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Les procédés de modalisation dans l'oeuvre romanesque de jules verne: le cas de Michel Strogoff

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par Bauvarie Mounga
Université Yaoundé I - DEA 2007
  

Disponible en mode multipage

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INTRODUCTION GÉNÉRALE

Autour de 1960, se développe une linguistique qui s'occupe de la mise en oeuvre de la langue par des locuteurs éventuels : l'énonciation. Cette dernière s'oppose au structuralisme et à la grammaire générative qui opèrent une coupure entre le langagier et le cognitif, et séparent les énoncés de l'activité qui les a produits. Parler ne se réduit donc pas, pour les linguistes de l'énonciation, à transposer en langue des morceaux de réalité. Cette réalité ne peut être envisagée que par une subjectivité, c'est-à-dire qu'elle est obligatoirement interprétée, appréciée, jugée. C'est dire que l'énonciation permet l'étude des différents indices qui révèlent la présence du locuteur dans un discours, elle rend donc évidemment compte de la modalisation. A cet effet, Dubois et co-auteurs (1999 :305) définissent la modalisation comme étant  la composante du procès d'énonciation permettant d'estimer le degré d'adhésion du locuteur à son énoncé. Autrement dit, la modalisation définit la marque donnée par le sujet parlant à son discours.

L'INTÉRÊT DU SUJET

La modalisation est une notion conflictuelle de la linguistique contemporaine. Cela résulte de sa polymorphie et de son caractère vaste et mouvant. De plus, elle peut être abordée sous divers angles et elle est étudiée aussi bien en logique, en linguistique qu'en sémiotique. Meunier (1974) souligne que le terme modalité duquel dérive celui de modalisation est en lui-même déjà complexe. De ce fait, ce dernier (1974 : 8) écrit :

Parler de modalité, sans plus de précision, c'est s'exposer à de graves malentendus. Le terme est en effet saturé d'interprétations qui ressortissent explicitement ou non, selon les linguistes qui l'utilisent, de la logique, de la sémantique, de la psychologie, de la syntaxe, de la pragmatique ou de la théorie de l'énonciation.

Il faut donc s'entendre sur une conception de la modalité pour éviter les malentendus, d'autant plus qu'il existe plusieurs approches de la notion. Il est question pour nous dans le cadre de ce travail de construire une définition mieux adaptée à la modalisation. Nous tenterons d'apporter notre modeste contribution à la résolution de la complexité de cette notion tout en sachant qu'un tel projet doit être conscient des limites auxquelles il se heurtera nécessairement. Nous nous intéresserons, de ce fait, aux procédés de modalisation dans l'oeuvre romanesque de Jules Verne, notamment dans Michel Strogoff. Jules Verne est un écrivain qui a le souci de l'exactitude dans les informations qu'il transmet. Nous voulons montrer que, bien qu'étant un spécialiste des oeuvres scientifiques d'aventure, Jules Verne met en exergue dans Michel Strogoff des instances énonciatives dont les discours ne sont pas dénués de commentaires subjectifs. Ainsi, même chez un auteur qui se sert des faits historiques pour écrire une oeuvre, on peut trouver des procédés de modalisation.

En ce qui concerne justement notre support d'étude, il relate l'histoire de Michel Strogoff, courrier du czar de Russie, qui doit traverser les steppes de Sibérie, pour aller prévenir le frère du czar (à Irkoutsk) de la présence d'un traître dans son entourage. Son voyage de plus de 5500 km sera compromis par les Tartares commandés par un ancien officier impérial révolté contre le czar, Ivan ogareff, qui envahissent la Sibérie. Capturé, Strogoff est torturé et ses yeux brûlés au fer rouge. Mais Michel Strogoff finit par tuer le traître.

Nous tenons à préciser, par ailleurs, que la notion de modalisation a déjà servi de prétexte à plusieurs travaux. Ces derniers permettent de mesurer l'ampleur de la complexité que revêt la notion de modalisation. On se propose donc de revisiter les points de vue de Bally (1942, 1965), Gardies (1979, 1981) et Charaudeau (1992). Cet exposé vise à présenter la modalisation sous certains aspects problématiques qui ont nourri notre réflexion et nous ont permis d'élaborer notre approche de la notion.

L'ÉTAT DE LA QUESTION

- Bally et l'héritage de la logique modale : le modus et le dictum

Les premières réflexions sur la modalité ont été effectuées par la logique. C'est Aristote qui les développe en premier à travers des questions philosophiques soulevées dans De l'interprétation et les premiers analytiques. Cette étude est prolongée par les analyses de la logique modale classique, poursuivie par les philosophes et logiciens. La logique modale limite les modalités au quaterne nécessité, possibilité, impossibilité, contingence. De plus, elle n'envisage la modalité que d'un point de vue formel, c'est-à-dire sans se préoccuper du sens des mots.

Après le moyen âge, le concept de modalité est repris en linguistique de l'énonciation par Bally. Cet auteur propose essentiellement une approche linguistique de la modalité qu'il associe étroitement à la phrase. Toute phrase renferme en son sein une modalité et c'est même elle qui lui confère le statut de phrase. Bally (1942 :3) donne de la modalité la définition suivante : la modalité est la forme linguistique d'un jugement intellectuel ou d'une volonté qu'un sujet pensant énonce à propos d'une perception ou d'une représentation de son esprit.

Une telle définition montre clairement que pour Bally (1942), la modalité est une opération psychique que le locuteur opère sur une représentation. Il faut donc distinguer dans une phrase le modus et le dictum. Bally fait de cette dichotomie la base de sa théorie de l'énonciation. Il part du postulat que la langue est un instrument permettant la communication, l' « énonciation » de pensées par la parole. Et la forme la plus simplifiée de la communication d'une pensée est la phrase. De plus, ce linguiste précise qu'une pensée est une réaction soit par un constat, soit par une appréciation ou un désir. La distinction entre modus et dictum relève d'une distinction entre les aspects logique, psychologique, linguistique qui conditionnent toute énonciation de la pensée par la langue. A en croire Bally (1965 :36),

La phrase explicite comprend donc deux parties: l'une est le corrélatif du procès qui constitue la représentation (p.ex: la pluie, une guérison); nous l'appellerons, à l'exemple des logiciens, le dictum. L'autre contient la pièce maîtresse de la phrase, celle sans laquelle il n' y a pas de phrase, à savoir l'expression de la modalité, corrélative à l'opération du sujet pensant. La modalité a pour expression logique et analytique un verbe modal (par exemple: croire, se réjouir, souhaiter), et son sujet, le sujet modal, tous deux constituent le modus, complémentaire du dictum.

La modalité se définit donc comme l'attitude prise par le sujet parlant à l'égard du contenu de son énoncé. L'analyse logique d'une phrase suppose l'existence d'éléments corrélatifs au procès et d'éléments qui ressortissent à l'intervention du sujet parlant.

La conception de la modalité de Bally va connaître des critiques notamment de la part de Ducrot (1989). Ainsi, dans son étude sur l'énonciation et la polyphonie chez Bally, Ducrot (1989 :186-187) fait remarquer que la distinction entre modus et dictum suppose que toute pensée se décompose en un élément actif ou subjectif, la réaction, et en un élément positif ou objectif, la représentation.

Cette distinction entre subjectif et objectif paraît insoutenable pour Ducrot (1989) dès lors qu'il pense que des énoncés de la langue pourraient décrire le monde tel qu'il est sans la médiation d'un sujet parlant et d'une subjectivité, c'est-à-dire sans passer par une instance énonciative quelconque.

- Gardies et l'analyse syntaxique de la modalité

Gardies (1981) estime que la logique modale réservait à la notion de modalité une définition restreinte puisqu'elle était limitée aux notions de nécessité, impossibilité, possibilité, contingence. Ce dernier opte plutôt pour une conception plus large de la modalité. Gardies (1981 :13) parle de la modalité dans

Tous les cas où le contenu d'une proposition se trouve transformé dans un sens quelconque, soit par adjonction d'un verbe, soit encore par une subordination de son énoncé qui lui confère le statut de proposition complétive.

La modalité est ainsi présentée surtout sous un aspect syntaxique dans la mesure où c'est la façon dont les mots sont disposés dans une phrase qui lui confère le statut de modalité. Gardies (1979) relève, par ailleurs, que la prépondérance des modalités aléthiques dans la logique modale est accidentelle. Aristote les a étudiées dans le cadre de sa philosophie, et c'est ce qui a donné un sens à cette étude. Autrement dit, le privilège de ces modalités tient au fait qu'Aristote en avait besoin pour exprimer son système philosophique. Gardies (1979 :14) propose donc de dépasser ce point de vue pour  considérer sur un pied d'égalité les modalités épistémiques, déontiques, temporelles, aléthiques, etc. 

Cependant, Picavez (2003) déplore le fait que Gardies (1981) focalise son étude de la modalité sous un angle syntaxique comme si c'était le seul critère susceptible de définir cette notion.

L'on s'aperçoit que les auteurs tels que Bally (1942, 1965) et Gardies (1981) subordonnent l'étude de la modalisation à celle de la modalité. Toutefois, certains linguistes de l'énonciation et du discours s'efforcent de préciser la notion de modalisation : c'est le cas de Charaudeau (1992).

- Charaudeau et l'approche énonciative de la modalisation

Charaudeau (1992 :572) considère la modalisation comme une partie importante de l'énonciation puisqu'

Elle en constitue le pivot dans la mesure où c'est elle qui

permet d'expliciter ce que sont les positions du sujet

parlant par rapport à son interlocuteur (Loc Interloc),

à lui-même (Loc Loc) et à son propos (Loc Propos).

C'est dire que dans le processus d'appropriation de la langue, le sujet parlant est amené à se situer par rapport à son interlocuteur, au monde qui l'entoure et par rapport à ce qu'il dit. Par ailleurs, à en croire Charaudeau (1992), la modalisation se compose d'un certain nombre d'actes énonciatifs de base: ce sont les actes locutifs. Ces derniers se divisent en trois : les actes allocutifs, élocutifs, délocutifs. Ils ont pour sous-catégories les différentes modalités énonciatives.

Toutefois, nous déplorons le fait que Charaudeau (1992) privilégie surtout l'analyse des modalités énonciatives dans son étude de la modalisation. Vion (2001 :219), quant à lui, s'étonne que l'auteur appréhende les modalités élocutives à partir du schéma Loc > Loc alors même que dans sa définition, il les associe à la relation que le locuteur entretient vis-à-vis de son propos.

Dans cette perspective, Charaudeau (1992) crée une confusion quant au contenu sémantique des modalités élocutives.

A travers les différentes approches de la modalisation que nous venons de présenter, on constate un problème définitionnel lié à la notion d'autant plus que la diversité d'angles sous lesquels elle est appréhendée ne permet pas de la cerner.

PROBLÉMATIQUE ET ORIGINALITÉ

Comme nous l'avons dit plus haut, le rapport entre modalisation et modalité n'est pas explicité, et l'on pourrait croire que ces deux concepts sont équivalents. C'est dans cette optique que Vion (2001 :219-220) prend l'exemple de Le Querler (1996) qui mentionne la notion de modalisation cinq fois sur la quatrième de couverture de son ouvrage (Typologie des modalités) ; mais à l'intérieur même de cet ouvrage, la modalisation n'est pratiquement jamais évoquée et c'est plutôt le terme de modalité qui y est fréquent. Néanmoins, les notions de modalité et modalisation sont parfaitement distinctes. Le concept de modalité renvoyant à une réalité statique, alors que celui de modalisation apparaît plutôt comme un processus. C'est pourquoi Arrivé, Gadet et Galmiche (1986: 389) considèrent que la modalisation est le processus par lequel le sujet de l'énonciation manifeste son attitude à l'égard de son énoncé. Ainsi, la modalisation permet au locuteur de manifester une attitude par rapport à ce qu'il dit. Nous partons de l'hypothèse que la modalisation est un phénomène occasionnel, caractérisé par un dédoublement énonciatif avec un commentaire réflexif portant sur l'énoncé du locuteur.

La modalisation pourrait alors être définie comme un phénomène de double énonciation dans lequel l'une des énonciations se présente comme un commentaire porté sur l'autre, les deux énonciations étant à la charge d'un même locuteur. Il s'agira donc pour nous de montrer comment le recours à la modalisation permet à un locuteur de se construire l'image d'un sujet distancié par rapport à son dire, entraînant ainsi une incidence sur le sémantisme de son énoncé. Ce faisant, nous nous posons les questions suivantes : quels sont les phénomènes syntaxiques, sémantiques, auxquels renvoie la modalisation ? Comment se manifestent dans Michel Strogoff les procédés de modalisation à travers les relations que le locuteur entretient avec son discours ? Comment s'effectue la mise en valeur par le locuteur de son propre énoncé ? La modalisation ne constitue t-elle pas finalement une stratégie argumentative employée par Jules Verne pour mieux rallier le lecteur à la cause qu'il défend dans son oeuvre ?

On se propose de construire une grille d'approche qui permette de développer quelques aspects des questions soulevées et d'en esquisser des solutions.

CADRE THÉORIQUE

La stylistique de l'expression

La stylistique est à la fois une discipline et une méthode qui a pour objet le style. Elle étudie entre autres, les modes de composition utilisés par un auteur dans ses oeuvres, les techniques du style, les traits expressifs d'une langue. Ce dernier aspect fait partie de la stylistique de l'expression puisqu'elle s'intéresse à l'isolement et à l'identification des faits d'expression entendus dans leur caractère affectif  afin de les analyser. La stylistique de l'expression encore appelée stylistique de la langue naît du désir de Bally (1951) de donner à la stylistique un caractère scientifique et descriptif et non plus normatif. Ainsi, pour le linguiste genevois (1951 :16),

La stylistique étudie donc les faits d'expression du langage organisé au point de vue de leur contenu affectif, c'est-à-dire l'expression des faits de la sensibilité par le langage et l'action des faits de langage sur la sensibilité.

Cette caractérisation prend en compte non seulement l'expression linguistique des sentiments, mais aussi la réception du message, comme le montre bien l'intérêt porté à ce que Bally appelle ici l'action des faits de langage sur la sensibilité,  ce qui prouve bien l'importance que l'auteur accorde à l'interaction dans l'analyse de la communication. Car, avec la stylistique de l'expression, précise Stolz (1999 :6),  chaque procédé d'expression est censé produire un effet sur le récepteur, d'où une seconde dénomination attachée à cette méthode, celle de stylistique des effets. Il est donc question d'étudier non seulement les procédés d'expression, mais aussi leurs effets sur le récepteur. 

En bon disciple de Saussure, Bally (1951) conçoit la stylistique comme une extension de la linguistique saussurienne appliquée au domaine des faits expressifs. Il précise que ces faits constituent un système  empruntant ainsi à Saussure (1974) une notion que ce dernier avait introduite pour rendre compte du fonctionnement des langues. Le père de la linguistique moderne (1974 :159) pense en effet que, la langue est un système dont les termes sont solidaires et où la valeur de l'un ne résulte que de la présence simultanée des autres.

Bally (1951) reprend cette notion de système  pour l'appliquer à l'analyse stylistique telle qu'il l'a définie. Les moyens d'expression sont entre eux dans un état de relativité ; ils ne forment pas un ensemble par leur nombre, mais un système par leur groupement et leur pénétration réciproque. Les symboles linguistiques n'ont de signification et ne comportent d'effet qu'en vertu d'une réaction générale et simultanée des faits de langage, qui se limitent et se définissent les uns par rapport aux autres. Ainsi, une oeuvre littéraire forme un système cohérent intrinsèque, de telle sorte qu'en décrire le style revient dans la pratique à inventorier les faits de langue qu'elle actualise, et à montrer comment ceux-ci s'articulent les uns avec les autres pour produire un effet de style.

Dans ces conditions, l'objectif de Bally (1951) consiste à dépasser le cadre de l'abstraction pour passer à celui de la langue parlée à savoir le langage affectif. C'est à ce dernier niveau qu'il faut placer l'oeuvre littérature qui n'est, selon le linguiste genevois, qu'une parole individuelle. Ce faisant, la stylistique de l'expression semble être le cadre conceptuel opératoire capable d'apporter des réponses aux problèmes soulevés par les procédés de modalisation dans Michel Strogoff. En effet, la stylistique de l'expression analyse les procédés, les caractères affectifs des faits d'expression, les moyens mis en oeuvre par la langue pour les produire. Cette stylistique s'intéresse aussi aux relations existant entre ces faits et enfin à l'ensemble du système expressif dont ils sont les éléments. Ce concept opératoire nous permet ainsi d'envisager un plan en trois parties.

La première partie intitulée  approche théorique de la modalisation comporte deux chapitres. Dans le premier, il sera question de lever un pan de voile sur les termes et concepts employés dans les travaux de modalisation. Au deuxième chapitre, nous essayerons de voir si les modalités énonciatives doivent être considérées comme des procédés de modalisation ou des marques de la communication intersubjective. En fait, ces modalités sont au centre d'une vive controverse, c'est pourquoi nous tenterons de voir si elles méritent d'être étudiées dans notre corpus en tant que procédés de modalisation.

Dans la deuxième partie, nous étudierons les jugements de fait et de valeur dans Michel Strogoff. Le chapitre troisième nous permettra de nous intéresser aux modalités d'énoncé, à leur fonctionnement, à leur impact en tant que faits d'expression. Le chapitre quatrième, quant à lui, portera sur la modalisation axiologique des référents humains dans notre corpus. On verra de ce fait que la description des personnages dans notre support d'étude n'est pas un fait du hasard et que son étude revêt une grande importance dans la compréhension de l'oeuvre.

La troisième partie portera sur l'analyse de la modalisation comme une stratégie de mise en valeur et d'argumentation. Au cinquième chapitre, nous étudierons comment les marquages typographiques et les commentaires métalinguistiques permettent de mettre en exergue des éléments apparemment sans valeur, mais qui sont très significatifs et expressifs. Le sixième chapitre s'intéressera aux différentes stratégies argumentatives que Jules Verne emploie pour gagner le lecteur à sa cause.

PREMIÈRE PARTIE :

APPROCHE THÉORIQUE DE LA MODALISATION

Il est question, dans cette partie, de présenter notre approche de la modalisation. Cela se fera en deux temps: étant donné la diversité d'angles sous lesquels la modalisation est étudiée, nous tenterons d'apporter au chapitre premier des précisions terminologiques sur les concepts employés dans les travaux la concernant. Au chapitre deuxième, nous essayerons de voir si les modalités énonciatives peuvent être considérées comme des procédés de modalisation et si elles présentent des similitudes avec les modalités d'énoncé.

CHAPITRE PREMIER :

PRÉCISIONS TERMINOLOGIQUES

L'une des causes de la complexité de la modalisation provient de la difficulté qu'éprouvent la plupart des auteurs à circonscrire la diversité des phénomènes auxquels cette notion renvoie. Picavez (2003 :43) donne un aperçu du flou sémantique qui entoure les notions liées à la modalisation lorsqu'il rappelle :

 O. Galatanu, dans sa définition [par exemple] de la modalité parle de prise en charge du sujet parlant ou sujet communicant. N. Le Querler évoque quant à elle la prise en charge du locuteur ou du sujet énonciateur. On rencontre aussi dans divers travaux les concepts de sujet d'énoncé, ou de sujet d'énonciation. 

A la lecture du point de vue de Picavez (2003), on se rend compte que pour une même entité, plusieurs concepts sont employés. Ce faisant, ce chapitre constitue une mise au point sur les différents concepts et éléments linguistiques qui sont employés pour référer à la modalisation.

I- LA CLASSIFICATION DES PROCÉDÉS DE MODALISATION

Notre objectif dans ce paragraphe est d'exposer un aperçu des différents procédés de modalisation selon quelques auteurs avant de présenter la typologie qui sera mise en contribution pour l'analyse de Michel Strogoff. Cependant nous allons, avant toute chose, nous intéresser à la distinction modus/dictum puisqu'elle est à la base de la théorie générale de l'énonciation chez Bally (1965).

I.1- La distinction modus/dictum

Pour Bally, tout énoncé combine la représentation d'un procès ou d'un état (dictum), avec une modalité affectant ce dictum corrélative à l'intervention du sujet parlant (modus). La modalité se définit donc comme une attitude réactive du sujet parlant vis-à-vis d'un contenu. De plus, la modalité se présente comme l'âme de la phrase. C'est pourquoi Bally (1965 :35) affirme : 

 de même que la pensée, elle [la modalité] est constituée essentiellement par l'opération active du sujet parlant. On ne peut donc pas attribuer la valeur de phrase à une énonciation tant qu'on n'y a pas découvert l'expression quelle qu'elle soit de la modalité.

 

Dans ces conditions, toute phrase contient obligatoirement une modalité qui permet au locuteur de juger qu'une chose est ou n'est pas, d'estimer qu'elle est désirable ou indésirable, ou de vouloir qu'elle soit ou ne soit pas. Le modus et le dictum apparaissent, de ce fait, comme deux notions consubstantielles, nécessaires à la réalisation d'un énoncé. Un sujet énonciateur ne réagit que parce qu'il y a une représentation. A propos justement de la complémentarité qui existe entre le modus et le dictum, Bally (1965 :38) déclare :

 En portant maintenant notre attention sur le sujet du modus, nous découvrons un autre rapport de complémentarité. Ce sujet nous apparaît comme le siège, le « lieu » de la représentation exprimée par le dictum, et celle-ci est reliée au sujet par le verbe porteur de la modalité, il a la forme d'un verbe transitif dont le dictum est le complément d'objet. C'est donc, plus exactement une copule, qui crée entre les deux termes qu'elle associe un rapport de conditionnement réciproque ; car il n'y a pas de représentation pensée sans un sujet pensant, et tout sujet pensant pense à quelque chose. 

Ainsi, comme dans toute dichotomie, la définition de l'un des termes ne réside pas seulement dans les précisions apportées quant à son contenu, mais dépend également du terme opposé et de la définition qui en est donnée. En l'occurrence, la question de la réaction du sujet énonciateur est subordonnée à la définition de la représentation. Aussi des rapports très étroits unissent-ils les termes d'une phrase logiquement constituée (sujet modal, verbe modal, dictum). Pour Bally (1965), un énoncé tel que je crois que cet accusé est innocent présente un sujet pensant (moi), opérant un acte de pensée (croire), sur une représentation (l'innocence d'un accusé).

Tout énoncé serait donc constitué d'un sujet modal (x, l'être qui réagit), d'un verbe modal (le type de réaction), et d'un dictum (la représentation, objet de la réaction). Au regard de ces éléments qui composeraient un énoncé, il y a lieu de se demander si la modalité ne se manifeste que sous la forme d'un verbe quand on sait qu'une pléthore d'éléments syntaxiques, grammaticaux peuvent également exprimer une modalité.

Sur un tout autre plan, on constate que modalité et subjectivité semblent se confondre chez Bally (1965) puisque, pour lui, tout énoncé suppose la réaction subjective d'un sujet face à un contenu objectif. Or, il assimile la présence d'un sujet énonciateur dans un énoncé à celle de la modalité. Dans cette perspective, la modalisation pourrait se confondre avec la totalité des phénomènes énonciatifs attestant de la présence du sujet dans ses productions. C'est dans ce sens que Ducrot (1993 :128) souligne : ce qu'on appelle idée, dictum, contenu propositionnel n'est constitué par rien d'autre, selon moi, que par une ou plusieurs prises de positions. 

Ducrot (1993) plaide à travers ces propos pour une autre conception du dictum, de la représentation, qui devrait permettre de mieux appréhender la notion de modalisation. Ce linguiste admet donc que le niveau du dictum implique la présence d'un sujet parlant qui organise ses énoncés dans la plus parfaite subjectivité. C'est, par ailleurs, sur une telle conception que s'appuie Culioli (1984) pour établir une typologie des modalités.

I.2- La typologie de Culioli

Selon Culioli (1984), les phénomènes de modalisation sont réductibles à quatre grands types de modalités numérotés de un à quatre :

-La modalité de type 1 : elle comprend l'assertion (positive ou négative), l'interrogation, l'injonction (ou « impératif ») et l'assertion fictive (ou « hypothétique »). La modalité de type 1 renvoie à ce qu'on appelle couramment les modalités de phrase. Il s'agit d'une prise de position pas nécessairement consciente du sujet quant au mode de verbalisation de la relation prédicative.

-La modalité de type 2 : elle est essentiellement constituée de la modalité épistémique (certain, probable, possible, nécessaire, etc.). Douay (2003 :4) indique que cette modalité  établit une relation entre l'énonciateur et le contenu propositionnel de son énoncé. Elle s'exprime principalement à travers certains auxiliaires modaux et certains adverbes. Il est question d'évaluer quantitativement les chances de validation de la relation.

-La modalité de type 3 : elle renvoie à la modalité appréciative ou affective centrée sur le jugement énonciateur qui marque un jugement qualitatif à l'égard de son discours. A l'aide de cette modalité, l'instance énonciative peut construire des évaluations, des non-prises en charge vis-à-vis des propos émis. Vignaux (1988 :110) souligne, du reste, que par l'intermédiaire de la modalité de type 3,  pourront se construire toutes les distances, les évaluations, les non-prises en charge par le sujet de tel ou tel type d'assertion voire, réciproquement des jugements « autocentrés ».

Plus simplement, la modalité de type 3 permet au locuteur de donner son avis par rapport au contenu de l'énoncé qu'il profère.

-La modalité de type 4 : elle réfère à la modalité intersubjective à travers laquelle l'énonciateur essaye d'exercer une influence sur autrui. Cette modalité trouve sa principale illustration dans la valeur dite déontique des auxiliaires modaux.

A travers la présentation de la typologie culiolienne, nous constatons que chaque expression de la modalité (quel que soit le type dont elle relève) privilégie soit la relation énonciateur-énoncé, soit la relation énonciateur-co-énonciateur, sans que l'une des deux relations soit complètement absente. En outre, Bouscaren et Chuquet (1987 :36) notent un degré d'engagement de l'énonciateur vis-à-vis de la relation prédicative de plus en plus marqué. En effet, si les modalités de type 1 témoignent d'une certaine neutralité de l'énonciateur quant à la validation, sa présence est de plus en plus marquée lorsqu'on passe aux modalités de type 2 ainsi de suite. Cependant, nous n'avons pas choisi la typologie de Culioli (1984) pour traiter des procédés de modalisation dans Michel Strogoff pour plusieurs raisons :

La modalité épistémique, d'après Culioli (1984), permet d'évaluer quantitativement les chances de validation de la relation prédicative. Il nous a semblé que cela correspondait plutôt à la modalité aléthique. D'autant plus que comme le dit Pottier (1992 :216), l'épistémique est le domaine du croire, du connaître, du souvenir, mettant en oeuvre le cognitif.  De ce fait, la modalité épistémique donne la possibilité au locuteur de situer son énoncé par rapport à la connaissance et la croyance.

Une autre raison pour laquelle nous n'avons pas choisi la typologie de Culioli (1984) réside dans le fait qu'elle considère que toute phrase comporte obligatoirement un procédé de modalisation, or la modalisation est un phénomène occasionnel. Dans ces conditions, Culioli s'oppose à Le Querler (1996) qui estime que certains énoncés peuvent ne pas être modalisés.

I.3- La typologie de Le Querler

La modalité, selon Le Querler (1996 :61), peut être perçue comme une  expression de l'attitude du locuteur par rapport au contenu propositionnel de son énoncé. Cette définition exclut l'assertion simple qui ne contient aucun marqueur de l'attitude du locuteur. L'assertion simple est constative ou informative sans aucun marqueur explicite de modalisation. Après avoir défini la modalité, Le Querler (1996) propose un classement des modalités qui s'organise autour du sujet énonciateur.

-La modalité subjective : elle est l'expression du rapport entre le sujet énonciateur et le contenu propositionnel, et correspond aux modalités épistémique et appréciative. Plus concrètement, Laurendeau (2004 :4) parle de modalité subjective lorsqu'il est question  d'une fluctuation du savoir ou de la prise de parti du sujet énonciateur. En d'autres termes, la modalité subjective est présente dans un énoncé si le locuteur y exprime un savoir ou une prise de position.

-La modalité intersubjective : elle renvoie au rapport établi entre le sujet énonciateur et un autre sujet à propos du contenu propositionnel. Autrement dit, c'est l'ensemble des attitudes susceptibles de mettre en relation un locuteur et son allocutaire à propos d'un énoncé.

