotionnelle.
Cette action est
Dictée immédiatement par l'état de
conscience ou par l'humeur du sujet (...) Dans tous ces cas, l'action est
définie non pas par référence à un but ou à
un système de valeurs, mais par la réaction émotionnelle
de l'acteur placé dans des circonstances données (Ibid.,
p 501).
Ces réactions sont palpables dans l'instant, elles sont
immédiates et instinctives et répondent subitement aux stimuli
extérieurs. Les acteurs parentaux vivent dans un univers de souffrance
qu'ils cherchent à apprivoiser. Nous sommes amenés à
considérer cette souffrance ; si nous n'avons pas à
être en « sympathie » avec les sujets, nous devons
pourtant pouvoir nous mettre à leur place, user d'empathie.
Il faut considérer leurs actions
détachées de toute colère ou de honte justifiées
face à l'insensé. Ces sentiments sont quotidiennement
présents, enfouis au plus profond d'eux-mêmes et jaillissant au
moindre trouble. Nous prendrons en compte l'apparition de ces états
d'âme, symptôme d'un mal-être avec les autres, mais nous n'en
ferons pas l'objet de notre recherche. L'essentiel est de comprendre par quels
stratagèmes, les acteurs sociaux peuvent dépasser leurs
émotions pour ne pas en être dépendants. Ils ne sont pas
constamment en réactivité intense face aux
événements ; ils sont à même de se faire une
raison sur leur sort.
L'acteur social est-il tout à fait rationnel quand il
est livré à ses émotions ? Son attitude est
compréhensible face à l'événement qui le met en
danger mais sa réaction n'est pas toujours réfléchie.
L'impulsivité, attitude défensive, est une explosion
émotionnelle compréhensible mais est-elle rationnelle ? Pour
Max WEBER, et nous le suivons dans ce sens, l'émotion est à
considérer comme rationnelle quand elle assouvit une tension. Nous
posons seulement le problème des conséquences sociales à
de telles irruptions affectives supposant que l'acteur social ne les
maîtrise pas toujours. Nous atteignons ici la dimension de l'action
rationnelle par rapport à une valeur
Est celle du socialiste allemand Lasalle se faisant tuer dans
un duel, ou celle du capitaine qui se laisse couler avec son vaisseau. L'action
est rationnelle non parce qu'elle tend à atteindre un but défini
et extérieur, mais parce que ne pas relever le défi ou abandonner
un navire qui sombre serait considéré comme déshonorant.
L'acteur agit rationnellement en acceptant tous les risques, non pour obtenir
un résultat extrinsèque, mais pour rester fidèle à
l'idée qu'il se fait de l'honneur (Ibid., p 500 - 501).
Les réactions mises au jour antérieurement sont
une réponse aux situations déshonorantes impliquées par le
handicap. Les parents doivent restaurer une certaine respectabilité
perdue. Il y a bien des risques réels de discrédit lorsqu'on
apparaît avec un enfant handicapé en société ;
il faut sauver l'honneur de la famille et défendre son enfant
coûte que coûte, objet de railleries insupportables pour les
parents. Les attitudes extérieures semblent injustes pour les acteurs
parentaux et pourtant ils doivent faire avec. La société est
normative, les acteurs agissent donc selon ce qui leur semble bon ou mauvais.
Les valeurs sociétales, quasi-universelles, sont intégrées
par les individus. Cependant, dans le cas du handicap, les parents interpellent
celles-ci. Comment se fait-il qu'il y ait des individus rejetés aux
marges de la société selon un critère d'exclusion
basé sur l'apparence et non sur le crime commis ? Le
handicapé est une victime sujette à la compassion
exacerbée. Il est aussi un être coupable d'exister car il
dérange l'ordre social des choses. La construction identitaire de
parents d'enfant handicapé est prise au coeur de ce dilemme.
Le champ du handicap est complexe et nous admettons que les
acteurs parentaux ne peuvent se rapporter à une expérience
commune. Ce monde « à part » génère
des pratiques sociales particulières et des représentations
uniques. Nous devons comprendre quels mécanismes sont mis en oeuvre par
les parents dont l'enfant est exclu « naturellement » de la
vie sociale. Cette exclusion est injuste et non fondée, elle est
pourtant bien effective. La méthode individualiste va nous aider
à appréhender ce qui permet aux acteurs de dépasser un
déterminisme où le collectif prime sur l'individu.
Si je suis finalement devenu sociologue, c'est essentiellement
afin de mettre un point final à ces exercices à base de concepts
collectifs dont le spectre rôde toujours. En d'autres termes, la
sociologie, elle non plus, ne peut procéder que des actions d'un, de
quelques, ou de nombreux individus séparés. C'est pourquoi elle
se doit d'adopter des méthodes strictement
« individualistes » (Weber, in Boudon et Bourricaud,
1994).
Ils ne se laissent pas enfermer sans réagir, ils
contestent ce contexte pour prendre le dessus et ne pas se laisser cataloguer.
Il est raisonnable de penser que les acteurs parentaux voudraient inverser les
normes sociales pour faire de la pathologie, une normalité. Les plus
revendicatifs s'insèrent dans le tissu associatif pour faire pression
sur les pouvoirs publics afin que l'enfant handicapé mental
accède aux mêmes droits que les autres, notamment en terme de
scolarité. Même contraints à vivre dans un univers social
défini par les autres, ce que BECKER nomme les entrepreneurs de morale
(Becker, 1985), les parents agissent au travers d'une rationalité
limitée qu'ils cherchent à dépasser.
Il est vrai que l'action individuelle est soumise à des
contraintes sociales ; il est rare de pouvoir agir à sa fantaisie.
Mais cela n'implique pas que les contraintes sociales déterminent
l'action individuelle. Ces contraintes délimitent le champ du possible,
non le champ du réel. Plus précisément, la notion de
contrainte n'a de sens que par rapport aux notions corrélatives
d'action et d'intention (Boudon et Bourricaud, 1994).
3. La sociologie de Raymond BOUDON.
3.1. L'individualisme
méthodologique.
Notre recherche actuelle et future repose sur la
méthode individualiste qui couple l'approche wéberienne à
une perspective cognitiviste. Raymond BOUDON reprend la méthode de la
sociologie compréhensive qui interroge le sens que les acteurs donnent
à leurs actions pour l'enrichir du concept de raison :
Expliquer un phénomène social, c'est en
faire le résultat d'actions dont il faut saisir le sens. Saisir le sens
de ces actions (les comprendre), c'est généralement en
trouver les bonnes raisons, que ces raisons soient présentes ou
non dans la conscience des acteurs (Boudon, 1993, Préface).
Les individus confrontés au handicap mental se forgent
des raisons fondées ou non fondées pour parvenir à
supporter une existence dans la marge sociale. Nous rappelons que pour
l'individualisme méthodologique, l'action est un comportement imputable
à une intention ou à une rationalité non pas absolue mais
limitée. L'individu, plutôt que la structure qui l'englobe, nous
importe. « Pour expliquer un phénomène social, il faut
retrouver ses causes individuelles, c'est-à-dire comprendre les raisons
qu'ont les acteurs sociaux de faire ce qu'ils font ou de croire ce qu'ils
croient » (Boudon, 1992, p 28).
Pour le sociologue, comprendre le comportement d'un
acteur c'est donc le plus souvent comprendre les raisons ou les
bonnes raisons. En ce sens et en ce sens seulement, l'on peut dire que
la sociologie, ou du moins la sociologie de l'action, a tendance à
souscrire au postulat de la rationalité de l'acteur social
(Ibid., p 34).
3.2. La rationalité ou l'irrationalité
de l'acteur social.
Nous émettons le postulat que les parents de l'enfant
handicapé mental ont de bonnes raisons d'agir, notamment de
manière cognitive, sur leur situation. Il leur semble bon et
évident que leur enfant sera un jour socialement reconnu. Cette
reconnaissance n'est pas uniquement une revendication. Elle doit s'inscrire
également dans les attentes, « les expectations nourries
subjectivement » (Weber, 1995) ; les actions menées pour
combattre le handicap doivent permettre d'en libérer le
handicapé. Ceci ne semble pas être « une action logique,
opération logiquement unie à son but » telle que l'a
définie PARETO :
Le but est un but direct ; la considération d'un
but indirect est exclue. Le but objectif est un but réel, rentrant dans
le domaine de l'observation et de l'expérience, et non un but
imaginaire, étranger à ce domaine (Pareto, p 68)
Les parents, selon cette définition, ne seraient pas
rationnels et agiraient en pure perte, dans un univers vide de sens. Leurs
actions ne seraient pas dignes d'intérêt pour la sociologie. Leur
étude serait impossible à réaliser car,
effectivement, comment rendre compte du sentiment de vouloir être reconnu
comme un être social. C'est pourquoi nous rejetons une rationalité
de type instrumental qui voudrait que les individus sachent de façon
optimale atteindre les buts fixés. Il n'existe pas de
linéarité dans les processus parentaux ce qui laisse parfois
entendre que leur point de vue sur leur situation est irrationnel. Il est vrai
que leur discours peut nous paraître étrange mais il est souvent
interprété hors de leur contexte d'existence. Nous disons que les
parents de l'enfant handicapé mental sont rationnels et que leur
étude ressort de la sociologie.
Pour préciser les idées, disons que la
sociologie traite un comportement comme rationnel toutes les fois qu'elle est
en mesure d'en fournir une explication pouvant être énoncée
de la façon suivante : « Le fait que l'acteur X se soit
comporté de la manière Y est compréhensible en
effet, dans la situation qui était la sienne, il avait de bonnes
raisons de faire Y » (Boudon, 1992, p 34-35).
Il est donc désormais raisonnable de penser que
les acteurs parentaux sont rationnels. Cet énoncé n'est pas une
fin en soi, il est à la genèse de notre travail de recherche, il
en est même le postulat premier. Il invite à une posture
théorique qui ne fait pas systématiquement, par un jeu de
passe-passe, de toute irrationalité, une possible rationalité.
Ce parti pris rationaliste repose lui-même sur
un premier fondement, à savoir que cette impression
d'irrationalité est souvent le résultat de
phénomènes de projection (...) Comprendre l'action, le
comportement ou les croyances d'autrui suppose bien qu'on se mette à sa
place. Mais pour se mettre à sa place, l'observateur doit être
informé aussi exactement que possible sur ce qui distingue l'acteur de
lui-même (Boudon, 1993, préface).
Ceci invite chacun à se questionner sur les
différences apparentes de l'autre, et les comprendre plutôt que de
les rejeter d'emblée. Nous démontrerons que les mécanismes
logiques mis en place par les parents afin d'abolir l'altérité
sont communs à la majorité des individus. L'exception apparente
peut être la règle générale ce qui dérange
l'esprit holiste rejetant toute exception sous prétexte qu'elle n'est
pas significative et indigne d'intérêt pour les sciences
sociales.
BOUDON définit différents types de
rationalité que nous énumérons :
1. La rationalité de type
« utilitariste » : X avait de bonnes raisons
de faire Y, car Y correspondait à l'intérêt (ou aux
préférences) de X ;
2. La rationalité de type
« téléologique » : X avait de
bonnes raisons de faire Y, car Y était le meilleur moyen pour X
d'atteindre l'objectif qu'il s'était fixé. Ce cas désigne
une action utilisant des moyens adaptés aux fins
recherchées ;
3. La rationalité de type
« axiologique » : X avait de bonnes raisons
de faire Y, car Y découlait du principe normatif Z ; que X croyait
en Z, et qu'il avait de bonnes raisons d'y croire. Ce cas désigne une
action adaptée non à des fins mais à des valeurs.
4. La rationalité de type
« traditionnel » : X avait de bonnes raisons
de faire Y, car X avait toujours fait Y et n'avait aucune raison de remettre
cette pratique en question.
5. La rationalité de type
« cognitif » : X avait de bonnes raisons de
faire Y, car Y découlait de la théorie Z ; que X croyait en
Z et qu'il avait de bonnes raisons d'y croire (Assogba, 1999, p 64).
Nous voyons que ces types de rationalité peuvent
s'appliquer à l'objet de notre étude et sont à la base
d'une sociologie des croyances que nous élaborerons dans les chapitres
qui vont suivre. Nous allons montrer comment se construit l'identité
sociale particulière de parents d'enfant handicapé mental. La
croyance en une normalité à venir est le moteur de leur
existence, sans elle tout s'effondre et la vie ne vaut pas la peine
d'être vécue. Elle est le fondement même d'une vie autre
à inventer. La construction identitaire est intimement liée
à la manière dont est perçu l'avenir en fonction du moment
présent mais aussi des expériences passées. L'acceptation
du handicap est corrélative au temps qui passe, l'abandon de certaines
croyances également. Ce travail de recherche veut s'essayer à
vous le démontrer d'une manière
« compréhensive » au fur et à mesure des
pages à venir.
IV. LA CONSTRUCTION DE L'IDENTITE SOCIALE DE PARENT
D'ENFANT HANDICAPÉ MENTAL.
La construction sociale de parent d'enfant handicapé
débute dès l'apparition du handicap dans la vie des individus. Le
handicap n'est pas toujours une donnée apparente, avec des traits
spécifiques. Il est plus souvent découvert au fil du temps et
s'apprend par expérience. Les parents se fabriquent, bien malgré
eux, une nouvelle identité. Dans les premiers temps, chaque parent est
confronté à cette situation de ne pas toujours savoir comment s'y
prendre. Nous pouvons dire qu'un jour tout finit par rentrer dans l'ordre, que
l'expérience des aînés qui ont vécu ces situations
servent de modèles. Le corps pédiatrique est un conseiller averti
et rassurant en cas de difficultés de l'évolution de l'enfant, il
croit savoir, il détient des techniques appropriées qu'il peut
transmettre aux parents.
Notre recherche ne s'intéresse pas à ce qui va
de soi. Les parents entrent en apprentissage, tout comme les autres parents,
pourtant celui-ci diffère, il est spécifique et particulier. Il
n'a rien de commun car toute l'attention affective parentale ne suffit pas.
L'enfant rêvé et tant espéré ne répond pas
à leurs attentes. Tout pose problème et quoiqu'il puisse
être tenté, rien ne marche, les tentatives échouent les
unes après les autres comme si aucune solution ne pouvait être
trouvée. Les aides de l'entourage sont certes teintées de
compassion mais bien inutiles. Pour théoriser notre propos, nous
recherchons une méthode d'appréhension sociologique qui peut nous
aider à décrypter le long et pénible chemin de
l'apprentissage avec un enfant différent. Les théories classiques
sont mises à mal car nous pénétrons dans un univers
atypique où les réponses psychologiques, pédagogiques,
voire médicales ne sont pas considérées par les parents.
Il leur faut trouver une solution à un problème qui ne peut
être résolu.
1. L'interactionnisme comme mode d'appréhension
de la construction de l'identité sociale de parent d'enfant
handicapé mental.
1.1. Définitions du modèle
interactionniste.
Le modèle interactionniste n'est pas unique, il est
caractérisé par l'attention portée aux individus, à
leurs comportements et à leurs contextes d'existence, en
général la vie quotidienne, les lieux de travail... Tout lieu
où les personnes se retrouvent en actions mutuelles et
réciproques. Nous pouvons dire que l'interactionnisme s'intéresse
aux comportements des acteurs en situation et prend en compte les dimensions de
l'action « en train de se faire ». C'est un courant de la
sociologie qui n'est pas facilement repérable par son
unité : l'interaction est appréhendée
différemment selon les auteurs qui l'ont théorisée.
L'exposé de notre recherche s'inspire des théorisations de
HUGHES, GOFFMAN et STRAUSS, nous laissons le soin aux deux derniers
cités de déterminer ce qu'est l'interaction et son mode
d'approche. Nous n'avons pas trouvé de consensus dans les
définitions, Pierre ANSART s'y essaie :
« L'interactionnisme constitue l'un des paradigmes
des sciences sociales fortement éloigné des paradigmes
objectivistes et holistes. Ce paradigme postule la prise en
considération des sujets en tant qu'acteurs susceptibles de choix,
d'initiatives, de stratégies ; il fait de l'acteur individuel, une
unité d'analyse. Les interactions y sont donc considérées
comme l'oeuvre des acteurs inter-agissant en situation » (Ansart, 1990, p
217).
GOFFMAN présente ainsi son ouvrage " Les rites
d'interaction " : « Un autre objectif est de
révéler l'ordre normatif qui prévaut dans et entre ces
unités (unités d'interactions naturelles), autrement dit, l'ordre
comportemental qui existe en tout lieu fréquenté, public,
semi-public ou privé, que ce soit sous les auspices d'une manifestation
sociale élaborée ou sous les contraintes plus banales d'un cadre
social routinier (...) Dans ce livre, je pose l'hypothèse qu'une
étude convenable des interactions s'intéresse, non pas à
l'individu et à sa psychologie, mais plutôt aux relations
syntaxiques qui unissent les actions des diverses personnes mutuellement en
présence. Néanmoins, puisque les matériaux ultimes sont
l'oeuvre d'individus agissants, il est toujours raisonnable de s'interroger sur
les qualités générales qui permettent à ces
individus d'agir de la sorte » (Goffman, 1974, p 7-8).
Pour STRAUSS, c'est le caractère
indéterminé et problématique de l'interaction qui retient
l'attention : « Plutôt que de nous centrer sur la
stabilité des interactions, nous nous préoccupons, dans ce livre
("La trame de la négociation") des changements qui peuvent intervenir
durant le déroulement de l'interaction (...) Ainsi dans notre travail
nous nous intéressons non seulement aux régularités
sociales et autres conditions structurelles qui entrent dans l'interaction,
mais aussi à la tendance de l'interaction à sortir des liens
sociaux régulés et à aller vers de nouveaux modes
d'interaction » (Strauss, 1992, p 24-25).
Nous ne polémiquerons pas sur les divergences
d'appréhension de la réalité dans son déroulement
par ses deux auteurs ; cette diversité nous procure des outils
d'analyse variés pour notre objet de recherche. La famille se
conçoit comme une structure avec son ordre interactionnel, chacun y joue
un rôle défini par lui-même et par les autres, ce que MEAD
nomme la constitution du Soi.
1.2. MEAD et le jeu socialisé.
Le Soi « n'existe pas à la naissance, mais
apparaît dans l'expérience et l'activité
sociales » (Mead, 1963, p 115). MEAD distingue deux aspects du
Soi : « Le Je est la réaction de l'organisme aux
attitudes des autres ; le Moi est l'ensemble des attitudes des autres que
l'on assume soi-même. Les attitudes d'autrui constituent le Moi
organisé, auquel on réagit comme Je » (Ibid.,
p 149). L'interrelation est constitutive de l'identité
sociale ; l'objet de cette construction atypique de parent d'enfant
handicapé est l'élément « handicap »
présent dans la structure domestique. La famille
« normale » apparaît dans les représentations
sociales comme un jeu de société réglementé
où chacun joue sa partition et connaît les règles.
L'harmonie participe à l'élaboration de la communauté,
« l'autrui-généralisé », qui en contre
partie structure l'unité du Soi. Mead utilise la métaphore de
l'équipe pour retraduire cette osmose :
Ainsi, dans le cas d'un groupe social tel que l'équipe,
c'est l'équipe qui est l'autrui-généralisé, dans la
mesure où elle entre (comme processus organisé ou activité
sociale) dans l'expérience de l'un ou quelconque de ses membres
(Ibid., p 131).