-La modalité objective : Le Querler (1996 :64) pense que cette modalité n'intervient que si  le sujet énonciateur subordonne le contenu propositionnel à une autre proposition. Il s'agit d'une modalité qui ne dépend ni du jugement de l'instance énonciative, ni de son appréciation, ni de sa volonté.

Au regard de cette sous-catégorisation de Le Querler (1996), Vion (2001 :218), estime qu'au niveau de la modalité objective, il paraît inacceptable de présenter les rapports entre propositions comme des phénomènes objectifs indépendants d'un sujet parlant. 

Il n'est donc pas évident d'admettre qu'il puisse exister des énoncés qui soient purement constatifs. Aucun énoncé ne saurait se limiter à décrire une réalité si l'on prend en compte que, le simple fait de nommer passe par les filtres de la perception, de l'interprétation, de la catégorisation. C'est pourquoi, pour classifier les procédés de modalisation, des linguistes tels que Galatanu (2002) se limitent au recensement des phénomènes linguistiques témoignant d'un jugement ou d'un commentaire du locuteur sur son discours.

I.4- La typologie de Galatanu

Galatanu (2002) regroupe les domaines modaux en quatre classes :

-Les valeurs ontologiques : elles sont incluses dans ce que Galatanu nomme la zone modale des valeurs existentielles. Cette linguiste (2002 :22) soutient que ces valeurs sont  relatives à la perception de l'existence du monde naturel et de la société tels qu'ils sont représentés dans et par le discours.  Les valeurs ontologiques sont composées des domaines aléthique et déontique. Galatanu (ibid.) insiste sur le fait que les valeurs aléthiques concernent l'appréhension du fonctionnement des lois naturelles. En mots plus simples, l'aléthique permet d'indiquer si un fait est nécessaire, possible, impossible ou aléatoire.

-Les valeurs de jugement de vérité : elles sont constituées de l'épistémique qui relève du savoir et des valeurs doxologiques qui relèvent du croire.

-Le jugement axiologique, quant à lui, comme l'affirme Picavez (2003 :54), est  un jugement de valeur organisé selon une logique binaire, chaque jugement comportant deux pôles, positif et négatif. Le jugement axiologique comprend quatre domaines : l'esthétique (beau et laid), le pragmatique (utile et inutile), l'intellectuel (intéressant et inintéressant), l'affectif (heureux et malheureux).

-Le domaine des valeurs finalisantes est constitué du désidératif et du volitif.

La classification de Galatanu (2002) organise les valeurs modales en un système cohérent et fini. Néanmoins, on se demande pourquoi cet auteur considère la modalité déontique comme une valeur ontologique dans la mesure où cette modalité renvoie surtout aux notions d'obligation et de permis et non de l'être. Par ailleurs, Galatanu n'explique pas pourquoi le désidératif et le volitif sont considérés comme des valeurs finalisantes.

Jusqu'ici, les différentes typologies de procédés de modalisation présentées nous ont paru parfois contradictoires et pas très compréhensibles, c'est pourquoi nous avons également analysé la classification de Gardes-Tamine et Pelliza (1998).

I.5- La typologie de Gardes-Tamine et Pelliza

Gardes-Tamine et Pelliza (1998) pensent que la modalisation peut être exprimée à travers trois types d'appréciation :

-Les premières confèrent au contenu du dictum un certain degré de réalité et de consistance : ce sont les modalités dites logiques encore appelées modalités d'énoncé, elles se divisent en trois catégories.

Les modalités aléthiques, d'après Gardes-Tamine et Pelliza (1998 :93),  concernent la valeur de réalité de la proposition (nécessaire, impossible, possible, contingent). En fait, les modalités aléthiques permettent d'évaluer les chances de réalisation du contenu d'un énoncé.

Les modalités épistémiques marquent le savoir de l'énonciateur (certain, plausible, douteux, contestable).

Les modalités déontiques expriment le devoir ou le droit (permis, obligatoire).

-Les deuxièmes types d'appréciation dénotent un engagement psychologique : ce sont les modalités affectives qui renvoient au domaine de l'axiologie. Gardes-Tamine et Pelliza (ibid.), estiment qu'elles n'affectent pas le contenu de la proposition, mais indiquent simplement la façon dont le locuteur le considère comme souhaitable, regrettable, redoutable... 

-Les troisièmes types renvoient aux modalités métalinguistiques. Nous préférons cependant la dénomination modalisation autonymique d'Authier-Revuz. Ce terme désigne les commentaires du locuteur sur son énoncé et concerne non pas le contenu de cet énoncé, mais l'adéquation du dictum au monde, aux intentions du locuteur.

Nous avons choisi la typologie de Gardes-Tamine et Pelliza (1998) parce qu'elle nous paraît mieux structurée. C'est pourquoi nous avons dépouillé notre corpus suivant ce classement et nous avons d'ailleurs regroupé les occurrences dans le tableau suivant:

Tableau des statistiques

Procédés de modalisation

Occurrences

Pourcentages

Modalité aléthique

480

32,65%

Modalité épistémique

373

25,37%

Modalité déontique

95

6,46%

Modalisation axiologique

450

30,61%

Modalisation autonymique

175

11,90%

Total des occurrences des procédés de modalisation : 1573

Ce tableau présente les différents procédés de modalisation que nous avons relevés dans Michel Strogoff. Nous constatons de ce fait que la modalité aléthique est la plus récurrente, suivie de la modalisation axiologique. La modalisation épistémique, quant à elle, a une fréquence moyenne. La modalisation autonymique et la modalité déontique ont peu d'occurrences. Nous allons voir l'usage concret de ces procédés à partir de la deuxième partie de notre travail.

Après avoir effectué une analyse de quelques typologies des procédés de modalisation, l'on est en droit de s'interroger sur le nom qu'il faut attribuer à celui qui est à l'origine de ces différents procédés.

II- LA SOURCE DE LA MODALISATION

Nous entendons par source de la modalisation, l'entité qui exprime son attitude (ou dont on exprime l'attitude), qui émet un jugement, qui est responsable de la modalisation. La question qui se pose est de savoir quel nom attribuer à la personne qui est à la base de la modalisation dans Michel Strogoff. Est-ce le sujet modal ou le support modal ? Nous allons au préalable essayer de clarifier les notions de sujet parlant, locuteur et énonciateur.

II.1- Le sujet parlant, le locuteur et l'énonciateur

Les termes sujet parlant, locuteur et énonciateur prêtent très souvent à confusion. L'on est presque toujours tenté de les considérer comme des synonymes. Cela paraît être le cas de Mounin (1974 :206) qui fait remarquer que le locuteur est  la personne qui produit un énoncé. Par la suite, Mounin (1974) donne comme synonymes de locuteur, sujet parlant et énonciateur. Nous voulons montrer que ces notions renvoient plutôt à des instances différentes qui se superposent dans un texte. Elles sont d'ailleurs au centre des travaux sur la polyphonie menés par Ducrot (1984). Pour mieux faire comprendre comment les trois instances qu'il a introduites se repartissent les tâches dans le discours, Ducrot (1984) se tourne vers la théorie littéraire et établit un parallèle avec la triade responsable de la narration dans la théorie (auteur, narrateur, personnage).

II.1.1- Le sujet parlant

Le sujet parlant est le producteur effectif de l'énoncé, un être physique qui n'est pas réalisé dans l'énoncé lui-même. C'est ce qui ressort des propos de Maingueneau (1993 :76) lorsqu'il soutient que le sujet parlant,  joue le rôle de producteur de l'énoncé, de l'individu (ou des individus) dont le travail physique et mental a permis de produire cet énoncé. 

Ce sujet se définit alors comme l'individu dans le monde qui prononce l'énoncé. C'est dans le même sens que Larcher (1998 :219-220) souligne : le sujet parlant est un  être empirique, auteur du discours, mais extérieur à lui.  Aussi le sujet parlant appartient-il au monde extralinguistique. L'on peut dire, de ce fait, que pour ce qui est de notre corpus, le sujet parlant est Jules Verne. En fait, c'est lui qui a produit, rédigé Michel Strogoff même si ce n'est pas à lui qu'on doit attribuer la responsabilité des énoncés qui y sont proférés, mais au locuteur.

II.1.2- Le locuteur

Il représente la personne à qui on doit imputer la responsabilité d'un énoncé. Plus exactement, le locuteur profère un énoncé (dans ses dimensions phonétique et phatique ou scripturale) selon un repérage déictique ou indépendant. Ducrot (1984 :190) indique, en outre, que le locuteur  est désigné par les marques de la première personne (celui qui est le support des procès exprimés par un verbe dont le sujet est je, le propriétaire des objets qualifiés de miens, celui qui se trouve à l'endroit appelé ici). 

Ducrot (1984) traduit ainsi le fait que le locuteur est appréhendé comme l'origine des repérages utiles pour l'étude des mécanismes. C'est dans le même ordre d'idées que Meunier (1990 :384) estime que le locuteur est un  être de discours, ayant la compétence d'un code et à partir duquel se construisent les valeurs référentielles, et les repères de la déixis. La présence du locuteur est perceptible à travers des éléments grammaticaux tels que les pronoms personnels à la première personne. C'est le cas dans Michel Strogoff lorsque le personnage passe du statut de non-personne à celui de locuteur, le discours direct ayant la capacité d'introduire dans la narration les énonciations des autres sujets comme dans les exemples suivants:

(1) Je sais tout cela Altesse, et je sais aussi qu'Ivan Ogareff a juré de se venger personnellement du frère du czar. (p.323)

(2) Je crois même qu'il y a un vers célèbre à ce sujet, mais du diable ! (p.301)

(3) Je ne peux plus aller. (p.283)

Dans ces énoncés, les locuteurs (Ivan Ogareff, Alcide Jolivet, Nadia) sont bien présents et se manifestent par l'emploi du pronom personnel je. Ils assument la portée de leurs propos et c'est leur voix qui modalise leurs énoncés respectifs. Par contre, il arrive souvent que le locuteur soit absent notamment dans les énoncés historiques qui ont toutefois un énonciateur. Le locuteur est alors réduit à un metteur en scène répartissant la parole entre différents personnages. Selon Rabatel (2005 :11),

 cette conception de la mise en scène énonciative fait du locuteur, sinon une instance vide, du moins l'organisateur abstrait et quasi fantasmagorique des relations avec les énonciateurs qui traversent son discours, sans que le locuteur soit aisément saisissable. 

D'une façon significative, le locuteur est présent dans l'énoncé, mais ne se manifeste pas et prend même souvent ses distances. Il est partout, à travers sa mise en scène des énonciateurs, et nulle part, pour son propre compte, tellement la relation du locuteur à l'énonciateur est floue au regard des mécanismes de prise en charge. A en croire Vion (1998 :71), il en résulte que le locuteur choisit de parler à travers des simulacres, des  fluctuations permettant au sujet de jouer à cache-cache avec des opinions, de les camper, de disparaître, de jouer une position en mineur ou en contrepoint, puis de se réapproprier plus ou moins violemment une place énonciative dominante. 

C'est dire que le locuteur se pose comme le maître dans l'organisation du discours. Il y a une sur-valorisation du locuteur, considéré comme un grand metteur en scène difficilement saisissable, auquel il est difficile d'assigner un point de vue qui le caractérise en propre. Analysons, à cet effet, les énoncés ci-dessous :

(4) Il ne pouvait hésiter et se mit à l'oeuvre. (p.172)

(5) Leur ancien compagnon de voyage, pris avec eux au poste télégraphique, savait qu'ils étaient parqués comme lui dans cet enclos que surveillaient de nombreuses sentinelles, mais il n'avait point cherché à se rapprocher d'eux. (p.193)

(6) Mais Nadia comprit que son compagnon ne lui disait pas tout, et qu'il ne pouvait pas tout lui dire. (p.282)

(4), (5) et (6) représentent des énoncés où le locuteur n'est pas présent. Le discours se déroule à la troisième personne (il, ancien compagnon, Nadia). Le locuteur (narrateur) donne existence à des énonciateurs dont il organise les attitudes et exprime les points de vue. Il se présente comme le porte parole des personnages dont il structe les pensées qu'il dévoile par la suite au lecteur. Le locuteur tient une place primordiale dans notre support d'étude dans la mesure où les jugements qui y sont énoncés émanent explicitement ou implicitement de lui. De plus, même quand les énonciateurs s'expriment directement, c'est le narrateur qui oriente l'angle sous lequel doivent être perçus leurs propos ; les idées véhiculées dans Michel Strogoff sont liées à l'idéologie que défend le narrateur. Cela étant, à quoi consiste au juste le rôle de l'énonciateur dans un énoncé ?

II.1.3- L'énonciateur

C'est l'instance qui accomplit l'acte illocutoire, c'est-à-dire qui prend la responsabilité de l'intention exprimée par cet acte. Ducrot (1984 :204) donne une définition plus précise du rôle des énonciateurs lorsqu'il déclare que ce sont des

 êtres qui sont censés s'exprimer à travers l'énonciation, sans que pour autant on leur attribue des mots précis ; s'ils « parlent », c'est seulement en ce sens que l'énonciation est vue comme exprimant leur point de vue, leur position, leur attitude, mais non pas, au sens matériel du terme leurs paroles. 

Ducrot (1984) définit donc solidairement l'énonciateur et le point de vue. Néanmoins, il convient de préciser que ces deux termes ne sont pas consubstantiels, ils ne fonctionnent pas au même niveau. La notion de point de vue n'étant pas aussi fondamentale que le concept d'énonciateur, mais jouant plutôt un rôle secondaire dans la définition de l'énonciateur. A cet effet, les points de vue ne sont pas des réactions à propos des faits, mais des façons de voir les faits. Sur un tout autre plan, Charaudeau et Maingueneau (2002 :226) relèvent le fait que  tout énonciateur n'est pas nécessairement locuteur : ainsi des points de vue véhiculés dans un énoncé doxique, ou un point de vue narratif dans un récit hétérodiégétique. 

C'est dire que lorsque le locuteur présente dans un énoncé un point de vue qui n'est pas à sa charge, l'on note obligatoirement la présence d'un énonciateur. Néanmoins, si le locuteur assume le contenu propositionnel d'un énoncé, cela signifie que ce locuteur en est également l'énonciateur. Dans Michel Strogoff, l'énonciateur est surtout considéré, selon Rabatel (2005 :1), comme  l'instance à la source d'un point de vue exprimé dans un contenu propositionnel. Cela du fait que les évènements passent rarement par le regard d'un personnage, mais très souvent par celui du narrateur. Les énoncés suivants sont assez éloquents à ce sujet :

(7) Alcide Jolivet, optimiste par nature, semblait d'ailleurs, trouver que tout se passait convenablement. (p.63)

(8) Nadia ne pouvait plus se traîner, mais elle pouvait voir pour lui. (p.287)

(9) Michel Strogoff ne le savait et ne pouvait rien décider sans être fixé à cet égard. (p.164)

Les personnages Alcide Jolivet, Nadia, Michel Strogoff cités ci-dessus sont énonciateurs sans être locuteurs ; la voix du narrateur accueille dans un récit, l'expression d'une subjectivité qui n'est pas celle des locuteurs premiers. Plus concrètement, ce sont les attitudes et les comportements des différents énonciateurs qui permettent de modaliser les énoncés même si c'est grâce à la voix du narrateur que le locuteur a accès à ces points de vue. Dès lors, les énonciateurs sont réduits à des porteurs de contenus propositionnels dont les attitudes sont reparties selon la volonté, selon le gré du locuteur.

On s'aperçoit donc qu'il y a une nette distinction entre le sujet parlant, le locuteur et l'énonciateur, même si on a souvent l'impression que cette distinction n'est pas perceptible. Le sujet parlant, être empirique, produit effectivement l'énoncé. Le locuteur, quant à lui, parle dans le même sens que le narrateur raconte ; mais il ne présente pas toujours les événements, les attitudes de son point de vue à lui, il a souvent recours à l'énonciateur dont il présente le point de vue. Toutes ces instances se superposent et expriment soit le sujet modal, soit le support modal.

II.2- Le sujet modal et le support modal

Il est question dans ce paragraphe d'établir la distinction entre le sujet modal et le support modal et de voir laquelle de ces deux notions exprime l'entité qui est à la base de la modalisation.

II.2.1- Le sujet modal

De prime abord, l'on remarque que la notion de sujet modal renferme le terme sujet. D'après Wagner et Pinchon (1991 :24), ce mot dénote la fonction assumée par le terme ou le membre qui confère à un verbe ses catégories de personne, de nombre et éventuellement de genre.

Cette définition essentiellement grammaticale laisse penser que le sujet modal n'est autre que le sujet du verbe modal. A cet effet, Bally (1965 :39) prend le cas de je qui est sujet modal dans  je crois que tu mens. Le verbe modal est croire et le dictum tu mens. Dans cette perspective, nous pouvons analyser le sujet modal dans les exemples suivants :

(10) Je serai très satisfait de faire avec vous une partie de mon voyage, mais je dois vous prévenir que je suis extrêmement pressé d'arriver à Omsk. (p.122)

(11) Je crains bien que la foire de Nijni-Novgorod ne finisse pas aussi brillamment qu'elle a commencé ! répondit le second interlocuteur, en secouant la tête. (p.46)

(12) Tu ne peux même plus te traîner, ma pauvre Nadia ! (p.284)

Le sujet modal est respectivement représenté en (10), (11) et (12) par les pronoms personnels sujets je (dois), je (crains) et tu (peux). Meunier (1974) estime, toutefois, qu'il faut prendre garde à cette façon de penser puisque le sujet modal peut ne pas être exprimé. Cet auteur (1974 :20) précise, de ce fait, que  les phrases à modalité logique : il est possible, il faut que...  ne présentent pas de sujet modal. Celui qui émet un jugement de possibilité ou de nécessité est à la fois sujet d'énonciation et sujet modal. 

Les propos de Meunier (1974) semblent contradictoires dans la mesure où il dit que le sujet modal peut être à la fois absent ("ne présentent pas de sujet modal") et présent ("à la fois sujet d'énonciation et sujet modal"). S'il est de nature syntaxique, le sujet modal non réalisé est tout simplement absent de l'énoncé. Par contre, un élément de nature sémantique peut être présent de façon implicite. C'est en tout cas ce que semble suggérer Meunier (1974) à travers ses propos. Par ailleurs, cet auteur prend un exemple de modalité exprimée non par un verbe, mais par un adjectif opérateur (il est possible). Ainsi, le sujet modal ne concernerait pas uniquement les verbes, mais aussi les autres expressions lexicales de la modalité.

On constate qu'il demeure un certain flou autour du sujet modal. Nous préférons donc nous joindre à Picavez (2003 :46) pour ne parler de l'expression sujet modal que pour désigner le sujet grammatical du verbe modal. Cela veut dire que la notion de sujet modal ne renvoie pas à celui qui est à l'origine de la modalisation. On se propose alors de faire plutôt appel à l'expression support modal.

II.2.2- Le support modal

Le support modal renvoie à la personne à qui peut être attribuée l'attitude modale. C'est dans cette optique que Meunier (1990 :385) soutient que le support modal est

la source des opérations de modalisation, responsable des jugements épistémiques et déontiques, des évaluations (sujet axiologique). [...] il exprime (ou on exprime à sa place) un point de vue sans qu'il y ait nécessairement parole de sa part. 

C'est dire que le support modal peut être présent ou absent de l'énoncé qu'il modalise. Meunier (1990 :375) parle aussi de source du jugement modal pour référer au support modal. Nous allons tenter de mieux saisir la signification du concept de support modal à l'aide des exemples suivants:

(13) Voilà des gens suspects, et auxquels l'arrêté du gouverneur me paraît, cependant, devoir être plus utile que nuisible ! (p.68)

(14) Je ne doute pas de ton courage Nadia, mais il est des fatigues physiques qu'une femme ne peut supporter. (p.93)

(15) Ils durent croire que leur malheureux compagnon avait été broyé dans cette chute ! (p.276)

Le support modal coïncide avec le locuteur, ainsi qu'avec le sujet modal en (13) et (14). En effet, ceux qui prennent la parole dans ces énoncés sont également ceux qui les modalisent comme l'attestent les pronoms personnels à la première personne (me en (13) et je en (14)). Les supports modaux ne passent donc pas par la voix d'une autre personne pour exprimer leur jugement. Par contre, en (15) le support modal est totalement absent dans la mesure où la source de la modalisation renvoie à l'ensemble de ceux qui durent croire. C'est pourquoi on note l'emploi d'un pronom personnel à la troisième personne (ils). Comme le dit Picavez (2003 :47),  le sujet parlant attribue à un tiers des propos ou des pensées qui ne sont pas les siens. Il interprète les paroles ou le comportement de x, et c'est à partir de cette interprétation qu'il attribue une attitude à x.

D'une façon significative, l'énoncé apparaît comme un compte rendu de ce qu'a exprimé le support modal. Le sujet parlant peut dans ce cas ajouter subtilement son jugement étant donné que personne ne connaît véritablement les propos ou les intentions du support modal.

Au terme de ce chapitre consacré aux précisions terminologiques autour de la notion de modalisation, nous nous sommes aperçue de la diversité des mots, des concepts qui entrent en compte lorsqu'on évoque les phénomènes de modalisation. Ce faisant, nous avons choisi la classification des procédés de modalisation selon Gardes-Tamine et Pelliza (1998) ; nous avons également vu que le terme support modal semble être la dénomination adéquate pour désigner celui qui est à l'origine des opérations de modalisation dans Michel Strogoff. Toutefois, à la lecture des travaux de certains linguistes, il demeure un certain flou sur l'appartenance ou non de plusieurs éléments linguistiques au rang des procédés de modalisation : c'est le cas des modalités énonciatives.

CHAPITRE DEUXIÈME :

LES MODALITÉS ÉNONCIATIVES : PROCÉDÉS DE MODALISATION OU MARQUES DE LA COMMUNICATION INTERSUBJECTIVE ?

Les modalités énonciatives peuvent être entendues comme l'interrelation établie par l'énonciation entre locuteur et allocutaire. Ces modalités sont au centre d'une vive controverse parmi les linguistes. En effet, certains (Mercier-Leca 1998, Vion 2001...) soutiennent que les modalités énonciatives n'ont pour rôle que de spécifier le type de communication qui s'instaure entre le locuteur et son auditeur. D'autres linguistes au rang desquels Charaudeau (1992) affirment que les modalités énonciatives sont bel et bien des procédés de modalisation. S'agissant justement de Charaudeau (1992), il pense que parler de modalités énonciatives revient à parler de modalisation. Voici, du reste, ce qu'il écrit (1992 :574) à propos de la modalisation :

 la modalisation se compose d'un certain nombre d'actes énonciatifs de base qui correspondent à une position particulière -et donc à un comportement particulier- du locuteur dans son acte de locution. Ces actes de base seront appelés : Actes locutifs, et les spécifications de ces actes (sous-catégories) : Modalités énonciatives. 

Selon Charaudeau (1992), les modalités énonciatives seraient donc des actes énonciatifs permettant à un locuteur de porter un jugement sur son propre énoncé. Face à cette diversité d'opinions, on se demande quel est en fait le fonctionnement, la valeur des modalités énonciatives ; ces modalités peuvent-elles être analysées dans Michel Strogoff en tant que procédés de modalisation ? Y a-t-il une confusion possible entre les modalités énonciatives et les modalités d'énoncé dans la mesure où ces deux types de modalités sont souvent pris l'un pour l'autre? La tentative de réponse à ces questions sera menée en deux étapes. Il s'agira tout d'abord de présenter les critères formels permettant de distinguer les modalités énonciatives les unes des autres. Nous établirons ensuite les similarités et les dissemblances qui existent entre les modalités énonciatives et les modalités d'énoncé.

I- LA STRUCTURE ET LE FONCTIONNEMENT DES MODALITÉS ÉNONCIATIVES

D'un point de vue énonciatif, la structure d'une phrase donnée est associée à l'un des trois actes de langage suivants : constater (asserter), questionner, ordonner. On distingue alors trois types de phrases fondamentaux : les types assertif (déclaratif), interrogatif, injonctif. A ces derniers types, certains auteurs, à l'instar de Maingueneau (1999), ajoutent un quatrième : le type exclamatif. Cependant, la phrase exclamative ne comporte pas de caractéristiques syntaxiques et morphologiques permettant de la distinguer nettement des trois autres types. C'est pourquoi nous estimons comme Tomassone (1996 :123) que  l'exclamation ne constitue pas [...] un acte de langage, qui implique une relation particulière entre le locuteur et le destinataire. 

Ce faisant, c'est à l'aide des modalités assertive, interrogative et injonctive que nous tenterons de voir si les modalités énonciatives constituent des procédés de modalisation ou des marques de la communication intersubjective. Nous avons, à cet effet, relevé les occurrences des différents types de phrase dans notre corpus.

Modalités énonciatives

Occurrences

Pourcentages

Assertion

212

26,93%

Interrogation

450

57,17%

Injonction

125

15,88%

Total des occurrences des modalités énonciatives: 787

Ce tableau donne un aperçu des modalités énonciatives employées dans notre corpus. L'interrogation est la modalité la plus usitée. L'assertion et l'injonction n'ont qu'une fréquence moyenne. Voyons à présent comment ces modalités sont concrètement utilisées dans Michel Strogoff.

I.1- L'assertion

L'assertion implique un jugement sur la valeur de vérité du contenu de l'énoncé. Soutet (1989 :76) ajoute que ce contenu  est donné comme vrai par son énonciateur, c'est-à-dire adéquat au référent qu'elle [la phrase assertive] vise à décrire. Le locuteur donne alors une information, formule un jugement sur quelqu'un ou sur quelque chose en les présentant comme certain. Cette information est soumise à l'appréciation du récepteur qui peut la juger vraie, fausse ou ni vraie ni fausse. L'assertion s'exprime à l'aide de la phrase de type déclaratif qui peut être affirmative ou négative. L'énoncé assertif dépend, par ailleurs, de deux principaux facteurs : le mode verbal et l'ordre des constituants de la phrase.

I.1.1- Le mode verbal

Le mode (c'est-à-dire la « manière d'être ») concerne l'existence du procès, et répond à la question de savoir si le procès s'inscrit dans la réalité ou bien dans la pensée seulement. Guillaume (1946-47), à l'aide de la psychomécanique explique bien le fonctionnement du mode verbal en français. D'après cet auteur, il faut à la pensée du temps si peu que se soit pour agir en elle-même et sur elle-même. La langue étant un système, Guillaume estime qu'on devra distinguer le temps qui a servi à sa construction, temps historique, et un autre temps qui est le temps nécessaire à une opération de pensée, temps réel pendant lequel la pensée reconstruit en elle l'image temps : c'est le temps opératif. Celui-ci peut être représenté par un axe longitudinal qui porte une opération : la chronogenèse. Elle est un vecteur permettant de schématiser le système verbo-temporel et sur lequel seront portées des coupes que la pensée a effectuées dans la chronogenèse. Ces coupes sont appelées chronothèses et correspondent chacune à un mode différent. Guillaume (1946-47 :21) définit à cet effet le mode de la façon suivante : une forme qui sert à dater les chronothèses dans la chronogenèse. Chaque chronothèse porte dans la langue sa date en chronogenèse et cette date c'est le mode auquel appartient la forme verbale. 

C'est dire que chez Guillaume (1946-47), la chronothèse est une systématisation du temps et elle est d'autant plus achevée que la chronogenèse sera plus tardivement obtenue. Ainsi, en français, la chronothèse initiale est exprimée par le mode quasi-nominal (infinitif et participe), la chronothèse médiale correspond au mode in fieri (subjonctif) et la chronothèse finale est exprimée par le mode in esse (indicatif). Puisqu'il permet au locuteur de s'engager en présentant comme certain ce qu'il dit, l'indicatif apparaît comme le mode par excellence du jugement, de l'assertion (affirmative ou négative). A ce propos, Wagner et Pinchon (1991 :362) soutiennent que l'indicatif

 est apte en conséquence, à actualiser un procès et à le situer dans une époque distincte. Cette propriété qui manque aux autres modes a fait dire justement à certains grammairiens que l'indicatif est le mode au moyen duquel on pose le procès.