Qu'en est-il de cette unité constructive du Soi lorsque
les règles sont faussées par l'intrusion d'un
élément qui ne veut pas jouer le jeu ? « L'homme
affecte continuellement la société par sa propre attitude, parce
qu'il prend l'attitude du groupe envers lui et y réagit. Par cette
réaction, il modifie l'attitude du groupe » (Ibid., p
153). Les parents doivent faire avec un élément perturbant la
régulation domestique et parvenir à maîtriser un jeu
où les règles sont fluctuantes et contradictoires. Nous sommes
a contrario de ce « jeu réglementé »
possédant « une logique qui permet l'organisation du
soi : il y a un but à atteindre ; les actions des
différents individus sont liées les unes aux autres par rapport
à cette fin, de sorte qu'elles n'entrent pas en conflit »
(Ibid., p 135). L'acteur parental doit détruire l'image
idéalisée qu'il avait de son rôle de père ou de
mère d'enfant normal pour parvenir à recréer un univers
familial viable et vivable.
Dans une famille, le comportement de chacun des membres est
lié au comportement de tous les autres et en dépend. Tout
comportement est communication, donc il influence les autres et est
influencé par eux. Plus précisément, (...),
améliorations ou aggravations dans l'état du membre de la famille
reconnu comme malade, auront habituellement un effet sur les autres membres de
la famille, en particulier sur leur santé psychologique, sociale ou
même physique (Don D. Jackson, 1972, p 136).
Nous rejoignons, dans notre propos, les recherches sur
« l'homéostasie familiale » menée par le
psychiatre de l'Ecole de Palo Alto que nous développerons
ultérieurement. Ces travaux se sont orientés vers l'étude
des milieux familiaux schizophréniques où les
éléments de l'environnement jouent le jeu de la folie. Le
handicapé mental n'est pas à répertorier dans le registre
de la maladie mentale pourtant il dérange les structures sociales au
même titre. MEAD nous dit qu' « une société
organisée est essentielle à notre existence, mais l'individu doit
aussi pouvoir s'y exprimer pour qu'elle se développe de façon
pleinement satisfaisante » (Mead, 1963, p 187). Il est à
parier que les acteurs parentaux s'organisent afin de parvenir à une
construction possible d'une structure familiale qui prend en compte
l'altérité. Ils doivent s'adapter à une situation dont ils
ne peuvent anticiper le déroulement.
1.3. La carrière de parents d'enfant
handicapé mental.
Nous empruntons le terme de carrière à la
sociologie des professions : lorsque l'enfant paraît un processus
d'apprentissage se déploie. Nous avons affaire avec la mise en place de
techniques, de méthodes, de savoirs liés à
l'expérience. Le but de l'entreprise familiale est de fonctionner du
mieux possible. Chacun épouse, malgré lui, une carrière
qu'il n'a pas au préalable choisie, sur laquelle il n'avait pas
d'idée préconçue. Nous allons nous objecter que ce terme
est inadéquat lorsqu'il n'intègre pas une conception
professionnelle. Pourtant, il y a bien des analogies entre la construction de
l'identité parentale et l'entrée dans une carrière de
métier.
La « professionnalisation » de parents ne
peut être objectivée sur des critères purement concrets
comme une grille de salaire, un code législatif ou la
dénomination d'un poste de travail. La part d'inventions, d'actions
à entreprendre devant le fait accompli du handicap, ressort d'une grande
part de subjectivité et de projection personnelle. Dans toute
profession, il existe cette marge de liberté individuelle
incontrôlable et qui n'est pas quantifiable d'un point de vue de la
production. C'est sur cette marge que repose notre théorisation,
l'individu n'est-il pas sur cette terre en permanente construction de
lui-même ? Sa profession pourrait se nommer la recherche de Soi.
A l'instar de GOFFMAN, nous allons essayer de comprendre
comment se construit la « carrière morale » de
parents d'enfant handicapé mental.
Le terme de carrière est
généralement réservé à l'entreprise de celui
qui entend profiter des possibilités de promotion qu'offre toute
profession respectable. Mais il est aussi employé dans une acception
plus large, pour qualifier le contexte social dans lequel se déroule la
vie de l'individu. On se place alors dans la perspective de l'histoire
naturelle, c'est-à-dire que l'on néglige les simples
événements pour s'attacher aux modifications durables, assez
importantes pour être considérées comme fondamentales et
communes à tous les membres d'une catégorie sociale (Goffman,
1968, p 179).
Nous saisirons effectivement les dispositions communes aux
parents qui pointent face à l'altérité, face à un
cancer social rongeant l'établissement des structures du couple. Le
terme « d'histoire naturelle » nous semble bon à
expliciter. Selon STRAUSS,
L'histoire naturelle se distingue de l'histoire par son
intérêt pour ce qui est générique dans une classe de
phénomènes plutôt que pour ce qu'il a d'unique dans chaque
cas. Elle cherche à découvrir ce qui est typique dans une classe
de phénomènes, plutôt que ce qui les différencie -
la régularité plutôt que la singularité (Strauss,
1985, p 153).
Nous admettons que tous les acteurs parentaux ont sensiblement
une même attitude face à un événement inattendu et,
en général, non désiré. Avant l'avènement du
handicap, les parents avaient une vision de ce qu'est le rôle de
père ou de mère, certains ont eu antérieurement d'autres
enfants qui ne présentaient aucun trouble pathologique. Leur vie en est
profondément bouleversée, des changements radicaux
ébranlent les conceptions de soi.
Le début de la carrière de parents trouve ici
son point d'ancrage. Cette carrière est « marquée par
une modification progressive des certitudes qu'il (l'individu) nourrit à
son propre sujet et au sujet d'autres personnes qui importent à ses
yeux » (Goffman, 1968, p 56). S'instaure à cette
période, les premières techniques de
« mortification ». L'individu doit revêtir l'habit
parental tout en se débarrassant des attributs du rôle de parent
ayant un enfant « normal ». Les techniques
éducatives employées sont similaires à celles
utilisées pour les enfants n'ayant pas de troubles pourtant elles ne
fonctionnent pas toujours. HUGHES nous définit ce qui est utile dans le
concept de carrière appliqué à notre propos :
Ainsi la singularité de la carrière d'un homme
et la plupart de ses problèmes personnels naissent des
événements plus ou moins importants qui affectent sa vie (...)
dans chaque société, la vie des individus se déroule selon
un certain ordre. Cet ordre est pour une part choisi, manifeste, voulu et
institutionnalisé ; mais pour une autre part il existe aussi en
dehors de la conscience des intéressés (Hughes, 1996, p 165).
Puis il définit l'objet de l'étude des
carrières :
L'étude des carrières a pour objet la
dialectique entre ce qui est régulier et récurrent d'un
côté, et ce qui est unique de l'autre ; une telle
étude, comme toute étude qui a pour objet la
société, vise ainsi à se placer au point de rencontre
entre une société stable mais néanmoins changeante, et
l'être humain unique, qui n'a que peu d'années à vivre
(Hughes, 1996, p 176-177).
Ce qui caractérise les acteurs parentaux, c'est
l'instabilité de la situation dans laquelle ils se trouvent. Ce qui est
récurrent dans ce cas, c'est l'irrégularité des acquis de
l'enfant. Les parents, dans un premier temps, doivent apprendre à
connaître ce qu'est un enfant affublé d'une anomalie. Le
diagnostic du handicap n'étant pas toujours posé, l'anomalie leur
apparaîtra au fil du temps. Nous supposons, que dans ces deux cas de
figure, l'itinéraire de formation des parents suit les mêmes
étapes ; elles sont seulement différées dans le
temps, mais elles partagent le même processus de socialisation.
2. La socialisation parentale selon la théorie
interactionniste des professions.
2.1. La gestion de la crise et du dilemme.
Les parents sont en contradiction avec les rôles qu'ils
s'étaient imaginés. Ils entrent en crise identitaire avec les
représentations sociales de leur statut de père ou de
mère. Un dilemme s'installe entre ce qu'ils pensaient être et ce
qu'ils sont effectivement. Il y a un décalage énorme entre le
rôle rêvé et la réalité de ce rôle. Ils
s'installent dans une « dualité » entre le
« modèle idéal » qui caractérise la
« dignité de la profession » et le
« modèle pratique » qui concerne « les
tâches quotidiennes et les durs travaux » (Hughes, in Dubar,
1991, p 148). Cette dualité brouille les représentations du
travail d'éducation auprès d'un jeune enfant, il n'y a pas de
modèle préétabli d'une construction de l'enfant
handicapé. Les stéréotypes parentaux sont remis en cause
dans leur fondement. Pourtant ceux-ci sont nécessaires à la
projection de la tâche éducative à mener. Les
stéréotypes, comme les définis HUGHES,
Ne correspondent pas forcément à la
réalité et ne déterminent pas nécessairement les
attentes de la population, cependant ils sont significatifs dans la mesure
où ils préservent la personne de tout handicap visible.
Positivement, ils représentent une conception idéale ;
négativement, ils évitent de choquer, d'étonner, ou de
créer des doutes dans l'esprit d'un public que l'on cherche à se
concilier (Hughes, 1996, p 190).
Les parents ne peuvent se détacher de l'objet de la
crise puisqu'il est une partie d'eux-mêmes, ils l'ont engendré et
ne peuvent le renier ou le mettre de côté puisque nous avons
affaire avec ce que STRAUSS nomme du « matériau
humain ». Comme le travail de santé, la tâche parentale
« s'exerce sur, autour, au travers ( ! ) d'un produit qui n'est
pas inerte » (Strauss, 1992, p 145). De plus, l'enfant
handicapé est le « produit » de ses parents ;
la dimension du sentiment d'amour est à prendre en compte et se
surajoute à la problématique éducative.
Les acteurs parentaux découvrent la
« réalité désenchantée »
(Hugues, 1991) sans même avoir pu anticiper la réalité d'un
monde construit aux marges de la société. Nous supposons que les
parents sont à leur entrée dans leur profession dans une grande
détresse. Ils subissent à cette période, un traumatisme
qu'ils auront désormais du mal à panser. Ils vivront
désormais dans le monde du désenchantement et leur mission sera
bien celle d'y produire du merveilleux. La spécificité de leur
mission sera en fin de compte d'instaurer une réalité familiale
qui permette à chacun de vivre du mieux possible dans le cadre
délimité par le handicap. STRAUSS définit ce qu'est le
sens d'une mission :
Dès le début de leur développement, les
spécialistes définissent et proclament leurs missions
spécifiques. Elles affirment la contribution que la
spécialité, et celle-ci seulement, peut apporter dans le cadre
d'un ensemble de valeurs, et fréquemment elles développent une
argumentation pour expliquer en quoi elles sont particulièrement
appropriées pour cette tâche. La revendication d'une mission tend
à prendre une forme rhétorique, probablement parce qu'elle prend
place dans le contexte d'une lutte pour la reconnaissance et l'obtention d'un
statut institutionnel (Strauss, 1992, p 70).
Il y a bien lutte des parents pour une reconnaissance de leur
enfant, pour le faire accepter aux autres tel qu'il est, mais également
pour leur reconnaissance en tant que parents d'enfant handicapé. Nous
verrons que le handicap contamine l'espace familial et que celui-ci fonctionne
avec l'altérité. Si l'altérité disparaît,
c'est l'unité familiale qui est perturbée car tout se
reconstruira désormais autour de ce noyau. Les parents se revendiquent
comme des experts du handicap, ils ont un savoir que les autres ne peuvent
détenir. Cette connaissance est basée sur
l'expérience ; ce savoir, ils pourront l'utiliser comme pouvoir,
comme une force le moment venu. La survie du couple ne peut faire
l'économie d'une attitude positive dans un cercle
déprécié par l'environnement social.
2.2. Le déroulement de la carrière des
parents vue comme trajectoire de vie.
Anselm STRAUSS s'est intéressé aux contextes
d'interaction dans lesquels se trouvent des individus en présence d'un
être malade. Ces individus peuvent être des professionnels de
santé (médecins, infirmière) ou encore des parents proches
du malade. Nous retiendrons, pour les besoins de notre étude, les
relations entre parents et le proche malade. Nous rappelons que le
handicapé mental n'est pas un malade mental même si dans les
représentations sociales l'amalgame est présent. Les modes de
prises en charge ne sont pas différents. Parfois l'individu
altéré passe d'un monde à l'autre, de l'hôpital
psychiatrique à l'institution d'éducation
spécialisée, mais ce ne sont que des passages. La vie pour l'un
se déroule dans un lieu asilaire où l'altération psychique
doit être traitée comme une maladie en son sens
général. L'autre bénéficie d'une aide
psychologique, mais pas uniquement. Cette aide est couplée à une
éducation spécialisée dispensée par des
professionnels formés à cette fin.
L'individu handicapé mental l'est d'un point de vue
social, il n'a pas les outils nécessaires pour vivre seul en
société. Il n'y a pas reconnaissance d'une folie de leur enfant
pour les parents : l'enfant n'est pas fou, il est souvent décrit
comme capable mais rendu responsable de ses incapacités. La folie est
une maladie qui intègre l'individu et le détruit. Nous
étaierons notre propos lorsque nous évoquerons les
représentations sociales du handicap de l'enfant par les parents.
Cette parenthèse explicative est utile pour
désamorcer la confusion. Au sein de la sphère domestique, le
handicap du jeune enfant est aussi déstabilisant que la folie. Il
interroge, de la même manière, les liens habituels unissant les
membres de la famille. Il remet en cause le statut préfabriqué
mentalement des acteurs et les oblige à reconsidérer leurs
rôles parentaux dans le contexte familial. Strauss introduit le concept
de contexte de conscience qu'il définit comme « le contexte
dans lequel les gens interagissent en même temps qu'ils le
découvrent. Ce contexte est complexe, il ne demeure pas constant, il
change tout au long de la trajectoire » (Strauss, 1992, p 26).
Le terme de trajectoire a pour les auteurs la vertu
de faire référence non seulement au développement
physiologique de la maladie de tel patient mais également à toute
l'organisation du travail déployée à suivre ce
cours, ainsi qu'au retentissement que ce travail et son organisation ne
manquent pas d'avoir sur ceux qui s'y trouvent impliqués (Ibid.,
p 143).
Les parents réorganisent leur vie de manière
à rester au plus près de leur enfant handicapé. Il faut
rejouer les rôles sociaux d'une autre manière et participer
à la scène de la vie domestique en s'imaginant que la situation
peut être tenable. Il leur faut renouveler sans cesse un jeu dont le
scénario est imprévisible. Il n'est pas écrit de
manière linéaire et ne facilite pas une seule lecture du
rôle de parents. Il faut envisager à chaque instant une
réponse au désordre qu'instaure le handicap ; il faut
pouvoir le dompter et parvenir à l'apprivoiser pour le maîtriser.
Il est difficile de projeter un « schéma de trajectoire
cohérent ». Celui-ci « peut parfaitement ne pas
être dessiné dans ses moindres détails mais il implique une
représentation imaginaire de la succession d'évènements
envisageables et d'actions à prévoir » (Ibid.,
p 162).
La représentation imaginaire d'une vie avec un enfant
différent semble impossible, les acteurs parentaux vivent au jour le
jour. De surcroît, le handicap de l'enfant n'est pas toujours
diagnostiqué : il semble que l'enfant ne grandit pas comme les
autres, l'inquiétude s'amplifie et les parents s'inscrivent dans un
schéma d'incertitude. Ils ne peuvent imaginer de façon sereine de
quoi sera fait le lendemain. Il manque une « localisation »
précise du handicap qui ne permet pas « l'élaboration
d'un schéma général des tâches à
envisager » (Ibid., p 162).
Les fréquentes contingences nouvelles
déstabilisent les représentations imaginaires d'une vie normale
possible, l'acteur se brouille face aux « choix d'actions
alternatives, capables de contenir la trajectoire dans un ordre aussi
maîtrisable que possible » (Ibid., p 170). La mise en
forme d'une trajectoire cohérente apparaît comme impossible car le
handicap rend les réactions de l'enfant imprévisibles face
à son environnement. Les possibilités de résolution du
problème sont annihilées devant les multiples questionnements
qu'il pose. Le handicap est un problème qui ne peut être
résolu car « les points d'option cruciaux » afin de
rectifier la trajectoire ne sont pas lisibles. Il n'est pas possible de choisir
une solution plus qu'une autre ; l'énoncé du problème
posé est incompréhensible. La profession de parents d'enfant
handicapé rejoint certaines caractéristiques du travail de
santé :
Il y a deux caractéristiques frappantes du travail de
santé qui ne se retrouvent que dans certains autres genres de travail.
L'une tient aux contingences inattendues et souvent difficiles
à contrôler relatives non seulement à la maladie
elle-même, mais aussi à quantité de questions de travail et
d'organisation (...) Une deuxième caractéristique cruciale du
travail de santé est qu'il s'applique à du matériel
humain (Ibid., p 144-145).
A ces deux caractéristiques du travail de santé,
les parents cumulent l'inexpérience du handicap :
Tant que les professionnels de santé n'ont pas acquis
l'expérience de la maladie, de ses rebondissements non connus, de
l'impact du traitement sur d'autres systèmes de l'organisme, et de
l'organisation du travail à mettre en oeuvre pour maîtriser tous
ces éléments, les trajectoires peuvent se révéler
bien difficile (Ibid., p 145).
Les parents font du mieux qu'ils le peuvent pour gérer
la trajectoire du handicap. Avec le temps, nous pensons qu'ils parviendront
à lui trouver une « mise en forme » acceptable et
à « prendre en main les contingences de la meilleure
manière possible » (Ibid., p 161). Leur mission
consistera à rendre prévisible l'imprévisible pour
parvenir à cheminer avec leur enfant et imaginer un futur possible.
V. LE HANDICAP MENTAL : UNE CONSTRUCTION
HISTORIQUE, SOCIALE ET JURIDIQUE.
1. Historique de la notion de handicap.
Revenons avec Claude HAMONET (1990, p 7 à 9) sur les
origines et les évolutions sémantiques du terme handicap.
« Il serait apparu pour la première fois dans
la langue anglaise au XVIIe siècle, son usage dans le monde
hippique étant plus tardif (XVIIIe ). « Le nom de
handicap a été donné à une sorte de jeu comportant
une part de chance, dans lequel une personne propose d'acquérir un objet
familier qui appartient à une autre personne, en lui offrant, en
échange quelque chose qui lui appartient. » Un arbitre est
désigné pour apprécier la différence de la valeur
entre les deux objets. Lorsqu'il a fixé le montant, la somme d'argent
correspondante est déposée dans un chapeau ou une casquette
(Hand i'cap ou Hand in the Cap).
C'est en 1754 que le mot est appliqué à la
compétition entre deux chevaux puis, en 1786, à des courses de
plus de deux chevaux (...) En 1827, le terme traverse la Manche avec la
terminologie spécifique des courses de chevaux telle qu'elle est
référencée par T. Bryon dans son Manuel de l'amateur
de courses : « Une course à handicap est une course
ouverte à des chevaux dont les chances de vaincre, naturellement
inégales, sont, en principe, égalisées par l'obligation
faite aux meilleurs de porter un poids plus grand. »
Très tôt apparaissent des
dérivés : handicaper (1854), handicapeur (terme
désignant le commissaire qui détermine les handicaps) (1872),
handicapage (1906).
Le sens originel de l'anglicisme
« handicap » est, bien entendu, celui d'une course
où l'on rétablit par un artifice, les inégalités
naturelles. Par la suite, la notion d'égalité devrait dominer,
mais c'est celle de désavantage qui l'emporte :
« Entendez désavantage dans une concurrence. »
L'idée de concurrence s'est effacée peu à peu et la
sonorité du mot achève de lui donner une nuance
défavorable. On entend couramment des phrases de ce genre :
« Il a eu un accident d'auto et le voilà très
handicapé. »
« Certes, on pense encore que c'est une
infériorité dans la lutte pour la vie d'être infirme ou
malade. Mais le glissement du mot est incontestable et il est à ranger
sous la rubrique des anciens anglicismes, ceux qui ont cessé de
l'être » (A. Thérive, Querelles de langage,
1940). »
2. Le point de vue juridique.
Le langage juridique s'est aussi progressivement
approprié le mot « handicap ».
L'utilisation du mot handicap est officialisée par la
loi du 23 novembre 1957 et doit permettre, sous la tutelle du ministère
du Travail, d'organiser le reclassement des travailleurs handicapés.
Pour la première fois, la législation tente de regrouper en un
ensemble cohérent diverses catégories de personnes (Liberman,
1988, p 35).
Dans le même temps, on a vu progressivement
disparaître des textes législatifs et réglementaires les
termes les plus stigmatisants tels que « débile »,
« infirme », par contre la notion
d' « invalidité » subsiste parmi les termes
utilisés par les caisses de Sécurité sociale et les
administrations dépendant du Ministère des Anciens combattants et
Victimes de guerre (Hamonet, 1990, p 11).
Dès 1968, le rapport Bloch-Lainé Etude du
problème général de l'inadaptation des personnes
handicapées donne cette définition du handicap :
On dit qu'ils sont handicapés parce qu'ils subissent
par suite de leur état physique, mental, caractériel ou leur
situation sociale, des troubles qui constituent pour eux des
« handicaps » c'est-à-dire des faiblesses, des
servitudes particulières par rapport à la normale, celle-ci
étant définie comme étant la moyenne des capacités
et des chances de la plupart des individus vivant dans notre
Société (Liberman, 1988, p 37).
René LENOIR, dans son ouvrage « Les
exclus », détermine la personne handicapée
ainsi :
Dire qu'une personne est inadaptée, marginale ou
asociale, c'est constater simplement que, dans la société
industrialisée et urbanisée de la fin du XXe
siècle, cette personne, en raison d'une infirmité physique
ou mentale, de son comportement psychologique ou de son absence de formation,
est incapable de pourvoir à ses besoins, ou exige des soins constants,
ou représente un danger pour autrui, ou se trouve
ségréguée soit de son propre fait, soit de celui de la
collectivité (Lenoir, 1974).
Nous retiendrons, enfin, pour notre analyse, la
définition du handicap donnée, en 1980, par l'Organisation
Mondiale de la Santé (OMS) dans sa Classification Internationale des
Déficiences, Incapacités et Handicap (CIDIH) :
La déficience : « Dans
le domaine de la santé, la déficience correspond à toute
perte de substance ou altération d'une fonction ou d'une structure
psychologique, physiologique ou anatomique. »
L'incapacité : « Dans
le domaine de la santé, une incapacité correspond à toute
réduction (résultant d'une déficience), partielle ou
totale, de la capacité d'accomplir une activité d'une
façon, ou dans des limites considérées comme normales,
pour un être humain. »
Le handicap : « Dans le
domaine de la santé, le handicap est un désavantage social pour
un individu qui résulte de sa déficience ou de son
incapacité et qui limite ou interdit l'accomplissement d'un rôle
considéré comme normal compte tenu de l'âge, du sexe et des
facteurs socioculturels. »
Nous nous rendons bien compte, à travers cet historique
et de la mise en forme juridique du handicap, que la société
cherche à appréhender l'insaisissable. Les individus ont besoin
de savoir dans quelle partie de la société ils prennent place. Le
handicap crée une ligne de démarcation entre deux mondes rendus
distincts. Le système social répertorie pour mieux
contrôler les éléments qui lui échappent. La
sémantique est bien la première phase de catégorisation
qui va engendrer l'exclusion ; les mots rejettent dans la sphère du
handicap celui qui n'épouse pas la norme.
L'affirmation des termes handicap/handicapé, dans
l'espace social, qui a pour équivalents sémantiques invalide,
impotent, mutilé, malade, déficient..., indique que nous sommes
bien en présence d'une classification opératoire du
système social (Demonet, 2000, p 109).
C'est-à-dire que « parler de
handicapés c'est faire référence à une
notion stable, puisque reconnue par la loi, ce qui autorise le
découpage, dans l'univers des représentations, entre
handicapé et non handicapé » (Demonet, 2000, p 109).
Cette attitude revient à « chosifier » le handicap
afin de mieux l'objectiver, le situer hors de soi et le rejeter. Il est bon de
le définir afin de mieux le comprendre et ainsi de mieux le «
soigner », mais la définition a cet effet pervers qu'elle est
sélective. Elle n'englobe dans des catégories qu'une certaine
partie des individus ayant des traits reconnus comme communs. Dans son
« Histoire de la folie à l'âge classique »,
Michel FOUCAULT évoque le fou :
Comme le bouffon au moyen âge, il vit au milieu des
formes de la raison, un peu en marge sans doute puisqu'il n'est point
comme les autres, mais intégré pourtant puisqu'il est là
comme une chose, à la disposition des gens raisonnables,
propriété qu'on se montre et qu'on se transmet. On le
possède comme un objet (Foucault, 1972, p 365).
Le fou peut être défini comme un concept situant
les individus dans le domaine de la raison ou de la déraison ;
c'est en se comparant à lui qu'on parvient à trouver la place
qu'on occupe dans l'univers des représentations sociales. Nous
démontrons notre différence car nous sommes à même
de juger, de savoir ce qui est bon ou non pour nous-mêmes et pour les
autres. Le savoir est pouvoir. Le fou, comme personnage social, ne saurait
avoir ce raisonnement ; sa folie le prive de pouvoir vivre
raisonnablement.
La déraison remonte peu à peu vers ce qui la
condamne, lui imposant une sorte de servitude rétrograde ; car une
sagesse qui croit instaurer avec la folie un pur rapport de jugement et de
définition - « Celui-là est un fou »
- a d'emblée posé un rapport de possession et d'obscure
appartenance : « Celui-là est mon
fou », dans la mesure où je suis assez raisonnable pour
reconnaître sa folie, et où cette reconnaissance est le manque, le
signe, comme l'emblème de ma raison. La raison ne peut pas dresser
constat de folie, sans se compromettre elle-même dans les relations de
l'avoir. La déraison n'est pas hors de la raison, mais
justement en elle, investie, possédée par elle, et
chosifiée ; c'est, pour la raison, ce qu'il y a de plus
intérieur et aussi de plus transparent, de plus offert (Foucault, 1972,
p 365).
La folie passionne car nous n'arrivons pas à la saisir
pour lui donner du sens. Nos rapports à l'altérité sont
complexes puisque la différence d'autrui peut provoquer une crainte
empreinte de fascination. L'autre différent est celui que nous ne
souhaitons pas être, nous cherchons à nous en distancier. Il ne
fait pas partie de notre monde, c'est-à-dire du monde des normaux. Il
est rejeté à l'intérieur de nos propres
préjugés. Il nous faut définir ce qui nous apparaît
comme insensé pour parvenir à la compréhension des
individus dont leur place sociale est située en marge de la
société.
L'approche de FOUCAULT nous place à l'intérieur
du jeu ambigu de la raison et de la déraison, jeu fait d'attirance et de
répulsion. La raison est le pendant de la déraison, son inverse
nécessaire ; elles ne sont pas en opposition mais en
complémentarité car l'une est inséparable de l'autre. Leur
distinction est nécessaire aux individus afin de se comparer, mais
« une catégorie ne fonde pas nécessairement une
identité » (Stiker, 2000, p 78).
Le handicap mental est un concept construit historiquement
puis juridiquement. Il a été
« chosifié » au fil du temps afin de traiter les
individus qui posent problème à la
société. « Le champ du handicap est
constitué, sur le principe de la discrimination positive ou
compensation, avec son public, ses législations, ses institutions, et
ses financements » (Stiker, 2000, p 71). La personne
différente interroge les normes établies, la
société s'est toujours fait un devoir de la prendre en charge.
Nous allons désormais poser le problème des rapports entre la
normalité et l'anormalité, du rapport entre les
personnes « normales » et les personnes
handicapées.
3. Le normal et l'anormal.
3.1. La relativité des normes sociales.
Il existe bien pour le chercheur une catégorie
spécifique du handicap qui renvoie à un ensemble de personnes
n'étant pas tout à fait comme les autres. Elles sont
marquées du sceau de l'altérité. Nous interrogeons la
construction de cette catégorie particulière composée
d'individus que la société affuble de l'étiquette de
handicapés. René LENOIR émet, que la norme est une valeur
relative :
Dire que dans une société donnée des
êtres sont en marge de la normale ne signifie nullement que la norme de
cette société a valeur divine ou universelle. Quelques-uns uns de
nos plus brillants ingénieurs seraient inadaptés chez un peuple
de chasseurs ou de pêcheurs, beaucoup de nos aliénés
vivraient libres dans une tribu africaine, l'orphelin ne se sentirait pas tel
dans la plupart de nos sociétés dites primitives (Lenoir, 1974, p
10).
Pourtant, le champ du handicap regroupe bien des individus
dont la prise en charge est spécifique ; ils sont légalement
définis par des textes de loi. Paradoxalement, ces textes qui sont
censés leur apporter une aide de la société pour compenser
leur déficit, les enferment dans un statut discriminant. Il y a bien une
norme qui étalonne les capacités des uns et des autres à
vivre en société. Même si nous cherchons à
relativiser celle-ci, elle n'en est pas moins la valeur de
référence. Mais à quelle norme se fier sachant que, pour
BECKER, « les valeurs sont de piètres guides pour l'action,
car elles ne comportent que des critères de choix généraux
qui indiquent la ligne de conduite préférable, toutes choses
égales d'ailleurs » (Becker, 1985, p 153). Il n'en demeure pas
moins que des normes sont établies, qu'elles démontrent parfois
une grande rigidité et que les transgresser expose l'individu à
être exclu de sa société. Dans le cas du handicap mental,
la personne est mise à l'écart de fait pourtant elle n'a commis
aucun crime. Elle transgresse le bien-fondé du monde social de par cette
présence :
De ce point de vue, la déviance n'est pas une
qualité de l'acte commis par une personne, mais plutôt une
conséquence de l'application, par les autres, de normes et de sanctions
à un « transgresseur ». Le déviant est celui
auquel cette étiquette a été appliquée avec
succès et le comportement déviant est celui auquel la
collectivité attache cette étiquette (Becker, 1985, p 33).
Le handicapé est un transgresseur de normes
malgré lui. Il n'est pas actif dans sa transgression, il en est le
jouet. Il dérange car son comportement n'est pas
« conforme » aux attitudes qu'on peut attendre d'un
être doué de raison. Il interpelle et doit être
contrôlé. Il est « accusé à tort », on
préfère l'isoler pour prévenir les éventuels
dégâts qu'il serait susceptible de causer à la
société. Ce sont ses actes difficilement compréhensibles,
bizarres et incommodants qui en font un étranger au groupe.
Le handicapé inquiète car il n'appréhende
pas la réalité sociale et ses rapports aux autres de
manière commune. Pour BECKER,
La manière dont on traite les déviants
équivaut à leur refuser les moyens ordinaires d'accomplir les
activités routinières de la vie quotidienne. En raison de ce
refus, le déviant doit nécessairement mettre en oeuvre des
pratiques routinières illégitimes. L'influence des
réactions des autres peut être soit directe, (...) soit indirecte,
lorsqu'elle découle du caractère intégré dans
laquelle vit le déviant (Becker, 1985, p 58).
L'individu handicapé mental est bien cet individu
à qui on ne confère pas les capacités de pouvoir assumer
seul sa vie. Il est un élément pathologique qui est
suspecté de mettre en péril la bonne santé de la
société. Le handicapé mental est vécu comme une
anomalie, un genre différent de la société humaine.
3.2. Le handicap n'est pas inadaptation.
On naît ou on devient infirme. C'est le fait de devenir
tel, interprété comme déchéance
irrémédiable, qui retentit sur le fait de naître tel (...)
Mais la limitation forcée d'un être humain à une condition
unique et invariable est jugée péjorativement, par
référence à l'idéal normal humain qui est
l'adaptation possible et voulue à toutes les conditions imaginables
(Canguilhem, 1975, p 87).
Le handicap mental a affaire avec l'infirmité telle
qu'elle est décrite par CANGUILHEM. La personne handicapée
mentale serait inadaptée à la société puisqu'elle
est dans l'incapacité de s'adapter aux conditions de vie qu'elle lui
offre. Elle n'est pas un « être normatif »,
capable d'instituer de nouvelles normes. « Par normatif, on
entend tout jugement qui apprécie ou qualifie un fait relativement
à une norme, mais ce mode de jugement est subordonné à
celui qui institue les normes » (Ibid., p 77). Nous estimons
de notre point de vue
Que la définition psychosociale du normal par
l'adapté implique une conception de la société qui
l'assimile subrepticement et abusivement à un milieu,
c'est-à-dire à un système de contraintes contenant,
déjà et avant tous rapports entre l'individu et elle, des normes
collectives d'appréciation de la qualité de ces rapports
(Ibid., p 214).
Le handicapé est bien perçu dans notre
société comme un individu altéré dans ses
fonctions. Il est en contradiction avec la norme définie comme
« l'idéal humain » renvoyant l'être
différent à ses impossibilités d'adaptation à toute
situation sociale. L'individu affublé de son handicap n'est pas
censé être adaptable au corps social. Il ne peut être
éducable et s'astreindre à respecter les règles sociales.
La difficulté pour la personne handicapée de trouver sa place
dans la société, c'est qu'elle est définie par son
inadaptation sociale. « Définir l'anormalité par
l'inadaptation sociale, c'est accepter plus ou moins l'idée que
l'individu doit souscrire au fait de telle société, donc
s'accommoder à une réalité qui est en même temps un
bien » (Ibid., p 214). Le problème du handicap mental
ne doit plus être posé en terme d'inadaptation. Concevoir le
handicapé comme un inadapté signifie que celui-ci est vu comme
une anomalie qui dérogerait à l'ordre social.
La différence humaine ne saurait être
pathologique, c'est-à-dire « mauvaise » pour le
corps social. « Pathologique implique pathos, sentiment
direct et concret de souffrance et d'impuissance, sentiment de vie
contrariée » (Ibid., p 85). L'anomalie n'est pas
à considérer comme néfaste, c'est une
réalité d'une nature autre que le pathologique, elle peut avoir
une place au sein de la société. Le handicapé mental n'est
pas à voir, selon Canguilhem comme un individu inadapté du fait
de critères pathologiques, il est un être
« anomal » (ce terme n'est pas à confondre avec
« anormal », Canguilhem se situant dans le champ de
« l'anomalie »).
L'anomalie ou la mutation ne sont pas en elles-mêmes
pathologiques. Elles expriment d'autres normes de vie possibles. Si ces normes
sont inférieures, quant à la stabilité, à la
fécondité, à la variabilité de la vie, aux normes
spécifiques antérieures, elles seront dites pathologiques. Si ces
normes se révèlent, éventuellement dans le même
milieu équivalentes, ou dans un autre milieu supérieures, elles
seront dites normales (Ibid., p 91).
Nous rejoignons notre point d'introduction dans lequel nous
émettions l'idée que les normes étaient relatives. Dans le
cas du handicap mental, elles sont imposées aux individus
« anomaux » ayant une place
« inférieure » dans notre société, ne
serait-ce que par leur nombre. La norme s'applique à ceux qu'elle
stigmatise, « dans des cas définis et à des individus
particuliers » et « elle doit trouver sa forme finale dans
les actes particuliers par lesquels ont la fait respecter (...) Le respect des
normes est imposé sélectivement en fonction du type de personnes,
du moment et de la situation » (Becker, 1985, p 156).
Les handicapés sont tributaires des
représentations que les acteurs sociaux ont sur eux. Ils sont
caractérisés comme tels car la personne avec un handicap
dévoile des anomalies dans son comportement. Il déclenche, chez
autrui, de par sa présence en société, des attitudes de
rejet, de déni, de compassion... L'interaction engendre des
mécanismes de défense de la part des uns et des autres. Comme
nous l'avons précédemment évoqué, les
catégorisations aident l'individu à lire le monde qui l'entoure.
Lorsqu'une catégorie d'individus est repérable par des traits
caractéristiques notamment physiques, nous avons affaire avec une
stigmatisation de l'altérité. C'est ce processus de
stigmatisation que nous allons étudier dans le point suivant.
3.3. La stigmatisation de la personne
handicapée mentale.
Nous allons analyser les effets de la stigmatisation sur les
individus différents du point de vue d'Erving GOFFMAN. Pour le
sociologue, la personne attribue à l'individu rencontré une
« identité sociale virtuelle » faite
d'hypothèses ; préjugés en opposition à son
« identité sociale réelle ».
« L'attribut », s'il constitue un stigmate,
représente un désaccord entre les identités sociales
virtuelles et réelles discréditant le stigmatisé
considéré comme personne inhumaine » (Goffman, 1975).
Le handicapé mental semble être systématiquement
catalogué au travers de son identité sociale virtuelle. Les
« normaux » ne lui attribuent pas de place socialement
reconnue dans le monde ordinaire. Ce qui lui fait défaut, c'est une
« cohérence de l'expression » (Goffman, 1973). Le
handicapé mental fait preuve de maladresse dans ses expressions en
société ce qui génère des malentendus sur son
identité. Il ne peut assumer complètement son rôle d'acteur
social. Sur la scène de la représentation de la vie quotidienne,
la personne handicapée ne parvient pas à gérer ses
« fluctuations » comportementales.
Ce qui semble exigé de l'acteur, c'est qu'il apprenne
suffisamment de bouts de rôles pour être capable
d'improviser et de se tirer plus ou moins bien d'affaire, quelque
rôle qui lui échoit (...) Etre réellement un
certain type de personne, ce n'est pas se borner à posséder les
attributs requis, c'est aussi adopter les normes de la conduite et l'apparence
que le groupe social y associe (Goffman, 1973).
La difficulté d'être pour la personne
handicapée mentale c'est qu'elle est « anomale », ce
qui se traduit dans sa difficulté à épouser les normes
comportementales de son groupe d'appartenance. Le décalage entre elle et
la réalité sociale est mis à jour lors des
« contacts mixtes » entre stigmatisés et normaux.