 

Autrement dit, l'indicatif est le mode exclusif de l'assertion puisqu'il présente le procès comme réel et certain. A cet effet, toutes les occurrences de la modalité assertive relevées dans notre corpus sont à l'indicatif, voici du reste quelques exemples :

(16) Oui, sire, nos dépêches leur parviennent, et nous avons la certitude, à l'heure qu'il est que les Tartares ne se sont pas avancés au-delà de l'Irtyche et de L'Obi. (p.16)

(17) Rien n'est plus vrai, monsieur Blount, ces mesures m'étaient également connues, et croyez bien que mon aimable cousine en saura dès demain quelque chose. (p.21)

(18) Nous le démasquerons, grâce à toi, qui le connais, et je le ferai mourir sous le knout. (p.324)

Tous ces énoncés sont à l'indicatif et expriment une idée ou un fait pleinement actualisés. L'impression de vérité qui se dégage de ces énoncés est renforcée en (16) et (17) par l'emploi des groupes de mots avons la certitude et rien n'est plus vrai qui dénotent la véracité des propos des locuteurs. Il convient de souligner que l'indicatif n'exprime véritablement la modalité assertive que si les constituants de l'énoncé sont soumis à un ordre particulier.

I.1.2 L'ordre des constituants de la phrase

L'énoncé assertif présente normalement l'ordre syntagme nominal (SN) sujet (ou son substitut) + syntagme verbal (SV) (verbe et éventuellement un SN régime). Les énoncés assertifs suivants sont construits selon cet ordre :

(19) Les télégrammes ne passent plus Tomsk, sire. (p.22)

SN SV

(20) Cette lettre sera remise à son Altesse le grand-duc. (p.40)

SN SV

(21) J'irai à Irkoutsk. (p.39)

SN SV

L'ordre canonique (SN + SV) observé ci-dessus n'est pas pleinement pertinent si on ne lui associe une intonation descendante. Il arrive, par ailleurs, que le sujet soit postposé dans Michel Strogoff. A en croire Le Goffic (1993 :97), cette postposition constitue une simple variante de l'ordre normal qui n'altère pas la modalité de phrase. Elle se rencontre surtout dans des phrases commençant par des adverbes ou des compléments circonstanciels ainsi que le montrent les occurrences ci-après :

(22) Sous ses yeux, baignée par les rayons lunaires, s'arrondissait une enceinte fortifiée. (p.23)

(23) Peut-être elle-même ignore-t-elle ce qui se passe. (p.57)

L'antéposition du complément circonstanciel sous ses yeux et de l'adverbe modal peut-être ne modifie pas la modalité des énoncés sus-cités. En (22), cette antéposition semble être une mise en relief qui découle seulement d'un choix délibéré des locuteurs. C'est également ce que pense Grevisse (1980 :193) quand il soutient que

 ce sont souvent certaines raisons de style (mise en relief, harmonie et équilibre de la phrase) ou la suite naturelle des idées qui assignent au complément circonstanciel la place qui lui convient relativement au verbe et aux compléments. 

Ainsi, le locuteur a débuté sa phrase par sous ses yeux parce qu'il voudrait sans doute attirer l'attention du lecteur. En (23), l'antéposition de l'adverbe modal peut-être entraîne également la postposition du sujet (elle). Ce phénomène est une réminiscence de l'ancien français dont une des règles syntaxiques majeures était l'inversion obligatoire du sujet dans toute phrase affirmative introduite par un régime (adverbial, prépositionnel, etc.). Wagner et Pinchon (1991 :558) expliquent de ce fait : au début de l'époque classique la postposition du terme sujet était encore presque obligatoire quand la phrase commençait par un adverbe de sens modal. Nous ajoutons à la suite de Wagner et Pinchon (op. cit.) que cet ordre est encore suivi comme le montre l'exemple (23).

On se rend compte que la modalité assertive ne révèle pas tant les relations entre locuteur et destinataire que le constat fait par le locuteur sur quelqu'un ou sur quelque chose, en les présentant comme vrai. Cependant, il nous semble que l'acte assertif ne saurait être un procédé de modalisation dans la mesure où il permet surtout à un locuteur de fournir une information qu'il tient pour vrai et à amener l'interlocuteur à y adhérer. C'est sans doute ce qui fait dire à Le Goffic (1993 :93) qu'avec l'assertion,  je veux te convaincre de la vérité de P ; je veux que tu reconnaisses mon intention de te convaincre. 

Ainsi, avec l'assertion, le locuteur sait et tient pour vrai ce qu'il avance. Lorsque le locuteur remet en question la validité d'une assertion et qu'il sollicite le point de vue de l'interlocuteur, la modalité devient interrogative.

I.2- L'interrogation

L'interrogation se rencontre dans une situation d'interlocution. Elle renvoie à un acte de langage déterminé : questionner, et se caractérise parfois par un point d'interrogation. Culioli (1990 :171) fait observer qu'interroger, c'est parcourir, de façon abstraite, les valeurs imaginables sans pouvoir en distinguer une qui soit valide. Le recours (réel ou fictif) à autrui fournit la représentation d'une issue à ce parcours. 

L'interrogation suppose donc une incertitude qui nécessite un appel d'information. C'est la réponse de l'interlocuteur qui permet de déterminer la portée de la question posée.

I.2.1- Sa portée

L'interrogation peut être totale ou partielle.

I.2.1.1- L'interrogation totale

L'interrogation est totale quand elle porte sur l'ensemble de l'énoncé. Dans cette perspective, Tomassone (1996 :126) déclare que  l'information que le locuteur veut obtenir est un fait dont il ignore s'il est vrai ou faux, une réalité dont il veut savoir si elle peut être affirmée ou niée.

Dans ce cas, la réponse attendue ne peut être que oui, non, peut-être ou si dans le cas de l'interronégation, voici du reste quelques exemples :

(24) Connais-tu cet homme qui a pris mes chevaux ? (p.135)

(25) Tu n'as reçu aucune nouvelle de ta mère depuis le début de l'invasion ? lui demanda-t-elle. (p.138)

(26) Dors-tu soeur ? lui demanda-t-il. (p.105)

La réponse à toutes ces questions ne nécessite que l'emploi des mots-phrases puisqu'elles ne portent pas sur un constituant de l'énoncé.

Pour ce qui est de l'ordre des mots, l'interrogation totale se distingue souvent de l'assertion par le point d'interrogation, l'ordre des mots de la phrase restant inchangé. Par ailleurs, cet ordre des mots est susceptible de varier selon la nature du sujet. Si le sujet est un pronom, on a une postposition simple du sujet. Sinon, l'on peut avoir recours à la locution est-ce que si l'on veut éviter la postposition du sujet. Lorsque le sujet est un nom, Mercier-Leca (1998 :179) soutient qu'il  demeure avant le verbe mais il est repris après par un pronom anaphorique sujet (il, ils, elle, elles). On parle ici de postposition complexe. Il y a postposition complexe parce que le pronom qui vient après le verbe reprend en fait le sujet nominal. Soit les énoncés suivants :

(27) Féofar-khan se trouvait-il de sa personne dans le gouvernement de l'Yeniseisk ? (p.164)

(28) L'heure approche-t-elle où tu forceras la vieille femme à parler ? (p.200)

(29) Ce renégat pensait-il donc à exploiter cette circonstance ? (p.326)

On observe que dans toutes ces questions, il y a postposition complexe des pronoms qui anaphorisent ainsi les sujets nominaux.

I.2.1.2- L'interrogation partielle

Comme son nom l'indique, l'interrogation partielle ne concerne pas l'ensemble de la phrase, mais l'un de ses termes. Soutet (1989 :79) le déclare quand il écrit :

 l'interrogation partielle porte sur l'un des constituants de la phrase : du point de vue morphologique, elle requiert l'utilisation d'un pronom -qui, que, quoi, lequel et son paradigme-, d'un déterminant -quel et son paradigme- ou d'un adverbe -comment, où, pourquoi, combien. 

C'est dire que pour Soutet (1989), dans l'interrogation partielle, l'élément sur lequel on s'informe est représenté par un mot interrogatif. Cela est illustré par les exemples suivants :

(31) Jusqu'où ses soldats étaient-ils parvenus à l'heure où la nouvelle de l'invasion arrivait à Moscou ? (p.33)

(32) Qu'est-ce que tu fais là ? lui demanda d'une voix rude un homme de haute taille qu'il n'avait pas vu venir. (p.57)

Pour ce qui est de l'ordre des mots dans l'interrogation partielle, plusieurs possibilités sont offertes :

- Si la question porte sur le sujet, l'ordre des mots est le même que dans la phrase assertive.

(33) Qui donc sait mon départ et qui donc a intérêt à le savoir ? (p.82)

(34) Qui donc le retenait d'en finir ? (p.338)

- On trouve également dans notre corpus une postposition simple avec que, qui en fonction d'attribut, quel, lequel ou avec un sujet pronom personnel.

(35) Que veux-tu dire ? (p.321)

(36) Quel sera-t-il ? (p.316)

De ce qui précède, l'on comprend que l'élément sur lequel porte la demande d'information joue un rôle primordial dans la mise en place des constituants de l'énoncé, ainsi que dans le choix du mot interrogatif quelle que soit la nature de la question posée.

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I.2.2- Sa nature

L'interrogation peut être directe, indirecte, indirecte libre.

I.2.2.1- L'interrogation directe

Une interrogation est dite directe quand la question posée constitue une phrase indépendante. De plus, Mercier-Leca (1998 :180) explique que dans l'interrogation directe, une seule phrase exprime à la fois l'attitude mentale de l'énonciateur et le fait mis en question.  Avec l'interrogation directe, les propos du locuteur sont reproduits tels quels. Les occurrences suivantes du corpus sont assez significatives à ce sujet :

(37) - Craignez-vous donc que ce voyageur ne cherche à vous disputer les chevaux du relais ? (p.130)

(38) - Et vous avez des raisons sérieuses de penser que le colonel Ogareff est en Sibérie ? (p.116)

(39) Ils se contentèrent donc de le saluer et se retirèrent, Alcide Jolivet disant à Harry Blount : « Je n'aurais pas cru cela d'un homme qui découd si proprement les ours de l'Oural, serait-il donc vrai que le courage a ses heures et ses formes ?... » (p.133)

Les deux premières interrogations interviennent au cours d'un dialogue, c'est ce qui explique la présence des tirets au début de celles-ci. En (39), c'est plutôt le participe présent disant et les guillemets qui introduisent l'interrogation directe. Toutes ces interrogations constituent des phrases indépendantes et ne sont pas subordonnées à un terme principal leur servant d'appui comme c'est le cas avec les interrogatives indirectes.

I.2.2.2- L'interrogation indirecte

Elle se présente sous la forme d'une subordonnée enchâssée à une principale exprimant l'idée d'incertitude. Maingueneau (1999 :51) précise que les interrogatives indirectes sont des subordonnées compléments de certains verbes (demander, savoir, regarder...). Dans tous les cas, l'interrogation indirecte est possible après les verbes transitifs qui posent une question, explicitement ou non, ou même parfois après un verbe tel que dire, expliquer, déterminer... Selon qu'elle est totale ou partielle, l'interrogation est introduite par si ou par un morphème interrogatif. Des exemples illustratifs nous sont fournis par les occurrences ci-après :

(40) Quant à Nadia, elle se demandait ce qu'elle pourrait faire pour les sauver l'un et l'autre, comment venir en aide au fils et à la mère ? (p.223)

(41) Le grand-duc et ses officiers se demandaient s'ils n'avaient pas été induits en erreur, s'il entrait réellement dans le plan des Tartares d'essayer de surprendre la ville. (p.332)

La principale met en exergue, dans ces énoncés, l'attitude mentale des locuteurs (au moyen du verbe demander), tandis que la subordonnée exprime le fait mis en question. Il faut préciser cependant que les interrogatives indirectes ne constituent pas à proprement parler des modalités de phrase dans la mesure où c'est surtout sémantiquement qu'elles traduisent une idée d'ignorance, une demande d'information.

Outre les interrogations directes et indirectes, l'on rencontre aussi les interrogatives libres dans notre corpus.

I.2.2.3- L'interrogation indirecte libre

Elle participe du style indirect pour autant qu'elle subit les transpositions de temps et de personnes. Cependant, elle s'en écarte pour deux raisons :

- N'étant pas subordonnée grammaticalement à un terme principal, l'interrogation indirecte libre, comme le font observer Wagner et Pinchon (1991 :569), constitue une phrase indépendante qui, comme dans l'interrogation directe comporte un ton montant ; 

- D'une façon générale, l'ordre relatif du sujet et du verbe y est le même que dans les questions posées au style direct. Des exemples d'interrogations indirectes libres prononcées par le narrateur sont présentés ci-dessous :

(42) Comment, par quelle voie, grâce à quel entregent, ces deux simples

mortels savaient-ils ce que tant d'autres personnages et des plus

considérables, soupçonnaient à peine ? (p.17)

(43) Si, en outre et selon toute probabilité, elle n'avait à sa disposition que les ressources nécessaires à un voyage entrepris pour des circonstances ordinaires, comment parviendrait-elle à l'accomplir dans les conditions que les événements allaient rendre non seulement périlleuses, mais coûteuses ? (p.68)

Ces interrogations permettent au narrateur de mêler les pensées, les questionnements de certains personnages à son propre discours. Les paroles sont bien celles des personnages quant à leur contenu, mais elles sont racontées par le narrateur et à la troisième personne.

L'interrogation, nous l'avons vu, est une modalité qui accorde beaucoup d'importance à l'interlocuteur en ce sens que le locuteur dans sa quête d'information a besoin de l'autre. C'est donc à juste titre que Meunier (1974 :13) déclare que l'interrogation est l'une des formes de la communication entre Locuteur et Auditeur. La modalité interrogative s'apparente sur ce point à l'injonction dont l'emploi suppose généralement la présence d'au moins deux interlocuteurs.

I.3- L'injonction

La modalité injonctive est employée lorsqu'un locuteur veut que quelqu'un fasse ou ne fasse pas quelque chose. C'est pourquoi l'injonction peut être positive (ordre) ou négative (défense). La situation de discours qui lui correspond normalement est celle qui met en présence au moins deux interlocuteurs. Tomassone (1996 :135) ajoute que le locuteur attend du destinataire un acte et non une réplique : les seules répliques possibles sont l'acquiescement, le refus ou le mépris.

La modalité injonctive implique donc l'accomplissement d'un acte et possède par ailleurs plusieurs formes qui méritent d'être étudiées.

I.3.1- La phrase impérative

Elle est la forme de l'injonction la plus récurrente dans notre corpus avec 91 occurrences. Cela n'est guère étonnant puisque, d'après Frontier (1997 :571),  l'impératif est le mode spécifique de l'injonction : l'employer c'est tenter de modifier le comportement de son interlocuteur. A cet effet, la phrase de type impératif est caractérisée par la forme du verbe à l'impératif, l'absence du sujet qui est parfois mis en apostrophe. Ce sujet représente le destinataire de l'injonction, celui qui est censé accomplir l'acte indiqué par l'impératif. Tout cela est illustré par les occurrences suivantes :

(44) Ne crains rien Nadia, dit-il en se plaçant entre elle et Ivan Ogareff. (p.336)

(45) Approche donc qu'on te voie ! dit l'homme. (p.58)

(46) Jure moi que rien ne pourra te faire avouer ni qui tu es ni où tu vas ! (p.339)

Le locuteur dans les énoncés ci-dessus tente d'agir d'une manière ou d'une autre sur l'allocutaire ; cependant, celui à qui s'adresse l'injonction n'est pas présent dans ces énoncés sauf en (44) où il est interpellé. C'est dans cette optique que Le Goffic (1993 :126) affirme qu'avec la phrase impérative, le locuteur

 court-circuite en quelque sorte la présentation normalisée d'une relation prédicative : la phrase impérative procède d'un mouvement affectif et/ou d'une volonté d'action, elle est en prise directe sur la situation d'énonciation. 

Ainsi, l'impératif est toujours porteur d'une énergie qui oriente le discours vers l'interlocuteur.

Par ailleurs, le mode impératif dont se sert très souvent l'injonction possède deux tiroirs verbaux : l'impératif présent et l'impératif passé. Quant aux personnes, l'impératif n'en possède que trois : la deuxième personne du singulier et du pluriel, et la première personne du pluriel. Les phrases suivantes du corpus explicitent nos propos à l'aide des verbes conjugués fais, perdez, passons.

(47) D'heure en heure, général, fais passer un télégramme à Tomsk. (p.13)

(48) Soit, repris Michel Strogoff, mais ne perdez pas un instant. (p.123)

(49) Passons d'abord, et nous saurons bien trouver la route d'Irkoutsk au-delà du fleuve. (p.262)

La modalité injonctive dans notre support d'étude emprunte ses formes à l'impératif, mais aussi au subjonctif.

I.3.2- La conjonction que et le subjonctif

La langue recourt au subjonctif présent soutenu par le morphème que lorsque l'injonction s'adresse à quelqu'un extérieur à l'échange. Dans cette perspective, Soutet (1989 :78) souligne que

 s'il est vrai que "que" dans cet emploi, est doté d'une forte valeur positivante, on peut considérer que, support du subjonctif, il tend à réduire la virtualité inhérente à ce mode, excessive pour l'expression de l'ordre, qui, par nature, vise l'actualisation du procès qu'il décrit. 

Dans ces conditions, lorsque le subjonctif est employé pour exprimer l'injonction, on assiste à l'actualisation d'un fait. Soit les exemples suivants :

(50) Qu'il vienne dit le czar. (p.34)

(51) Qu'on attelle rapidement. (p.99)

(52) Que cette femme reste ! (p.234)

Le subjonctif dans ces occurrences dénote la volonté des locuteurs de provoquer une action. Il déroge ainsi à la règle qui veut que le subjonctif, comme l'estiment Wagner et Pinchon (1991 :343), soit employé  toutes les fois que dans un énoncé la prise en considération d'un fait, l'interprétation d'un fait l'emportent sur l'actualisation de ce fait. Le subjonctif aurait donc plusieurs valeurs qui ne seraient interprétables qu'en fonction du contexte d'emploi. Par ailleurs, les locuteurs n'ont pas toujours recours à un temps verbal particulier pour donner des ordres, il ne suffit parfois que d'utiliser des mots-phrases.

I.3.3- Les mots-phrases

Les locuteurs dans Michel Strogoff n'ont souvent besoin que de quelques mots pour donner des ordres à leurs interlocuteurs. Pour ce faire, ils s'expriment à l'aide de mots ou termes qui sont assez significatifs et renvoient à l'injonction. Cela est démontré par les exemples suivants :

(53) Ah, messieurs en avant ! s'écria Michel Strogoff. (p.117)

(54) Les chevaux, et à l'instant ! dit alors celui-ci. (p.113)

(55) Silence, se hâta de répondre Michel Strogoff, en mettant un doigt sur ses lèvres. (p.148)

Les groupes de mots en avant, à l'instant, silence, traduisent sans doute une grande volonté des locuteurs de faire réagir les interlocuteurs.

Après l'étude de l'acte injonctif, on constate, d'une façon générale, qu'il ne peut s'accomplir sans la présence d'au moins deux interlocuteurs puisqu'il vise surtout à faire réagir celui à qui est destiné l'ordre.

On s'aperçoit que les modalités énonciatives spécifient le type de communication qui s'instaure entre un locuteur et son interlocuteur. L'acte interrogatif est une interpellation en direction d'un interlocuteur dont on sollicite le point de vue. L'injonction correspond à une demande de faire. L'acte assertif, quant à lui, est certes un moyen pour le locuteur de présenter comme vrai une information, toutefois il vise surtout à convaincre l'autre de la véracité de ce qu'on affirme. Il semble donc difficile au regard du fonctionnement des modalités énonciatives de les considérer comme des procédés de modalisation car leur emploi indique surtout une relation entre deux sujets. Cela étant, peut-on dire, qu'elles jouent presque le même rôle que les modalités d'énoncé?

II- L'OPPOSITION MODALITÉS D'ÉNONCIATION/MODALITÉS D'ÉNONCÉ

Il y a généralement une confusion entre les modalités d'énonciation et les modalités d'énoncé. C'est pourquoi il importe de présenter les signes caractéristiques de ces deux types de modalités afin de voir s'ils sont vraiment semblables.

II.1- Définition

Il est question dans ce point de voir ce que recouvrent exactement les notions de modalités d'énonciation et de modalités d'énoncé. A cet effet, pour Le Querler (1996 :63), les modalités d'énonciation sont la marque du rapport entre  le sujet énonciateur et un autre sujet.  A travers ces modalités, le locuteur ordonne, conseille, suggère, demande... à quelqu'un d'autre de faire quelque chose. L'emploi des modalités énonciatives laisse transparaître la présence d'une communication intersubjective entre des sujets.

En ce qui concerne les modalités d'énoncé, Nølke (1993 :143) pense que ce sont les regards que le locuteur pose sur le contenu de ce qu'il dit. Se servant de ces éléments, il peut en effet apporter des évaluations diverses quant aux valeurs de vérité, argumentative, etc. de son énoncé. 

A en croire Nølke (1993), les modalités d'énoncé expriment le regard porté par le locuteur sur le contenu de son message. Au regard des définitions sus-citées, on constate que les modalités d'énonciation et les modalités d'énoncé s'opposent sur plusieurs plans.

II.2- Deux types d'attitudes distincts

Parler de modalités d'énonciation et modalités d'énoncé revient à évoquer, d'une part l'attitude du locuteur dans sa relation interpersonnelle avec le destinataire de son discours, et d'autre part l'attitude du locuteur face à son énoncé. Dans le même ordre d'idées, Riegel et co-auteurs (1994 :580) affirment que

 les modalités d'énonciation renvoient au sujet de l'énonciation en marquant l'attitude énonciative de celui-ci dans sa relation à son allocutaire, [tandis que les modalités d'énoncé renvoient au locuteur] en marquant son attitude vis-à-vis du contenu de l'énoncé. 

C'est dire que les modalités d'énoncé établissent un lien entre le locuteur et son discours alors que les modalités énonciatives mettent en relation le locuteur avec son allocutaire. Les phrases suivantes du corpus nous permettront de mieux expliquer cette différence faite entre les deux types de modalités :

(56) Allons, mon ami Korpanoff, reste tranquille ! (p.85)

(57) En es-tu sûre, ma fille ? (p.210)

(58) Le ciel, sans doute, ne voulut pas le soumettre à cette épreuve. (p.289)

(59) La jeune fille dut craindre un instant que ce ne fût un détachement tartare. (p.289)

Les deux premiers énoncés constituent respectivement des énoncés injonctif et interrogatif et sont orientés vers le destinataire, l'interpellent. Par contre, les deux derniers énoncés où l'on décèle la présence de la modalité aléthique expriment l'attitude du locuteur face à son énoncé. A l'aide de l'adverbe sans doute et du semi-auxiliaire modal conjugué dut, les locuteurs émettent des jugements sur leur propre énoncé.

Un autre fait marquant la distinction entre les modalités d'énonciation et les modalités d'énoncé est qu'une phrase ne peut recevoir qu'une seule modalité d'énonciation alors qu'elle peut présenter plusieurs modalités d'énoncé. C'est pourquoi Meunier (1974 :13) fait remarquer que la modalité d'énonciation intervient obligatoirement et donne une fois pour toutes à une phrase sa forme déclarative, interrogative, impérative. 

Aussi un énoncé comporte-t-il toujours une et une seule modalité énonciative. On se demande ainsi si les modalités énonciatives sont des procédés de modalisation quand on sait que la modalisation n'est pas un fait linguistique que l'on rencontre absolument dans tout énoncé.

Les modalités d'énoncé, quant à elles, d'après Maingueneau (1976 :112),

caractérisent la manière dont le locuteur situe l'énoncé par rapport à la vérité, la fausseté, la probabilité, la certitude, la vraisemblance, etc. (modalités logiques) ou par rapport à des jugements appréciatifs (l'Heureux, le triste, l'utile, etc., modalités appréciatives.) 

En fait, les modalités d'énoncé regroupent tous les moyens linguistiques par lesquels le locuteur manifeste une attitude, exprime ses émotions, ses sentiments par rapport à ce qu'il dit. Plusieurs éléments linguistiques référant aux différentes modalités d'énoncé peuvent se retrouver dans un même énoncé. Observons les exemples ci-dessous pour mieux cerner les signes de démarcation entre les modalités d'énoncé et les modalités d'énonciation :

(60) Eh bien, monsieur Jolivet, que pensez-vous du colonel Ogareff, général en chef des troupes tartares ? demanda Harry Blount. (p.205)

(61) Mes yeux seront tes yeux désormais, et c'est moi qui te conduirai à Irkoutsk. (p.243)

(62) Ils causèrent à voix basse, et l'aveugle, complétant ce qu'il savait déjà par ce qu'ils apprirent, put se faire une idée exacte de l'état des choses. (p.297)

Les deux premiers énoncés ne renferment pas de modalité d'énoncé, mais constituent respectivement une interrogation et une assertion. Le troisième exemple, quant à lui, est une assertion dans laquelle on note la présence de la modalité épistémique (savait) et de la modalité aléthique (put). On voit ainsi qu'au sein d'un même énoncé, deux types de modalités d'énoncé sont employés par le support modal.

Il était question de l'étude des modalités énonciatives dans ce chapitre. Plus exactement, il s'agissait pour nous de voir si ces modalités peuvent être considérées comme des procédés de modalisation ou des marques de la communication intersubjective. Ce faisant, à travers leurs différents fonctionnements dans Michel Strogoff, nous nous sommes aperçue que les modalités énonciatives ne sauraient être des procédés de modalisation. Ainsi, l'assertion vise surtout à convaincre l'autre de la véracité de ce que l'on affirme. L'interrogation et l'injonction constituent respectivement des demandes de dire et de faire. Par ailleurs, nous avons constaté que même si les modalités d'énonciation et les modalités d'énoncé semblent se confondre quelques fois, elles sont distinctes les unes des autres. Les premières privilégient la relation interpersonnelle entre le locuteur et son allocutaire, alors que les secondes expriment les jugements qu'un locuteur émet sur son propre énoncé.

Cette partie consacrée à une mise au point théorique sur la modalisation nous a permis de présenter notre approche de la notion. A cet effet, nous avons apporté des précisions terminologiques au niveau des concepts employés dans les travaux de modalisation. Parmi les typologies de procédés de modalisation étudiées, nous avons opté pour celle présentée par Gardes-Tamine et Pelliza (1998) parce qu'elle nous a semblé plus cohérente et mieux structurée. En ce qui concerne l'entité à l'origine de la modalisation, nous avons vu qu'elle porte le nom de support modal. Par ailleurs, nous avons également étudié les modalités énonciatives dans le but de voir si elles peuvent être considérées comme des procédés de modalisation. Nous avons constaté, de ce fait, que ces modalités s'apparentent plutôt à des marques de la communication intersubjective car elles impliquent une relation avec un allocutaire. Les modalités énonciatives ne sauraient donc se confondre aux modalités d'énoncé puisque celles-ci expriment plutôt les jugements qu'un locuteur émet sur son propre énoncé. C'est pourquoi ce sont les modalités d'énoncé qui seront analysées dans notre travail.

DEUXIÈME PARTIE :

LES JUGEMENTS DE FAIT ET DE VALEUR

Emettre un jugement consiste à apprécier une chose, une situation, une personne. Dans certains cas, le jugement peut laisser transparaître un point de vue subjectif: on parle de jugement de valeur. Ce type de jugement fait appel à des évaluations péjoratives et mélioratives. Le jugement de fait, quant à lui, permet au locuteur d'apprécier un fait sur les plans de la nécessité, de la possibilité, de l'obligation, du savoir. On l'aura compris, il est question dans cette partie de l'étude des modalités d'énoncé et de la modalisation axiologique. Nous montrerons comment les locuteurs et énonciateurs de Michel Strogoff se servent de ces différents procédés de modalisation comme faits d'expression.

CHAPITRE TROISIÈME :

LES MODALITÉS D'ÉNONCÉ

Les modalités d'énoncé caractérisent la manière dont le locuteur situe la proposition de base de son discours par rapport à la vérité, la nécessité, l'obligation, au savoir, au possible, au permis et à leurs contraires. On distingue trois types de modalités d'énoncé : l'aléthique, l'épistémique et le déontique. Il est question dans ce chapitre de voir comment ces modalités d'énoncé permettent aux supports modaux de porter des jugements de fait dans Michel Strogoff. De plus, il serait important d'étudier l'impact que produisent ces modalités dans notre support d'étude en tant que faits d'expression. Cela étant, nous allons tour à tour analyser les modalités aléthique, épistémique et déontique.