Les relations entre les individus sont perturbées. L'individu normal ne
se sent pas à l'aise car il ne possède pas les codes sociaux pour
lire les attitudes du handicapé. Lorsque l'acteur se sent mal à
l'aise, il est plus facile pour lui d'adopter des « relations
d'évitement ». L'individu stigmatisé agit souvent par
des « tactiques d'abaissement » ou
« d'agressivité ». Il s'ensuit un malaise
défini comme un repli sur soi et un repli sur autrui traduits
pathologiquement dans l'interaction. La personne handicapée ne saurait
être considérée qu'à travers son seul
handicap ; l'individu ne peut être défini que par la
négativité (1) ce qui reviendrait à nier son existence,
à le rejeter purement et simplement de la société.
Il n'en reste pas moins vrai qu'il est difficile de concevoir
l'individu handicapé détaché de ce qui entrave son
évolution ; il est bien porteur de quelque chose différant
de la norme. Les « éléments de sa
différenciation » sont confus.
La notion d'identité personnelle est liée
à l'hypothèse que chaque individu se laisse différencier
de tous les autres et qu'autour de ces éléments de
différenciation s'enregistrent sans cesse des faits sociaux auxquels
viennent s'agglomérer de nouveaux détails biographiques (...)
L'individu est fixé en tant qu'objet possible d'une biographie. Ses
actes ne sauraient se révéler entièrement contradictoires
ni disjoints les uns des autres (Goffman, 1975).
La personne « anomale » ne se revêt
pas des habits normatifs ; son « déguisement
social » et « son déguisement personnel »
ne font qu'un. Elle ne joue pas de façon satisfaisante la comédie
de la vie car elle ne parvient pas à manier ses diverses
identités.
____________________________________________________________________________________
(1). Pour FREUD, nier quelque chose dans le jugement veut
dire : c'est là quelque chose que je préférerais de
beaucoup refouler (...) La fonction de jugement doit prononcer qu'une
propriété est ou n'est pas à une chose, et elle doit
considérer ou contester à une représentation l'existence
dans la réalité. La propriété dont il doit
être décidé pourrait originellement avoir été
bonne ou mauvaise, utile ou nuisible. Exprimé dans le langage des
motions pulsionnelles les plus anciennes, les motions orales : cela je
veux le manger ou bien je veux le cracher, et en poussant plus avant le
transfert [de sens] : cela je veux l'introduire en moi, et cela l'exclure
hors de moi. Donc : ça doit être en moi ou bien en dehors de
moi. Le moi-plaisir originel, comme je l'ai exposé ailleurs, veut
s'introjecter tout le bon et jeter hors de lui tout le mauvais. Le mauvais,
l'étranger au moi, ce qui se trouve au-dehors est pour lui tout d'abord
identique. FREUD Sigmund. Résultats, idées, problèmes.
Tomes II. Paris : PUF, 1985.
Ses différents rôles se mélangent et
s'interpénètrent engendrant la confusion pour les autres et pour
elle-même : elle ne sait pas comment se définir. La personne
« anomale » ne se revêt pas des habits
normatifs ; son « déguisement social » et
« son déguisement personnel » de font qu'un. Elle ne
joue pas de façon satisfaisante la comédie de la vie
car elle ne parvient pas à manier ses diverses
identités.
Le stigmatisé et le normal sont inclus l'un dans
l'autre : si l'un se révèle vulnérable, l'autre en
fait autant (...) Les erreurs d'identifications sont sources
inépuisables de moqueries pour ceux qui les provoquent. Le normal et le
stigmatisé ne sont pas des personnes mais des points de vue produits
lors de contacts mixtes, en vertu des normes insatisfaites qui influencent sur
la rencontre (Ibid., p 158-162).
Si le stigmatisé et le normal sont des points de vue,
il semble qu'ils sont différents dans leur élaboration. Le jeu du
handicapé est restreint car ses rôles sociaux sont pauvres :
il est un personnage qui joue un répertoire unique. Le normal, riche de
ses divers statuts sociaux, est plus à même à participer
à différents jeux de rôles. Il peut modifier son
répertoire et tromper les autres dans son intérêt pour
éviter tout discrédit. Le handicapé ne possède pas
l'utilisation des « faux-semblants », il demeure trop
instinctif. Nous l'avons évoqué, le handicap est un concept
statique qui enferme l'individu dans un stéréotype. Le
handicapé mental ne connaît pas d'
« idéalisation », c'est-à-dire
« une façon de socialiser une représentation, de
l'aménager, de la modifier pour l'adapter au niveau d'intellection et
aux attentes de la société dans lequel elle se
déroule » (Goffman, 1973, p 40).
En conclusion à ce chapitre sur la construction du
handicap mental comme concept, nous pouvons nous interroger sur la
sémantique utilisée pour dénommer nos pairs. Le terme
semble moins péjoratif que d'autres jalonnant l'histoire de la
différence. Cependant il est à craindre qu'il soit insuffisant
à la compréhension de l'individu « anomal »
et qu'il devienne une source à la discrimination et au rejet. Le
handicapé se meut en un objet à disséquer :
« L'individu stigmatisé s'entend dire qu'il fait partie de la
société mais en même temps il lui est vain de nier sa
différence. Il se trouve au centre d'une arène où
s'affrontent les arguments et les discours, tous consacrés à ce
qu'il devrait penser de lui-même, à son identité de
soi » (Goffman, 1975).
VI. LES RÉPRESENTATIONS SOCIALES DU HANDICAP
MENTAL
1. Définition de la représentation
sociale.
Nous avons déjà fait remarquer au lecteur
l'interaction existant entre la société et le
« monde » du handicap. Ces deux mondes sont distincts et
ont leurs propres représentations de la réalité sociale.
ABRIC propose cette définition de la représentation
sociale :
Rappelons qu'on appelle représentation le produit et le
processus d'une activité mentale par laquelle un individu ou un groupe
reconstitue le réel auquel il est confronté et lui attribue une
signification spécifique (...) La représentation est donc un
ensemble organisé d'opinions, d'attitudes, de croyances et
d'informations se référant à un objet ou une situation
(Abric, p 206, 1999).
Les parents de l'enfant handicapé mental sont inscrits
au sein d'une sphère dont l'objet questionne la société.
Le handicap est appréhendé comme une anomalie perturbant les
relations sociales. Il pose question et génère de nombreux
préjugés. Le handicapé mental renvoie à l'image du
fou, malade mental aux comportements incontrôlables. Il est
répertorié dans la catégorie de la maladie mentale
pourtant le handicapé est d'une autre nature. L'amalgame est souvent
fait, l'enfant handicapé est perçu comme un être
étrange et surprenant dans sa singularité. La
représentation sociale du handicapé mental est bien
déterminée par « le sujet lui-même (son histoire,
son vécu), par le système social et idéologique dans
lequel il est inséré, et par la nature des liens que le sujet
entretient avec ce système social » (Ibid., p 207).
Le handicap, renvoyant une image altérée de la normalité,
provoque chez autrui une « évaluation normative
négative » (Schurmans, p 232, 1990). Les handicapés
mentaux « ne sont pas ce que sont les autres, ils en sont l'inverse.
Ils sont l'image négative du portrait qui ferait apparaître les
caractéristiques identificatrices fondamentales du groupe »
(Ibid., p 232).
2. La théorie du noyau central
Dans l'imaginaire collectif, les gens font effectivement
encore ce rapprochement entre folie et handicap mental. « Si le fou
fait peur, c'est parce qu'il occupe une place centrale dans l'univers
symbolique, il est en quelque sorte
« l'anti-manière » de la raison, il est par ce quoi
tout un chacun peut se considérer comme un être
raisonnable » (Brouat, 1990, p 25-26). Cette place centrale est
dépendante du noyau central (ou noyau structurant) définit par
ABRIC comme l'élément fondamental de la
représentation, car c'est lui qui détermine à la fois la
signification et l'organisation de la représentation. Il est
l'élément unificateur et stabilisateur de la
représentation, le plus stable, celui qui résiste le plus au
changement (Abric, p 215, 1999). Le noyau est une structure qui organise les
éléments de la représentation et leur donne sens.
Le handicapé mental est catalogué au travers de
toutes sortes d'images péjoratives, images teintées
d'étrangeté. Il est perçu au travers de ses
incapacités, de ses stigmates parfois monstrueux, il hante l'imaginaire
et revivifie les peurs ancestrales. La personne handicapée
dérange notre société. Nous l'avons évoqué,
nous souhaiterions la nier à défaut de la rejeter, ce qui en fin
de compte revient à rechercher le même résultat :
La pratique de supprimer les enfants difformes, dans
l'Antiquité, s'origine à un sentiment eugénique, à
une volonté de race pure, et révèle ainsi ce qui
réside dans le coeur humain. Ne nous faisons pas d'illusion : nous
portons en nous des envies de mort et de meurtre, et la peur comme
l'agressivité y trouvent leurs racines (Stiker, p 17, 1982).
Le handicap mental forge à son encontre et bien
malgré lui des images mentales solidement ancrées et
difficilement surmontables car inscrites dans l'inconscient collectif. Le
passage obligé à ce dépassement semble l'expérience
vécue et quotidienne entre normaux et anormaux. Les contacts mixtes
répétés peuvent venir à bout des
préjugés mais il est plus commode de vouloir les éviter.
L'individu handicapé mental est pris dans les projections imaginaires
des autres. Le handicap, noyau central de la représentation sociale, est
indissociable de divers attributs fondamentaux. Autour de ce noyau central
gravitent des éléments périphériques,
des « schèmes » (Flament,1999) :
Les schèmes périphériques assurent le
fonctionnement quasi instantané de la représentation comme grille
de décryptage d'une situation : ils indiquent, de façon
parfois spécifique, ce qui est normal (et par contraste, ce qui
ne l'est pas), et donc, ce qu'il faut comprendre, mémoriser... Ces
schèmes normaux permettent à la représentation de
fonctionner économiquement, sans qu'il soit besoin, à chaque
instant, d'analyser la situation par rapport au principe organisateur qu'est le
noyau central (Flament, 1999, p 229).
Ces éléments périphériques
facilitent une lecture de la société et des rapports des
individus entre eux. Que la représentation soit valorisante ou
dépréciative, en fonction de la place que l'acteur occupe dans
l'univers social, elle lui sert de trame pour diriger ses actions. Pour
LASSARRE (1995, p 144), « la représentation sociale contribue
à exprimer, c'est-à-dire, à expliquer et à
constituer les rapports sociaux ». Nous agissons en fonction de ce
qu'autrui nous renvoie et selon sa définition sociale. Les
représentations sont parfois trompeuses ; il nous arrive de faire
erreur sur le déguisement de l'acteur. Nous lui attribuons parfois des
compétences qu'il ne possède pas. L'image qu'il nous renvoie peut
également pousser à une surestimation de sa personne ; nous
disons dans ce cas que nous nous sommes tromper à son sujet. Nous sommes
prisonniers de nos propres représentations qui nous abusent
parfois ; ABRIC suppose que « ce n'est pas à la
réalité telle que l'expérimentateur l'imagine que le sujet
réagit mais à une réalité éventuellement
différente : une réalité représentée,
c'est-à-dire appropriée, structurée,
transformée : la réalité du sujet » (Abric,
1999, p 207).
3. L'objectivation et l'ancrage.
Les représentations sociales de l'individu ont une
importance prépondérante dans l'activité sociale,
certaines sont profondément ancrées et déterminantes
vis-à-vis d'autrui. Nos relations sociales sont vécues comme
amicales ou inamicales, chaleureuses ou détachées ; elles
sont tributaires de l'image que nous renvoyons en société. Nous
sommes ainsi catalogués dans tel groupe social car nos attributs sont
plus puissants que notre personnalité ; ils sont la partie
objective de celle-ci. Serge MOSCOVICI définit deux autres processus
constitutifs de la représentation sociale : l'objectivation et
l'ancrage.
L'objectivation conduit, on le sait, à rendre
réel un schéma conceptuel, à doubler une image d'une
contrepartie matérielle, résultat qui a d'abord un ressort
cognitif . Le stock d'indices et de signifiants qu'une personne
reçoit, émet et brasse dans le cycle des infra-communications
peut devenir surabondant. Pour réduire l'écart entre la masse de
mots qui circulent et les objets qui les accompagnent, et comme on ne saurait
parler de « rien », les « signes
linguistiques » sont accrochés à des structures
matérielles (on tente d'accoupler le mot à la chose) (Moscovici,
1976, p 107-108).
Ces deux processus nous sont utiles pour comprendre ce qui se
joue autour du handicap et des diverses figures qu'il projette. Les attitudes
du handicapé mental nous font nous arrêter aux premières
impressions sur sa personne. Il fait partie des individus qui présentent
un fort pouvoir d'objectivation. Il est déterminé de fait et
restreint à un domaine précis de la vie sociale dont la
caractéristique est d'être hors normes. L'individu
handicapé est enfermé dans le monde de l'altérité.
Même dans les relations mixtes en société, il est reconnu
non pas en fonction du rôle social qu'il peut jouer mais en fonction de
la place qui lui est assignée. « Tout n'est pas objet de
représentation sociale, il faut un enjeu social. La place
particulière d'une personne dans la société, son statut
par rapport à l'objet de la représentation permettra d'expliquer
les ressemblances et les différences d'un groupe d'individus à un
autre » (Lassarre, 1995, p 144).
Il y a bien un enjeu entre les normaux et les anormaux, celui
pour les premiers de ne pas être considérés comme faisant
partie du second. Notre étude de sociologie s'organise autour de ce
rapport entre normalité et anormalité. Elle pose plus
précisément le problème des parents de l'enfant
handicapé mental confrontés à deux univers dissemblables,
pris à la charnière de deux mondes sociaux
déterminés par leur incompatibilité. Comment parvenir
à vivre dans la contradiction ?
Le handicap renvoie dos à dos deux mondes
distincts ; il serait réducteur de penser que les constructions
mentales de ces deux groupes sociaux sont en tous points incompatibles. Les
acteurs parentaux ont intégré des modalités de vie en
société, des modèles d'action axés sur des valeurs
communautaires, comme tous les autres acteurs sociaux. Cependant, nous
supposons que le vécu avec le handicap a certainement changé
certains de leurs points de vue sur l'altérité.
4. La perception du handicap de l'enfant par les
parents.
Le handicap mental forge à son encontre des
représentations solidement ancrées et difficiles à
dépasser. Le passage obligé à ce dépassement semble
l'expérience vécue à ses côtés. Nous pensons
que même pour les parents qui côtoient leur enfant quotidiennement,
il existe une image mentale de « mon » handicapé
façonnée en opposition aux autres handicapés
supposés plus abîmés.
Nous supposons qu'il existe une perception intra familiale et
une perception extra familiale du handicap par les parents. Nous
repérons ces deux perspectives ainsi :
La perspective intra familiale :
Les parents considèrent l'enfant comme une anomalie
sociale qui ronge les liens familiaux et rend difficile la reconstruction de ce
qu'il détruit. Le handicap est un intrus, un objet rapporté,
extérieur qui a pénétré l'univers familial et le
déstabilise. Le handicap n'est pas intégré à
l'enfant, il vit à ses côtés et entrave son
développement mental. Le handicap est dissocié de l'être.
Cette extériorité du handicap renvoie à
l'extériorité de la maladie. Le handicap est un corps
étranger qui s'est immiscé dans la personnalité de
l'enfant. L'anthropologue François LAPLANTINE donne des
éclaircissements à ce sujet :
La maladie est considérée comme une
entité exogène pénétrée par effraction dans
le corps d'un individu qui n'y est pour rein, et la guérison consiste
dans la jugulation d'une positivité ennemie avec laquelle il ne faut pas
composer, mais qu'il faut littéralement anéantir (Laplantine,
1999, p 301).
Les parents rejettent le handicap hors de l'enfant, ils ne
cherchent pas à l'ignorer car comme le précise Don D. JACKSON,
« le rejet, si pénible soit-il, présuppose que l'on
reconnaisse au moins partiellement ce que l'on rejette » (1972, p
85). Le handicap est appréhendé comme le symptôme qu'il
faut soigner pour que l'enfant retrouve un « état
normal ». Il s'inscrit dans les logiques actuelles de traitement des
maladies et de la perception de la maladie par les médecins
eux-mêmes :
Pour la majorité des médecins
généralistes aujourd'hui, le symptôme, loin d'être
appréhendé comme le message d'une modification à
interpréter, demeure bel et bien l'ennemi à abattre (...) C'est
bien le discours lui-même, ainsi que le modèle qui est celui de
notre culture médicale ambiante qui procèdent à une
étiologisation, à une ontologisation et à une
externalisation du mal-maladie (Laplantine, 1999, p 300-301).
Le handicap est bien vécu par les parents, dans le cas
d'une perspective intra familiale, comme un être malin ruinant
l'être de leur enfant. Une seconde posture, nous semble-t-il, est
possible chez les acteurs parentaux :
La perspective extra familiale :
Les parents épousent les représentations
sociales communes du handicap mental. Le handicap, dans ce cas, est
perçu comme intégré à l'enfant. L'enfant est
ontologiquement handicapé. Les parents adhèrent aux projections
sociétales et les reconnaissent comme possibles.
La maladie n'est plus perçue comme une entité
étrangère au malade. Elle vient de lui et a une fonction
valorisée ou tout au moins signifiante qui doit être
décryptée comme une de ses composantes et la guérison
consiste alors dans une activité régulatrice qui n'est plus cette
fois antagoniste aux symptômes du malade (Ibid., p 301).
La problématique du handicap est qu'il est souvent
assimilé à la maladie mentale. Il n'est pas
« guérissable » puisque le handicapé n'est
atteint par aucune maladie. Par contre, il peut être
appréhendé comme une autre forme de vie possible
n'épousant pas les normes sociales établies. Il est un être
« anomal » au sens que CANGUILHEM lui donne.
Les deux perspectives familiales énoncées sont
exprimées par les parents. La première est présente, chez
les parents, pour « leur » enfant et la seconde est
activée pour le handicapé mental d'autrui. Nous supposons que
selon les circonstances de la vie, elles sont perçues
simultanément pour leur progéniture.
VII. LA FAMILLE DU HANDICAPÉ MENTAL.
Du point de vue de notre recherche nous admettons qu'une
famille ayant en son sein un enfant handicapé ne peut être
appréhendée comme une famille dite
« ordinaire ». Nous supposons que le handicap influence les
rapports entre les acteurs familiaux qu'ils soient les parents, les
frères ou les soeurs du handicapé mental. Le handicap perturbe
les relations familiales ; nous l'avons évoqué, il faut
innover, inventer de nouvelles techniques d'éducation.
Chaque parent réagit selon ses ressources personnelles.
Certains s'enlisent dans la dépression ; d'autres arrivent à
défendre les droits de leur enfant et à se battre pour une
société meilleure. Mais au départ, nous sommes tous
démunis à cause du manque d'efficacité des modèles
de vie et d'éducation appris pendant notre jeunesse (Randel, 2000, p
110).
1. La famille comme système.
Il faut voir la famille comme un système
« stable eu égard à certaines de ses variables, si ces
variables tendent à demeurer dans des limites
précises » (Don D. Jackson, 1972). L'enfant handicapé
et les membres de la famille interagissent comme dans tous modèles
familiaux ; des relations de parents à enfant se créent et
se nouent. Elles apparaissent différentes de la norme mais elles n'en
sont pas moins une autre forme possible de lien social. L'enfant
handicapé influence les rapports « père - mère -
enfant » par les questions comportementales qu'il soulève. Don
D. Jackson, un des membres fondateurs de ce qu'on a dénommé
« l'Ecole de Palo Alto », nous propose cette
théorie :
Dans une famille, le comportement de chacun des membres est
lié au comportement de tous les autres et en dépend. Tout
comportement est communication, donc il influence les autres et est
influencé par eux. Plus précisément (...),
améliorations ou aggravations dans l'état du membre de la famille
reconnu comme malade, auront habituellement un effet sur les autres membres de
la famille, en particulier sur leur santé psychologique, sociale ou
même physique (Don D. Jackson, 1972, p 136).
2. Le concept d'homéostasie
familiale.
La construction identitaire de parent d'enfant
handicapé se joue autour de ce « noyau dur » qu'est
le handicap. L'enjeu de cette construction est de trouver un équilibre
stable, quelque chose qui fasse que la vie est possible. « Ainsi, de
manière plus ou moins progressive, les parents vont franchir un certain
nombre d'étapes, passant du choc, à la négation puis de la
détresse jusqu'à une possible réorganisation »
(Boucher, 1994, p 11). Les parents s'accommodent du handicap allant
jusqu'à l'intégrer en eux ; il fait tout autant partie de
l'enfant que d'eux-mêmes. Le handicap est plutôt
intégré que refoulé, les parents sont placés dans
une obligation de vivre avec, de faire avec. Ils n'ont pas le choix ; ils
ne peuvent rejeter le handicap sans rejeter l'enfant lui-même ;
seule la voie de l'acceptation est possible. Il faut faire « contre
mauvaise fortune, bon coeur ». Don D. JACKSON introduit le concept d'
« homéostasie familiale » :
Si l'état du malade s'améliorait, cela avait
souvent des répercussions catastrophiques dans la famille du malade
mental ; il a supposé alors que ces comportements, et
peut-être tout aussi bien la maladie du patient, étaient des
« mécanismes homéostatiques » qui avaient
pour fonction de ramener le système perturbé à son
délicat équilibre (Don D. Jackson, 1972, p 135).
Le handicap englobe la totalité de l'unité
familiale. Il n'est pas posé à côté du cercle mais
il a pénétré chaque branche du réseau familial. Il
n'interfère pas avec les relations mais il en crée d'autres
possibles. Nous considérons le handicap comme la pierre angulaire autour
de laquelle va désormais se construire la famille. Nous supposons que
s'il venait à disparaître, c'est tout l'édifice familial
qui serait déstabilisé.
L'équilibre du couple parental doit être
retrouvé. Il est difficile de survivre dans le chaos quotidien, mais le
handicap est un objet difficile à maîtriser. Il est peu
préhensible et souvent insaisissable. La sérénité
familiale s'ancre dans un avenir lisible et cohérent à plus ou
moins long terme. Sans cette cohérence, c'est le présent qui
devient incompréhensible. De plus, nous l'avons évoqué, le
passé ne peut donner de leçon sur un présent avec un
enfant handicapé, on n'a pas appris à vivre avec.
L'équilibre que le couple doit tenter de retrouver est
mis dramatiquement à l'épreuve. L'avenir qui était
ensemble projeté vient de s'annuler, déstabilisant de ce fait la
raison d'être du couple. Le doute s'installe renforcé par la
culpabilité et la dévalorisation : ne pas avoir
été, et probablement de ne pas savoir devenir, bonne mère
et bon père (Boucher, 1994, p 13).
Cet équilibre nécessaire est tributaire de
processus mentaux qui permettent justement de l'atteindre. Les parents ne sont
pas toujours dupes du temps. Le temps, dans ce cas, « ne sert pas
à l'affaire ». Il laisse une marge d'espérance qui les
autorisent à penser que cela finira bien par s'arranger. Mais avant
tout, il faut parvenir à une réconciliation avec soi même
nécessitant de renouer le lien entre son passé et son
présent pour pouvoir renégocier l'avenir.
3. Le difficile recadrage avec
soi-même.
L'enfant réveille ce qui en soi était
camouflé, étranger. Il renvoie à ses propres manques,
fautes et souffrances. Il culpabilise, dévalorise mais aussi
inquiète. Cet enfant « inattendu », différent
de l'enfant imaginé, décale d'autant la propre image de soi. Il
s'agit de faire front à ses propres fantasmes et les surmonter (Boucher,
1994, p 112).
Les parents se trouvent comme sidérés devant cet
enfant qui leur est étranger et qu'ils ont mis au monde. Dans cette
étude nous rechercherons surtout à comprendre comment ils
parviennent à dépasser l'évidence d'une situation dont
personne ne souhaiterait. La souffrance et la culpabilité peuvent
trouver des palliatifs « cognitifs ». L'image de soi est
définitivement altérée, celle de parent d'un enfant normal
est brisée mais nous montrerons qu'elle peut être
restaurée. La souffrance est sous-jacente, elle est cachée
derrière les apparences que les parents se donnent. La compassion
d'autrui ne peut être supportée une existence tout entière.
Le recadrage avec soi-même passe par un recadrage de l'idée dont
on se faisait de l'avenir.
Lorsqu'un enfant handicapé naît dans notre
famille, il s'agit d'un bouleversement complet. Tout notre futur est remis en
cause. Dans notre désarroi, dans cette insécurité profonde
que nous ressentons, nous essayons de nous accrocher aux certitudes et aux
espoirs qui nous restent. Nous voulons limiter cette différence qui nous
sépare de cet être inconnu (Vaginay, 2000, p 224).
Les acteurs parentaux doivent maîtriser
l'altérité et, malgré le désarroi dans lequel ils
se trouvent, reprendre prise sur leur propre destinée. Ils sont
amenés à réinventer un autre rôle parental et
parviendront, au fur et à mesure, à assumer leur statut social
particulier de parents d'enfant différent des autres. Au sein de la
sphère familiale, à l'abri des regards extérieur, il est
possible de cacher aux autres, aux anonymes qu'on est une personne comme une
autre, digne d'intérêt et de déférence. Le handicap
se caractérise bien comme quelque chose de honteux dont la
découverte discrédite celui qui en a la possession.
4. La dissonance cognitive comme processus interne de
régulation des contradictions.
L'acteur social a besoin d'être en phase avec
lui-même et est amené parfois à surmonter les
contradictions internes à sa personne. Dans le cas du handicap, il va de
soi, que l'enfant conçu ne représente pas l'idéal que les
parents avaient projeté. Ils ne s'attendaient pas à cela, ils
sont dans un « état de sidération, où rien
ne peut permettre un réaccrochage à la
réalité » (Boucher, 1994, p 11).
La réconciliation avec soi-même nécessite
de renouer le lien entre son passé et son présent pour pouvoir
renégocier l'avenir. En effet, dans ce temps suspendu et tronqué,
la vie qui apparaît se voit amputée de sa dimension de promesse et
d'idéal (...) Cet enfant « inattendu »,
différent de l'enfant imaginé, décale d'autant la propre
image de soi. Il s'agit de faire front à ses propres fantasmes et de les
surmonter (Ibid., p 12).
Les parents sont amenés à combler ce
décalage entre leurs souhaits pour l'avenir et la réalité
qui s'offre à eux. Les mécanismes cognitifs mis en place auront
pour tâche de répondre à l'incohérence de
l'existence ressentie. Cette incompréhension devant le handicap de
l'enfant perdurera au cours des années futures. Il est douteux de penser
qu'un attirail quel qu'il soit pourrait séparer l'enfant de sa tare. Les
parents pensent-ils que cela est possible, nous l'ignorons, mais ils sont
désireux de se donner des raisons de vivre et d'envisager un avenir
possible pour l'enfant.
Il leur faut, dans un premier temps, adopter une attitude qui
ne soit pas seulement basée sur le déni du handicap (nous avons
indiqué qu'il était vain de le faire) mais orientée vers
la cohérence de soi. Les acteurs parentaux doivent pouvoir mettre en
adéquation divers éléments cognitifs. Léon
FESTINGER les définit comme toute connaissance, opinion ou croyance
concernant l'environnement, le sujet lui-même ou les autres.
Le psychosociologue américain évoque le terme de
dissonance cognitive pour désigner une contradiction entre deux
éléments cognitifs présents dans le champ de
représentation d'un individu. « Son propos est d'analyser le
processus de changement d'opinion chez le sujet inciter à adopter, par
la pression de la réalité sociale ou de la réalité
objective, des jugements qui se trouvent en contradiction avec ceux qu'il
acceptait jusque-là » (Boudon, 1998, p 22). L'individu en
rupture avec la réalité sociale et ses propres
représentations se trouve en désaccord avec lui-même. Il
éprouve une souffrance, un mal-être qu'il lui faut apaiser. La
dissonance crée un malaise que l'acteur social recherchera à
réduire pour que la réalité sociale redevienne, autant
qu'il se peut, conforme à ce qu'il désire qu'elle soit.
Il y a consonance entre deux notions si l'une des
deux découle de l'autre, ou autrement dit, si l'une des deux
implique psychologiquement l'autre (...) Si, pour l'individu
considéré, « d'admettre comme vrai un
élément d'information, entraîne la conjecture qu'un autre
élément est également vrai, alors le premier implique
psychologiquement le second » (Laurence et Festinger, 1962).
Donc la consonance signifie une implication non pas strictement logique, mais
subjective (Poitou, 1994, p 10).
Dans le cas du handicap mental, le sujet se réinvente
un monde où lui-même et les siens pourraient trouver une place. Il
ne peut s'installer indéfiniment dans la souffrance ; il lui faut
la combattre par des biais cognitifs apaisants et calmer sa
réactivité à la situation présente. Il nous semble
souvent, de l'extérieur, que les actions, les attitudes ou les
comportements parentaux sont illogiques. Cependant, ils sont logiques pour eux
d'un point de vue subjectif. Ils ne s'inscrivent pas dans une
réalité sociale déconnectée mais réinventent
une autre réalité viable à leurs yeux. Ils sont
subjectivement logiques même si les acteurs parentaux sont abusés
par leurs propres croyances. En croyant en ses propres convictions, l'acteur
social se protège de situations ou d'informations susceptibles
d'augmenter la dissonance. Il préfère éviter tout
état qui pourrait engendrer une tension psychologique perçue dans
les rapports sociaux et qui met mal à l'aise.
Festinger assigne à la dissonance cognitive le statut
d'une motivation, d'un drive, c'est-à-dire un état de
tension qui suscite des réactions orientées d'approche et
d'évitement, jusqu'à disparition de la tension (...) La
dissonance est une source d'activité orientée vers la
réduction de la dissonance, tout comme la faim provoque des
réactions orientées vers sa propre réduction (Ibid.,
p 11).
Nous percevons bien que l'enjeu pour les acteurs parentaux est
de pouvoir surmonter, à chaque instant, les bouleversements qu'apporte
l'enfant handicapé à la vie quotidienne. Une forme de
réduction de la dissonance, dans ce cas, est de parvenir à
l'acceptation d'avoir mis au monde un enfant différent. Cette
acceptation semble impossible puisque tout, dans la vie de tous les jours,
renvoie aux incapacités de l'enfant. Le mieux encore est de se forger de
bonnes raisons pour surmonter une situation indépassable. Il nous semble
pourtant qu'il existe une vie possible car l'acteur social détient des
ressources insoupçonnées pour faire « comme si de rien
n'était ».
5. Le handicap, objet du secret parental.
Nous considérons la famille de l'enfant
handicapé mental comme garante d'un secret afin de préserver son
intégrité. Elle cache quelque chose qu'elle ne veut pas
dévoiler à la société de peur d'être
discréditée. Pour Georg SIMMEL, « le secret offre en
quelque sorte la possibilité d'un autre monde à côté
du monde visible, et celui-ci est très fortement influencé par
celui-là » (Simmel, 1996, p 40). Tout le temps que le
handicapé n'apparaît pas au grand jour aux côtés de
ses parents, ces derniers sont préservés de la contamination
sociale (Goffman, 1968). Le handicap a un fort pouvoir de contamination :
les personnes normales vivant avec lui seraient susceptibles d'en attraper les
stigmates, d'être moralement atteintes et suspectées dans leur
intégrité. Il faut pour les parents se cacher, autant que faire
se peut, ce qui est ressenti comme un danger pour la société. Les
acteurs parentaux apprennent à tricher avec les apparences dans les
relations de réciprocité avec autrui.
Savoir à qui l'on a à faire, telle est
la condition première pour avoir à faire à
quelqu'un ; l'usage de se présenter l'un à l'autre, lors
d'une conversation prolongée ou d'une rencontre sur le même
terrain social symbolise bien cette connaissance réciproque qui est
l'a priori de cette relation (Simmel, 1999, p 9).
Dans la rencontre immédiate, les acteurs sociaux ne
posent pas comme a priori que l'un ou l'autre fait partie d'un monde
hors-norme. Il se situe bien sur le même terrain social, ce que
s'efforcent de faire croire les parents de l'enfant handicapé mental.
Ils essaient d'être au plus près de la représentation que
chacun se fait d'une personne normale et cachent leur désordre
intérieur. « La personnalité est composée de
facettes qui sont relativement autonomes et qui peuvent prendre
momentanément le contrôle de la personne » (Moessinger,
1996, p 91). Les parents montrent une personnalité cohérente, la
part du handicap qui est en eux ne doit pas émerger dans les relations.
Cette facette de père ou de mère d'un enfant différent ne
peut être dévoilée au risque que l'individu soit
considéré uniquement qu'à travers elle.
Il est tout à fait légitime que l'idée
que l'on se fait d'un individu varie selon le point de vue à partir
duquel on la forme, et qui est donné par la relation globale du sujet
connaissant à celui qu'il connaît (...) Néanmoins, on
construit une unité de la personne à partir des fragments qui
seuls nous permettent d'avoir accès à l'autre : cette
unité dépend donc de la partie de lui que notre point de vue nous
permet d'apercevoir (Simmel, 1996, p 9).
L'enjeu pour les acteurs parentaux est de ne pas être
trahis et de ne pas se trahir ; ils jouent un jeu de dupe vis-à-vis
d'autrui. Ce jeu est possible tout le temps que le handicap, objet du
discrédit, reste dans l'ombre du couple. Nous allons aborder
désormais les différentes techniques de défense lorsque le
secret du handicap est dévoilé au grand jour. Les parents ne
cherchent pas systématiquement à cacher leur enfant comme on
cacherait une faute. Ils ressentent le regard honteux des autres sur leur
enfant et c'est bien souvent pour cette raison qu'ils veulent
« cacher » l'enfant. Cette dissimulation est une protection
contre le mal que l'on pourrait faire à leur progéniture.
VIII. LES TECHNIQUES DE
« PROTECTION » PARENTALES
Au sein de la famille s'est installé un
élément perturbateur s'ingéniant à détruire
les relations des uns avec les autres : nous avons constaté que le
handicap remettait en cause le fondement même de l'être. Quand le
handicap survient, les individus sont perdus et ne savent plus à qui
s'en remettre. Nous avons décrit les perturbations qu'il provoque dans
la vie domestique et comment il malmène l'intime en déchirant les
identités antérieures.
1. Truquer les relations sociales.
Les parents doivent parer aux troubles dans les relations
publiques. Le concept de « figure » proposé par
GOFFMAN va nous permettre de lire comment on peut parvenir à vivre
à l'extérieur malgré les fissures intérieures. Les
parents de l'enfant handicapé mental font « comme
si » de rien n'était. Ils jouent un jeu de dupe au
dépend de leur entourage. Ce jeu trouve sa raison d'être dans le
fait que les acteurs parentaux ne souhaitent pas « perdre la
face » devant leur interlocuteur. Le sociologue définit la
face ainsi :
On peut définir le terme de face comme
étant la valeur positive qu'une personne revendique effectivement
à travers la ligne d'action que les autres supposent qu'elle a
adopté au cours d'un contact particulier. La face est une image du moi
délivrée selon certains attributs sociaux approuvés, et
néanmoins partageables, puisque, par exemple, on peut donner une bonne
image de sa profession ou de sa confession en donnant une bonne image de soi
(Goffman, 1974, p 9).
Les parents cachent quelque chose qui peut les
discréditer. Le handicap, lorsqu'il n'est pas présent dans la
relation à autrui est « une différence
invisible » (Goffman, 1975). Les individus peuvent faire semblant
d'être pareils aux autres membres de la société et calquer
les représentations que les autres attendent d'eux. Ils peuvent compter
sur leur « propre discrétion » (Goffman, 1975). Les
acteurs parentaux prennent donc toujours le risque, quand ils s'engagent dans
une relation, d'être trahis ou démasqués. Lorsque leur
enfant n'est pas présent à leur côté, il leur est
possible de « garder la face » ; ils ne sont pas les
victimes d'un objet social stigmatisé et peuvent se préserver de
sa contamination. Ils gardent une certaine « assurance »
définie comme « une attitude à supprimer et à
dissimuler toute tendance à baisser la tête lors des rencontres
avec les autres » (Goffman, 1974, p 12). Comment un individu peut-il
parvenir à assumer un rôle dont il n'existe pas de
répertoire ?
Les parents de l'enfant handicapé mental se montrent
sur la scène publique en dissimulant la facette de leur
personnalité la plus « discréditable ».
« Au sujet du discréditable, le problème n'est plus
tant de savoir manier la tension qu'engendre les rapports sociaux que de savoir
manipuler de l'information concernant une déficience »
(Goffman, 1975). Les parents du handicapé font tellement corps à
corps avec leur enfant qu'ils en imprègnent leur comportement dans les
situations de vis-à-vis. Le handicap est intégré à
« leur identité sociale réelle » et dictent
leur manière de réagir dans les rencontres. Ils peuvent ne pas
transmettent certaines informations délibérément au sujet
de leur progéniture mais les parents ne cherchent pas
systématiquement à mentir, à tricher dans le but de
tromper autrui sur soi. La simulation de la normalité leur permet
justement d'être considérés comme tel. Goffman donne ce
point de vue sur le mensonge :
On parle de mensonge patent, flagrant, ou cynique
lorsqu'on peut avoir la preuve indiscutable que son auteur l'a
proféré volontairement, avec la conscience de mentir (...) Non
seulement les personnes prises en flagrant délit de mensonge perdent la
face pour la durée de l'interaction, mais encore leur façade peut
en être ruinée, car beaucoup de publics estiment que, si quelqu'un
se permet de mentir une seule fois, on ne doit plus jamais lui faire pleinement
confiance (Goffman, 1973, p 61).