I- L'ALËTHIQUE

Le mot aléthique vient de aléthéia qui signifie vérité. La modalité aléthique porte sur la valeur de vérité d'un énoncé sur les plans du possible, de l'impossible, du nécessaire et du contingent. C'est dans ce sens que Cresti (2002 :2) explique : une situation est évaluée sur la base qu'elle est nécessairement ou probablement vraie selon l'opposition nécessaire vs contingent. Plus concrètement, la modalité aléthique permet d'évaluer les chances de réalisation d'un énoncé. Les différentes valeurs de l'aléthique sont : la probabilité, la possibilité, l'impossibilité et la nécessité. Les occurrences de ces différentes valeurs de l'aléthique dans Michel Strogoff ont été répertoriées et classées dans le tableau ci-après :

Les valeurs de l'aléthique

Occurrences

Pourcentages

Probabilité

155

32,29%

Possibilité

118

24,58%

Sporadicité

55

11,45%

Impossibilité

100

20,83%

Nécessité

52

10,83%

Total des occurrences de l'aléthique : 480

D'après ce tableau, il y a cinq valeurs de l'aléthique dans notre corpus. On s'aperçoit que la probabilité connaît un emploi récurrent, suivie de la possibilité et de l'impossibilité. Par contre, la sporadicité et la nécessité ont une fréquence limitée. Examinons à présent l'usage concret de ces valeurs dans le texte.

I.1- La probabilité

Elle concerne les chances de réalisation d'un fait, d'un évènement et se subdivise en éventualité et en sporadicité.

I.1.1- L'éventualité

L'éventualité caractérise un fait dont les chances de réalisation sont incertaines. D'après Le Querler (1996 :37), elle exprime ce qui peut être, mais qui peut aussi ne pas être. Dans Michel Strogoff, les outils langagiers dont se sert le locuteur pour exprimer l'éventualité sont multiples et variés.

I.1.1.1- Les semi-auxiliaires modaux

Pouvoir, devoir, paraître et sembler sont les semi-auxiliaires modaux auxquels recourent les locuteurs dans notre corpus afin de montrer que certains phénomènes et événements sont susceptibles de se réaliser ou pas. Ces semi-auxiliaires, selon Leeman-Bouix (2002 :128),

indiquent alors une disposition de la personne sujet ; Guillaume les appelle pour cela « verbes puissanciels » ; notionnellement, ils préexistent à tous les autres verbes car ils en sont les présupposés ; pour être ou faire quelque chose, il faut en ressentir la nécessité.

D'après Leeman-Bouix (2002), les semi-auxiliaires modaux permettent au locuteur de déterminer au préalable l'intention pour laquelle il accomplit un procès. Soit les énoncés ci-après :

(63) Ce n'était ni un tarentass, ni une télègue, mais une berline de poste, toute poudreuse, et qui devait avoir fait un long voyage. (p.129)

(64) Sa présence peut ne pas m'être utile et servirait à déjouer tout soupçon à mon égard. (p.69)

(65) Les voix semblaient venir d'un groupe de passagers, enveloppés de châles et de couvertures. (p.81)

(66) Il me paraît prudent de les tenir à distance. (p.79)

En (63), le verbe devoir est utilisé pour marquer le caractère éventuel que revêt la réalisation du procès évoqué. Dendale (1993 :169) indique que le marqueur devoir signale que l'information a été obtenue par inférence à partir de certains indices.

Autrement dit, c'est à partir de l'observation d'un fait (l'aspect poudreux de la berline de poste) que le locuteur de l'énoncé (63) a proféré une assertion dont la valeur de vérité est hypothétique. La forme verbale peut en (64) permet au locuteur de présenter le fait dont il parle comme envisageable. Pour Culioli (1990 :163), c'est toujours le cas lorsqu'un locuteur se sert du prédicat "pouvoir `'  pour déterminer la validabilité d'une relation prédicative dans un domaine.

En d'autres termes, le verbe pouvoir dans son emploi modal signale parfois l'attitude d'indécision du locuteur face à ce qu'il dit car le fait décrit est susceptible de se produire ou pas. En (65) et (66), les verbes semblaient et paraît marquent la source de l'information transmise dans ces énoncés comme la conclusion d'un raisonnement interne, conclusion qui est fondée sur des indices plus ou moins inconscients. A ce propos, Sellevold (2002 :745) pose que les marqueurs semblaient et paraît permettent plus précisément au locuteur de se distancier ou de suspendre ses responsabilités par rapport au point de vue du contenu [de son énoncé]. 

De ce fait, le locuteur ne prend pas en charge le point de vue exprimé par l'énoncé puisqu'il est une supposition. La réalisation hypothétique d'un procès ne se manifeste pas dans Michel Strogoff seulement à travers des semi-auxiliaires modaux, elle est aussi exprimée à l'aide des temps verbaux tels le conditionnel.

I.1.1.2- Le conditionnel

Le conditionnel, grâce à sa valeur d'hypothèse évoque très souvent, dans notre corpus, un procès conçu comme envisageable. Selon Guillaume (1964), cette valeur d'hypothèse s'explique au regard du mécanisme de ce temps verbal. A cet effet, ce dernier (1964:219) écrit: le futur en incidence sur décadence engagée, acceptée, c'est celui que la grammaire traditionnelle dénomme conditionnel, et que nous nommons: futur hypothétique.

Ainsi, le conditionnel, encore appelé futur hypothétique en psychomécanique, indique le futur à partir d'un point de repère passé. Il signale que le procès présenté est une éventualité. C'est dire que le conditionnel est apte à traduire dans certaines situations le caractère probable d'un énoncé. Cela s'observe dans les énoncés suivants :

(67) Mais un physionomiste, en regardant d'un peu près ces deux étrangers, aurait nettement déterminé le contraste physiologique. (p.18)

(68) Puis, après cette assourdissante période, l'immense brouhaha s'éteindrait comme par enchantement, la ville haute reprendrait son caractère officiel, la ville basse retomberait dans sa monotonie ordinaire, et, de cette énorme affluence de marchands appartenant à toutes les contrées de l'Europe et de l'Asie centrale, il ne resterait ni un seul vendeur qui eût quoi que ce soit à vendre encore, ni un seul acheteur qui eût encore quoi que ce soit à acheter. (p.62-63)

L'emploi du conditionnel dans les exemples ci-dessus signifie que le procès n'appartient pas au monde de ce qui est tenu pour vrai par le locuteur ; le procès est plutôt conçu comme éventuel, il fait partie de l'univers des possibles. Dans ce cas, Dendale (1993 :166) précise que le locuteur signale que l'information en question n'est ni vraie-pour-lui ni fausse-pour-lui. Il présente l'information comme indécise-pour-lui. 

De cette manière, la réalisation du procès n'est pas certaine. Imbs (1968 :71) parle alors de conditionnel de l'information hypothétique. C'est pourquoi le locuteur (le narrateur) des énoncés ci-dessus ne prend pas en charge le contenu des énoncés qu'il a proférés. On constate que le narrateur dans Michel Strogoff révèle très souvent certains aspects des personnages, des événements, qui ne sont pas connus du lecteur. Néanmoins, il recourt quelques fois au conditionnel pour ne pas donner un caractère péremptoire à ses affirmations. Il arrive parfois cependant qu'un adverbe à lui seul puisse présenter un procès comme éventuel.

I.1.1.3- Les adverbes modalisateurs

Plusieurs adverbes dans Michel Strogoff expriment une opinion nuancée et traduisent ainsi un doute, une hésitation. Il y a certains qui sont intrinsèquement modaux de par leur signification (probablement, sans doute, peut-être...), tandis que d'autres ne sont modaux qu'en fonction du contexte d'emploi. C'est le cas de comme qui s'apparente dans certains énoncés à un adverbe de modalité. Soit les énoncés suivants :

(69) La riche voûte, avec ses dorures, adoucies déjà sous la platine du temps, était comme étoilée de points lumineux. (p.14)

(70) La sclérotique en était légèrement plissée et comme racornie. (p.245)

Le marqueur aléthique comme permet aux supports modaux des énoncés (69) et (70) de donner juste une impression de ce qu'ils veulent dire. C'est pourquoi ce marqueur ne peut traduire qu'une attitude d'indécision des supports modaux.

Examinons à présent le fonctionnement des adverbes intrinsèquement modaux à l'aide des exemples ci-après :

(71) Et, sans doute, elle suffit à lui faire reconnaître le conducteur de la kibitka, car son front se rasséréna aussitôt. (p.249)

(72) Alcide Jolivet, lui, voyant cette colère, riait à se tordre et comme il n'avait jamais ri peut-être. (p.120)

(73) Voici des curieux et des indiscrets que je rencontrerai probablement sur ma route. (p79)

(74) Son rival, qui l'avait vraisemblablement apprise de quelque habitant de Kazan, l'avait aussitôt transmise à Paris. (p.87)

Tous les adverbes modaux présents ci-dessus (sans doute, peut-être, probablement, vraisemblablement) présentent certes comme probable la réalisation des procès dans lesquels ils sont employés, toutefois ils ont chacun une valeur stylistique particulière. Pour ce qui est de l'adverbe sans doute, dans son sens premier, il signifie l'absence totale d'incertitude ; néanmoins, il est employé pour marquer la contingence d'un fait. Schott-Bourget (2003 :89) tente d'expliquer ce phénomène lorsqu'elle fait observer qu'en ce qui concerne les adverbes de la catégorie de sans doute,

 de thétiques (posant la vérité de l'énoncé), ils sont devenus hypothétiques (supposant la vérité de l'énoncé). Ce glissement sémantique qui, bizarrement, n'est pas toujours mentionné dans les dictionnaires, peut s'expliquer de deux façons : à trop être utilisés, ces adverbes ont connu une érosion sémantique ou alors éprouver le besoin de les employer -et donc de renforcer son discours- est signe de faille. 

Ainsi, employer sans doute comme en (71) pourrait dénoter un manque d'assurance à propos de la vérité du fait énoncé.

Par contre, l'adverbe peut-être qui signifie littéralement ce qui peut ou non être, traduit souvent une volonté de donner plus de crédibilité à ce que l'on dit. De ce fait, aussi paradoxal que cela puisse paraître, Fromilhague et Sancier (1991 :89) estiment qu'un adverbe comme « peut-être » produit « un effet de vérité » plus grand qu'une phrase assertive. 

A cet égard, montrer ses hésitations peut s'avérer être une ruse ; tel est le cas en (72) où le locuteur, à l'aide du marqueur peut-être, semble feindre une indécision pour mieux amener l'allocutaire à partager son point de vue. On constate que peut-être dans ces conditions a une valeur pragmatique. Cet adverbe se distingue ainsi de certains modalisateurs tels que les adjectifs qualificatifs et les tours impersonnels puisqu'il a très souvent un sens implicite.

I.1.1.4- Les adjectifs qualificatifs et les tours impersonnels

Qu'ils soient utilisés de façon autonome ou associés à un tour impersonnel, les adjectifs probable et vraisemblable soulignent la contingence du procès exprimé, c'est le cas en (75), (76) et (77).

(75) Donc il est probable que, sans ce resserrement des rives, le barrage ne se fût pas fermé, et que le radeau aurait pu continuer à descendre le courant. (p.307)

(76) Ceux-ci passeraient-ils sans les inquiéter ? c'était peu probable. (p.142)

(77) Il n'était pas vraisemblable, non plus, que les assiégeants eussent barré les fleuves en amont d'Irkoutsk. (p.298-299)

Le tour impersonnel il est probable et les marqueurs probable, vraisemblable donnent la possibilité aux locuteurs d'émettre des suppositions, des hypothèses pouvant s'avérer fausses ou pas. Car comme l'explique Pottier (1992 :213), « faire une hypothèse », c'est accorder un certain degré d'existence à un être ou à un événement. 

Néanmoins, on note dans notre corpus des situations où l'éventualité se concrétise dans certains cas au moins : on parle de sporadicité.

I.1.2- La sporadicité

La sporadicité marque une probabilité réelle (réelle parce qu'elle est manifestement réalisée dans certains cas). Plus concrètement, VOLD (2006 :6) pense que la sporadicité réfère, comme le terme l'indique, à ce qui est sporadique, c'est-à-dire à ce qui se produit de temps en temps, d'une manière irrégulière. 

A cet égard, un fait est sporadique lorsqu'il s'est déjà produit au moins une fois et qu'il se produit parfois. Le Querler (2001 :19-20) remarque, par ailleurs, que la sporadicité peut être référentielle ou temporelle. Elle est référentielle quand le fait décrit s'applique à un référent ; elle est temporelle lorsque le phénomène dont on parle se produit à certains moments, en voici du reste quelques exemples :

(78) Là, sur un espace de trois cent verstes, les difficultés naturelles pouvaient être extrêmement grandes. (p.155)

(79) De là, des chocs, des chutes même qui pouvaient être extrêmement funestes. (p.276)

(80) Cela est possible et confirmerait cette opinion que certains pays froids ne peuvent être appréciés que dans la saison froide. (p.226)

Les faits présentés ci-dessus se réalisent parfois, tandis que lorsqu'un énoncé est perçu comme probable, il peut se produire, mais il peut également ne jamais se produire. Les deux premiers exemples dénotent une sporadicité temporelle. En effet, les difficultés naturelles et les chutes dont parle le narrateur sont susceptibles d'être mortelles à certaines occasions. Par contre, en (80), la sporadicité est référentielle, cela du fait que la probabilité se rapporte à un référent : certains pays froids qui peuvent être appréciés en saison froide.

Les valeurs que nous venons d'étudier (éventualité et sporadicité) expriment toutes deux la probabilité. Toutefois, si l'éventualité indique surtout que le procès peut ou non se réaliser, la sporadicité, signale, elle, que le fait décrit se produit parfois, même si ce n'est pas toujours certain. Par ailleurs, il est important de noter que outre la probabilité, la possibilité permet d'exprimer la réalisation éventuelle d'un procès. Cependant, les notions de probabilité et de possibilité diffèrent puisque non seulement elles n'expriment pas l'éventualité de la même manière, mais en plus la possibilité est une notion polysémique.

I.2- La possibilité

La possibilité réfère aussi bien à la contingence qu'au pouvoir de faire du locuteur. C'est pourquoi seul le contexte permet de déterminer la valeur à attribuer à la possibilité.

I.2.1- La contingence

Lorsqu'il exprime la contingence, le possible indique que le locuteur ne sait pas si le procès a existé, existe ou existera, mais que ce procès a des possibilités d'exister. Les propos suivants de Lisan (2005) vont dans ce sens : dire de quelque chose que « c'est possible », c'est rester ouvert à sa réalisation, mais c'est, en tout état de cause, préférer l'indétermination à la détermination. 

La possibilité dans ce cas relève du douteux, de l'incertitude ; elle exprime donc l'éventualité tout comme le probable. Cependant, il y a une différence entre ces deux notions. Tandis que la probabilité indique que la réalisation du procès exprimé tend vers le certain, la possibilité, quant à elle, met surtout en exergue le fait que la réalisation du procès s'approche de l'incertain. Les différentes valeurs de la possibilité sont bien expliquées par Guillaume (1968) dans sa conception du système verbo-temporel en français. Selon ce linguiste, l'expression de la possibilité dépend de la structure de la phrase. Ainsi, lorsque la tournure impersonnelle il est possible introduit une subordonnée, le verbe de cette subordonnée se met au subjonctif, rendant de ce fait hypothétique la réalisation du procès exprimé. Ce qu'on nomme subjonctif, correspond en psychomécanique au mode in fieri dans lequel, selon Guillaume (1968 :10),  la chronogenèse a plus ou moins opéré, [...] l'image-temps saisie en telle position se présente en cours de formation dans l'esprit. 

C'est dire que le subjonctif présente le temps en cours d'accomplissement. Les phrases suivantes illustrent la théorie de Guillaume sur le fonctionnement du subjonctif.

(81) Il est possible, d'ailleurs, que nous nous retrouvions dans quelques jours à Omsk, ajouta Harry Blount. (p.131)

(82) Il était possible que des inspecteurs de police, chargés de surveiller les passagers, fussent secrètement embarqués à bord du Caucase. (p.77)

Dans ces exemples, on note la présence d'un sémantème verbal (il est possible) qui empêche la visée (prédicat verbal) d'atteindre l'actualité, d'où l'emploi du subjonctif. Le subjonctif, comme le soutiennent Wagner et Pinchon (1991 :344), se révèle ainsi propre à exprimer que le procès est présenté comme l'objet d'un jugement, d'un sentiment, d'une volonté et non comme un fait que l'on pose en l'actualisant. 

Dans cette perspective, avec le subjonctif, le procès n'est pas posé, mais envisagé. Outre la contingence, la possibilité subsume également les valeurs particulières que sont la capacité, la permission, la possibilité matérielle.

I.2.2- La capacité

Elle correspond à l'habileté qu'a un locuteur à faire quelque chose ou à accomplir une action. Charaudeau (1992) parle plutôt de possibilité interne pour référer à la capacité. A ce propos, cet auteur (1992 :609) estime que la possibilité interne révèle une aptitude (ou disposition) naturelle (physique ou intellectuelle) du locuteur à réaliser l'action posée. 

A en croire Charaudeau (1992), la capacité serait une aptitude qui ne dépendrait uniquement que du locuteur. Analysons, à cet effet les exemples ci-dessous :

(83) Cette vie lui profita, et arrivé à l'âge de l'homme fait, il était capable de tout supporter, le froid, le chaud, la faim, la soif, la fatigue. (p.37)

(84) Un courrier seul pouvait remplacer le courant interrompu. (p.33)

(85) Le moins que je peux, et seulement pour ma consommation particulière, répondit celui-ci en clignant de l'oeil. (p.45)

L'adjectif capable et les verbes pouvait, peux traduisent tous une disponibilité naturelle des êtres humains évoqués ci-dessus.

Outre la capacité, la permission est également l'une des valeurs de la possibilité que l'on retrouve dans notre corpus.

I.2.3- La permission

Avec la permission, le pouvoir de faire du locuteur est assujetti à la volonté d'un autre que le locuteur lui-même. Dans ce cas, Charaudeau (1992) soutient que la possibilité du locuteur est externe. Ce linguiste (1992 :609) affirme ainsi que la permission implique que le locuteur a reçu l'autorisation d'accomplir l'action. Analysons les énoncés suivants :

(86) Les lignes de l'Ichim et de l'Irtyche sont maintenant en notre pouvoir, et les cavaliers turcomans peuvent baigner leurs chevaux dans leurs eaux devenues tartares. (p.202)

(87) Tu peux donc pousser tes colonnes aussi bien vers l'orient où le soleil se lève, que vers l'occident où il se couche. (p.202)

En (86) et (87), le semi-auxiliaire pouvoir indique que c'est parce que les personnages évoqués ont reçu une autorisation qu'ils ont la possibilité d'accomplir leur désir. Il arrive cependant que la possibilité ressortisse à certaines circonstances favorables.

I.2.4- La possibilité matérielle

La possibilité matérielle est la capacité que le locuteur a, à l'aide de certains moyens d'accomplir une action. Picavez (2003 :59) explique que dans ce cas,  les raisons de la possibilité ne tiennent pas à la capacité du sujet, mais à un ensemble de circonstances favorables. 

Ainsi, un ensemble de phénomènes, de circonstances sont susceptibles de favoriser la réalisation d'une action. Voici quelques exemples pour éclaircir notre propos :

(88) A propos, dit le premier, j'ai pu ce matin, télégraphier à ma cousine le texte même de l'arrêté dès dix heures dix-sept minutes. (p.79)

(89) Il reçut encore quelques télégrammes de Petersbourg et de Moscou, il put même y répondre. (p.311)

En (88) tout comme en (89), les différents énonciateurs ont bénéficié de faveurs naturelles et ont la possibilité de réaliser leur projet.

L'étude de la contingence, la capacité, la permission et la possibilité matérielle nous a permis de constater que la possibilité dans Michel Strogoff est multiforme et a plusieurs valeurs. Toutefois, quand cette possibilité est niée, il est plutôt question d'impossibilité.

I.3- L'impossibilité

Elle traduit une extrême détermination en ce sens que ce qui est dit impossible l'est décrété purement et simplement, sans réserve. LISAN (2005) ajoute que l'impossibilité est donc une notion qui paraît définir un espace à l'extérieur du champ des possibles. L'impossibilité, par ailleurs, se singularise par le fait que lexicalement, aucun verbe ne l'exprime vraiment. C'est pourquoi, la plupart du temps, l'impossibilité se traduit au moyen du verbe pouvoir à la modalité négative, ce qui dénote une absence de possibilité.

(90) La ville ne pouvait plus être enlevée par un coup de main. (p.312)

(91) Il est absolument impossible qu'il ait suivi d'autre route que celle de la Baraba. (p.169)

(92) Il ne put donc donner aucune nouvelle de sa fille à Wassili Fédor. (p.326)

Dans ces énoncés, l'emploi du verbe pouvoir à la modalité négative ainsi que l'adjectif impossible présentent les procès évoqués comme absolument irréalisables. Dans certains cas, l'impossibilité désigne le fait qu'une chose ne peut être autre que ce qu'elle est.

I.4- La nécessité

Cette notion renvoie à ce qui est nécessaire, ce qui doit être. Bally (1965 :37) considère que la nécessité est au fond une volonté imposée par les circonstances, les forces naturelles, etc., qui sont pour ainsi dire personnifiées par la langue ; 

Autrement dit, c'est un ensemble de phénomènes qui entraînent par exemple la nécessité d'une action, c'est le cas dans les occurrences suivantes :

(93) Il fallait profiter de l'obscurité que l'aube allait chasser bientôt, pour quitter le petit bois et se jeter sur la route. (p.71)

(94) Puisque Nicolas Pigassof devait s'arrêter dans cette ville, il serait nécessaire de le remplacer par un guide, et de changer la kibitka pour un autre véhicule plus rapide. (p.255)

(95) Il faut donc vous hâter si vous voulez les devancer à Omsk. (p.116)

Dans ces exemples, l'accomplissement inévitable des actions décrites se justifie soit par des circonstances naturelles (l'obscurité que l'aube allait chasser) en (93), soit par un impératif (Nicolas Pigassof devait s'arrêter dans cette ville) en (94), soit par un désir (la volonté de devancer les Tartares à Omsk) en (95).

En ce qui concerne la modalité aléthique, nous avons relevé un emploi récurrent des termes relatifs à la probabilité dans Michel Strogoff (155 occurrences). L'utilisation de ces marqueurs témoigne de la prudence des supports modaux et de leur volonté de présenter leur discours comme relevant de la supposition. Toutefois, cela pourrait être une tactique argumentative dans la mesure où comme le pensent Fromilhague et Sancier (1991 :89), les marqueurs aléthiques sont souvent  la marque d'une prudence langagière qui cache mal le besoin d'affirmer sa subjectivité et de faire de sa vérité la vérité. Cela revient à dire que les éléments linguistiques dont se servent les supports modaux pour nuancer leurs propos ont souvent des buts inavoués. En effet, ces éléments sont souvent un moyen pour les supports modaux de faire adhérer les allocutaires à leur point de vue. Il arrive par ailleurs que les jugements des énonciateurs et du locuteur ne portent pas sur la réalisation du contenu propositionnel, mais sur sa fiabilité.

II- L'ËPISTËMIQUE

Du grec épistémè (connaissance), la modalité épistémique renvoie au savoir du support modal. Pour Laurendeau (2004 :4), elle exprime le marquage de la fluctuation de la connaissance que le sujet a du monde. L'épistémique concerne donc les différentes connaissances que nous avons du monde. Dans notre corpus, ces connaissances se manifestent à l'intérieur d'un énoncé à travers des éléments grammaticaux et lexicaux qu'on appelle modalisateurs épistémiques. Ces derniers se caractérisent par le fait qu'ils modifient explicitement la valeur de vérité d'un contenu propositionnel et qu'ils se situent à une échelle allant de l'incertitude la plus absolue à la certitude totale.

Tableau des statistiques

Valeurs de l'épistémique

Occurrences

Pourcentages

Ignorance

66

17,69%

Croyance

59

15,81%

Savoir

139

37,26%

Connaissance

61

16,35%

Certitude

48

12,86%

Total des occurrences de la modalité épistémique: 373

Ce tableau révèle que la modalisation épistémique est présente dans notre corpus sous cinq formes. Il y a ainsi la certitude qui a une fréquence limitée, la croyance, la connaissance et l'ignorance connaissent un usage moyen. C'est le savoir qui a le plus grand nombre d'occurrences. Nous allons nous attarder à présent sur l'emploi de ces valeurs dans notre corpus.

II.1- L'ignorance

Parfois, dans Michel Strogoff, les locuteurs expriment leur manque total de savoir par rapport à un fait ou à une situation donnée.

(96) Vous ne savez vraiment pas prendre les choses par leur bon côté ! (p.113)

(97) Cela, je l'ignore, mais je puis vous assurer, par exemple qu'il fonctionne de Kazan à Paris ! (pp.87)

Comme on le voit, dans ces énoncés, l'ignorance peut être exprimée à travers le verbe ignorer ou alors par le verbe savoir à la modalité négative. Cependant, il arrive parfois que le fait décrit par le locuteur soit présenté comme relevant de la certitude, du moins en ce qui concerne son univers de croyance.

II.2- La croyance

La croyance est le fait de tenir pour vraie une assertion qui peut être cependant sujette à erreur. C'est dans le même ordre d'idées que Sadat Belloula (2000 :71) souligne : croire quelque chose, c'est admettre comme véritable une proposition, un fait, une histoire sans que l'on sache effectivement son degré de vérité. Ainsi, lorsqu'un locuteur expose ses croyances, il se réfère à son univers de croyance. A en croire Martin (1992 :38), cet univers représente,  l'ensemble indéfini des propositions que le locuteur (énonciateur), au moment où il s'exprime, tient pour vraies ou qu'il veut accréditer comme telles. 

Cela laisse penser que les croyances d'un locuteur ressortissent à plusieurs raisons.

II.2.1- Les raisons de croire

Les locuteurs ont des raisons plus ou moins convaincantes de croire dans notre corpus. Nous avons, à cet effet, répertorié le croire d'autorité et le croire dogmatique. Le premier se fonde sur un témoignage, témoignage inégalement digne de foi et auquel le locuteur accorde subjectivement une inégale confiance. Le second, c'est-à-dire le croire dogmatique, s'appuie sur une intuition, une connaissance directe de la vérité sans l'aide du raisonnement. Les phrases suivantes sont assez illustratives en ce qui concerne les raisons de croire sus-citées.

(98) Des avis anonymes, qui n'ont pas passé par les bureaux de la police, m'ont été adressés et, en présence des faits qui s'accomplissent maintenant au-delà de la frontière, j'ai tout lieu de croire qu'ils sont exacts ! (p.27)

(99) Je crois aux exilés plus de patriotisme ! reprit le czar. (p.29)

(100) Mais, crois-moi, elle ne pourra jamais atteindre Irkoutsk ! (p.250)

En (98), le support modal s'en tient aux propos qui lui ont été rapportés pour fonder sa croyance. Dans les deux autres énoncés, il se base sur des raisons qu'il pourrait difficilement expliquer. Il apparaît alors que la croyance présente un fait dont la véracité n'est pas toujours avérée. C'est pourquoi Martin (1987 :57) déclare qu'on ne peut affirmer croire ce dont il est impossible de douter. A cet égard, employer le verbe croire signifie que ce que l'on affirme peut ne pas être authentique.

II.2.2- Les emplois obliques du verbe croire et les univers sous-jacents

L'expression emploi oblique est empruntée à Martin (1987) et désigne l'usage du verbe croire par un locuteur pour évoquer l'univers de croyance d'un autre. Dans l'usage oblique, deux univers de croyance se superposent, et le savoir contenu dans l'un ne coïncide pas nécessairement avec le savoir de l'autre. La tendance au vrai, caractéristique de l'univers évoqué, se trouve retournée en une tendance inverse. Martin (1987 :59) précise à cet effet : mon croire à moi qui évoque le croire d'autrui est orienté en direction du faux. Dire il croit que P, c'est généralement laisser entendre que moi-même je ne le crois pas. 

Le sémantisme du verbe croire varie donc souvent d'un univers à l'autre comme l'illustrent les énoncés suivants :

(101) Elle ne redoutait plus aucun obstacle, elle se croyait maintenant certaine d'atteindre son but. (p.124)

(102) Le gouvernement, en effet, croyait savoir que ce traître n'avait pas encore pu quitter la Russie européenne. (p.49)

(103) La conversation continua entre les deux officiers, et Michel Strogoff crut comprendre qu'aux environs de Kolyvan un engagement était imminent entre les troupes moscovites venant du nord et les troupes tartares. (p.170)

A travers les emplois ci-dessus du verbe croire, on constate que le narrateur n'accorde pas beaucoup de crédibilité aux propos des énonciateurs qu'il met en scène. Bien plus, ces emplois traduisent la volonté du narrateur de prendre des distances par rapport aux paroles rapportées. La fausseté s'attache également quelques fois aux emplois de croire lorsqu'un locuteur décrit son propre univers de croyance en un temps antérieur qui n'est plus son univers actuel. Analysons les énoncés ci-dessous :

(104) J'ai cru que le Caucase allait partir sans vous, dit celui-ci d'un air moitié figue, moitié raisin. (p.87)

(105) J'ai donc cru devoir lui marquer que, pendant cette fête une sorte de nuage avait semblé obscurcir le front du souverain. (p.20)

L'emploi du verbe croire au passé composé (ai cru, ai cru devoir) laisse penser que les locuteurs sus-cités ne croient plus ce qu'ils avaient affirmé dans le passé, que leurs croyances leur apparaissent actuellement comme fausses. De ce fait, évoquer son propre univers dans le passé, c'est inévitablement suggérer une rupture avec les croyances soutenues dans ce passé. Au regard de ce qui vient d'être dit, le meilleur moyen de présenter un fait dont on ne saurait douter de la véracité serait d'employer les verbes savoir ou connaître et non le verbe croire.

II.3- Analyse des verbes savoir et connaître

Savoir et connaître expriment tous les deux les connaissances qu'un locuteur a d'un fait, d'une personne. Cependant, malgré une synonymie apparente, des spécialités d'emplois et des différences sémantiques peuvent être relevées entre ces deux verbes.

II.3.1- Étude syntaxique

Savoir et connaître n'ont pas toujours le même environnement syntaxique. Picoche (1982) a mené une étude à ce sujet. Il en ressort que seul connaître peut avoir pour complément un substantif concret et que seul savoir peut être suivi d'une proposition qu'elle soit affirmative ou interrogative. Picoche (1982 :136) soutient, à cet effet, qu'

un substantif concret a pour référent un être dont l'existence nous est perceptible par nos sens et contestable par notre esprit de façon globale [en revanche], une proposition a pour référent un fait, c'est-à-dire une relation entre deux éléments au moins. 

La substitution de savoir par connaître et réciproquement n'est pas toujours évidente puisque ces verbes n'ont pas les mêmes emplois. Soit les énoncés suivants :

(106) On sait qu'Ivan Ogareff occupait une chambre du palais. (p.333)

(107) Cependant, Michel Strogoff allait toujours au hasard, mais comme il connaissait parfaitement la ville, retrouver son chemin ne pouvait être embarrassant pour lui. (p.27)

(108) Alors, reprit Alcide Jolivet, vous savez qu'au milieu d'une fête donnée en son honneur, on annonça à l'empereur Alexandre que Napoléon venait de passer le Niémen avec l'avant-garde française. (p.21)

Tous les énoncés où sont employés les verbes savoir et connaître dans notre corpus sont construits sur le même modèle que les exemples ci-dessus (savoir + proposition, connaître + substantif). Et c'est l'opposition entre les deux types de compléments qu'admettent ces verbes qui affecte leur sens même.

II.3.2- Étude sémantique

Les verbes savoir et connaître désigneraient deux formes de connaissance distinctes. A cet effet, connaître est capable de faire correspondre à un objet une image familière. Remi-Giraud (1986 :249) précise dans cette perspective que

 le verbe connaître établit une relation entre l'esprit du sujet et le monde extérieur : le sujet détient, possède mentalement un objet (ce qui peut d'ailleurs être de nature linguistique) ayant une réalité propre. 

Le verbe connaître permettrait donc de mettre un support modal en contact avec quelque chose dont l'existence est perceptible même si elle est de nature linguistique. Savoir, quant à lui, d'après Culioli (1990 :131), marque la possession d'une connaissance, concernant un certain état de choses. Autrement dit, le verbe savoir ne met pas en contact un support modal avec un objet familier, il lui permet plutôt de parler des choses qu'il maîtrise. Remi-Giraud (1986 :249) est plus explicite lorsqu'elle affirme qu'

avec le verbe savoir, le sujet n'entre pas en relation avec le monde extérieur, mais avec l'activité langagière elle-même, puisqu'il a dans l'esprit, non pas un énoncé chose ayant une réalité distincte, mais la représentation d'un acte d'énonciation. 

C'est dire qu'à l'aide de savoir, le support modal parle de sa connaissance des choses et reste dans la réalité d'un processus mental. Nous allons tenter de mieux expliquer la différence sémantique qui existe entre savoir et connaître à l'aide des exemples suivants :

(109) On sait que le glaçon qui les portait ne se trouvait plus qu'à une trentaine de brasses du premier quai, en amont d'Irkoutsk. (p.335)

(110) Elle connaît la steppe, elle n'a pas peur, et je souhaite qu'elle ait pris son bâton, et redescendu les rives de l'Irtyche. (p.138)

(111) Inutile, messieurs, nous nous connaissons. (p.112)

A travers ces énoncés, l'on constate que connaître indique que les locuteurs ont dans l'esprit, l'image de la réalité distincte d'un objet (la steppe) en (110), des personnes en (111). Savoir traduit plutôt le fait que le locuteur en (109) a dans l'esprit la virtualité d'un énoncé. En revanche, au-delà de toutes les différences mentionnées, savoir et connaître permettent à un locuteur d'affirmer avec certitude qu'il possède un savoir, qu'il est sûr que telle chose existe, ou qu'elle est vraie ou fausse.

II.4- La certitude

Elle correspond au caractère de ce qui est évident, indubitable, incontestable. La certitude indique que la valeur de vérité d'un énoncé est irréfutable. De ce fait, Vold (2006 :3) affirme que les modalisateurs épistémiques marquant la certitude peuvent être appelés des amplificateurs. Soit les énoncés suivants :

(112) Il était certain que les Tartares investissaient actuellement Irkoutsk, et que les trois colonnes avaient opéré leur jonction. (p.297)

(113) En vérité, le grand maître de police, habitué aux décisions autocratiques des Ukases qui jadis ne pardonnaient pas, ne pouvait admettre cette façon de gouverner ! (p.26)

(114) Il est vrai que ces steam-boats n'ont qu'à descendre le Volga, lequel ajoute environ deux milles de courant à leur vitesse propre. (p.74)

(115) Evidemment, le déplorable hasard qui l'avait mis en présence de sa mère avait trahi son incognito. (p.154)

Au regard des exemples sus-cités, on se rend compte que la nature des marqueurs épistémiques dans Michel Strogoff est diversifiée. On note la présence aussi bien d'adverbes (évidemment, en vérité) que d'adjectifs (vrai, certain). Par ailleurs, ces modalisateurs, surtout les adverbes, n'augmentent pas nécessairement, comme on pourrait le croire, le degré de certitude des faits exprimés. Tout au contraire, ces modalisateurs inscrivent ces faits dans un ordre de probabilité plus faible. Vion (2001 :223) explique alors que

 de la certitude on passe à une forte probabilité. [L'utilisation d'un adverbe de certitude rendant moins fiable le fait exprimé et,] faisant comme si l'existence d'un commentaire à propos d'un fait avait comme conséquence que ce fait n'allait pas de soi. 

C'est dire que l'emploi d'un modalisateur exprimant la certitude ne produit pas toujours l'effet souhaité, il introduit parfois le doute dans l'esprit de celui à qui est destiné le discours. Car, utiliser les modalisateurs épistémiques de certitude signifie souvent que l'on n'est pas sûr de ce que l'on avance.

En somme, on remarque que la connaissance est surtout marquée dans notre corpus par l'emploi du verbe savoir puisqu'il recense à lui seul 139 occurrences. Cela pourrait s'expliquer car la plupart des locuteurs expriment l'appréhension qu'ils ont de tel ou tel fait. Bien plus, on perçoit à travers le verbe savoir le désir des locuteurs de transmettre des connaissances ou des points de vue subjectifs. Savoir indique aussi le savoir-faire des différents locuteurs lorsqu'il est suivi d'un infinitif. Par ailleurs, outre les modalités aléthique et épistémique que nous venons d'étudier, on note également l'emploi de la modalité déontique dans notre corpus.

III- LE DËONTIQUE

Le mot déontique dérive du grec ta deonta qui veut dire ce qu'il faut. La modalité déontique concerne le devoir et le droit en termes d'obligation et de permission. Pour Laurendeau (2004 :5), le déontique correspond à ce que je crois être nécessaire en sachant que ce n'est pas, et que ce n'est même peut-être pas désirable. Cette définition de Laurendeau (2004) met surtout l'accent sur l'obligation morale, alors que le déontique ne saurait se réduire à cet unique aspect. C'est pourquoi, nous préférons la définition de Cresti (2002 :2) pour qui, à travers la modalité déontique,

 une situation est évaluée comme permise ou interdite, suivant une logique d'obligation ; cette modalité informe si la réalisation d'un état de choses est requise, permise ou interdite, ou dans un sens plus large désirée ou poursuivie.

C'est dire que la modalité déontique fait essentiellement appel aux notions d'obligation, de permis, d'interdit, voici du reste les occurrences de ces différentes valeurs du déontique dans notre corpus :

Valeurs du déontique

Occurrences

Pourcentages

Obligation

80

84,21%

Permis

8

8,42%

Interdit

7

7,36%

Total des occurrences de la modalité déontique : 95

Ce tableau permet une visualisation de l'usage des différentes valeurs du déontique présentes dans Michel Strogoff. Ainsi, c'est l'obligation qui a le plus d'occurrences. Le permis et l'interdit, quant à eux, sont très peu usités. Examinons à présent comment ces valeurs sont employées dans notre corpus.

III.1- L'obligation

Elle peut être entendue comme un engagement imposé par une institution, une religion, la morale ou un individu. De ce point de vue, on distingue l'obligation interne et l'obligation externe.

III.1.1- L'obligation interne

C'est un ensemble de contraintes que le locuteur impose à sa propre personne, cette obligation ne dépend que du locuteur et est de plusieurs ordres. On a ainsi l'obligation morale. Dans ce cas, explique Charaudeau (1992 :602), le locuteur justifie son projet de faire, au nom d'une valeur éthique. C'est le bon sens qui commande l'action du locuteur. Il arrive que l'obligation soit aussi d'ordre utilitaire. A cet effet, le locuteur justifie son action au nom d'une valeur pragmatique. Les énoncés suivants nous permettront de mieux expliciter notre propos:

(116) Le secret de mon fils, Nadia, puisqu'il ne l'a pas dit, il faut que je le garde ! (p.212)

(117) Il pensa que, quelles que fussent les fatigues d'un voyage à travers la steppe, sans chemin frayé, il ne devait pas risquer de tomber une seconde fois entre les mains des Tartares. (p.273)

(118) En tout cas, et plus que jamais, Michel Strogoff devait fuir Ivan Ogareff et faire en sorte de ne point en être vu. (p.149)

L'obligation interne est présente dans ces énoncés à travers les semi-auxiliaires modaux falloir et devoir. En (116), c'est le désir de tenir sa parole qui guide la conduite du locuteur : c'est donc une obligation morale. Dans les énoncés (117) et (118), les faits et gestes des locuteurs sont plutôt gouvernés par la volonté d'atteindre le but fixé, il s'agit d'une obligation utilitaire. Toutes les obligations que nous venons de décrire ne sont imposées au locuteur que par lui-même. Néanmoins, ce dernier peut aussi subir des contraintes auxquelles il ne peut se dérober.

III.1.2- L'obligation externe

Elle émane d'une instance qui a une autorité sur le locuteur. Charaudeau (1992 :607) soutient que l'obligation externe ne dépend pas du locuteur mais d'un autre qui a pouvoir pour donner un ordre au locuteur. 

Nous ajoutons à la suite de Charaudeau (1992) que l'obligation externe concerne aussi une personne à qui le locuteur adresse un ordre. L'obligation s'assimile dans ce cas à l'injonction et le locuteur se soumet alors à cet ordre qui devient le motif de son faire. Considérons les exemples ci-dessous :

(119) Messieurs, dit Michel Strogoff à voix basse, vous ne devez pas savoir qui je suis, ni ce que je suis venu faire en Sibérie. (p.296)

(120) Ivan, il faudra faire parler sa mère ! (p.220)

(121) Tu ne dois penser qu'à ton père ! (p.246)

La contrainte exprimée dans les énoncés ci-dessus se présente comme une influence venant d'une source en direction d'une cible précise.

III.2- Le permis et l'interdit

Le permis et l'interdit sont deux notions contradictoires puisqu'elles s'excluent mutuellement. Ce qui est permis n'est pas interdit et ce qui est interdit n'est pas permis. Une action est permise lorsqu'elle peut être exécutée, alors que l'interdiction renvoie à la défense d'exécution d'un fait, d'une action. Vanderverken (1998 :186) ajoute qu'interdire, c'est défendre quelque chose à quelqu'un en général pour une période de temps assez longue. 

Cette définition de Vanderverken (1998) ne nous semble pas assez juste dans la mesure où le temps d'une interdiction peut être brève ou longue. Les occurrences ci-après donnent un aperçu du fonctionnement du permis et de l'interdit dans notre corpus:

(122) A l'avant du Caucase étaient groupés des passagers plus nombreux, non seulement des étrangers, mais aussi des Russes, auxquels l'arrêté ne défendait pas de regagner les villes de la Province. (p.75)

(123) Après avoir réquisitionné les chevaux, on réquisitionnera les bateaux, les voitures, tous les moyens de transport, jusqu'au moment où il ne sera plus permis de faire un pas sur toute l'étendue de l'empire. (p.46)

(124) Oh ! ne parlons pas politique ! s'écria Alcide Jolivet. C'est défendu par la Faculté ! (p.195)

A la lecture de ces énoncés, l'on s'aperçoit que le permis peut être exprimé comme en (122) par le verbe défendre à la modalité négative. C'est également le cas de l'interdit qui est exprimé en (123) par l'adjectif permis à la forme négative.

Eu égard à ce qui a été dit sur la modalité déontique, on se rend compte que l'obligation, le devoir est la valeur la plus présente dans notre corpus. Cela pourrait se comprendre dans la mesure où cette valeur semble chère au sujet parlant et anime de ce fait presque tous les personnages.

Nous avons voulu dans ce chapitre montrer l'impact que pouvait avoir l'emploi des modalités d'énoncé dans notre corpus en tant que faits d'expression. Nous avons de ce fait étudié les différentes valeurs des modalités d'énoncé présentes dans Michel Strogoff. Il en ressort que l'aléthique permet surtout aux locuteurs et énonciateurs de s'exprimer avec une prudence langagière pour ne pas donner un caractère péremptoire à leur discours. La modalité épistémique, quant à elle, met surtout en exergue l'appréhension que les locuteurs ont de tel ou tel fait. L'étude du déontique nous a permis de nous rendre compte de la place importante qu'occupe le devoir, l'obligation dans notre corpus. On l'aura compris, les modalités d'énoncé sont des procédés à travers lesquels les supports modaux, dans notre corpus, véhiculent leur point de vue, leur univers de croyance. C'est aussi le cas lorsque ces supports modaux désignent des référents humains ou s'expriment sur des faits à l'aide des parties prédicatives du discours stylistiquement marquées.

CHAPITRE QUATRIÈME :

MODALISATION AXIOLOGIQUE DES RÉFÉRENTS HUMAINS

La langue n'est pas un miroir de la réalité ou une série d'étiquettes qui collerait à la réalité. C'est sans doute, ce qui fait dire à Kerbrat-Orecchioni (1980 :79) que  toute unité lexicale est, en un sens subjective, puisque les « mots » de la langue ne sont jamais que des symboles substitutifs et interprétatifs des choses. 

Autrement dit, le simple fait de nommer passe par les filtres de la perception, de l'interprétation, la catégorisation. Les unités lexicales étant donc chargées d'une dose de subjectivité plus ou moins forte, nous tenterons de montrer que les locuteurs et énonciateurs de Michel Strogoff se servent de différents procédés stylistiques pour désigner les référents humains ou exprimer leur émotion, leur point de vue. On l'aura compris, il est question du problème de l'axiologie qui consiste pour le support modal à émettre des jugements de valeur sur un référent précis. Nous procèderons de ce fait à une analyse stylistique des parties prédicatives du discours que sont les substantifs, les adjectifs qualificatifs, les verbes et les adverbes.

Tableau des statistiques

Parties prédicatives du discours

Occurrences

Pourcentages

Substantifs

51

11,33%

Adjectifs qualificatifs

194

43,11%

Verbes

159

35,33%

Adverbes

46

10,22%

Total des occurrences de la modalisation axiologique : 450

Ce tableau présente un aperçu des parties prédicatives du discours qui permettent aux supports modaux de Michel Strogoff de modaliser leurs discours. On constate ainsi que les adjectifs qualificatifs sont les plus employés. Les verbes ont une fréquence non négligeable, alors que les substantifs et les adverbes sont très peu usités. Nous allons à présent nous appesantir sur l'usage concret de ces parties prédicatives du discours dans notre corpus.

I- LES SUBSTANTIFS

On s'intéressera dans cette partie au fonctionnement des substantifs axiologiques dans Michel Strogoff, c'est-à-dire des termes péjoratifs et valorisants. Il s'agit notamment des noms de qualité, des noms métaphoriques et hyperboliques.

I.1- Les noms de qualité

La description des personnages est le plus souvent orientée, et a pour but selon Perelman (1989 :163-164),

 de mettre en avant les caractéristiques sur lesquelles on va s'appuyer pour argumenter, ou pour faire éloge ou blâme. [...] L'orateur n'est évidemment pas un témoin ordinaire des caractéristiques de celui qu'il présente. Il va donc sélectionner et agencer des traits de façon à en faire des arguments et à jouer sur la sensibilité de l'auditoire. 

C'est ainsi qu'il existe des substantifs essentiellement dévalorisants qui sont employés pour déprécier le personnage qualifié : Durrer (1996 :154) les appelle noms de qualité. Syntaxiquement, ils peuvent être identifiés grâce à la propriété qu'ils ont de pouvoir figurer dans deux positions particulières :

-Déterminant démonstratif + orientation négative (insulte) + nom;

- En incise à différents endroits de la phrase.

A ces singularités syntaxiques, sont associées des particularités sémantiques au fonctionnement des noms de qualité. Ces derniers, à en croire Maingueneau (1993 :39), n'ont de référent que par les actes d'énonciation des sujets. En d'autres termes, les noms de qualité n'ont pas de signifié stable. Ainsi, le traître renvoie à une personne que je désigne comme telle et qui n'est traître que par mon énonciation. Il en est de même pour les noms de qualité qui sont employés dans les énoncés suivants respectivement par Ivan Ogareff à l'égard de Marfa (125), Michel Strogoff à l'endroit d'Ivan Ogareff (126), Ivan Ogareff à l'égard de Michel Strogoff (127) et Harry Blount qualifiant Féofar-khan (128).

(125) Quand le moment sera venu, je saurai bien la faire parler, cette vieille sorcière ! (p.153)

(126) Oui je vois ! dit-il. Je vois le coup de knout dont je t'ai marqué, traître et lâche ! (p.338)

(127) Te battras-tu, maintenant, lâche ? répéta le voyageur en ajoutant la grossièreté à la brutalité. (p.133)

(128) Près de cette brute de Féofar-khan ? (p.136)

Les substantifs sorcière, traître, lâche, brute n'ont qu'une visée disqualifiante. Ils fonctionnent comme des injures destinées à dénigrer l'individu désigné. Chaque locuteur voulant marquer l'animosité qu'il a pour une personne précise. De plus, on remarque que ces termes sont à la limite du vulgaire. Cela n'est pas fortuit car plus un terme est péjoratif, plus il tend à dégrader l'objet qu'il dénote. C'est dire que la connotation stylistique peut dans certains cas venir renforcer les effets pragmatiques de la connotation axiologique. Par ailleurs, ces substantifs sont essentiellement subjectifs dans la mesure où ce n'est que dans l'acte d'énonciation utilisé qu'ils ont véritablement un sens. Ainsi, le mot lâche est aussi bien employé par Ivan Ogareff que par Michel Strogoff pour se désigner mutuellement. C'est dans ce sens que Flahault (1978 :41) précise que

 dans le cas où j'insulte quelqu'un, je lui applique un terme qui doit le qualifier ou le désigner, lui, mais me permettre de me croire hors de cause, en ayant pour effet de persuader mon interlocuteur, autant que possible, que c'est sa propre nature qui est stigmatisée par l'insulte. 

Dans les énoncés que nous venons de citer, on peut observer le phénomène décrit par Flahault (1978). Ivan Ogareff, Michel Strogoff et Harry Blount veulent persuader aussi bien leur interlocuteur qu'eux-mêmes qu'ils ont raison d'utiliser des substantifs injurieux pour le désigner. Ces termes injurieux n'auraient donc pas un sens uniquement par rapport à leurs différents auteurs ; sans quoi la vivacité de l'insulte serait émoussée d'avoir été posée comme relative.

Il ne faudrait cependant pas croire que les substantifs dans notre corpus servent seulement à déprécier. On y note également la présence des termes essentiellement valorisants.

I.2- Les noms métaphoriques et hyperboliques

Il s'agit dans ce point de voir comment l'utilisation des termes métaphoriques peut aboutir à l'idéalisation d'où l'hyperbole. Les termes métaphoriques jalonnent les discours du narrateur ainsi que des différents personnages de Michel Strogoff. Avant de nous intéresser au fonctionnement de ces termes, il convient de définir au préalable le mot métaphore, substantif duquel dérive l'adjectif métaphorique. Ainsi, Tamba-Mecz (1981:42) définit la métaphore comme l'attribution (épiphora) à une réalité d'une dénomination qui n'est pas la sienne. Elle fonde sa définition sur la similitude entre deux réalités. En mots plus simples, la métaphore est une figure qui opère un transfert de qualité reposant sur une ressemblance entre deux référents. Les termes métaphoriques apparaissent alors comme une comparaison implicite que le locuteur suggère entre un élément A et un élément B.

Gardes-Tamine (2001) pense, néanmoins, qu'il faut prendre garde à cette façon de voir les choses. D'après elle (2001 :61), la métaphore

 suppose non une relation entre deux termes A et B, mais une relation entre relations : A/B = C/D. Ainsi, si A est à B ce que C est à D, on pourra employer métaphoriquement B pour D ou D pour B, et A pour C ou C pour A. 

C'est dire que la prise en compte de la syntaxe s'avère nécessaire pour mieux comprendre le fonctionnement des termes métaphoriques. Justement, ces termes constituent des métaphores in praesentia du fait qu'ils impliquent des substantifs reliés soit par le verbe être, soit par la configuration d'apposition, soit par la préposition de. Analysons la valeur des termes métaphoriques dans les énoncés ci-après, dans lesquels Nadia, le Général Kissof, et le narrateur parlent de la personne ainsi que des faits de Michel Strogoff :

(129) Un lion, en vérité ! répondit Nadia. (p.211)

(130) Ses membres, bien attachés, étaient autant de leviers disposés mécaniquement pour le meilleur des accomplissements des ouvrages de force. (p.34)

(131) C'était, comme le Yakoute des contrées septentrionales, un homme de fer. (...) De plus, trempé dans les neiges, comme un damas dans les eaux de Syrie, il avait une santé de fer, ainsi que l'avait dit le général Kissof, et, ce qui n'était non moins vrai, un coeur d'or. (p.37)

Les substantifs lion, leviers, et les groupes nominaux homme de fer, coeur d'or, constituent des images à forte coloration affective. En effet, à travers ces termes métaphoriques laudatifs, Michel Strogoff est présenté comme un être extraordinaire qui sait faire face à toute épreuve. On constate dès lors que ces termes excessifs cachent une autre figure de style : l'hyperbole. Mazaleyrat et Molinié (1989:170) définissent cette dernière comme une figure macrostructurale, selon laquelle on exagère l'indication du sens véhiculé par le message à l'aide de lexies ou de caractéristiques de portée sémantique supérieure au contenu réel de l'énoncé.

On voit ainsi que l'hyperbole a une valeur argumentative. Le narrateur veut absolument persuader le lecteur que Michel Strogoff est un personnage surhumain en employant des substantifs à forte coloration méliorative. Ce personnage possèderait la force d'un lion puisqu'il a des membres qui s'apparentent à des leviers; ce qui fait naturellement de lui un homme de fer, un homme inflexible. En outre, Michel Strogoff est doté d'une bonté exceptionnelle, c'est pourquoi il possède un coeur d'or. Tadié (1996 :79) mentionne le fait que, s'agissant justement de Michel Strogoff,

Jules Verne consacre quarante-quatre lignes à son portrait, et soixante-dix à sa biographie. La description du physique signifie « le courage sans colère des héros », et Verne recourt à une « physiologie » balzacienne pour présenter un héros idéal, entièrement fonctionnel, sans aucune faille, sans aucune ambiguïté, venu droit de l'épopée antique. 

A cet égard, il y a une idéalisation du personnage de Michel Strogoff ; le lecteur devrait donc le considérer comme un personnage sans défaut, comme un héros. Selon Nola (2003:53), l'hyperbole s'emploie en effet à fixer, à travers ce qu'elle dit d'incroyable, ce qu'il faut réellement croire.

En fait, Verne nous présente un homme prêt à tout pour accomplir sa mission. C'est pourquoi il n'hésite pas à recourir à des termes métaphoriques et hyperboliques pour peindre ce personnage.

On s'aperçoit que le discours axiologique employé par les locuteurs de Michel Strogoff au moyen des substantifs est selon les circonstances et selon les personnages aussi bien péjoratif que valorisant, c'est également le cas des adjectifs qualificatifs.

II- LES ADJECTIFS QUALIFICATIFS

Ce point porte sur l'analyse des adjectifs qualificatifs qui renvoient à un jugement de valeur du sujet énonciateur. Kerbrat-Orecchioni (1980 :94) parle d'adjectifs subjectifs par opposition aux objectifs. Maingueneau (1993), tout en validant la classification de Kerbrat-Orecchioni (1980), adopte aussi en termes génériques la proposition de Milner (1978) : la classifiance et la non-classifiance. Les adjectifs classifiants qui servent à décrire le monde sont équivalents aux adjectifs objectifs. Alors que les non-classifiants, soutient Maingueneau (1993 :153), réfléchissent avant tout un jugement de valeur de l'énonciateur.

On se rend compte que les termes subjectif et non-classifiant recouvrent en fait la même signification. C'est pourquoi nous opterons pour la typologie proposée par Kerbrat-Orecchioni (1980) et reprise par Maingueneau (1993). Cette typologie comprend les adjectifs affectifs, évaluatifs (axiologiques et non-axiologiques). Le schéma ci-après permet une visualisation des différents types d'adjectifs tels que présentés par Kerbrat-Orecchioni (1980 :94) :

Affectifs. Ex. :

Poignant

Drôle

Pathétique

Subjectifs

Évaluatifs

Axiologiques

Bon

Beau

Bien

Non

Axiologiques

Grand

Loin

Chaud

Nombreux

Adjectifs

Objectifs. Ex. :

Célibataire/marié

Adjectifs de couleur

Mâle/femelle

II.1- Les affectifs

Ils impliquent un engagement affectif de l'énonciateur vis-à-vis de l'objet qualifié. C'est pourquoi Ece Korkut (2003) pense que les affectifs sont étroitement liés aux impressions personnelles du sujet parlant. En d'autres termes, ils indiquent une réaction émotionnelle de l'énonciateur. Par ailleurs, il convient de noter que la valeur affective peut être inhérente à l'adjectif ou alors être solidaire d'un signifiant prosodique, typographique (le point d'exclamation) ou syntaxique particulier : c'est le cas de l'antéposition d'un adjectif qui le charge souvent d'affectivité.

II.1.1- L'épithète d'ornement

Comme son nom l'indique, ce type d'épithète a essentiellement une fonction d'ornement et non de détermination. Il décrit plus qu'il ne définit le substantif auquel il est lié. De là, la valeur subjective, appréciative de l'adjectif antéposé car la qualité vraie cède le pas à l'intensité de l'impression. Bacry (1992 :157) soutient à cet effet qu'

 Elle [l'épithète d'ornement] se distingue justement d'une épithète normale en ceci qu'elle ne fait que souligner certains aspects du nom qu'elle qualifie, sans pour autant être nécessaire à la bonne interprétation de la phrase. 