Nous rappelons ici que la façade, pour GOFFMAN, est un
appareillage symbolique, utilisé habituellement par l'acteur au cours sa
représentation. L'acteur social, dans la perspective du handicap mental,
ment plus à lui-même qu'aux autres. Il n'est pas cynique si ce
n'est face à lui-même. Il faut bien mentir pour être
considéré comme ses pairs. Le handicap fait peur et fait fuir
même ceux qui parfois sont dans la confidence. Les parents sont
isolés à cause d'une faute dont ils ne sont pas responsables. Ils
sont accusés à tort d'un crime qui n'en est pas un. Leur faute
est d'avoir enfanté d'un « monstre » qui, en fin de
compte, n'est qu'un individu vivant sans se référer strictement
aux normes sociales établies. C'est un être
« anomal » questionnant les règles sociales. Nous
comprenons que les parents aient envie de mentir à la
société puisqu'ils sont punissables de « mort
sociale » si l'on découvre l'infâme en eux. La mort
sociale est définie par L.V. THOMAS ainsi :
On peut estimer qu'il y a mort sociale (avec ou sans mort
biologique effective) chaque fois qu'une personne n'appartient plus à un
groupe donné, soit qu'il y ait limite d'âge et perte de fonction
(defunctus et défunt apparentés), soit qu'on assiste
à des actes de dégradations, proscription, bannissement, soit
enfin que nous soyons en présence d'un processus d'abolition du souvenir
(disparition sans traces, au moins au niveau de la conscience), peu importe
(Thomas, 1975, p 45).
C'est bien là qu'est l'enjeu des parents de l'enfant
handicapé : ne pas être rejeté de la
société, ne pas être des exilés expulsés aux
marges sociétales. « La situation d'exil (volontaire ou non)
suppose en quelque sorte une mort sociale ; il existe une autre sorte
d'exil, encore plus cruel, celui dû à l'exclusion ».
Pour éviter « l'exil », le meilleur moyen est encore
de nier aux autres l'objet du délit, de le garder secret :
La nature profonde de tout mensonge, aussi concret que soit
son objet, est de faire naître l'erreur sur le sujet qui ment
car il consiste, pour le menteur, à cacher à l'autre la
représentation vraie qu'il possède. Que la victime du menteur ait
une représentation fausse de la chose, ce n'est pas là
ce qui épuise la nature spécifique du mensonge - il partage
l'erreur : c'est bien plutôt le fait qu'elle est maintenue dans
l'erreur sur ce que la personne qui ment pense dans son for
intérieur (Simmel, 1996, p 15).
Les parents ne mentent pas pour tromper l'autre, ils cachent
la vérité afin de se préserver une place estimable et non
dévalorisée d'eux-mêmes. Plus que le rejet, ils craignent
la compassion, l'indifférence, d'être considérés
comme étrangers à leur propre société et ne plus
être reconnus.
Un détour vers l'anthropologie peut être utile
pour comprendre la peur d'être assimilé à l'étrange
étranger. Franco LA CECLA, anthropologue italien, pose la question de
l'étranger et en donne cette interprétation :
Mais qui est l'étranger ? C'est celui qui n'entre
pas dans les différences consenties à l'intérieur d'une
culture. Il est hors contexte. L'étranger est celui qui
bénéficie de l'indifférence, à moins d'en
être victime (...) Se contenter de l'indifférence vis-à-vis
de l'étranger signifie le traiter comme quelqu'un qui a droit à
être « ici », qui a droit à un
« nous » contigu mais différent de notre
« nous » (...) L'étranger peut rester dans cette
zone d'indifférence, dans ce vide sans haine ni amour. Un
véritable vide (La Cecla, 2002, p 93-95).
Pour les parents le rejet aux marges de la
société n'est pas valable car ils ne peuvent admettre que leur
enfant en serait la raison. Leur souhait serait que l'unité familiale
soit acceptée par le « nous » de la
communauté. Ils ne veulent pas uniquement être catalogués
comme faisant partie d'un « nous » autre, construit autour
du handicap, toléré mais dénié. Don D. JACKSON cite
LAING lorsqu'il évoque le dénie : « Aucun
châtiment plus diabolique ne saurait être imaginé, s'il
était physiquement possible, que d'être physiquement
lâché dans la société et de demeurer totalement
inaperçu de tous les membres qui la composent. Et il ajoute qu'
« il ne fait guère de doute qu'une telle situation conduirait
à cette « perte du moi » qui n'est qu'un autre nom
de l'aliénation » (Jackson, 1972, p 85).
Pour éviter cette aliénation, certains usent
d'évitement afin de ne pas être démasqués, se
détournent des sujets conversationnels déplaisants.
L'évitement est « le plus sûr moyen de prévenir
le danger et d'éviter les rencontres où il risque de se
manifester » (Goffman, 1974). Les acteurs parentaux, hors du handicap
de leur enfant, ont une place sociale assignée dans la
société. Ils sont des citoyens à part entière
accédant aux mêmes droits que les autres. Ils
préfèrent donc éviter de parler de « choses qui
fâchent » et de devoir justifier l'existence de leur enfant.
Ces « non-dits » sont proches du sentiment de honte
décrit par le sociologue Vincent DE GAULEJAC :
La honte s'installe parce qu'elle est indicible. Elle est
indicible parce qu'en parler conduirait à mettre à jour des
choses inavouables et au risque d'être soi-même
désavoué. Le sujet est partagé entre le besoin de dire ce
qu'il éprouve, d'exprimer ce qu'il ressent, et la crainte d'être
déjugé (De Gaulejac, 1996, p 67).
Il est difficile pour les parents d'adopter une ligne de
conduite pouvant les mettre en phase avec la situation du handicap et se
montrer cohérents dans les rencontres de la vie quotidienne.
L'individu tend à extérioriser ce qu'on nomme
parfois une ligne de conduite, c'est-à-dire un canevas d'actes
verbaux et non verbaux qui lui sert à exprimer son point de vue sur la
situation, et, par-là, l'appréciation qu'il porte sur les
participants, et en particulier sur lui-même (Goffman, 1974, p 9).
Pour les acteurs parentaux, donner leur point de vue sur le
handicap, c'est donner leur point de vue sur eux-mêmes. Comment donner un
avis sans se déjuger dès qu'il est émis, dire tout et
son contraire ? Le malentendu est sous-jacent aux relations entre normaux
et les personnes susceptibles d'être discréditées par le
handicap. Les acteurs sociaux ne se comprennent pas, ils n'ont pas la
même perception des choses. Les parents savent, les autres sont des
êtres qui ne peuvent comprendre. Il est difficile de s'entendre sur un
sujet enrobé de non-dits ; on entend peu parler du handicap dans
les conversations. Quand il apparaît au détour d'une remarque,
quand il se montre en société, il crée un malentendu car
il est souvent méconnu. Nous allons essayer de comprendre le
mécanisme du malentendu souvent inhérent aux relations mixtes
entre normaux et stigmatisés.
2. Le malentendu.
Le philosophe JANKÉLÉVITCH signifie que
« le malentendu n'est pas simplement de l'escroquerie : il
institue entre les hommes un certain ordre provisoire qui, s'il ne remplace pas
l'entente translucide et sans arrière-pensée, vaut pourtant mieux
que la discorde ouverte » (Jankélévitch, 1998, p 263).
Nous rejoignons dans cette citation les « faux-semblant »
qu'évoque GOFFMAN. Dans les relations « mixtes », le
malentendu est une condition nécessaire à l'édification de
la relation, il en est le socle même. Il institue cet « ordre
provisoire » sans lequel la rencontre et sa pérennité
dans le temps ou l'instant ne serait pas possible. Ce sens donné au
malentendu est repris par Franco LA CECLA, dont nous avons parlé plus
haut :
Le malentendu n'est plus un tracas mais bel et bien une
chance. C'est une chance puisqu'il crée un ordre dans les rapports.
Puisque nous devons être compris tous, vive le malentendu qui aide
à faire des distinguos et à maintenir chaque relation à un
niveau dont l'intensité dépendra un peu plus de nous (La Cecla,
2002, p 30).
Le malentendu est bien une arme dont les acteurs parentaux
peuvent se munir afin de se défendre, d'en savoir un peu plus sur ce que
les gens pensent d'eux. Le terme de malentendu nous rapproche de
l'écoute, de l'ouïe. « Il me semble que j'ai mal entendu
ce que vous venez de dire ? » ; cette forme de question
appelle à une redondance dont le projet est de faire préciser
à l'interlocuteur le fond de sa pensée. Il permet de façon
détournée de savoir ce que l'autre pense de soi. Le malentendu
renvoie le provocateur indélicat à sa propre indélicatesse
et lui fait perdre la face ; de personnage sûr de lui et courtois,
il devient un mufle bien involontairement.
Sauvons donc les apparences, tout en sachant que sous le
malentendu se cache l'ambiguïté qui fait mal,
l'ambiguïté qui fait que les individus ne se comprennent pas et
qu'il est toujours possible d'en profiter - pour prendre, se prendre et se
faire prendre en dérision (La Cecla, 2002, p 20).
Le malentendu est ce qui fait que, pour une fois, les parents
de l'enfant handicapé mental sont en position de force. Comment ne pas
se perdre dans de plates excuses lorsqu'on est à l'origine de la gaffe
et que l'on dévoile ses sentiments cachés ? Il ne reste
qu'à faire amende honorable pour réparer la
« piètre figure » que l'on donne de soi.
On peut dire d'une personne qu'elle fait piètre
figure lorsqu'elle prend part à une rencontre sans disposer d'une
ligne d'action telle qu'on l'attendrait dans une situation de cette sorte (...)
Dans tel cas, il est fréquent que cette personne se sente honteuse et
humiliée, à cause de ce qui est arrivé par sa faute
à la situation et à cause de ce qui risque d'arriver à sa
réputation de participant (Goffman, 1974, p 11-12).
A la décharge du gaffeur, nous pouvons dire qu'il ne
connaît pas le secret de l'autre. Il ignore ce qui pourrait blesser
autrui dans sa chair ; il a parlé sans réfléchir. Le
malentendu est « une « ignorance » située
au niveau de la relation elle-même, un « non-savoir de la
relation », un « non- savoir
réciproque » :
Quand je dis qu'il y a malentendu, je veux dire que
« par rapport à une juste interprétation »
quelqu'un a dévié, par manque d'attention ou de volonté,
par obstructionnisme ou stupidité (...) Car le malentendu est le
piège qui peut arriver, « sans que toi ni moi ne le
voulions » (La Cecla, 2002, p 13).
Le handicap est par définition un objet de malentendu.
Il invite les protagonistes à se perdre en explications entre celui qui
connaît et celui qui ignore. Dans le cas du dévoilement impromptu
du handicap, les parents sentent que l'interlocuteur est mal à l'aise.
Le gaffeur est provoquant de part sa maladresse, mais il n'a pas cherché
à blesser ; il est l'auteur d'une blessure d'amour-propre dont il
aurait préféré faire l'économie. Le malentendu
« est certainement une forme d'échec, mais dans la mesure
où il est « événement » survenant
à l'improviste, il manifeste quelque chose qui nous redonne conscience
de l' « expérience de l'autre » à
l'état pur » (Ibid., p 29).
Dans ce cas, il peut mettre à jour toute la
difficulté d'exister de l'autre, difficulté dont nous n'avions
rien perçu. Le malentendu fait exprimer ce qui se voulait être
enfoui dans la relation, il ouvre à la découverte de l'autre dans
tout son altérité.
Le malentendu offre la possibilité de la rencontre et
disons qu'il allège ce qui parfois n'est guère supportable. Tout
en n'étant qu'un « presque rien » il est le commun
dénominateur minimal de toute rencontre, le minimum indispensable
à la sociabilité (Ibid., p 30).
Les parents cherchent néanmoins à duper l'autre,
lorsque le handicapé n'est pas présent à leur
côté, afin de garder une certaine dignité dans la relation.
Le jeu de dupe est certainement plus difficile à jouer lorsque l'enfant,
objet du secret, est présent auprès d'eux dans les
interrelations. Pour le moment, nous nous attachons à comprendre quels
mécanismes mentaux ils s'inventent pour mentir à la
société et influencer sur elle. Notre position est de dire que
les acteurs parentaux ont la possibilité d'exercer des actions afin de
pouvoir vivre de manière commune. Mentent-ils vraiment ?
Mentent-ils pour survivre ? Ils mentent sûrement pour sauver les
apparences, mais qu'est-ce que ce mensonge ?
Pour JANKÉLÉVITCH, que « le mensonge
soit bénin ou grave ne change rien à son importance, car la
grande affaire n'est pas le volume de mensonge, mais l'intention même de
mentir » (Jankélévitch, 1998, p 217). Si les parents
mentent, c'est pour l'intérêt de se préserver ; leur
instinct de survie sociale les pousse à se murer pour se
protéger. Il n'y a pas de meilleur rempart contre l'adversité
dans la relation sociale que d'être l'artisan de tromperie. L'autre doit
être dupé pour être pris dans le jeu des apparences. Seule
l'apparence sociale compte pour les parents afin de garder l'estime des
leurs :
Il existe aussi le cas des whites lies, les pieux
mensonges : on peut duper quelqu'un parce qu'à un moment
donné la relation est considérée plus importante que la
sincérité. Ce qui est en jeu entre deux personnes est-il toujours
la vérité, ou bien existe-t-il une vérité de la
relation qui est plus importante que la vérité (La Cecla, 2002, p
24).
Les parents cherchent à dissimuler le handicap de leur
enfant. Ils ont peur de perdre le respect des autres, peur de ne plus
être dignes dans les relations mixtes et perdre toute
crédibilité. Il faut mentir pour cacher quelque chose que l'on
juge, malgré soi, honteux. Cet objet honteux, le handicap, contamine la
dignité des parents. Il est cette chose dont on ne veut parler ;
c'est l'élément qui fait tache dans l'environnement. Il faudra
désormais sans cesse justifier l'existence de son enfant affublé
d'un handicap comme s'il était atteint d'une maladie. L'une des
solutions est de ne pas l'avouer ou de feindre l'insouciance dans cette
situation difficile. Il faut mettre le handicap, source de la honte, sous une
couverture, le détacher de l'enfant et le mettre de
côté.
3. Le handicap, objet de honte.
Le sentiment de honte s'installe lorsque l'identité
profonde de l'individu est altérée (...) Les repères
habituels qui permettent de se situer par rapport aux autres et à
soi-même sont fragilisés ou détruits. Dans tous les cas,
l'estime de soi est remise en question par la mésestime des autres. Le
sujet est déchiré par des tensions contradictoires entre la
tentative pour sauvegarder son unité et l'impossibilité d'y
parvenir sans rejeter une part de lui-même. Il est confronté
à une dénégation de ce qui constitue tout ou partie de son
être profond. Ce déchirement produit une conflagration psychique.
La cohérence qui fonde les jugements de valeur est prise en
défaut (De Gaulejac, 1996, p 129).
Le sociologue Vincent DE GAULEJAC s'interroge sur ce qui fait
honte, sur ce qui fait que l'on se sent honteux dans une relation sociale.
L'objet de honte n'est pas interne aux acteurs parentaux ; nous pouvons
dire qu'ils sont honteux devant leur enfant handicapé mais qu'ils ont
également honte du sentiment de honte des autres à son
égard. Les parents sont tiraillés entre deux sentiments, celui de
comprendre ce qu'autrui peut ressentir face au handicapé mais ne peuvent
l'admettre comme tel. Ils ne peuvent avouer avoir honte de leur enfant, ils
auraient plutôt honte d'eux-mêmes s'ils le reconnaissaient comme
trop différent des autres. Leurs valeurs face à
l'altérité sont mises à mal : ce qu'ils
redoutaient hier et désormais présent dans leur environnement.
Ils ont à chasser leur a priori est doivent combattre pour la
reconnaissance de leur enfant et pour la leur en tant que parents
différents. Leur crainte est bien de ne pas trouver de place sociale
dans l'univers de la normalité. Cette crainte est objet de souffrance et
d'inquiétude :
La souffrance sociale naît lorsque le désir du
sujet ne peut plus se réaliser socialement, lorsque l'individu ne peut
pas être ce qu'il voudrait être. C'est le cas lorsqu'il est
contraint d'occuper une place sociale qui l'invalide, le disqualifie,
l'instrumentalise ou le déconsidère (De Gaulejac, 1996, p 131).
Le handicapé mental est mis au ban de la
société de fait. La place qu'on lui assigne est inscrite dans les
processus de prise en charge de l'éducation dite spéciale. Son
état est jugé selon des critères psychologiques et
administratifs reposant sur des nomenclatures précises. Le
handicapé est un objet social
« instrumentalisé », d'ailleurs FOUCAULT
évoquait déjà cette hypothèse au sujet du fou. Pour
DE GAULEJAC, le processus d'instrumentalisation « consiste
à dénier le fait d'être homme parmi les hommes, à
refuser de le considérer comme un humain, à le traiter comme un
objet, comme un outil dont on se sert que l'on prend quand on en a besoin et
que l'on pose lorsqu'on ne s'en sert plus » (Ibid., p 91) et
il ajoute
Lorsque autrui est instrumentalisé, traité en
objet et qu'on nie la possibilité qu'il ait une existence sociale au
même titre que chaque citoyen, on crée une situation de violence
et d'exclusion (Ibid., p 91).
L'enfant handicapé mental est mis à part,
extériorisé et objectivé pour être traité
socialement. Les parents peuvent se sentir dépossédés de
leur enfant, mais que faire quand les institutions du milieu
« ordinaire » ne peuvent répondre à ses
besoins particuliers ? Ils jugent certains modes d'accueil indignes pour
leur enfant même si dans leur for intérieur ils soupçonnent
les difficultés que son handicap représente pour la
société. Cette indignité est le reflet du rejet ressenti.
Elle est un autre instrument pour retrouver sa dignité perdue :
« La dignité, c'est la mobilisation du sujet pour ne pas
sombrer, résister à la souffrance et sauvegarder sa
subjectivité malgré les difficultés qui le submergent. Ne
pas trahir, ne pas se déjuger, refuser la dépendance, ne rien
devoir à personne » (Ibid., p 136).
Cette dignité leur permet de s'opposer à un
monde où tout semble décidé à leur place, où
tout est déterminé dès l'annonce du handicap de l'enfant.
Le jeune handicapé sera amené progressivement à
côtoyer l'univers de l'anormalité, certains pourront
s'aménager une vie dans la société, mais toujours ils
porteront leur handicap comme un boulet. Lui, au bout du compte, à une
place assignée, même si elle est inscrite en marge des structures
habituelles. Il n'en est pas de même pour les parents étant
amenés à s'identifier en tant que parents d'un enfant
handicapé mental. Pour Jean-Paul SARTRE, « la honte est, par
nature, reconnaissance. Je reconnais que je suis comme autrui
me voit (...) Ainsi la honte est honte de soi devant autrui ; ces
deux structures sont inséparables » (Sartre, 1984, p 266).
Cependant il est difficile pour un être humain de n'être reconnu
qu'au travers de son état honteux ; la honte ne peut être le
socle de toute une existence.
Nous avons évoqué la carrière des parents
de l'enfant handicapé mental qui débute avec les premiers signes
du handicap ; dans l'univers domestique, il y a le regard bienveillant
qu'ils ont sur leur enfant. Ils porteront toujours en eux le handicap de leur
enfant, ce handicap qui a altéré leur identité
première. Il leur faut être reconnus par autrui malgré la
blessure. Le philosophe nous dit que c'est autrui, dans la manière dont
il nous regarde, qui nous donne conscience d'exister
Il suffit qu'autrui me regarde pour que je sois ce que je
suis. Non pour moi-même, certes : je ne parviendrai jamais à
réaliser cet être-assis que je saisis dans le regard d'autrui, je
demeurerai toujours conscience ; mais, pour l'autre (Ibid., p
308).