La suppression de l'épithète d'ornement n'affecterait donc en aucune manière le sens réel de l'énoncé. Fontanier (1968 :324), pour sa part, parle d'épithète rhétorique et déclare qu'il s'agit d'un adjectif

 que l'on ajoute à un substantif, non pas précisément pour en déterminer ou en compléter l'idée principale, mais pour la caractériser plus particulièrement et la rendre plus saillante, plus sensible, ou plus énergique. 

Il apparaît ainsi que l'épithète d'ornement ne contribue pas spécialement à l'identification du référent qualifié, mais à sa caractérisation. Voici quelques exemples d'épithètes d'ornement employées respectivement par un personnage secondaire (le deh-baschi), Nadia et Michel Strogoff.

(132) Une rude femme, cette vieille Sibérienne, qui est évidemment sa mère !dit le deh-baschi. (p.170)

(133) Mon pauvre frère est aveugle ! (p.296)

(134) Ces damnées tsiganes ont des yeux de chat ! (p.85)

Les adjectifs qualificatifs rude, pauvre, damnées sont tous antéposés au substantif qu'ils qualifient et prennent dans ce cas une signification singulière. Pour ce qui est de l'adjectif rude par exemple, il perd son sens premier qui signifie brutal pour marquer ici le caractère redoutable que le deh-baschi attribue à Marfa. En fait, l'emploi de cet adjectif dénote un étonnement de la part de ce personnage mêlé d'un certain respect, car Marfa est une femme qui fait preuve de ténacité et de courage tout au long du roman. Quant aux adjectifs pauvre et damnées, ils traduisent respectivement l'apitoiement de Nadia face à l'état physique de Michel Strogoff et l'agacement de Michel Strogoff eu égard à la perspicacité des tsiganes.

En outre, en employant les adjectifs de la même famille que pauvre, Maingueneau (1993 :125) estime que le locuteur n'apporte pas une information classifiante sur le nom, il donne une information « détrimentaire » à son sujet. En clair, l'antéposition d'un adjectif tel que pauvre témoigne surtout de la pitié, de la compassion que le locuteur a à l'égard du référent qualifié.

Les affectifs, nous l'avons vu, indiquent une réaction émotionnelle du sujet énonciateur et n'apprécient pas très souvent la valeur ou l'importance d'un référent comme les évaluatifs.

II.2- Les évaluatifs

Avec les évaluatifs encore appelés appréciatifs, les locuteurs tendent volontiers à imprégner leur discours d'une subjectivité singulière. Les évaluatifs se divisent en deux groupes : les non-axiologiques et les axiologiques.

II.2.1- Les non-axiologiques

Ils renvoient aux adjectifs qui n'énoncent pas de jugement de valeur, ni d'engagement affectif du locuteur. Néanmoins, étant donné que leur signification, leur valeur varient d'une personne à l'autre, les non-axiologiques peuvent être chargés d'une dose de subjectivité plus ou moins forte. Car, de même que la capacité de l'observation et de la perception n'est pas identique chez tous les hommes, de même sont différents les manières et les moyens d'exprimer une même réalité. D'après Kerbrat-Orecchioni (1980 :96-97), les non-axiologiques

 impliquent une évaluation qualitative ou quantitative de l'objet dénoté par le substantif qu'ils déterminent, et dont l'utilisation se fonde à ce titre sur une double norme interne à l'objet support de la qualité et spécifique du locuteur. 

Ainsi, l'emploi d'adjectifs évaluatifs dépend de l'idée que le locuteur se fait de la norme convenable pour une catégorie d'objets donnée. Kerbrat-Orecchioni (1980) s'oppose de ce fait à Bally (1951) qui insiste sur l'idée que la norme est relative au sujet d'énonciation. Bally (1951 :196) déclare en effet que tout adjectif au positif est quantifié par rapport à une unité de mesure que chaque sujet porte lui- même. On constate bien que Bally (1951) dans ses propos ne signale que l'un des deux aspects devant être pris en compte pour l'interprétation d'un évaluatif car il existe bien une norme sur laquelle chaque locuteur prend appuie pour évaluer un référent donné. Nous allons, à l'aide de trois exemples, analyser le fonctionnement des non-axiologiques dans notre corpus. Dans les énoncés qui suivent, le narrateur brosse le portrait de Michel Strogoff (en 135 et 136) et d'Ivan Ogareff (en 137).

(135) Michel Strogoff était haut de taille, vigoureux, épaules larges, poitrine vaste. (p.34)

(136) Sur sa tête, carrée du haut, large de front se crêpelait une chevelure abondante. (p.34-35)

(137) C'était le voyageur de la berline, un individu à tournure militaire, âgé d'une quarantaine d'années, grand, robuste, tête forte, épaules larges, épaisses moustaches se raccordant avec ses favoris roux. (p.131)

A priori, des adjectifs tels que grand, large, vaste ne supposent pas de jugements de valeur de la part du sujet énonciateur, car ils semblent dénués de toute subjectivité. Cependant, lorsqu'on essaye de prendre en compte l'effet produit par tous ces adjectifs, l'on s'aperçoit que leur emploi vise un but précis. En effet, Michel Strogoff et Ivan Ogareff apparaissent comme deux êtres dotés d'une stature impressionnante, deux hommes solides, destinés au combat. Cela n'est guère étonnant quand on sait que ces deux hommes sont les chefs de fil de deux camps qui s'affrontent dans le roman. On s'aperçoit donc qu'un adjectif apparemment sans jugement de valeur peut devenir subjectif selon les circonstances. Les non-axiologiques s'opposent, de ce fait, aux axiologiques qui sont essentiellement subjectifs.

II.2.2- Les axiologiques

L'utilisation des axiologiques comme celle des non-axiologiques implique une double norme liée à l'objet support de la propriété et à l'énonciateur. Les qualifiants axiologiques que l'on emploie dans un contexte donné peuvent témoigner d'une certaine valeur éthique ou esthétique tels dans le cas des adjectifs bien/mal, beau/laid. Les évaluatifs axiologiques portent donc, sur l'objet dénoté par le substantif qu'ils qualifient, un jugement de valeur positif ou négatif. Par ailleurs, pour identifier la valeur axiologique d'un terme, il faut prendre en compte le contexte verbal et ce que l'on sait de l'idéologie du locuteur. C'est ce que pense également Charaudeau (1983 :9) puisqu'il affirme que

 l'acte de langage n'épuise pas sa signification dans sa forme explicite [...]. Ce qui nous amène à le considérer comme un objet double, constitué d'un Explicite (ce qui est manifeste) et d'un Implicite (lieu de sens multiples) qui dépendent des circonstances de communication. 

Autrement dit, nous ne pouvons comprendre un discours si nous ne prenons pas en considération son contexte de production. Les propos suivants de Ece Korkut (2003) vont dans le même sens : nous avons besoin d'un certain nombre d'éléments informationnels sur le locuteur pour interpréter son discours, tels que son statut, sa prise de position, le contexte et le cotexte (le contenu verbal). 

En clair, l'identification de la valeur axiologique d'un terme ressortit aux idées défendues par le locuteur qui ne sont pas souvent explicites. Ainsi des exemples ci-après dans lesquels le narrateur peint le caractère d'Ivan Ogareff (138), de Michel Strogoff (139), d'Harry Blount et d'Alcide Jolivet (141) ainsi que le physique de Nadia (140).

(138) Fourbe par nature, il avait volontiers recours aux plus vils déguisements, se faisant mendiant à l'occasion. (p.144)

(139) Le jeune Sibérien hardi, intelligent, zélé de bonne conduite, eut d'abord l'occasion de se distinguer spécialement dans un voyage au Caucase, au milieu d'un pays difficile. (p.37-38)

(140) D'une sorte de fanchon qui la coiffait s'échappaient à profusion des cheveux d'un blond doré. Ses yeux étaient bruns avec un regard velouté d'une douceur infinie. (p.51)

(141) L'Anglo-normand, compassé, froid, flegmatique, économe de mouvements et de paroles. Au contraire, le Gallo-Romain, vif, pétulant, s'exprimait tout à la fois des lèvres, des yeux, des mains ayant vingt manières de rendre sa pensée. (p.17-18)

En considérant le fait que Jules Verne accorde une importance aux valeurs morales, l'on comprend mieux l'emploi des adjectifs ci-dessus surtout en (138), (139) et (140). En effet, dans ces deux premiers énoncés, les axiologiques dévalorisants (fourbe, vils) caractérisent Ivan Ogareff qui incarne le traître, l'homme prêt à accomplir toutes les basses manoeuvres pour atteindre ses objectifs. Le narrateur, qui représente dans l'oeuvre l'auteur nous présente un personnage qui n'hésite pas à mentir en se servant d'artifices odieux. Par contre, ce ne sont que des adjectifs à valeur laudative qui sont utilisés pour qualifier Michel Strogoff et Nadia. Cela pourrait s'expliquer lorsqu'on sait qu'ils représentent pour Jules Verne des êtres animés par le sens de la justice et de l'honnêteté. C'est pourquoi Michel Strogoff est présenté comme un exemple de bonne conduite grâce à la gradation ascendante le jeune Sibérien hardi, intelligent, zélé de bonne conduite et Nadia comme une jeune fille dont la douceur transparaît à travers le regard.

Sur un tout autre plan, le narrateur dresse le portrait moral de deux personnages secondaires en (141) : Harry Blount et Alcide Jolivet, deux journalistes anglais et français. S'ils partagent la même passion pour le journalisme, ils ont néanmoins des caractères opposés. Le narrateur, à l'aide d'une gradation ascendante, met en exergue le caractère réservé du Britannique Harry Blount (L'Anglo-normand, compassé, froid, flegmatique, économe de mouvements et de paroles.) Au regard des adjectifs péjoratifs employés, on comprend que cette gradation est un procédé d'amplification permettant au narrateur de porter un regard dépréciatif et même un peu ironique sur l'indifférence affichée par L'Anglo-normand. Cette figure de style par sa valeur argumentative vise à présenter le comportement du journaliste anglais comme malsain. Cependant, Alcide Jolivet, le Gallo-Romain, est présenté comme un homme ouvert et jovial ; on pourrait expliquer ce jugement quand on sait que Jules Verne est lui-même français.

Il ressort de l'étude de l'adjectif qualificatif que c'est à travers lui que se traduit le plus naturellement l'émotion subjective. L'analyse des adjectifs qualificatifs nous a permis ainsi de mieux comprendre les interactions sociales qui existent entre les principaux personnages et de déceler les idéaux qu'ils incarnent. Car, comme le disent Tandia et Tsofack (2002:89), la valeur du personnage ne peut se déterminer qu'à travers le réseau de relations (rapports d'analogie ou d'opposition) qu'il entretient avec les autres personnages de l'oeuvre et du système.

Au regard des relations que les personnages entretiennent, on s'aperçoit que le roman est divisé en deux camps. D'un côté, il y a ceux à qui, on a semble-t-il, rien à reprocher. D'un autre côté, il y a ceux qui représentent l'injustice à l'instar d'Ivan Ogareff. Outre les adjectifs qualificatifs, peuvent également être considérés comme subjectifs des verbes ayant un certain contenu sémantique.

III- LES VERBES

Les verbes étudiés dans cette partie sont ceux qui permettent au locuteur de modaliser son discours en exprimant un sentiment, une opinion ; il est également question de l'analyse des verbes performatifs.

III.1- Les verbes de sentiment

Ils indiquent une affection ou une répulsion vis-à-vis d'un référent. Kerbrat-Orecchioni (1980 :115) apporte de plus amples explications sur le fonctionnement des verbes de sentiment lorsqu'elle écrit : à la fois affectifs et axiologiques, ils expriment une disposition, favorable ou défavorable, de l'agent du procès vis-à-vis de son objet, et corrélativement, une évaluation positive ou négative de cet objet. 

Les verbes de sentiment, on l'aura compris, ont la particularité d'être marqués d'un trait évaluatif axiologique du type bon/mauvais. L'on rencontre de ce fait dans Michel Strogoff des locuteurs qui expriment leur disposition favorable ou défavorable à l'égard d'un référent déterminé. C'est le cas par exemple du narrateur en (142) et (143) qui présente les sentiments de Michel Strogoff ainsi que Michel Strogoff lui-même qui exprime un désir en (144).

(142) Il admirait l'énergie silencieuse qu'elle montrait au milieu des fatigues d'un voyage fait dans de si dures conditions. (p.215)

(143) Il craignait tant que son espoir ne fût encore une fois déçu ! (p.256)

(144) Non, monsieur, et je désire même avoir quitté la maison de poste avant l'arrivée de cette berline que nous avons devancée. (p.130)

Les verbes de sentiment ci-dessus (admirait, craignait, désire) mettent en évidence une fois de plus le côté humain de Michel Strogoff. En (142), l'on perçoit à travers le verbe admirait qu'il sait reconnaître les efforts que fournit Nadia devant des épreuves difficiles. Les verbes craignait et désire, quant à eux, nous présentent surtout un soldat dévoué, pressé d'accomplir sa mission.

III.2- Les verbes d'opinion

Les verbes d'opinion expriment un point de vue, un jugement du locuteur. Pour Kerbrat-Orecchioni (1980 :126), ces verbes énoncent une attitude intellectuelle de x vis-à-vis de p. Autrement dit, les verbes d'opinion donnent la possibilité au locuteur de prendre position par rapport à un fait, ainsi des verbes penser, estimer, trouver...etc. Considérons les énoncés suivants :

(145) Je pense, mon cher confrère, répondit en souriant Alcide Jolivet, que cet houschi-bégui a eu un bien beau geste, quand il a donné l'ordre de nous couper la tête ! (p.205)

(146) On estime qu'une condamnation à cent vingt coups de fouet équivaut à une condamnation à mort. (p.223)

Les verbes pense et estime sont utilisés respectivement par Alcide Jolivet et le narrateur pour indiquer qu'ils donnent libre cours à leur point de vue et leur façon de voir les choses notamment en ce qui concerne un sujet les interpellant.

III.3- Les verbes performatifs

Les verbes performatifs ne le sont pas par nature, mais occasionnellement et dans certaines conditions d'emploi. Ces verbes doivent être employés à la première personne et au présent de l'indicatif. De plus, comme le soutient Tomassone (1996 :45), ces verbes indiquent explicitement l'acte accompli en même temps qu'il est énoncé. Nous pouvons citer des verbes tels que ordonner, prier, remercier, interdire... Il existe également d'autres verbes ne possédant pas les caractéristiques des verbes que nous venons de décrire, mais qui peuvent toutefois s'en rapprocher. C'est le cas du verbe promettre qui exprime un engagement de la part du locuteur et équivaut à l'accomplissement d'un acte. Soit les énoncés ci-dessous :

(147) je vous promets, d'ailleurs de garder pour moi tout ce que je pourrai voir. (p.78)

(148) J'irai dire à Irkoutsk tout ce que j'ai vu, tout ce que j'ai entendu, et j'en jure par le Dieu vivant ! (p.246)

Promettre est le verbe d'engagement par excellence. Il permet à Alcide Jolivet de s'engager vis-à-vis de Harry Blount à faire quelque chose en supposant que cela est bon pour ce dernier. Jurer, comme promettre, permet à Michel Strogoff en (148) de s'engager à accomplir une action. A cet égard, Vanderverken (1998 :176) précise que  dans certains contextes, on peut s'engager d'une manière très solennelle en invoquant un objet sacré, une institution révérée ou une personne chère. C'est ce que fait Michel Strogoff en invoquant Dieu pour donner plus de force à son engagement.

On constate que l'étude des verbes subjectifs nous révèle des aspects de la personnalité de certains personnages, car la valeur sémantique des différents verbes étudiés nous situe plus ou moins par rapport à leur univers de croyance. Ce n'est pas le cas des adverbes subjectifs qui laissent plutôt percevoir ce que le narrateur pense des différents personnages ou alors les opinions que ces derniers ont les uns des autres.

IV- LES ADVERBES

Ce sont des mots invariables susceptibles de modifier le sens d'un adjectif, d'un verbe, d'un autre adverbe ou de tout un énoncé. Nous ne nous intéresserons ici qu'aux adverbes qui, pour Tomassone (1996 :317), expriment une réaction émotive du locuteur. En effet, certains adverbes dans leur emploi traduisent les différentes émotions du locuteur. C'est également le cas dans notre corpus, nous allons d'ailleurs étudier le fonctionnement de ces adverbes à l'aide des exemples suivants où le narrateur dépeint tour à tour Marfa, Michel Strogoff, et un personnage secondaire (le grand maître de police) Ivan Ogareff.

(149) La vieille Sibérienne, toujours énergique quand il ne s'agissait que d'elle, avait le visage horriblement pâle. (p.232)

(150) Doué d'une force peu commune, il parvint non sans peine, à maîtriser les chevaux. (p.109)

(151) Ivan Ogareff, imperturbable comme toujours, dit froidement aux déférences des hauts fonctionnaires envoyés à sa rencontre. (p.200-201)

(152) C'est un homme extrêmement dangereux sire, répondit le grand maître de police. (p.25)

Les adverbes subjectifs ci-dessus sont tous des adverbes d'élément selon Gardes-Tamine et Pelliza (1998). Ces linguistes (1998 :96) expliquent, de ce fait, que ces adverbes portent sur un élément de l'unité textuelle ou de la proposition auquel ils sont liés par des contraintes de sélection, puisque le sens de cet élément impose des restrictions sur leur choix. 

En clair, ces adverbes modifient un élément précis dans la phrase et affectent son sens. En (149), le narrateur emploie deux adverbes pour décrire Marfa : toujours et horriblement. Toujours est un adverbe de temps qui exprime une durée infinie, il détermine l'adjectif énergique. Cet adverbe témoigne à suffisance de la forte personnalité de Marfa qui est, selon le narrateur, une femme solide. L'adverbe de manière horriblement détermine l'adjectif pâle pour montrer le degré d'inquiétude de Marfa. En fait, au moyen de ces adverbes, le narrateur tient, sans doute, à montrer l'amour que Marfa a pour son fils Michel Strogoff. Car c'est à cause du danger que court son fils que cette femme ayant une forte personnalité est soucieuse. En (150), l'adverbe de quantité peu modifie le sens de l'adjectif commune. On retrouve encore dans cet énoncé l'hyperbole qui caractérise d'une façon générale le discours du narrateur lorsqu'il parle de Michel Strogoff. Ce personnage est considéré comme un homme extraordinaire, possédant une force peu commune. Autant le discours axiologique portant sur Michel Strogoff est très mélioratif, autant le discours sur Ivan Ogareff est très dévalorisant. A cet effet, l'énoncé (151) ne constitue pas une dérogation dans la mesure où le narrateur à travers l'adverbe froidement indique qu'Ivan Ogareff est un homme brutal. Les termes dépréciatifs vont se poursuivre pour Ivan Ogareff en (152): le grand maître de police recourt à un adverbe qui reflète l'exagération pour qualifier ce personnage. L'adverbe extrêmement déterminant l'adjectif dangereux indique le caractère incroyablement pernicieux qu'aurait Ivan Ogareff selon le maître de police.

L'étude des adverbes, tout comme celle des substantifs, des adjectifs qualificatifs et des verbes, montre que les discours axiologiques mélioratif et péjoratif sont très employés dans notre corpus. Toutefois, tout dépend de celui qui les utilise et à qui ils sont adressés.

En définitive, il s'agissait pour nous de montrer que les supports modaux dans Michel Strogoff se servent de différents procédés stylistiques pour désigner les référents humains ou exprimer leur émotion. Nous avons, à cet effet, étudié les parties prédicatives du discours susceptibles de modaliser axiologiquement un énoncé. Il ressort de cette étude que le discours axiologique dans notre corpus nous permet de mieux appréhender les idéologies qui y sont véhiculées. Il y a chez Jules Verne comme un idéal d'un monde empreint de valeurs morales et pour nous en persuader, il a eu recours à des jugements de valeur. Il nous présente dans son roman deux catégories de personnages. D'une part, des personnages malhonnêtes qu'il n'hésite pas à dévaloriser ; d'autre part, des personnages incarnant la justice et l'éthique qu'il peint de façon méliorative.

L'analyse des jugements de fait et de valeur dans Michel Strogoff nous a permis de mettre en évidence les modalités d'énoncé et la modalisation axiologique. A cet effet, nous avons remarqué que les modalités d'énoncé constituent des procédés à travers lesquels les supports modaux véhiculent leur point de vue et leur système de croyance. L'analyse des jugements de valeur, quant à elle, s'est effectuée à l'aide des parties prédicatives du discours stylistiquement marquées. Il ressort de cette étude que l'éthique tient une grande place dans l'oeuvre de Jules Verne, au regard de la façon dont les différents personnages sont peints. Au terme de cette partie consacrée aux jugements de fait et de valeur, l'on perçoit que la modalisation, loin d'être un simple procédé stylistique, est pour Jules Verne une véritable stratégie discursive.

TROISIÈME PARTIE :

LA MODALISATION : UNE STRATÉGIE DE MISE EN VALEUR ET D'ARGUMENTATION

Employer une stratégie discursive pour un locuteur, consiste à mettre en oeuvre un ensemble de procédés pour atteindre un but précis. C'est ce que fait Jules Verne dans Michel Strogoff lorsqu'il se sert de la modalisation pour insister sur certains passages de son oeuvre et attirer l'attention du lecteur. Il sera donc question dans cette partie de l'étude de la modalisation autonymique comme procédé de mise en valeur et des stratégies argumentatives que favorise l'emploi de la modalisation.

CHAPITRE CINQUIÈME :

LA MODALISATION AUTONYMIQUE

On parle de modalisation autonymique pour décrire une activité d'auto-représentation de son dire par un locuteur. Authier-Revuz (1998 :63), écrit à cet effet :

la configuration énonciative étudiée, relevant de la réflexivité langagière, constitue un mode de dire complexe, dédoublé, dans lequel l'énonciation d'un élément x quelconque d'une chaîne s'accomplit, associée à une auto-représentation d'elle-même, sur le mode d'une boucle. 

C'est dire de ce fait qu'avec la modalisation autonymique, le locuteur se construit deux positions énonciatives : un premier énonciateur produit une énonciation alors qu'un autre énonciateur effectue un commentaire sur un élément relevant de la première énonciation. Maingueneau (2002 :136) donne une définition moins complexe et plus compréhensible de la modalisation autonymique lorsqu'il affirme qu'elle recouvre l'ensemble des procédés par lesquels l'énonciateur dédouble en quelque sorte son discours pour commenter sa parole en train de se faire. Le dédoublement énonciatif dont parle Maingueneau (2002) comporte un regard évaluatif du locuteur à l'aide duquel il met en valeur certains aspects de son discours. Ce faisant, ce chapitre a pour but d'étudier les différentes manifestations de la modalisation autonymique dans Michel Strogoff et de dégager leurs valeurs stylistiques. Notre étude comportera deux axes : l'analyse des marquages typographiques et des formes méta-énonciatives du dire.

Tableau des statistiques

Les Différentes formes de la modalisation autonymique

Occurrences

Pourcentages

Marquages typographiques

100

57,14%

Formes méta-énonciatives du dire

75

42,85%

Total des occurrences de la modalisation autonymique : 175

Ce tableau révèle que les marquages typographiques et les formes méta-énonciatives du dire sont les différentes formes de la modalisation autonymique employées dans notre corpus. Voyons à présent l'usage concret de ces formes dans Michel Strogoff.

I- LES MARQUAGES TYPOGRAPHIQUES

La modalisation autonymique est très souvent perceptible à travers la ponctuation dans notre corpus. La ponctuation devient alors un élément important dans le décodage du sens d'un énoncé d'autant plus qu'elle est parfois subjective. Dans cette optique, Varloot (1980 :42) déclare qu'elle n'est ni l'effet du hasard, ni des règles a priori, ni de la fantaisie. La ponctuation relève d'une volonté délibérée du locuteur et lui permet d'émettre un commentaire réflexif sur son propre discours. Nous nous intéresserons ainsi aux guillemets, aux tirets et virgules doubles, aux italiques.

I.1- La mise entre guillemets

Ce terme s'emploie lorsqu'un mot ou un syntagme est encadré par les guillemets. Très discrète, la mise entre guillemets est l'une des formes privilégiées de la modalisation autonymique dans notre support d'étude. Plusieurs raisons justifient son emploi : la non prise en charge du terme cité par le sujet énonciateur, le soulignement d'un mot ou d'un syntagme, l'emploi des termes étrangers, les figures de l'emprunt.

I.1.1- La non prise en charge des termes cités

L'emploi des guillemets par le narrateur dans Michel Strogoff est, dans certaines situations, un moyen pour lui de prendre ses distances par rapport aux propos des énonciateurs qu'il met en scène. Dans ces conditions, Catach (1996 :78-79) pose que les guillemets  permettent au scripteur de prendre ses distances à l'intérieur de la phrase avec n'importe quelle portion de texte non assumée par le locuteur. 

La prise de distance dont parle Catach (1996) peut s'expliquer par la volonté du locuteur de montrer clairement que les termes encadrés ne sont pas de lui. La non prise en charge a aussi pour cause le désir d'indiquer qu'il ne partage pas le point de vue du locuteur premier. De toutes les façons, les segments guillemetés, comme le constate Herschberg (1993 :101), s'apparentent à un objet montré au récepteur, tenu à distance au sens où l'on tient à bout de bras un objet que l'on regarde et que l'on montre. Le locuteur se sert donc des guillemets pour isoler un terme du reste de la phrase et indiquer de cette façon au lecteur qu'il n'en est pas l'auteur, mais le rapporteur. Soit les énoncés suivants :

(153) Alcide Jolivet parlait comme s'il eût été à l'opéra, et tirant sa lorgnette de son étui, il se prépara à observer en connaisseur « les premiers sujets de la troupe de Féofar. » (p.231-232)

(154) De quel journal, ou de quels journaux, il ne le disait pas, et lorsqu'on le lui demandait, il répondait plaisamment qu'il correspondait avec « sa cousine Madeleine ». (p.18-19)

(155) Puis, par une pente naturelle, elle revenait à celui auquel elle devrait d'avoir revu son père, à ce généreux compagnon, à ce « frère » qui, les Tartares repoussés, reprendrait le chemin de Moscou, qu'elle ne reverrait plus peut-être ! (p.300)

Tous ces énoncés constituent des pensées, des discours repris par le locuteur (narrateur) au style indirect libre. En effet, le narrateur relate au lecteur les propos et les sentiments de certains énonciateurs (personnages) tout en encadrant des termes et groupes de mots dont il tient à se démarquer; soit parce qu'il ne partage pas le point de vue du personnage, soit parce qu'il veut tout simplement signifier qu'il n'est pas l'auteur des propos rapportés. C'est pourquoi Fromilhague et Sancier (1991 :103) soutiennent que  le narrateur ne prend pas à son compte l'énonciation de ces lexies qu'il délègue à une instance autre. La mise entre guillemets est donc un procédé au moyen duquel le locuteur exclut de son propre point de vue certains termes de l'énonciateur. Il emploie un terme tout en montrant qu'il n'est pas de lui.

Par ailleurs, les guillemets sont souvent un moyen dans notre corpus pour le locuteur de bien faire savoir au lecteur que le mot encadré n'a pas son sens usuel et qu'il n'aurait peut-être pas dû être utilisé à la place où il se trouve. D'une façon significative, les guillemets apparaissent comme un signal que l'auteur adresse au lecteur. Wagner (1980 :175) traduit de la manière suivante la consigne de l'auteur à l'égard du lecteur : prenez garde à ce mot, semble dire l'écrivain, il va peut-être vous surprendre. Les guillemets permettraient donc non seulement au locuteur d'émettre des réserves vis-à-vis du terme encadré, mais également d'avertir le lecteur que son sens est connoté. Analysons à cet effet cet échange entre Harry Blount et Alcide Jolivet.

(156) -Pour moi, il m'a paru rayonnant, répondit Harry Blount qui voulait peut-être dissimuler sa pensée à ce sujet.