Pour les parents, le regard de l'autre est blessant lorsqu'ils
sont en présence de leur enfant. Il est également blessant pour
eux même si l'enfant n'est pas à leurs côtés,
lorsqu'ils pensent qu'autrui sait ou lorsqu'ils savent qu'il le
sait : dans ce cas, nous pouvons dire qu'ils ont honte de la honte de
l'autre. « Autrui est le médiateur indispensable entre moi et
moi-même : j'ai honte de moi tel que j'apparais à
autrui. Et, par l'apparition même d'autrui, je suis mis en mesure de
porter un jugement sur moi-même comme un objet, car c'est comme objet que
j'apparais à autrui » (Ibid., p 266).
En se mettant à la place de leur interlocuteur, ils
présupposent que celui-ci se sent mal à l'aise et
gêné. Ce n'est pas toujours le cas, mais comment pourrait-il en
être autrement pour les parents qui savent, par expérience, que
leur enfant rebute plus qu'il n'attire ? Dans les contacts mixtes, les
deux parties sont mal à l'aise, on feint d'ignorer le handicap et l'on
feint d'en être la victime :
La honte isole, elle n'invite pas au partage. Elle pousse au
contraire à se distinguer de ceux qui portent la marque de
l'échec, à les rejeter. Mais si elle ne peut être
partagée, elle est particulièrement contagieuse. Le spectacle de
la honte rend honteux, ce qui suscite immédiatement une réaction
de défense vis-à-vis du porteur de la honte (De Gaulejac, 1996, p
289).
Les parents ressentent sur eux ce regard biaisé
chargé d'interrogation, ce regard curieux qui « peut
dissimuler une fausse naïveté ou même une jouissance
secrète face à la misère de l'autre »
(Ibid., p 287). Il y a ce regard pathétique qui
« exprime les perturbations de l'âme, le malaise profond
éprouvé face au spectacle d'un autre soi-même
déchu » (Ibid., p 288). La présence du
handicap peut gêner ; autrui préfère l'éviter
du regard : ce « regard distancié exprime plus
un refus, un parti pris clair et sans menace de rejet (...) L'individu
réagit à la mise à l'écart de ce qui
gêne » (Ibid., p 287). Le sentiment de
compassion est souvent latent ou exprimé dans les relations
mixtes :
La compassion se heurte bien vite au désir de mise
à distance, au réflexe de rejet face à un autre
soi-même qui représenta justement tout ce que l'on ne veut pas
devenir. Cet « autrui » me fait honte, l'image de
moi-même qu'il me renvoie est insupportable. On comprend, dans ces
conditions, que certains ne veuillent pas le voir, le méprise ou le
rejette (Ibid., p 288).
Toutes ces pratiques sociales implicites, transmises par le
regard et les sentiments vis-à-vis des parents de l'enfant
handicapé mental, font que ceux-ci vont mettre en place des
mécanismes tout aussi implicites de défense de soi. Ils en seront
d'autant plus efficaces. Nous avons vu que la pratique du secret participe
à cette défense, il en est de même du mensonge ou de la
duperie. Mais qu'en est-il de ce désir de vouloir travestir la
réalité pour se créer une propre réalité
acceptable où honte et mépris n'aurait plus d'emprise ?
Qu'en est-il de ces mensonges merveilleux dont
Jankélévitch parle dans son exposé sur le
malentendu ?
Nous n'empêcherons jamais les hommes, quoiqu'il arrive,
de prendre leurs voeux pour la réalité, de bondir en imagination
par-dessus l'abîme ontologique qui sépare le notionnel et
l'existence, le possible et l'événement (...) Ils
complètent le médiocre, la prosaïque réalité,
ils jettent au-dessus du temps la passerelle des mensonges merveilleux
(Jankélévitch, 1998, p 244).
Ce merveilleux mensonge que l'on peut se faire à
soi-même pour rendre son existence toute somme normale alors que tout
pousse à croire qu'il n'en est rien, ce merveilleux mensonge n'est pas
différent de la mauvaise foi sartrienne.
4. Les conduites de mauvaise foi.
La mauvaise foi, dans l'appareillage de défense
cognitif des acteurs parentaux, jette un pont entre l'intériorité
de l'individu, traduite dans ses sentiments, et son extériorité,
traduite dans ses conduites et ses comportements. Les réactions
émotionnelles internes sont dépendantes du contexte dans lequel
se situe l'interaction. Nous avons développé jusqu'alors les
capacités de l'individu à jouer avec les autres dans les
interrelations ; les conduites de mauvaise foi permettent à la fois
de tromper l'autre tout en se persuadant d'être de bonne foi. Les parents
ne mentent pas systématiquement, ils sont parfois sincères dans
les propos qu'ils tiennent sur leur enfant. Ils sont le jouet de leurs propres
« fausses » certitudes ; ils se dupent autant qu'ils
dupent les autres. Ce jeu réciproque de la duperie où le dupeur
peut être dupé est nécessaire à l'édification
de relations entre normaux et stigmatisé. C'est un malentendu
inavoué. Jean-Paul SARTRE définit la mauvaise foi de la sorte
dans son ouvrage " L'être et le néant " :
On dit indifféremment d'une personne qu'elle fait
preuve de mauvaise foi ou qu'elle se ment à elle-même. Nous
acceptons volontiers que la mauvaise foi soit mensonge à soi, à
condition de distinguer immédiatement le mensonge à soi du
mensonge tout court (...) L'essence du mensonge implique, en effet, que le
menteur soit complètement au fait de la vérité qu'il
déguise. On ne ment pas sur ce qu'on ignore, on ne ment pas lorsqu'on
répand une erreur dont on est soi-même dupe, on ne ment pas
lorsqu'on se trompe (Sartre, 1984, p 83).
La problématique des parents du handicapé mental
suppose qu'ils aient conscience du handicap de leur enfant lorsqu'ils mentent
à son sujet. Ils le rejettent pour mieux accepter de vivre avec. Par
contre, l'expression de leur mauvaise foi est basée sur le fait qu'ils
ignorent ce qu'il adviendra dans l'avenir, même tout proche.
Effectivement, dans ce cas, même s'ils reconnaissent le handicap, ils ne
mentent pas à leur entourage. Ils se mentent surtout à
eux-mêmes, ils sont de mauvaise foi envers eux.
La mauvaise foi est bien mensonge à soi.
Certes, pour celui qui pratique la mauvaise foi, il s'agit bien de masquer une
vérité déplaisante ou de présenter comme
vérité une erreur plaisante. La mauvaise foi a donc en apparence
la structure du mensonge. Seulement, ce qui change tout, c'est que dans la
mauvaise foi, c'est à moi que je masque la vérité
(Ibid., p 85).
Les conduites de mauvaise foi ne servent pas à tromper
autrui même si l'autre pense que l'acteur tient des propos peu
cohérents pour lui travestir une vérité. Les acteurs
parentaux doivent nier l'existence du handicap, cependant comme l'évoque
FREUD, « la négation est une manière de prendre
connaissance du refoulé, de fait déjà une suppression du
refoulement, mais certes pas une acceptation du refoulé »
(Freud, 1985, p 136). La négation du handicap réactive sa
réalité ; c'est le cercle perplexe dans lequel sont
emprisonnés les parents. L'issue est bien de se masquer cette
réalité déplaisante, rejeter le handicap et bien plus
douloureux que de l'accepter. Il vaut mieux se le cacher tout en sachant qu'il
existe plutôt que de nier sa présence. Les parents doivent pouvoir
enjoliver leur existence malgré cet élément qui a fait
intrusion dans leur vie. La mauvaise foi est ce mécanisme qui va leur
permettre d'inventer un avenir possible pour leur enfant. SARTRE nous dit que
« l'on peut vivre dans la mauvaise foi, ce qui ne veut pas
dire qu'on n'ait de brusques réveils de cynisme ou de bonne foi, mais ce
qui implique un style de vie constant et particulier » (Sartre, 1984,
p 85).
L'existence aux côtés du handicap pousse les
acteurs à s'installer dans un processus de mauvaise foi. Ils ont
« foi » en ce qu'ils croient et sont bien obligés de
se persuader qu'ils ont raison de raisonner ainsi. « Le
véritable problème de la mauvaise foi vient évidemment de
ce que la mauvaise foi est foi » (Ibid., p 104).
Leur croyance en la restauration de leur enfant comme
« être » normal est de toute bonne foi même
s'ils ne sont pas toujours aussi naïfs qu'ils pourraient le laisser
croire.
Nous avons vu au cours de ce chapitre, les techniques que les
acteurs parentaux utilisent pour tromper autrui dans les interrelations ;
ils sont capables d'invention, de truquer les échanges pour tirer
avantage des situations où leur intégrité pourrait
être menacée. La mauvaise foi nous renvoie aux croyances des
acteurs sociaux et de l'influence que le milieu peut avoir sur eux. Nous allons
désormais décrire, dans la partie suivante, les mécanismes
cognitifs qui s'installent dans l'esprit des acteurs parentaux. Qu'est-ce qui
les amènent à avoir foi et croire qu'un avenir est possible pour
leur enfant handicapé mental ?
IX. LES CROYANCES PARENTALES EN UNE NORMALITÉ
POSSIBLE DE LEUR ENFANT
La réflexion menée jusqu'alors repose sur
l'a priori que les parents d'enfants handicapés mentaux
ressentiraient de façon similaire leurs rapports aux valeurs et à
la société. Cette hypothèse reste à valider ou
à réfuter dans notre travail de recherche ultérieure.
Cependant, nous proposons trois typologies parentales en fonction de la
lisibilité du handicap par la société.
1. Les typologies parentales.
La première typologie proposée regroupe
les familles dont l'enfant a un handicap qui se voit, la trisomie 21 en est un
exemple. Le handicap est perçu par les parents, il est visible
physiquement et admissible par la société. Ce handicap mental
interpelle surtout les attitudes des uns par rapport aux autres, il
dérange plus par le questionnement sur soi qu'il pose que par sa
présence qui ne serait pas désirée. L'annonce du handicap
a pu être faite à la naissance.
La seconde typologie proposée regroupe les
familles dont le handicap peut être ou non perçu par les parents,
il est visible physiquement et difficilement approuvé par la
société. Ce handicap n'est pas toujours annoncé à
la naissance mais suspecté par les parents s'apercevant des
difficultés de l'enfant à évoluer normalement au fil du
temps. L'aspect physique peu avenant enferme l'individu dans un registre
revivifiant l'image du monstre.
La troisième typologie à affaire avec
les familles dont le handicap n'est pas véritablement perçu par
les parents, l'annonce n'est pas systématique et il n'est pas visible
physiquement en société. La découverte du handicap mental
se fait progressivement. Les parents ne s'en doutent pas, n'osent penser que
leur enfant est différent notamment dans les premières
années de l'enfance où tout demeure possible. Nous pouvons
émettre que l'acceptation du handicap sera en conséquence
difficile.
Ces trois typologies sont singulières mais leur
singularité se disperse vis-à-vis de certains points pour former
ce que Max WEBER nomme un idéaltype :
On obtient un idéaltype en accentuant
unilatéralement un ou plusieurs points de vue et
en enchaînant une multitude de phénomènes donnés
isolément, diffus et discret, que l'on trouve tantôt en
grand nombre, tantôt en petit nombre et par endroits pas du tout, qu'on
ordonne selon les précédents points de vue choisis
unilatéralement, pour former un tableau de pensée
homogène (Weber, 1995, p 172).
Nous essaierons de démontrer qu'il existe bien une
famille repérable de l'enfant handicapé mental. Nous l'avons
évoqué plus tôt, il y a des attitudes et des comportements
chez les acteurs parentaux qui diffèrent de la manière dont tout
un chacun appréhende le monde.
2. Une construction
« idéaltypique » de la famille de l'enfant
handicapé mental.
L'idéaltype weberien, comme le précise le
sociologue, est une utopie, un modèle mental qui doit nous
permettre d'appréhender la réalité. Il serait un tableau
idéal afin de mesurer l'écart entre la réalité
sociale et les membres catégorisés. C'est un instrument de mesure
sociologique :
L'idéaltype est un tableau de pensée, il
n'est pas la réalité historique ni surtout
« authentique », il sert encore moins de schéma dans
lequel on pourrait ordonner la réalité à titre
d'exemplaire. Il n'a d'autre signification que d'un concept limite
idéal, auquel on mesure la réalité pour
clarifier le contenu empirique de certains de ses éléments
importants, et avec lequel on la compare (Weber, 1995, p 176).
Nous allons énoncer brièvement ce qui nous
semble être les points de rapprochement des acteurs parentaux :
§ La crainte de la société :
l'enfant est trop faible, aux yeux des parents, pour se défendre, trop
fragile psychologiquement. Les expériences vécues dans les
rapports mixtes tendent à nous faire croire qu'une vie sociale
« normale » est improbable. Les parents doivent opter pour
un enfermement sécuritaire ou se résoudre à
« tendre le dos » lorsque l'enfant est seul à
l'extérieur.
§ La surprotection : une des
stratégies de défense apparaît être la surprotection
de l'enfant au sein du foyer comme à l'extérieur. Ils anticipent
les propres peurs de leur enfant et pallient ainsi à ses situations
d'échec. Ils souffrent de penser que leur enfant puisse souffrir. Les
parents ne prennent pas le risque d'une possible intégration dans le
milieu ordinaire privilégiant un cadre rassurant.
§ L'adolescent handicapé agresseur -
agressé : l'agressivité de la société
à l'égard de leur enfant est ressentie par les parents. Mais le
handicapé mental de part son imprévisibilité est aussi un
agresseur potentiel pour la société.
§ Le mythe du progrès, l'espoir en un avenir
possible : ce point attire particulièrement notre attention.
Il sera à la base même de notre future recherche. Nous le
développons donc un peu plus longuement que les précédents
(bien entendu les trois précédents types sont intimement
imbriqués et difficilement séparables de celui-ci) :
3. Le mythe du progrès.
3.1. La situation d'incertitude.
L'espoir des parents pour l'enfant ne peut être
détaché de la situation d'incertitude dans laquelle ils prennent
place. Le monde du handicap est bien caractérisé par
l'incertitude face au lendemain car les parents sont incapables de se
représenter ce que sera la vie avec leur enfant dans un futur,
même proche. Cependant, s'inscrire dans une situation d'incertitude les
autorise à croire que tout reste possible. L'incertitude, dans ce cas,
renforce les espoirs dans la recherche de la normalité. Les acteurs
parentaux font le choix de rester dans l'incertitude, attitude décrite
ainsi par Gérald BRONNER :
Contrairement à la situation de type I, où
l'incertitude ne pouvait être évitée, la situation de type
II véhicule une incertitude qui, elle, peut être
évitée, à condition que l'individu soit prêt
à en accepter les coûts éventuels (...) Nous aurons donc le
choix entre accepter l'incertitude (et en payer éventuellement les
conséquences) et l'éviter, ce qui occasionnera
généralement un coût, certain ou incertain selon les cas
(Bronner, 1997, p 68-69).
Il nous semble que les acteurs parentaux désirent ne
pas se mettre devant le fait accompli. Etre certain du handicap de l'enfant et
l'entériner comme tel équivaudrait à se fermer les portes
de la « guérison ». Pour les parents, le handicap
n'est pas reconnu comme tel ; il peut être résorbé et
détruit comme toute maladie. Ils ne peuvent faire le deuil de l'enfant
normal tout le temps qu'ils ne sont pas certains qu'il est à jamais
perturbé. L'incertitude chasse les ambiguïtés ou tout du
moins rend les incohérences encore acceptables. Nous rejoignons ici
l'avis de Raymond BOUDON :
On sait qu'on ne connaît pas la solution d'un
problème, mais on a tout de même une idée de solutions
possibles, bien qu'on ne soit pas en mesure de choisir entre elles par raison
démonstrative (...) Quand une ambiguïté de ce type
apparaît, l'acteur social a souvent tendance, pour en sortir, à
recourir à des croyances adventices. En d'autres termes, il choisit
alors non pas la solution qui lui paraît la plus fondée
objectivement, mais celle qui, en raison de considérations
variées, lui paraît la plus désirable (Boudon, 1986, p
150).
Pour les parents, de notre point de vue, la solution est
d'éviter toute solution et de ne pas reconnaître les indices qui
inciteraient à penser que le handicap est effectif. Les parents se
doutent de quelque chose mais ils ne veulent pas se l'avouer. La relativisation
du handicap leur permet d'épouser une logique de progrès toujours
possible. Le temps fera bien l'affaire et pourra, nul doute, résoudre
certains problèmes.
Pourtant, ils ne sont pas sujets au déterminisme d'une
situation qui les guiderait sans possibilité de se rebeller. Les acteurs
parentaux développent des stratégies pour dépasser le
fatalisme. Ils déploient des actions dont la motivation est empreinte
d'émotion et d'affectivité. Nous avons vu que Max WEBER nous
invitait à considérer ce genre de rationalité. Les
« expectations nourries » (WEBER, 1995, p 309) visent
à amoindrir les dissonances et agir en fonction de ce que l'on pense bon
pour soi. « Le sujet n'a le plus souvent qu'une conscience imparfaite
des raisons qui le poussent, simplement parce qu'il est normalement davantage
soucieux d'agir que de réfléchir sur son action »
(Boudon, 1995, p 1980).
Il est évident que si les parents reconnaissaient les
réelles motivations qui les poussent à agir, ils seraient sans
espoirs. L'incertitude peut être considérée comme pouvant
rendre les projets à venir consonants avec les ambitions
présentes pour l'enfant. Ceci nous amène à nous interroger
sur ce que nous avons nommé le mythe du progrès dans sa relation
à la temporalité.
3.2. Le mythe du progrès dans sa relation
à la temporalité.
Les acteurs parentaux ne savent pas de quoi sera fait
l'avenir, plus que cela, ils ne peuvent même pas l'imaginer ou ne le
souhaitent pas.
Lorsque nous ne disposons pas de méthode efficace pour
décrypter l'avenir, le plus simple est encore de partir du
présent ou du passé immédiat, qui ont une
réalité, une épaisseur et une
« vérité » auxquelles le futur ne saurait
prétendre. Mais comme le futur n'est jamais la répétition
du passé et qu'il est rarement la pure et la simple continuation du
présent, la méthode de l'extrapolation, si elle est un puissant
instrument de légitimation des croyances et des idées
reçues, est en même temps endémiquement menacée par
le démenti (Boudon, 1986, p 153).
L'extrapolation est « l'action de tirer une
conclusion générale à partir de données
partielles » (Dictionnaire Hachette, 1996). La méthode de
l'extrapolation se confronte à la situation d'incertitude dans laquelle
se situent les parents. Ils sont tributaires de celle-ci, leurs perspectives
d'avenir lui sont intimement liées et produisent des effets sur les
actions ou la façon de penser des acteurs. BOUDON nous dit que
« sous l'effet des effets de situation, l'acteur social tend à
percevoir la réalité non pas telle qu'elle est et telle que les
autres peuvent la voir, mais de manière déformée ou
partielle » (Boudon, 1986, p 106). Il y aurait comme un enchantement
de l'existence, une façon de se cacher les choses de la part des acteurs
parentaux.