-Et, naturellement vous l'avez fait « rayonner » dans les colonnes du Daily Telegraph.(p.21)

Les guillemets dans cet exemple indiquent que le terme "rayonner" n'est pas d'Alcide Jolivet, mais du personnage Harry Blount. Il semble que le narrateur a encadré ce mot pour montrer au lecteur qu'il n'a pas dans cet énoncé son sens usuel. En effet, Alcide Jolivet se sert du terme employé par son interlocuteur pour mieux le ridiculiser. Il s'agit ici d'une distanciation ironique, car en fait Alcide Jolivet dit le contraire de ce qu'il pense vraiment.

Il convient de noter cependant que dans notre support d'étude, les guillemets apparaissent aussi comme une mise en valeur des propos cités.

I.1.2- Le soulignement des termes cités

Les guillemets donnent la possibilité au locuteur de souligner les fragments guillemetés pour laisser le soin au lecteur de comprendre pourquoi il attire son attention sur tel point de son discours. Authier-Revuz (1995 :136) précise que ce qu'indiquent les guillemets, c'est une sorte de manque, de creux à combler interprétativement. C'est dire que le lecteur grâce à certains paramètres tels que le contexte d'énonciation, l'idéologie du locuteur, doit essayer de décrypter le sens figuré du terme encadré. Les exemples suivants nous permettront de mieux expliciter cette valeur des guillemets:

(157) Il se rassasia donc, et mieux même que son voisin de table, en qualité de « vieux croyant »  de la secte des Raskolniks, ayant fait voeu d'abstinence, rejetait les pommes de terre de son assiette et se gardait bien de sucrer son thé. (p.56)

(158) Sans faire une seule observation, « prête à tout », Nadia prit la main de Michel Strogoff. (p.307)

(159) Il avait donc envisagé les choses à un tout autre point de vue, et méditait un article foudroyant contre une ville dans laquelle les hôteliers refusaient de recevoir des voyageurs qui ne demandaient qu'à se laisser écorcher « au moral et au physique » ! (p.63)

Les groupes de mots "vieux croyant", "prête à tout", "au moral et au physique" ne doivent pas être interprétés de façon littérale dans les énoncés ci-dessus. Ils ont un sens figuré, ils véhiculent un message de la part du locuteur. L'interprétation de ces expressions donne lieu à une dénomination ponctuelle relative à la situation d'énonciation effective. On s'aperçoit que pour que ces groupes de mots puissent faire l'objet d'un déchiffrement approprié, une connivence minimale entre locuteur et lecteur doit être établie. Dans le même ordre d'idées, Maingueneau (2002 :140) déclare que

 l'énonciateur qui use des guillemets, consciemment ou non, doit se construire une certaine représentation de ses lecteurs pour anticiper leurs capacités de déchiffrement : il placera des guillemets là où il présume qu'on en attend de lui (ou qu'on n'en attend pas s'il veut créer un choc, surprendre). Réciproquement, le lecteur doit construire une certaine représentation de l'univers idéologique de l'énonciateur pour réussir le déchiffrement. 

Ainsi, le locuteur et le lecteur doivent partager des lieux communs pour que la communication ne soit pas unilatérale ou alors pour que l'interprétation du discours du locuteur ne soit pas erronée.

I.1.3- L'emploi des mots étrangers

Les récits et dialogues dans Michel Strogoff sont émaillés de termes étrangers, plus précisément de termes russes et tartares. Cela n'est pas étonnant puisque les personnages qui évoluent dans ce roman sont originaires de la Russie et de la Sibérie. Ce faisant, le locuteur est obligé d'employer les guillemets pour indiquer un emprunt aux langues russe et tartare. C'est le cas dans les énoncés ci-après :

(160) Il se contenta de se munir d'un « padaroshna ». (p.41)

(161) Encore un espion ! dit-elle. Laisse le faire et viens souper, le « papluka » attend. (p.58)

(162) On lui offrira le pain et le sel, on mettra le « samovar » sur le feu, et il sera comme chez lui. (p.98)

Les termes padaroshna, papluka, samovar sont des emprunts qui reflètent la culture russe et tartare et donnent la possibilité au lecteur de s'imprégner de cette culture. Dans certains cas, les emprunts renvoient à des clichés et sont suivis de commentaires métalinguistiques.

I.1.4- Les figures de l'emprunt

Les figures de l'emprunt indiquent la présence dans l'énoncé d'un locuteur, d'un terme ou d'un groupe de mots ne lui appartenant pas. A travers ces figures, comme le précise Maingueneau (2002 :137), l'énonciateur représente un discours autre dans son propre discours. La présence de l'autre est alors matérialisée par un fragment guillemeté précédé ou suivi de mots indiquant que le terme encadré est un emprunt. Les figures de l'emprunt sont très fréquentes dans Michel Strogoff pour deux raisons. Premièrement, le narrateur recourt presque chaque fois à des clichés pour étayer son discours. Selon Fromilhague et Sancier (1991 :104), le cliché  emprunte, non pas au discours d'un individu, mais au « on-dit », au « choeur social », au « déjà-dit ».

Le cliché se définit donc comme une association de lexies prévisible, et conventionnelle, liée à l'usage. Perrin (2000) parle plutôt d'expression idiomatique. Il en donne d'ailleurs la définition suivante :

la notion d'expression idiomatique renvoie à l'ensemble des idiotismes d'une langue , à l'ensemble des locutions perçues comme figées par les usages de cette langue , et dont la signification tient à une mémorisation préalable, analogue à celle de n'importe quelle unité lexicale.

Les expressions idiomatiques relèvent, avant tout, d'une dénomination usuelle c'est-à-dire codée, mémorisée, partagée par toute la communauté linguistique. Cette stratégie discursive employée par Jules Verne a sans doute pour but de créer une certaine complicité entre le narrateur et le lecteur. Car, grâce à ces lieux communs, le lecteur ne se sent pas dépaysé au cours de sa lecture.

L'emploi des figures de l'emprunt peut s'expliquer deuxièmement par le fait que Michel Strogoff est un roman qui met en scène des personnages russes, c'est pourquoi l'auteur se sent obligé de puiser justement dans la culture russe pour étayer ses propos.

(163) Le Français possédait donc au plus haut degré ce que l'on appelle « la mémoire de l'oeil ». (p.18)

(164) C'était là, au milieu des steppes sauvages des provinces d'Omsk et de Tobolsk, que le redoutable chasseur sibérien avait élevé son fils Michel « à la dure » suivant l'expression populaire. (p.36)

(165) Puis, à l'infini s'élevaient dans la plaine quelques milliers de ces tentes turcomanes que l'on appelle « karaoy » et qui avaient été transportées à dos des chameaux. (p.188-189)

(166) Voici comment le postillon, l'iemschik, les avait attelés : l'un, le plus grand, était maintenu entre deux longs brancards qui portaient à leur extrémité antérieure un cerveau, appelé « douga », chargé de houppes et sonnettes. (p.94)

Dans les deux premiers exemples, les figures de l'emprunt mettent en évidence des clichés, des expressions idiomatiques. Ces clichés se présentent sous la forme d'un ensemble de mots analogue à un mot composé puisqu'ils génèrent une unité de sens. Ainsi, les expressions à la dure, la mémoire de l'oeil sont la marque d'une manière commune de s'exprimer. Les lecteurs sont ainsi supposés mieux comprendre le discours du narrateur dans la mesure où il se sert des images connues de tous. En (165) et (166), le locuteur emprunte plutôt à la culture russe. Comme nous l'avons expliqué plus haut, l'histoire relatée dans notre support d'étude se situe en Russie, il est donc normal que des termes russes ponctuent le discours du narrateur. Cependant, Gardes-Tamine et Pelliza (1998) expliquent d'une autre façon la présence des figures de l'emprunt dans notre corpus. Pour ces linguistes (1998 :112), l'emploi de ces figures résultent du fait que

 les mots et expressions que chacun utilise renvoient, entre autres, au milieu dans lequel il est inséré, et même si nous voulons prendre nos distances et utiliser les mots d'une manière nouvelle, à notre insu même, notre parole est traversée par celle des autres. 

Aussi les mots n'appartiennent-ils à aucun de nous en particulier. Ils nous sont d'abord imposés, à nous de leur imprimer ensuite notre propre marque.

Au total, la mise entre guillemets a plusieurs valeurs dans notre corpus. Elle signifie souvent une réserve de la part du locuteur qui indique par là une non prise en charge des termes cités. Elle a aussi pour but la mise en exergue d'un terme qui revêt une connotation particulière pour le locuteur. La mise entre guillemets se justifie également dans notre corpus par la volonté d'indiquer un emprunt au russe et au tartare, ou un cliché. On s'aperçoit ainsi que les guillemets n'ont pas seulement pour but de rapporter un énoncé au style direct, ils s'écartent de ce fait de leur fonction première. C'est également le cas des virgules qui, en plus d'indiquer des pauses entre les éléments d'une phrase, peuvent mettre en exergue les segments les plus significatifs de l'énoncé.

I.2- Les virgules doubles

Le terme virgules doubles a été emprunté à Catach (1996); ces virgules servent à intercaler, à n'importe quel endroit de la phrase (mais on les évite en général à l'initiale ou à la finale), un segment qui ne doit pas être pris dans le déroulement normal du discours. Ce segment n'est pas, du reste, indispensable à la construction et au sens de la phrase. Les virgules doubles introduisent très souvent à l'intérieur d'un énoncé une incidente puisqu'elles forment en quelque sorte une autre phrase ou plutôt une sous-phrase. L'incidente est, selon Le Goffic (1993 :198),

 une phrase insérée comme une incise (avec les mêmes marques de ponctuation et la même intonation), mais une phrase complète (généralement courte), comportant souvent un élément anaphorique du reste de l'énoncé : ce, le, ainsi,... 

La phrase incidente apparaît donc comme une rupture à l'intérieur de l'énoncé qui permet au locuteur d'émettre un commentaire, une remarque, une réflexion à l'usage du lecteur. C'est le cas dans les énoncés ci-après :

(167) On n'en parlait pas officiellement, il est vrai, ni même officieusement, puisque les langues n'étaient pas déliées « par ordre », mais quelques hauts personnages avaient été informés plus ou moins exactement des événements qui s'accomplissaient au-delà de la frontière. (p.17)

(168) En tout cas, l'intention de l'officier des chasseurs de la garde, était, à n'en pas douter, que ses secrètes préoccupations ne troublassent cette fête en aucune façon. (p.15)

(169) Michel Strogoff, on peut le dire, voyait le pays parcouru par les yeux de Nicolas et de la jeune fille. (p.253)

Les incidentes il est vrai, à n'en pas douter, on peut le dire, dénotent une intimité plus directe entre le narrateur et le lecteur. De plus, ces incidentes participent de la volonté du narrateur de donner plus de crédibilité à ses propos. C'est dans ce sens que Frontier (1997 :694) explique que les incidentes

 ajoutent à la phrase qui est en cours, voire à un seulement de ses éléments, un commentaire qui la plupart du temps a une valeur métalinguistique, c'est-à-dire qui est destiné à préciser le degré de certitude de ce qu'on est en train d'avancer. 

En clair, même si les segments encadrés par les virgules doubles n'influencent pas la construction grammaticale de l'énoncé, ils apportent très souvent au plan sémantique l'élément le plus expressif du message. A cet égard, les virgules doubles s'apparentent un peu aux tirets doubles qui jouent presque le même rôle.

I.3- Les tirets doubles

L'emploi des tirets doubles dans Michel Strogoff est surtout lié au désir du narrateur d'apporter des précisions, des explications ou des rectificatifs sur les propos énoncés. Les tirets doubles constituent, à cet effet, une rupture syntaxique dans la construction de l'énoncé. Cette rupture syntaxique est, d'après Authier-Revuz (2004 :88),

 assortie d'un lien référentiel -celui de la boucle réflexive- attachant la construction méta-énonciative hétérogène à un élément de la chaîne de base, l'ensemble offrant une configuration syntactico-sémantique caractérisable comme « rupture liée » ; 

Autrement dit, la proposition intercalée par les tirets doubles comporte souvent un terme métalinguistique permettant d'effectuer un commentaire sur l'énoncé en cours. Analysons les exemples suivants :

(170) La bataille de Tomsk était du 22 août -ce que Michel Strogoff ignorait- mais ce qui expliquait pourquoi l'avant-garde de l'émir n'avait pas encore paru à la date du 25. (p.255)

(171) Ivan Ogareff, -le Balafré, comme on le nommait déjà- portant, cette fois, l'uniforme d'officier tartare, arriva à cheval devant la tente de l'émir. (p.230)

(172) Peut-être -du moins il espérait- la surveillance des assiégés se relâcherait-elle ? (p.328)

On note dans ces exemples la présence de la focalisation zéro mise surtout en exergue par les segments encadrés. Ces segments permettent au narrateur de nous révéler des informations sur des événements ou des personnages. Ainsi, en (171) l'information que le locuteur (narrateur) donne au lecteur sur Ivan Ogareff semble empreinte d'humour et surtout de raillerie. Pour ce qui est de l'énoncé (172), les tirets doubles y indiquent un réajustement du locuteur qui nuance ce qu'il venait d'affirmer. Dans cette perspective, Frontier (1997 :696) soutient que les segments intercalés interviennent comme si une seconde voix s'ajoutait à la première et formait avec elle une sorte de contrepoint polyphonique. Les tirets doubles introduisent des interventions personnelles qui se mêlent au discours premier du locuteur. Les segments encadrés dans les exemples sus-cités s'apparentent, dans ces conditions, à des appels, des prises de contact du locuteur avec le lecteur. Il s'établit alors une intimité plus directe entre ces deux instances, le narrateur faisant des confidences au lecteur pour qu'il suive mieux le déroulement de l'histoire.

Outre les appels et les prises de contact avec le lecteur, les tirets doubles mettent parfois en exergue dans notre corpus les explications du narrateur par rapport à des noms ou des situations. C'est le cas dans les occurrences ci-après :

(173) Sous son aspiration, l'émir -c'est le titre que prennent les khans de Boukhara- avait lancé ses hordes au-delà de la frontière russe. (p.32)

(174) Là, à son grand déplaisir, il apprit que le Caucase -c'était le nom du steam-boat- ne partait pour Perm que le lendemain à midi. (p.56)

Dans ces exemples, les segments encadrés: c'est le titre que prennent les khans de Boukhara et c'était le nom du steam-boat rendent respectivement plus explicite aux yeux du lecteur le sens des noms le Caucase et l'émir. En fait, ces segments ne sont là que pour donner la signification des noms qu'ils suivent.

I.4- Les italiques

Les italiques renvoient à des caractères d'imprimerie qui sont généralement inclinés par rapport à la normale. Ils sont la plupart du temps employés dans un texte lorsque le locuteur désire mettre en exergue un mot, un énoncé, ou un extrait de texte. C'est dans ce sens que Catach (1996 :94) déclare : les caractères italiques correspondent à des marquages typographiques plus socialisés, mieux codés : mots étrangers, titres, oeuvres, exemples de dictionnaire. Cette déclaration ne s'applique pas vraiment à notre corpus d'étude dans lequel les italiques sont employés pour désigner des référents spécifiques tels le nom d'un quotidien d'information, d'une ville, d'un bateau, ou pour souligner la présence d'une correspondance, d'une chanson.

(175) Il convient de faire observer que cette perfection de la vue et de l'ouïe chez ces deux hommes les servait merveilleusement dans leur métier, car l'Anglais était un correspondant du Daily Telegraph. (p.18)

(176) Or il trouva les deux à l'enseigne de la ville de Constantinople. (p.56)

(177) Là, à son grand déplaisir, il apprit que le Caucase -c'était le nom du steam-boat - ne partait pour Perm que le lendemain, à midi. (p.56)

Daily Telegraph, ville de Constantinople, Caucase renvoient respectivement au nom d'un quotidien d'informations, d'un lieu, et d'un bateau. Eu égard à tout cela, on constate que l'emploi des caractères italiques dans Michel Strogoff n'a pas une valeur stylistique. Ces caractères ne soulignent que ce que Wagner (1980 :175) appelle des mots techniques, qu'il s'agisse de désignation d'objets ou des termes propres. En clair, les italiques dans notre corpus ne renferment pas de connotation particulière comme c'est souvent le cas dans certains textes littéraires.

Il ressort de l'étude des marquages typographiques que la ponctuation dans Michel Strogoff est un véritable procédé de modalisation. Les marquages typographiques tels que les guillemets, les virgules et tirets doubles, les italiques, sont bien plus que de simples signes. Leur emploi induit souvent une mise en valeur d'un élément de l'énoncé.

Les manifestations de la modalisation autonymique dans Michel Strogoff ne s'arrêtent pas au niveau de la forme, elles s'étendent également au niveau du fond.

II- LES FORMES MËTA-ËNONCIATIVES DU DIRE

Elles correspondent aux commentaires métalinguistiques portant sur le choix des mots et les manières de s'exprimer, Authier-Revuz (1990) les appelle les non-coïncidences du dire. Cette linguiste (1990 :174) les définit du reste comme  des formes strictement réflexives, correspondant au dédoublement « simultané » -dans les limites de la linéarité- de ce dire. 

En fait, Authier-Revuz (1990) insiste sur le caractère simultané qui permet de distinguer le dédoublement énonciatif de la succession de deux énonciations simples dont l'une constituerait un commentaire. Cette linguiste à travers son étude des formes méta-énonciatives du dire tente de montrer que le locuteur au cours de son discours laisse échapper consciemment ou non des termes révélateurs de sa pensée. Les formes méta-énonciatives se divisent en plusieurs catégories, cependant nous ne nous intéresserons qu'à celles répertoriées dans notre corpus à savoir : la modalisation en discours second, les figures de l'(in)adéquation de la nomination.

II.1- La modalisation en discours second

Ce terme est utilisé pour la première fois par Authier-Revuz et désigne une modalisation que le locuteur opère sur le discours d'un autre dans son propre énoncé. Pour Foullioux (2003 :115), avec la modalisation en discours second,  le locuteur (L1) convoque une autre instance d'énonciation, un autre locuteur (L2) qui, lui est responsable de l'assertion sous-jacente. 

La modalisation en discours second suppose donc l'emprunt par un locuteur d'un discours appartenant à une autre instance énonciative. Dans ce cas, l'emprunt est visible à l'aide des marques explicites telles que selon x, d'après x, pour x,...etc. Par ailleurs, les différents discours empruntés sont présentés comme incertains par le locuteur, c'est pourquoi il ne les assume généralement pas. Dendale (1993 :174) suggère à cet effet :

 une information empruntée est par définition une information qui n'est pas créée par le locuteur lui-même, qui ne provient pas de lui, ce qui a pour conséquence que cette information peut parfaitement être incertaine pour lui. 

En clair, avec la modalisation en discours second, le procès est donné à voir comme non intégré à la réalité du locuteur. Cependant, cette modalisation peut juste indiquer une volonté claire du locuteur de montrer qu'il n'est pas l'auteur des propos présentés.

(178) Selon lui, tout homme qui avait passé les monts Ourals entre les gendarmes ne devait plus jamais les franchir. (p.26)

(179) A s'en rapporter à sa description, ce n'est qu'une ville insignifiante avec de vieilles maisons de pierre et de brique, des rues fort étroites et bien différentes de celles qui percent ordinairement les grandes cités sibériennes de sales quartiers où s'entassent plus particulièrement les Tartares, et dans laquelle pullulent de tranquilles ivrognes. (p.226)

(180) A l'entendre, les secours attendus seraient insuffisants, si même ils arrivaient, et il était à craindre qu'une bataille livrée sous les murs d'Irkoutsk ne fût aussi funeste que les batailles de Kolyvan, de Tomsk et de Krasnoïarsk. (p.325)

Le locuteur (narrateur) dans les énoncés sus-cités se démarque des discours qu'il rapporte à l'aide des marqueurs explicites de source que sont selon lui, à s'en rapporter à sa description, à l'entendre. Par ce procédé, le locuteur se désengage de la valeur des assertions rapportées en termes de degré de vérité.

II.2- Les figures de l' (in)adéquation de la nomination

Elles interviennent quand il faut indiquer que les mots employés correspondent ou s'éloignent de la réalité à laquelle ils sont censés référer. On parle aussi de non-coïncidences entre les mots et les choses puisque ces figures permettent au locuteur de confirmer ou de rejeter le mot proféré pour exprimer un référent précis. Les occurrences ci-après nous permettront de mieux expliciter nos propos.

(181) Pillant, ravageant, enrôlant ceux qui résistaient, il transportait d'une ville à l'autre, suivi de ces impedimenta de souverain oriental, qu'on pourrait appeler sa maison civile, ses femmes et ses esclaves, -le tout avec l'audace impudente d'un Gengis-Khan moderne. (p.32)

(182) Et presque aussitôt ce qu'on pourrait appeler le déménagement de cette vaste plaine commença. (p.67)

(183) Il visita, on pourrait dire rue par rue, la ville haute et la ville basse. (p.69)

On note, dans les énoncés, la présence du conditionnel  pourrait qui marque l'incertitude du locuteur quant à la réalité désignée. Les groupes de mots on pourrait appeler et on pourrait dire indiquent alors une inadéquation entre les mots qu'emploie le locuteur et les référents auxquels ils sont censés référer.

En somme, ce chapitre avait pour objectif de voir comment la modalisation autonymique permet aux supports modaux de mettre en valeur certains segments de leur discours. Une étude de la modalisation autonymique sur les plans de la forme et du fond nous a permis de constater plusieurs faits. La ponctuation a un rôle très important dans notre corpus. Elle est un moyen pour le locuteur de véhiculer un message, d'indiquer une distanciation ou d'insister sur un passage. Les commentaires métalinguistiques, quant à eux, jouent presque le même rôle. Car, en plus de mettre en exergue la culture russe, ils permettent au narrateur de créer une complicité avec le lecteur. A travers cette intimité, le narrateur (qui est Jules Verne) gagne mieux le lecteur à sa cause. La modalisation se présente dans ces conditions comme une stratégie argumentative.

CHAPITRE SIXIÈME :

LA MODALISATION : UNE STRATÉGIE ARGUMENTATIVE

L'étude des procédés de modalisation à l'aide de la stylistique de l'expression indique que ces procédés participent d'une stratégie argumentative. En effet, ils fonctionnent, à en croire Perelman (1989 :437), comme des techniques discursives permettant de provoquer ou d'accroître l'adhésion des esprits aux thèses que l'on présente à leur assentiment. Cela n'est pas étonnant puisque la stylistique de l'expression accorde une place importante à l'action des faits de langage sur la sensibilité. On se pose donc la question dans ce chapitre de savoir comment s'emploie Verne pour faire passer son message ainsi que la nature de ce message. Autrement dit, quelles sont les stratégies argumentatives que favorise l'emploi des procédés de modalisation dans Michel Strogoff ? Et à quel but sont destinées ces stratégies ? Cela étant, nous allons voir dans un premier temps comment l'éthos, l'ironie et l'atténuation permettent à Jules Verne de crédibiliser son univers de croyance. Dans un second temps, il sera question pour nous de montrer que ces stratégies se conjuguent pour présenter Michel Strogoff comme un discours sur le devoir.

I- LE SOUCI DE CRËDIBILISER SON UNIVERS DE CROYANCE

Produire un texte littéraire c'est, selon les besoins, chercher à faire partager ou à imposer une certaine vision du monde, un certain système de croyance, voire à faire agir l'autre, et cela en fonction d'une intention se trouvant à l'origine de tout acte d'énonciation. Ce d'autant plus que, comme le dit Hamon (1981 :119),  l'art d'écrire [est] une praxis, une technique d'action sur le lecteur.  Le texte littéraire n'est donc pas destiné à être contemplé, il est une énonciation tendue vers un co-énonciateur qu'il faut mobiliser, faire adhérer à un certain univers de sens. C'est pourquoi Verne dans Michel Strogoff se sert des procédés de modalisation pour véhiculer son idéologie au lecteur. On le voit notamment à travers les stratégies discursives telles l'éthos, l'ironie, l'atténuation.

I.1- L'éthos

L'éthos renvoie à l'image que le locuteur donne à voir de lui-même à travers des représentations collectives au lecteur. Il recouvre l'ensemble des traits de caractère que l'auteur doit montrer au lecteur pour faire bonne impression. Il ne s'agit pas, précise Ducrot (1984 :201),

 des affirmations flatteuses que l'orateur peut faire sur sa propre personne dans le contenu de son discours, affirmations qui risquent au contraire de heurter l'auditeur, mais de l'apparence que lui confèrent le débit, l'intonation, chaleureuse ou sévère, le choix des mots, des arguments. 

Dans cette perspective, le locuteur se construit une personnalité grâce aux choix de ses idées, de ses arguments, ce qui rend plus crédible son discours aux yeux du lecteur. Dans Michel Strogoff, à travers sa parole, Verne se donne une identité à la mesure du monde qu'il est censé faire surgir dans son oeuvre. Il joue sur la sensibilité du lecteur, il présente des faits, des personnages d'une manière qui suscite l'émotion de ce dernier. On s'aperçoit ainsi que l'auteur de Michel Strogoff a prévu les effets que son discours est susceptible d'avoir sur le lecteur. C'est dans ce sens que Meyer (1991 :32) souligne dans son introduction à La Rhétorique d'Aristote : [...] convaincre, suppose que l'on connaisse ce qui met en branle le sujet auquel on s'adresse, c'est-à-dire ce qui le meut, ou plus exactement, l'émeut. 

Ainsi, les idées de Verne se présentent à travers une manière de dire qui renvoie à une manière d'être. Il construit un discours adéquat, adapté, empreint de représentations sociales valorisées ou dévalorisées. Dans Michel Strogoff, nous l'avons déjà dit, il est question d'une guerre qui oppose les Russes aux Tartares. Ces derniers, sous la conduite d'Ivan Ogareff, veulent assiéger la ville d'Irkoutsk. Le czar fait alors appel au capitaine Strogoff afin d'empêcher les basses manoeuvres d'Ivan Ogareff. Jules Verne va s'atteler ainsi à présenter tout au long de l'oeuvre d'une part Michel Strogoff totalement respectueux et soucieux du bien être des autres et d'autre part Ivan Ogareff sans pitié et cruel. Voici trois exemples qui résument assez bien l'image que l'auteur présente au lecteur de ces deux personnages:

(184) De plus, il était cruel, et il se fût fait bourreau au besoin. (p.144)

(185) Ce beau et solide garçon, bien campé, bien planté, n'eût pas été facile à déplacer malgré lui, car lorsqu'il avait posé ses deux pieds, il semblait qu'ils s'y fussent enracinés. (p.34)

(186) En vérité, si un homme pouvait mener à bien ce voyage de Moscou à Irkoutsk, à travers une contrée envahie, surmonter les obstacles et braver les périls de toutes sortes, c'était entre tous, Michel Strogoff. (p.36)

En (184), l'adjectif cruel et le substantif bourreau ont une coloration péjorative. Ils montrent au lecteur qu'Ivan Ogareff est un homme totalement dénué de bon sens, de compassion, il est prêt à tout pour trahir ses compatriotes et assiéger la ville d'Irkoutsk. En (185), on note la présence de deux adjectifs mélioratifs antéposés au substantif garçon : beau et solide. Le narrateur a également fait recours à l'adverbe bien qui détermine les adjectifs verbaux campé et planté. Michel Strogoff se présente alors comme un jeune homme qui allie beauté et force. De plus, il n'hésite pas à mettre cette force au service d'une noble cause comme le montre l'exemple (186). En effet, le modalisateur épistémique en vérité vient authentifier le fait que Michel Strogoff soit le seul homme capable de surmonter les épreuves difficiles pour déjouer le complot d'Ivan Ogareff. Il est fidèle à sa patrie et sait allier avec audace sang-froid et prudence. A la lecture de ces énoncés, le lecteur est normalement tenté de prendre le parti de Michel Strogoff car il représente les valeurs justes qui sont défendues par toute société. De ce fait, on comprend mieux les propos suivants de Maingueneau (2002 :81) : le pouvoir de persuasion d'un discours tient pour une part au fait qu'il amène le lecteur à s'identifier à la mise en mouvement d'un corps investi de valeurs socialement spécifiées. C'est dire que pour exercer un pouvoir de captation, l'éthos doit être en phase avec la conjoncture idéologique. Justement, les potentiels lecteurs de notre corpus face au discours de Jules Verne souhaiteront, sans doute, s'identifier à Michel Strogoff qui incarne les valeurs morales.

On le voit, l'éthos est bien une stratégie argumentative au moyen de laquelle Verne essaye de crédibiliser son univers de croyance. Cependant, cet auteur recourt souvent à l'ironie, mieux à la satire pour se distancier de certaines attitudes et montrer au lecteur les valeurs auxquelles il adhère.

I.2- L'ironie

Elle consiste à dire, par une raillerie plaisante ou sérieuse, le contraire de ce qu'on pense ou de ce qu'on veut faire penser. Avant d'analyser le fonctionnement de cette stratégie argumentative dans Michel Strogoff, il convient de souligner qu'il existe diverses théories qui s'écartent de la conception de l'ironie sus-énoncée. A cet effet, l'énoncé ironique est souvent conçu comme une énonciation paradoxale, autodestructrice, dans laquelle le sujet invalide sa propre énonciation. C'est sans doute ce qui fait dire à Berrendonner (1981 :215) que

faire de l'ironie, ce n'est pas s'inscrire en faux de manière mimétique contre l'acte de parole antérieur ou virtuel, en tout cas extérieur d'un autre. C'est s'inscrire en faux contre sa propre énonciation, tout en l'accomplissant. 

Pour Berrendonner (1981), à travers l'ironie, le locuteur produit un énoncé qu'il invalide en même temps qu'il parle. Ducrot (1984), quant à lui, pense que l'énoncé ironique est polyphonique. Cette stratégie argumentative mettrait ainsi en scène un personnage qui énonce quelque chose de déplacé et dont le locuteur se distancie par son ton et sa mimique. Ducrot (1984 :211) précise de ce fait :

 parler de façon ironique, cela revient pour un locuteur L à présenter l'énonciation comme exprimant la position d'un énonciateur E, position dont on sait par ailleurs que le locuteur L n'en prend pas la responsabilité et, bien plus, qu'il la tient pour absurde. 

A cet égard, on peut analyser un énoncé ironique comme une sorte de mise en scène par laquelle le locuteur fait entendre par sa voix un personnage ridicule qui parlerait sérieusement et dont il se distancie.

Au regard des définitions mentionnées ci-dessus, il apparaît que l'ironie fait appel à une adhésion et à un rejet du locuteur par rapport à l'énoncé qu'il profère. Dans Michel Strogoff, l'ironie s'apparente surtout à une moquerie froide et analytique, à une satire. Elle correspond, comme le fait remarquer Suhamy (2000 :110)  aux sarcasmes énoncés sur un ton impassible et faussement détaché. En fait, l'énoncé ironique est un moyen pour Verne de tourner en dérision les personnages dont il ne partage pas les points de vue et auxquels il ne souhaite sans doute pas que les lecteurs s'identifient. C'est le cas par exemple du journaliste anglais Harry Blount dont Verne fustige sur un ton moqueur, l'indifférence. En effet, ce personnage ne se laisse émouvoir par aucune parole, aucune situation. Certes il n'est pas antipathique, mais il affiche une froideur envers tout le monde que Verne condamne. Le passage suivant illustre la posture qu'adopte Verne envers l'attitude d'Harry Blount:

(187) Il va sans dire qu'Harry Blount ne faisait aucun frais vis-à-vis de la jeune fille. C'était un des rares sujets de conversation sur lesquels il ne cherchait pas à discuter avec son compagnon. Cet honorable gentleman, n'avait pas pour habitude de faire deux choses à la fois. (p.125)

Ce passage met en évidence le manque de galanterie d'Harry Blount envers Nadia. En effet, tandis que le journaliste français Alcide Jolivet n'hésite pas à apporter son aide à la jeune fille quand elle en a besoin, Harry Blount ne manifeste pas le moindre enthousiasme pour secourir Nadia. On note ainsi un paradoxe dans le passage quand Verne utilise l'axiologique valorisant honorable pour qualifier Harry Blount. Car, comment quelqu'un peut-il être digne d'estime et de considération quand il manque justement de politesse ? On comprend dès lors qu'il s'agit d'une ironie de la part de Jules Verne. Le lecteur qui sait exactement à quoi renvoie « honorable gentleman » se rend compte qu'il y a un écart, un décalage entre cette expression et ce qui est dit plus haut sur Harry Blount. Ce passage présente la particularité de se disqualifier lui-même, de se subvertir dans le mouvement même où il est proféré. L'ironie est une arme satirique pour Jules Verne, car en présentant l'attitude d'Harry Blount comme louable, il la dénude, la fait apparaître comme dérisoire.

Toutefois, Harry Blount n'est pas le seul personnage tourné en ridicule, il y a également Féofar-Khan, l'émir tartare instigateur de l'invasion de la ville d'Irkoutsk. Nous allons le constater dans l'énoncé suivant :

(188) Ivan Ogareff présenta à l'émir ses principaux officiers, et Féofar-Khan, sans se départir de la froideur qui faisait le fond de sa dignité, les accueillit de façon qu'ils fussent satisfaits de son accueil. (p 230-231).

A la lecture de cet énoncé, on a l'impression que le narrateur recourt à l'ironie pour présenter le personnage cynique qu'est Féofar-Khan. A cet effet, deux substantifs attirent notre attention : froideur et dignité. Selon le narrateur, c'est le manque d'amabilité, ou encore l'indifférence qui ferait la dignité de Féofar-Khan. Il s'agit là d'une raillerie car le cynisme ne saurait faire la dignité d'une personne. C'est un moyen pour le narrateur de montrer à quel point Féofar-Khan est cruel et de rallier le lecteur à ce point de vue.

Cependant, il convient de préciser que pour que le lecteur perçoive cet énoncé comme ironique, il faudrait que le lecteur repère un décalage entre les substantifs froid et dignité. C'est dans cette optique que Maingueneau (1993 :85) déclare : dans la mesure où l'ironie constitue une stratégie de déchiffrement indirect imposée au destinataire, elle ne saurait s'accommoder de signaux trop évidents qui la ferait basculer dans l'explicite.  

Cela explique pourquoi les marques de l'ironie ne sont pas toujours nettes et dépendent de l'univers de croyance du lecteur. L'ironie n'est pas toujours perceptible puisqu'elle est une stratégie argumentative qui n'opère pas de manière explicite, c'est également le cas de l'atténuation.

I.3- L'atténuation

De façon générale, on atténue la portée d'un terme pour amoindrir la violence ou la force de ce qui est dit. Il est question de faire paraître « moins forte » une expression linguistique, mais non de la rendre « moins forte ». Dans la même lancée, Foullioux (2003 :116) affirme : l'atténuation consiste à produire un énoncé, mais un énoncé qui est en apparence inoffensif.

En clair, l'atténuation est un artifice, une feinte, une stratégie du détour. Cette stratégie argumentative est perceptible dans Michel Strogoff surtout à travers l'emploi des modalisateurs aléthiques. En effet, ceux-ci ne rendent moins péremptoire le discours du locuteur que pour mieux le crédibiliser. Haillet (2003 :102) pense ainsi qu'avec l'atténuation, il s'agit de restreindre la portée d'un point de vue, d'en donner une représentation « en demi-teinte » en « mettant un bémol » en le faisant apparaître comme « non actuel ».

De ce fait, à tout énoncé porteur de marques d'atténuation, correspond une assertion sous-jacente qui constitue un argument orienté vers une conclusion. Montrer ses hésitations s'avère ainsi une ruse narrative de Jules Verne pour mieux gagner le lecteur à sa cause. On peut le voir, à cet effet, dans les énoncés suivants :

(189) Un duel, c'était plus qu'un retard, c'était peut-être sa mission manquée ! (p.139)

(190) Puis, le czar, satisfait de cet examen, sans doute retourna près de son bureau, et, faisant signe au grand maître de s'y asseoir, il lui dicta à voix basse une lettre qui ne contenait que quelques lignes (p.38).

La portée des assertions ci-dessus est atténuée par l'emploi des adverbes modaux peut-être et sans doute. Ainsi, par exemple en (189), le narrateur sait très bien qu'un duel serait fatal pour la mission de Michel Strogoff, cependant il utilise l'adverbe peut-être pour ne pas donner l'impression au lecteur qu'il connaît d'avance le déroulement des événements, il veut vivre avec le lecteur le suspens au fil de l'histoire. Le narrateur (qui est Jules Verne) veut nous laisser croire qu'il n'est pas tout puissant et ne maîtrise pas entièrement les pensées des personnages et le déroulement des événements. L'atténuation participe ainsi d'une volonté du locuteur de ne pas agresser le lecteur car il énonce un fait en faisant semblant de ne pas vouloir le dire. Dans cette perspective, Foullioux (2003 :117) pense que  pour expliquer le procédé de l'atténuation, il faut se situer dans une perspective polyphonique puisqu'il y aura toujours plus d'une voix.

En effet, d'une part, le locuteur se met quelque peu à distance vis-à-vis de la réalisation de l'assertion qu'il profère ; d'autre part, ces marques d'atténuation indiquent une prudence langagière qui cache mal le besoin de l'auteur d'affirmer sa subjectivité et de faire de sa vérité la vérité.

On le voit, les différents procédés de modalisation étudiés sont au service des stratégies argumentatives telles l'éthos, l'ironie, l'atténuation qui permettent à Jules Verne de crédibiliser son univers de croyance en dénonçant et en interpellant. En outre, au regard de ce qui précède, on est en droit de se demander quel message jules Verne a voulu passer en faisant recours aux procédés de modalisation. Autrement dit, il est important de s'interroger sur les intentions qui ont présidé à la construction de Michel Strogoff. C'est dans ce sens que Kerbrat-Orecchioni (1980 :181) souligne : interpréter un texte, c'est tenter de reconstituer par conjectures l'intention sémantico-pragmatique ayant présidé à l'encodage. 

En d'autres termes, interpréter un texte, c'est essayer de décrypter ce que l'auteur a voulu dire dans et par ce texte. Il convient donc pour nous de tenter de saisir le message que Verne a voulu véhiculer dans Michel Strogoff à l'aide des procédés de modalisation.

II- MICHEL STROGOFF : UN DISCOURS SUR LE DEVOIR

A travers l'analyse stylistique des procédés de modalisation effectuée jusqu'ici, l'on se rend compte que notre support d'étude se présente comme un roman dans lequel les personnages usent de tous les moyens pour ne pas faillir à leur devoir, leur objectif. C'est ainsi que l'on observe une certaine maîtrise de soi et le triomphe de la morale.

II.1- La maîtrise de soi

Michel Strogoff met en exergue des personnages courageux, dotés d'une grande volonté. Verne met en scène des personnages qui ont une grande maîtrise de soi, qui dominent les tentations. A cet égard, Michel Strogoff feint de ne pas connaître sa mère pour mener à bien sa mission, Nadia est prête à tout pour retrouver son père, Marfa préfère se laisser tuer afin de ne pas trahir son fils. Cette maîtrise de soi est bien rendue par les procédés de modalisation. C'est d'ailleurs le cas dans les énoncés suivants :

(191) Sa vie même, il devait la risquer pour donner à tous la preuve de sa cécité, et on sait comment il la risqua. (p.340)

(192) Cette lettre, il me la faut donc à tout prix ! (p.219)

Ces exemples montrent un énonciateur (en 191) et un locuteur (en 192) déterminés à arriver au bout de leur objectif. En (191), le semi-auxiliaire modal devait traduit la nécessité pour Michel Strogoff d'accomplir son devoir. C'est donc à juste titre que Dekiss (1999 :366) souligne que  Strogoff pousse le devoir envers les autres jusqu'à l'ultime abandon de soi. Michel Strogoff est donc un héros du devoir qui domine ses propres intérêts pour se mettre au service des autres. En (192), Ivan Ogareff emploie la forme verbale faut pour montrer la nécessité impérieuse qu'il y a pour lui d'obtenir la lettre qui lui permettrait de réussir son complot. Michel Strogoff et Ivan Ogareff sont donc deux hommes qui désirent atteindre leur but. Toutefois, seul héros militaire, Michel est aussi le seul qui accepte d'accomplir un devoir imposé. D'après Tadié (1996 :79),  il est fait pour obéir aux ordres du czar (« un exécuteur d'ordre »), pour le voyage, et le voyage est fait pour lui. 

Michel Strogoff se sacrifie pour servir sa patrie. Ivan Ogareff, par contre, n'accomplit pas un devoir imposé. Au contraire, c'est un traître qui s'est lui-même fixé un objectif : envahir la ville d'Irkoutsk et il compte y arriver par tous les moyens. Ainsi, les deux hommes ont tous deux une mission, mais les intentions et le sens qu'ils attribuent à cette mission sont différents.

II.2- Le triomphe de la morale

Jules Verne accorde une place prépondérante à l'éthique, aux valeurs morales. Ainsi, malgré que Michel Strogoff soit un roman où il est question de guerre, on n'y rencontre pas de scènes violentes, de propos choquants. Selon Dekiss (1999 :353), Jules Verne est convaincu de la nécessité de devoir renforcer les valeurs morales, en les refondant pour les rendre opérantes dans une société dont il pressent les profonds changements. 

C'est sans doute pourquoi les personnages dont il fait l'éloge sont profondément attachés aux valeurs morales. En aucun moment dans le roman ils ne font preuve de malhonnêteté ou de méchanceté. Le narrateur nous présente des êtres galvanisés par le sens du devoir, bons et altruistes, prêts à tout pour aider leur prochain. C'est ainsi qu'à la page 51, il déclare que Nadia possède une « douceur infinie ». L'exemple suivant qui dépeint Michel Strogoff va dans le même sens :

(193) Son nez puissant, large de narines, dominait une bouche symétrique avec les lèvres un peu saillantes de l'être généreux et bon. (p.35)

Les adjectifs qualificatifs généreux et bon montrent bien que la bonté et la justice tiennent une grande place chez le héros de Jules Verne.

On constate, par ailleurs, que même Ivan Ogareff qui représente le mal dans le roman n'est pas totalement inhumain. C'est sans doute ce qui fait dire à Dekiss (1999 :206) que la non-barbarie d'Ivan Ogareff marque une limite morale. Dans le cadre enchanteur qui est celui de Jules Verne, le mal n'engendre pas la perversité. 

A travers ces propos, on voit bien que Michel Strogoff permet à Verne de créer un cadre où le bien domine et triomphe.

Au total, il était question dans ce chapitre de voir à l'aide de quelles stratégies argumentatives Verne entreprend de gagner le lecteur à sa cause, mais également de découvrir le message qu'il tente de véhiculer au moyen de ces stratégies. Nous avons ainsi vu qu'à travers les procédés de modalisation, Verne utilise l'éthos, l'atténuation, l'ironie pour argumenter son discours et le rendre plus crédible aux yeux du lecteur. L'auteur de Michel Strogoff milite pour un monde empreint de valeurs morales, il nous présente un cadre enchanteur où la haine et le mal n'ont pas de place. Il construit un héros du devoir, Michel Strogoff, qui abandonne son propre intérêt pour se mettre au service de sa nation.

La dernière partie de notre travail avait pour but de montrer que la modalisation est une véritable stratégie discursive dans Michel Strogoff. A cet égard, nous avons vu que la modalisation autonymique permet aux supports modaux dans notre corpus de mettre en valeur certains segments de leur discours. Cette mise en valeur permet ainsi aux supports modaux de véhiculer un message, d'indiquer une distanciation ou d'insister sur un passage. Pour mieux gagner le lecteur à sa cause, l'auteur de Michel Strogoff fait appel à des stratégies argumentatives pour véhiculer sa vision du monde aux potentiels lecteurs.

CONCLUSION GÉNÉRALE

Conçue comme un bilan des recherches présentées dans ce travail, cette conclusion en reprendra les points essentiels. Elle se propose également d'envisager les perspectives et les développements de notre recherche après le DEA. A cet effet, il était question de l'étude des procédés de modalisation dans Michel Strogoff. Nous sommes partie du constat selon lequel la définition de la modalisation pose problème au regard de la plupart des études menées sur celle-ci. La modalisation est souvent confondue à la modalité, et elle est même généralement considérée comme présente dans tout énoncé. Nous avons ainsi posé comme hypothèse de départ que la modalisation est un phénomène occasionnel caractérisé par un dédoublement énonciatif dans lequel l'une des énonciations se présente comme un commentaire porté sur l'autre, les deux énonciations étant à la charge d'un même locuteur. De ce fait, nous nous sommes posé plusieurs questions: que recouvre exactement la notion de modalisation? Comment se manifeste t-elle dans notre corpus? N'est-elle pas une stratégie de mise en valeur et d'argumentation employée par Jules Verne? Pour essayer de répondre à toutes ces interrogations, nous avons fait appel à la stylistique de l'expression de Bally (1951). En effet, cette dernière analyse les procédés, les caractères affectifs des faits d'expression, les moyens mis en oeuvre par la langue pour les produire. En clair, la stylistique de l'expression prend en compte non seulement l'expression linguistique des sentiments, mais aussi la réception du message. Ce concept opératoire nous a permis d'établir un plan en trois parties comportant chacune deux chapitres.

Pour mener à bien notre étude, il nous a fallu nous situer parmi les différentes approches possibles de la modalisation. L'inventaire, non exhaustif, de diverses conceptions et leur commentaire, a permis de déterminer l'approche qui a été la nôtre tout au long de ce travail. Nous avons ainsi constaté que Le Querler (1996) par exemple, pose l'existence d'une modalité objective; ce qui paraît inacceptable lorsqu'on sait que le simple fait de nommer passe par les filtres de l'interprétation, de la catégorisation. Nous avons reproché également à Galatanu (2002) de considérer la modalité déontique comme une valeur ontologique dans la mesure où cette notion renvoie surtout aux notions d'obligation et de permis et non de l'être. Culioli (1984), pour sa part, estime que tout énoncé comporte un procédé de modalisation, alors que la modalisation est un phénomène occasionnel. Cela étant, nous avons opté pour la classification des procédés de modalisation de Gardes-Tamine et Pelliza (1998) puisqu'elle nous a semblé mieux structurée et plus cohérente.

Cette mise au point a été nécessaire non seulement pour l'élaboration d'un échantillon d'occurrences à étudier, mais aussi pour l'analyse qui a été menée par la suite. Un accent a été mis sur les points suivants: l'explication des concepts employés dans les travaux de modalisation, la détermination de la fonction exacte des modalités d'énonciation, l'analyse des jugements de fait et de valeur dans notre corpus, l'intentionnalité à l'origine de l'emploi des procédés de modalisation dans Michel Strogoff. A cet égard, nous souhaitons insister sur certains points. Les procédés de modalisation dans Michel Strogoff, notamment certains marqueurs aléthiques, donnent la possibilité aux supports modaux de nuancer leurs propos pour ne pas donner un caractère péremptoire à leurs discours. Nous avons vu de ce fait avec Fromilhague et Sancier (1991) que ces marqueurs dénotent implicitement une volonté des supports modaux d'imposer leur point de vue. Ainsi, il n'est pas rare de voir dans Michel Strogoff des supports modaux employer des marqueurs tels sans doute, peut-être dans leurs affirmations. Par contre, il existe des modalisateurs épistémiques tels que évidemment, en vérité qui n'augmentent pas nécessairement le degré de certitude des faits exprimés. Tout au contraire, ces modalisateurs inscrivent ces faits dans un ordre de probabilité plus faible. On voit ainsi que les modalisateurs dans notre corpus ont une grande valeur pragmatique.

Pour ce qui est de notre hypothèse de départ, au regard des recherches effectuées, nous remarquons qu'elle se vérifie presque dans tous les cas. Ainsi, on observe un dédoublement énonciatif aussi bien dans les modalités d'énoncé, la modalisation axiologique que dans la modalisation autonymique. Toutefois, il est important de mentionner que c'est surtout avec la modalisation autonymique que le dédoublement énonciatif est nettement perçu.

Notre travail nous a, par ailleurs, permis de constater que le commentaire modalisateur contribue à donner du locuteur l'image d'un sujet qui n'est pas dominé par l'exercice du langage, dans la mesure où il l'accompagne de commentaire. Il ressort également de cette étude que les procédés de modalisation illustrent les problèmes que rencontrent les locuteurs aux prises avec la langue essayant de maîtriser un outil dont ils sentent confusément l'inadéquation par rapport à ce qu'ils pensent devoir communiquer. On l'a vu notamment avec les figures de l'inadéquation de la nomination dans le cadre de la modalisation autonymique où le locuteur recourt à des expressions telles que on pourrait dire quand il n'est pas sûr de ce qu'il avance. Par ailleurs, nous voulons également insister sur le fait que les procédés de modalisation permettent à Jules Verne de véhiculer son idéologie. Il y a chez cet auteur comme un idéal d'un monde empreint de valeurs morales. Il met en scène dans son oeuvre un héros du devoir, Michel Strogoff qui est altruiste et respectueux des valeurs morales. Verne crée un cadre enchanteur à travers son oeuvre où le mal et la méchanceté semblent ne pas avoir de place. Michel Strogoff apparaît ainsi comme un message de paix et d'amour de Jules Verne à l'égard de ses lecteurs.

Il apparaît indéniable au terme de notre étude que les procédés de modalisation étudiés se conjuguent dans notre support d'étude pour mieux véhiculer les systèmes de croyance de Jules Verne. En outre, ce travail sur les procédés de modalisation permet de mieux appréhender les relations entre un locuteur et son discours ainsi que les intentions liées à la profération d'un énoncé.

Sur un tout autre plan, une étude ultérieure pourrait s'appesantir davantage sur les effets pragmatiques de la modalisation dans quelques oeuvres de Jules Verne. Etant donné que dans le travail actuel, nous avons surtout mis un accent sur les problèmes définitionnels que connaît la modalisation.

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TABLE DES MATIÈRES

DÉDICACE............................................................................

i

REMERCIEMENTS..................................................................

ii

INTRODUCTION GÉNÉRALE ................................................

1

PREMIÈRE PARTIE : APPROCHE THÉORIQUE DE LA MODALISATION...................................................................

12

CHAPITRE PREMIER : PRÉCISIONS TERMINOLOGIQUES .......

13

I- LA CLASSIFICATION DES PROCÉDÉS DE MODALISATION ........

14

I.1- La distinction modus/dictum..................................................

14

I.2- La typologie de Culioli....................................................

16

I.3- La typologie de Le Querler .............................................

18

I.4- La typologie de Galatanu ...............................................

19

I.5- La typologie de Gardes-Tamine et Pelliza........................

20

II- LA SOURCE DE LA MODALISATION......................................

22

II.1- Le sujet parlant, le locuteur et l'énonciateur...............................

23

II.1.1- Le sujet parlant............................................................

23

II.1.2- Le locuteur................................................................

24

II.1.3- L'énonciateur.............................................................

26

II.2- Le sujet modal et le support modal..........................................

28

II.2.1- Le sujet modal............................................................

28

II.2.2- Le support modal.........................................................

29

CHAPITRE DEUXIÈME : LES MODALITÉS ÉNONCIATIVES : PROCÉDÉS DE MODALISATION OU MARQUES DE LA COMMUNICATION INTERSUBJECTIVE ?...........................................

32

I- LA STRUCTURE ET LE FONCTIONNEMENT DES MODALITÉS ÉNONCIATIVES.....................................................................

34

I.1- L'assertion.......................................................................

35

I.1.1- Le mode verbal.............................................................

35

I.1.2- L'ordre des constituants de la phrase....................................

37

I.2- L'interrogation..................................................................

38

I.2.1- Sa portée.....................................................................

39

I.2.1.1- L'interrogation totale..................................................

39

I.2.1.2- L'interrogation partielle...............................................

40

I.2.2- Sa nature.....................................................................

41

I.2.2.1- L'interrogation directe................................................

41

I.2.2.2- L'interrogation indirecte..............................................

42

I.2.2.3- L'interrogation indirecte libre........................................

43

I.3- L'injonction.....................................................................

44

I.3.1- La phrase impérative......................................................

44

I.3.2- La conjonction que et le subjonctif.....................................

45

I.3.3- Les mots-phrases...........................................................

46

II- L'OPPOSITION MODALITÉS D'ÉNONCIATION/MODALITÉS D'ÉNONCÉ............................................................................

47

II.1- Définition......................................................................

47

II.2- Deux types d'attitudes distincts.............................................

48

DEUXIÈME PARTIE : LES JUGEMENTS DE FAIT ET DE VALEUR.............................................................................

52

CHAPITRE TROISIÈME : LES MODALITÉS D'ÉNONCÉ............

53

I-L'ALÉTHIQUE.....................................................................

54

I.1- La probabilité...................................................................

55

I.1.1- L'éventualité................................................................

55

I.1.1.1- Les semi-auxiliaires modaux..........................................

55

I.1.1.2- Le conditionnel.........................................................

57

I.1.1.3- Les adverbes modalisateurs...........................................

58

I.1.1.4- Les adjectifs qualificatifs et les tours impersonnels...............

60

I.1.2- La sporadicité...............................................................

60

I.2- La possibilité....................................................................

61

I.2.1- La contingence...............................................................

62

I.2.2- La capacité...................................................................

63

I.2.3- La permission...............................................................

64

I.2.4- La possibilité matérielle....................................................

64

I.3- L'impossibilité...................................................................

65

I.4- La nécessité.......................................................................

65

II- L'ÉPISTÉMIQUE.................................................................

67

II.1- L'ignorance....................................................................

68

II.2- La croyance...................................................................

68

II.2.1- Les raisons de croire....................................................

68

II.2.2- Les emplois obliques du verbe croire et les univers sous-jacents

69

II.3- Analyse des verbes savoir et connaître....................................

71

II.3.1- Étude syntaxique........................................................

71

II.3.2- Étude sémantique........................................................

72

II.4- La certitude....................................................................

73

III- LE DÉONTIQUE................................................................

74

III.1- L'obligation..................................................................

75

III.1.1- L'obligation interne...................................................

76

III.1.2- L'obligation externe...................................................

76

III.2- Le permis et l'interdit......................................................

77

CHAPITRE QUATRIÈME : MODALISATION AXIOLOGIQUE DES RÉFÉRENTS HUMAINS...................................................

79

I- LES SUBSTANTIFS...............................................................

81

I.1- Les noms de qualité............................................................

81

I.2- Les noms métaphoriques et hyperboliques.................................

83

II- LES ADJECTIFS QUALIFICATIFS...........................................

85

II.1- Les affectifs....................................................................

86

II.1.1- L'épithète d'ornement ..................................................

87

II.2- Les évaluatifs..................................................................

88

II.2.1- Les non-axiologiques.....................................................

88

II.2.2- Les axiologiques.........................................................

90

III- LES VERBES.....................................................................

93

III.1- Les verbes de sentiment......................................................

93

III.2- Les verbes d'opinion ........................................................

94

III.3- Les verbes performatifs......................................................

94

IV- LES ADVERBES.................................................................

95

TROISIÈME PARTIE : LA MODALISATION : UNE STRATÉGIE DE MISE EN VALEUR ET D'ARGUMENTATION........................

99

CHAPITRE CINQUIÈME : LA MODALISATION AUTONYMIQUE.

100

I- LES MARQUAGES TYPOGRAPHIQUES....................................

102

I.1- La mise entre guillemets......................................................

102

I.1.1- La non prise en charge des termes cités.................................

102

I.1.2- Le soulignement des termes cités...........................................

104

I.1.3- L'emploi des mots étrangers.............................................

106

I.1.4- Les figures de l'emprunt..................................................

106

I.2- Les virgules doubles............................................................

109

I.3- Les tirets doubles...............................................................

110

I.4- Les italiques.....................................................................

112

II- LES FORMES MÉTA-ÉNONCIATIVES DU DIRE......................

113

II.1- La modalisation en discours second........................................

113

II.2- Les figures de l'(in)adéquation de la nomination.........................

115

CHAPITRE SIXIÈME : LA MODALISATION : UNE STRATÉGIE ARGUMENTATIVE................................................................

117

I- LE SOUCI DE CRÉDIBILISER SON UNIVERS DE CROYANCE......

118

I.1- L'éthos............................................................................

119

I.2- L'ironie...........................................................................

121

I.3- L'atténuation.....................................................................

124

II.- MICHEL STROGOFF : UN DISCOURS SUR LE DEVOIR...............

126

II.1- La maîtrise de soi..............................................................

126

II.2- Le triomphe de la morale....................................................

127

CONCLUSION GÉNÉRALE..............................................

130

BIBLIOGRAPHIE.....................................................................

135

TABLE DES MATIÈRES.......................................................

144






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"L'ignorant affirme, le savant doute, le sage réfléchit"   Aristote