Les parents sont dans la difficulté d'extrapoler ou
d'émettre des points de vue sur l'avenir. La situation du handicap les
incite à vivre au jour le jour, au présent immédiat ce qui
ne les empêche pas d'espérer. La progression de l'enfant n'est pas
envisagée au travers d'un temps linéaire où le
passé ferait place au présent. Nous supposons comme SARTRE que la
temporalité même si elle apparaît indéfinissable est
avant tout une succession d'étapes :
L'ordre « avant - après » se
définit tout d'abord par l'irréversibilité. On appellera
successive une série telle qu'on ne puisse en envisager les termes qu'un
à un et dans un seul sens (...) Sans la succession des
« après », je serais tout de suite ce que
je veux être, il n'y aurait plus de distance entre moi et moi, ni de
séparation entre l'action et le rêve (Sartre, 1984, p 169).
La problématique parentale trouve sa source dans ces
propos. Les acteurs ne peuvent s'appuyer sur le passé : la
réalité vécue hier ne peut être un socle à la
progression vers un avenir envisageable. Le seul temps qui compte est le temps
présent. Le passé ravive les souffrances et l'avenir n'est pas
appréhendé en toute confiance. Les parents ont du mal à se
repérer, à se construire socialement. La séparation entre
« l'action et le rêve » (ou le cauchemar) ne va pas
de soi. Nous l'avons vu, la facette du handicap contamine la
personnalité, le « moi » des acteurs parentaux est
remis en cause chaque jour qui passe ; il leur est difficile de trouver
leurs marques. Quel devenir s'offre à eux sachant que « le
devenir pose sans cesse un futur, et par-là même et du même
coup dépose derrière lui un passé ; au fur et
à mesure qu'il présentifie l'avenir, il passéise le
présent, et ceci d'un même mouvement et dans un renouvellement
continué (Jankélévitch, 1998, p 1008).
Nous supposons que l'inscription permanente dans le
présent a des répercutions sur la manière de se
représenter l'avenir. Les représentations parentales ne nous
apparaissent pas linéaires et construites sur une trame logique allant
d'un temps t vers un temps t1. Considérer
le temps présent, non pas comme à la charnière du
déroulement temporel, mais plutôt comme valeur
« absolue » permet aux parents de maîtriser les
« ambiguïtés » du handicap. Ils peuvent passer
de l'espoir à la désespérance d'un moment à un
autre. Le mythe du progrès, qui fait considérer que l'enfant va
s'en sortir, ne s'inscrit pas dans un procès continu. Il nous semble que
la façon d'envisager les choses est circulaire c'est-à-dire que
rien n'est jamais acquis. Il n'existe pas de point de consolidation possible.
L'épistémologie des sciences sociales peut nous aider à
comprendre ce mécanisme.
3.3. Le paradigme de KUHN.
Nous faisons ce détour par
l'épistémologie des sciences car comme le cite BOUDON,
Lorsque l'on considère des décisions complexes,
notamment s'il s'agit de décisions collectives, celles-ci peuvent
s'appuyer sur des systèmes de croyances plus ou moins cohérents
qu'on peut, si l'on veut, appeler paradigmes, car ils sont proches par
leur fonction et leur nature des paradigmes au sens de Kuhn (Boudon, 1984,
p 150).
Pour KUHN, les paradigmes sont des découvertes
scientifiques qui ont deux caractéristiques essentielles. Les
découvertes doivent être « suffisamment remarquables
pour soustraire un groupe cohérent d'adeptes à d'autres formes
d'activités scientifiques concurrentes » ; d'autre part,
elles doivent avoir « des perspectives suffisamment vastes pour
fournir à ce nouveau groupe de chercheurs toutes sortes de
problèmes à résoudre » (Kuhn, 1972, p 25). Et il
ajoute que
Les hommes dont les recherches sont fondées sur le
même paradigme obéissent aux mêmes règles et aux
mêmes normes dans la pratique scientifique. Cet engagement et l'accord
apparent qu'il produit sont les préalables nécessaires de la
science normale, c'est-à-dire de la genèse et de la continuation
d'une tradition particulière de recherche (Ibid., p 26).
« Le terme de science normale
désigne les recherches fermement accréditées par une
ou plusieurs découvertes scientifiques passées,
découvertes que tel groupe considère comme suffisantes pour
fournir le point de départ d'autres travaux » (Ibid.,
p 25). Quel est donc le point commun entre les acteurs parentaux et les
chercheurs qui nous a amené à faire ce détour ?
Revenons à ce que nous enseigne Raymond BOUDON :
Toutes proportions gardées, la situation est
effectivement comparable à celle que décrit Kuhn dans le cas de
l'histoire des sciences. Un paradigme, dans ce cas est un système de
propositions qui oriente les recherches entreprises par les membres de la
communauté scientifique et fait l'objet d'une croyance
collective plus ou moins uniformément répartie. Tant qu'il
n'est pas contredit de manière patente par la réalité et
qu'aucun paradigme concurrent n'apparaît à l'horizon, il est
faiblement contesté (Boudon, 1984, p 151).
Les parents émettent bien des propositions quant
à l'avenir de leur enfant. Ils estiment que celles-ci sont
légitimes en fonction de la position sociale qu'ils épousent. Ils
ont des projets à court ou même à long terme. Mais ceux-ci
peuvent être réfutés dès leur émission. Nous
pensons que les acteurs sociaux font partie d'une communauté
idéologique fondée sur des croyances semblables. Ces croyances en
la normalité sont versatiles en fonction des évolutions ou des
échecs de l'enfant. Contrairement à la vision de Kuhn, le
« paradigme » d'hier peut être rejeté à
un moment et réinvesti à un autre moment.
Le démenti n'est jamais entier, tout comme les
affirmations. Nous ne sommes pas tout à fait dans une logique de
construction de science normale. Celle-ci, effectivement, voudrait
que « si les échecs se multiplient, si les
hypothèses adventices permettant de résorber les contradictions
entre la réalité et les théories fondées sur le
paradigme donnent l'impression d'être des hypothèses ad hoc
inventées « pour les besoins de la cause »,
certains seront tentés de se mettre en quête d'un paradigme
nouveau qui, le moment venu, aura des chances de se substituer à
l'ancien » (Ibid., p 151). Dans le cas du handicap, il
n'existe pas de vérité, il faut faire preuve d'imagination.
L'ancien sera nouveau demain et vice et versa. Nous ne sommes pas dans une
perspective cumulative de connaissances
« spontanées » se remplaçant
systématiquement. Les hypothèses
« adventices » douteuses et reconnues comme telles par les
acteurs sociaux à l'épreuve de la réalité n'en sont
pas pour autant rejetées. Il existera toujours des
éléments subjectifs sur lesquels s'appuieront les acteurs pour
conforter leur croyance. Comme nous le précise FESTINGER, les acteurs
parentaux ont parfois ce « regain de ferveur qui accueille le
démenti infligé par les faits » (Festinger, 1993, p 2).
L'acteur parental épouse cette condition essentielle du
croyant à savoir qu'il est « engagé »,
« c'est-à-dire qu'au nom de sa croyance il doit avoir
effectué une démarche difficilement annulable. En
général, plus ces actes sont décisifs, plus ils seront
difficilement annulables et plus l'individu sera engagé dans sa
foi » (Ibid., p 2). Pour étayer leurs convictions,
nous supposons que les parents recherchent des preuves dans les faits qui
accréditeraient leur croyance initiale. Il faut se prouver à
soi-même que tout demeure possible : « L'idéal pour
les adeptes ne serait-il pas que des preuves directes viennent jouer ce
rôle ? Dans cette perspective, la pratique de la prédiction
à répétition semble traduire une recherche de preuves qui
viendraient confirmer l'ensemble du système de croyances »
(Ibid., p 212). Cependant notre recherche n'aurait pas de point
d'aboutissement si nous doutons que les parents ne puissent jamais faire la
part des choses. L'acceptation du handicap finira bien par percer mais sous une
forme cachée que nous chercherons à découvrir. Il faudra
mettre un terme à cette crise continuelle :
En provoquant une prolifération des versions du
paradigme, la crise rend moins rigoureuses les règles habituelles de
résolutions d'énigmes, de sorte qu'un nouveau paradigme a
finalement la possibilité d'apparaître. Il me semble que, de deux
choses l'une : ou bien aucune théorie scientifique ne rencontre
jamais une preuve contraire, ou bien toutes les théories rencontrent
à tout moment des preuves contraires (Kuhn, 1972, p 102).
« Pour les besoins de la cause », les
parents oscilleront entre réfutation et affirmation selon ce
qu'aujourd'hui leur réservera. Le handicap est un objet qui s'occupe peu
du temps passé, présent ou futur. Il est en fin de compte
intemporel, tout du moins inexprimable dans la temporalité telle qu'elle
est interprétée par le sens commun. Les parents ont entrepris une
instrumentalisation du handicap, au sens que lui donne DE GAULEJAC,
afin de pouvoir également le détacher d'un temps à venir.
Il faut le mettre de côté et pouvoir croire à un avenir,
somme toute possible, sans lui.
4. Le modèle cognitiviste appliqué aux
croyances parentales.
Le modèle cognitiviste de Raymond BOUDON part du
postulat que « lorsqu'un acteur endosse un jugement de valeur en
général et un jugement moral en particulier, il s'appuie sur des
systèmes de raisons acceptables » (Boudon, 1995, p 211).
Quand on est convaincu que « X est juste
(injuste) », c'est qu'on a l'impression que des raisons fortes
fondent cet énoncé, même lorsque celles-ci restent
implicites et métaconscientes. Comprendre pourquoi tel individu a le
sentiment que « X est juste (injuste) », c'est retrouver
les raisons qui le conduisent à cet énoncé, exactement
comme comprendre pourquoi un énoncé mathématique est
perçu comme vrai, c'est retrouver les raisons qui le fondent (Ibid.,
p 221-222).
Il semble juste pour les parents que leur enfant accède
à une vie dite normale ; il serait injuste pour eux qu'il ne puisse
intégrer la société et y faire sa place. D'un point de vue
extérieur, il peut apparaître que ces justifications seraient
erronées et peu plausibles avec les capacités objectives de
l'enfant. Pourtant, il va de soi, que les raisons qui les poussent à
croire à la survenue de la normalité sont légitimes. Il
nous faut comprendre, au sens weberien du terme, ce qui dicte aux parents leurs
certitudes. Elles ne sont pas systématiquement à rejeter dans le
domaine de l'irrationalité car il existe des causes explicatives
à leurs « expectations » :
« Expliquer » une activité de ce
genre ne saurait jamais signifier qu'on la fait dériver de
« conditions psychiques », mais qu'au contraire on la fait
découler des expectations, et exclusivement des expectations, qu'on a
nourries subjectivement à propos du comportement des objets
(rationalité subjective par finalité) et qu'on était
en droit de nourrir sur la base d'expériences valables
(rationalité objective de justesse) (Weber, 1995, p 309).
Les parents sont rationnels dans leurs projections en
l'avenir. Ils utilisent des outils « subjectifs » pour
parvenir à leur fin renforçant la conviction en leur croyance.
« Les raisons cognitives et instrumentales qui fondent une croyance
sont en d'autres termes une cause essentielle de leur force de conviction sur
l'acteur social » (Boudon, 1999, p 162). Ils s'outillent en fonction
de la situation sociale du handicap ; il est à supposer que ces
mécanismes cognitifs soient par certains côtés
différents des parents « ordinaires ». Max WEBER
énonce que « l'espèce la plus immédiatement
« compréhensible » de la structure significative
d'une activité reste celle qui s'oriente subjectivement et de
façon strictement rationnelle d'après des moyens qui passent
(subjectivement) pour être univoquement adéquats à la
réalisation de fins conçues (subjectivement) de façon
univoque et claire » (Weber, 1995, p 208). De ce point de
vue, les acteurs parentaux épousent une ligne de conduite
« rationnelle » qui les mènera où ils
souhaitent aller.
La perception des buts à atteindre passe bien par des
moyens subjectifs adaptés à la réalisation de la
normalisation du handicapé. Ce qui ne laisse pas entendre que toute
projection est une forme de rationalité, qu'il suffît de se
définir un but pour le réaliser. La réalité sociale
est présente pour rappeler qu'il existe souvent des
impossibilités de pouvoir faire « toujours » ce que
l'on veut sans tenir compte des conséquences de nos comportements. Les
parents ont conscience de certaines limites et ils cherchent à les
dépasser. Leur attitude peut nous apparaître totalement
irrationnelle lorsqu'ils semblent s'inscrire dans une vérité qui
est démentie par les faits. Ils persistent à croire que leur
point de vue est le bon, c'est cette forme d'irrationalité qui nous
interpelle. Comme Raymond BOUDON, nous devons nous interroger de cette
manière pour dépasser nos propres a priori :
« Pourquoi ne pas partir du postulat qu'expliquer une croyance, c'est
reconstruire les raisons qui la fondent dans l'esprit du sujet et qui, par
suite, en constitue la cause ? » (Boudon, 1995, p 64). Car les
parents ont de bonnes raisons de s'attacher à croire que le
handicapé quittera un jour son handicap ; c'est un passage
nécessaire vers une survie sociale.
Ces bonnes raisons aident l'acteur social à apprivoiser
son environnement chamboulé par le handicap, il endosse des croyances
qu'il ne souhaite pas reconnaître comme usurpées :
« Les croyances fausses sont le produit de la
« rationalité cognitive » c'est-à-dire de la
mise en oeuvre par le sujet de stratégies qu'il utilise normalement pour
obtenir une maîtrise cognitive de son environnement, parce qu'elles
conduisent généralement à des résultats
satisfaisants » (Ibid., p 107). Nous préciserons
juste qu'elles ne donnent des résultats satisfaisants que pour un temps
comme nous l'avons vu en évoquant le temps
« présent ».
Pour nous, qu'une croyance apparaisse fondée ou non est
« rationnelle au sens cognitif lorsqu'elle s'appuie sur des
raisons de caractères « théoriques » que,
dans le contexte qui est le sien, l'acteur perçoit comme
fortes » (Boudon, 1999, p 148). D'un point de vue de la recherche,
à l'instar de WEBER, nous rechercherons les causes qui font que les
parents puissent être « trompés » par leur
croyance : « les raisons qu'à l'acteur d'adopter
une croyance sont pour Weber les causes de ladite croyance »
(Ibid., p 140).
Notre travail de recherche ultérieur reposera en grande
partie, d'un point de vue théorique, sur la sociologie
compréhensive de Max WEBER et sur l'individualisme méthodologique
de Raymond BOUDON. Nous voyons bien que le modèle cognitiviste est
inscrit dans la théorie individualiste ; les deux nous seront
utiles car nous pensons que l'individu perçu comme acteur social est
capable de surmonter certains déterminismes.
Poser l'individu en acteur revient d'abord à respecter
en lui le sujet conscient et doué d'une raison capable de
dépasser le simple dévidement de comportement programmé et
de réponses automatiques à des causes situées hors de la
conscience : il peut être l'auteur d'actions mettant
intentionnellement en oeuvre des moyens propres à lui permettre
d'atteindre des fins faisant sens pour lui (...) Cette
intentionnalité se traduit par l'élaboration de
stratégies optimisatrices et adaptatives mises au service de
préférences subjectives qui ne se réduisent pas à
des buts utilitaires (Laurent, 1994, p 111).
Comme l'a précisé Raymond BOUDON, il n'agit pas
à sa guise indépendamment de toute situation sociale, il n'est
pas en révolte permanente. Cependant, nous pensons que, malgré
certaines difficultés, parfois insurmontables au premier abord, l'acteur
social peut trouver des raisons qui lui sont propres pour faire sa place en
société. Il n'est pas systématiquement guidé par
des déterminismes sociaux ou structurels qui lui laisseraient peu de
marges de manoeuvre notamment dans le « champ » du
handicap, au sens bourdieusien. L'acteur parental, malgré les
difficultés objectives de son enfant « à
être », déploie des stratégies pour parvenir
à se re-construire et à ré-exister en
société.
CONCLUSION
« Mais je pense avoir suffisamment
indiqué mon intention : montrer que certaines questions sont de
nature telle que, lorsqu'elles sont placées sous les yeux d'individus
caractérisés par certaines positions et certaines dispositions,
elles ont toutes chances d'induire des idées reçues sans que
celles-ci doivent être mises au compte de la perversion, de
l'aveuglement, de la passion ou d'aucune autre forme
d'irrationalité. » Raymond BOUDON.
Le travail d'écriture de ce mémoire de D.E.A.
touche à sa fin. Il ne se veut qu'une modeste introduction à une
recherche plus vaste que nous désirons mener en thèse. Il nous
faudra faire preuve de patience au cours de l'étude à venir et ne
pas brûler les étapes de la construction sociologique. Les propos
tenus tout au long de notre exposé laissent de larges zones
d'ombre qu'il nous faudra éclaircir à la lumière de
la compréhension. Comme nous l'avons souligné, nous ne saurions
faire preuve d'exhaustivité à travers notre seule
vérité. Cependant, nous avons un point de vue original sur le
handicap qui peut être utile à sa lecture.
Le champ de la sociologie est vaste et traversé de
nombreux courants. Nos choix théoriques reflètent notre
manière de voir le monde social et nous permettent d'essayer de le
comprendre. Nous souhaiterions rapprocher notre sujet d'une sociologie plus
générale, celle qui interroge les croyances des individus et en
fait le moteur des actions individuelles. Nous les interrogerons dans leurs
perspectives temporelles : elles ne sont pas immuables, elles peuvent
varier en fonction d'événements divers.
L'univers social est mouvant, les vérités d'hier
s'effacent devant celles d'aujourd'hui. Il peut arriver que nos certitudes du
moment soient ré-interroger par les expériences passées.
Le temps présent est à la charnière du passé et du
futur mais ce temps n'est pas forcément linéaire comme nous avons
pu le montrer.
Nous parions que la problématique parentale peut
être celle de tout un chacun devant les difficultés à
être. Elle est peut être plus évidente à mettre
à jour, à démontrer. Elle est un cas exemplaire qui peut
servir de modèle à une théorie plus
générale. Nous devons apporter notre contribution à
l'espace social dans sa globalité.
Les différences apparentes ne sont peut être
qu'illusions : nous dirons plutôt qu'elles ne vont pas facilement de
soi. Derrière elles, sont cachées des affinités entre les
êtres humains. Le handicap est une grille de lecture utile aux situations
de grandes incertitudes. Ne sommes-nous pas parfois nous-mêmes
tributaires de nos peurs face à un avenir dramatiquement
incertain ?
Les mécanismes cognitifs mis en oeuvre devant les
crises de l'existence concernent chaque acteur social. Nous devons nous assurer
une certaine quiétude face à l'avenir au risque de rester
prostrés et d'être incapables d'agir. Gageons que l'individu, en
toute circonstance et avec le temps, peut surmonter l'incertitude et se donner
la force de se battre face à une mort sociale qui serait
annoncée.
Bar-Le-Duc, juin 2003.
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