Transition démocratique dans le monde arabo-musulman : le cas de la Tunisie( Télécharger le fichier original )par Mourad Ben Abdallah Université de Genève - licence ès sciences politiques 2006 |
5.2. MondialisationLe processus de mondialisation qui affecte la Tunisie, comme tant d'autres pays en voie de développement, est conçu par le gouvernement tunisien comme un « ordre naturel »99(*), c'est-à-dire qu'il est obligatoire pour le pays de s'y adapter sous peine de forte dégradation de sa situation économique. Cette conception radicale pourrait entraîner une réaction hostile percevant cette ouverture comme une « pénétration étrangère » de l'Occident100(*), faisant même « le jeu de l'autoritarisme » en provoquant une atomisation des individus101(*). Pourtant, ce discours s'inscrit directement dans la continuité de la rhétorique bourguibienne du développement et de la stature du leader comme garant de l'unité nationale102(*). En droite ligne, le président Ben Ali souhaite être le « gardien » de la Tunisie et de sa spécificité historique face aux risques, notamment de division du peuple103(*), induits par les transformations de la mondialisation104(*). La politique d'ouverture a ainsi permis une reprise durable de la croissance économique, contrairement à ce que vivent d'autres pays de la région. Mais, elle contribue dans le même temps à déstructurer le tissu économique, en le divisant entre les secteurs concurrentiels et ouverts vers l'extérieur (et bénéficiant, selon la Banque mondiale105(*), de « généreux privilèges » sous la forme de cadeaux fiscaux) et les secteurs aujourd'hui en difficulté parce que soumis au processus de privatisation et à la concurrence accrue d'autres pays en voie de développement. En effet, l'économie tunisienne resta longtemps sous la mainmise protectrice de l'État et s'est trouvée confronté à partir des années 1990 à la concurrence renforcée des pays asiatiques, dont la Chine, notamment dans le secteur stratégique du textile qui représente près de 50% des exportations nationales106(*). Cette situation a nécessité la double mise en place d'un programme de privatisation et de « mise à niveau » de secteurs économiques clés, comme le tourisme ou l'industrie (représentant 15% du total des emplois107(*)), et ce sous la pression des instances financières internationales (Fonds monétaire international [FMI] et Banque mondiale en tête) bien que le discours officiel insiste sur le choix autonome de la Tunisie dans ce domaine. La nature même de ce processus de libéralisation, dirigé par l'État tunisien, permet à ce dernier de conserver une capacité d'intervention importante108(*), de positionner le pays au mieux dans la compétition caractérisant l'économie mondiale, en particulier vis-à-vis du partenaire européen, et de développer de nouveaux secteurs dont celui de l'industrie mécanique et des nouvelles technologies où les ingénieurs tunisiens bénéficient, à compétences égales, d'un salaire moindre que leurs collègues européens. Dès lors, l'un des atouts du pays, selon le ministre de l'industrie et des PME Afif Chelbi, est de « miser sur la qualité et exploiter au mieux l'atout de la proximité géographique et culturelle »109(*). Pourtant, un rapport de la Banque mondiale de juin 2004 épingle les « interventions discrétionnaires du gouvernement »110(*) et le « pouvoir des initiés » qui affaiblissent, selon elle, le climat des affaires et les éventuelles prises de risque des investisseurs étrangers. Cette atmosphère serait renforcée par les créances douteuses des banques publiques tunisiennes, majoritaires sur le marché111(*), qui atteint un taux de 22% (contre 6% en France)112(*). Cela pourrait expliquer en partie le niveau modéré bien que croissant du niveau d'investissements étrangers. Or, ce phénomène d'ouverture n'a pas que des conséquences sur le taux de croissance de l'économie nationale mais profite aussi à une nouvelle élite économique qui, bénéficiant des privatisations, tendrait à freiner les éventuels changements politiques pouvant menacer sa position en continuant à soutenir une politique affaiblissant l'État et accroissant ainsi sa marge de manoeuvre par rapport à ce dernier113(*). Dans ce sens, Béatrice Hibou esquisse le rôle croissant des acteurs privés poussant l'État à mettre en place un « gouvernement indirect passant de plus en plus par des intermédiaires privés »114(*), la limite entre sphère politique et sphère économique tendant à devenir floue et à conduire à une « privatisation de l'État »115(*). Pourtant, cette situation n'est pas récente, l'époque bourguibienne étant déjà marquée par ce type d'appropriation néo-patriarcale de l'État par certains groupes en vue de servir leurs intérêts personnels116(*). De plus, cette élite, en particulier ceux qu'on désignera comme les « grands patrons », restent dépendants de leur position vis-à-vis du « palais »117(*), les relations entre ces deux sphères fluctuant souvent en fonction des relations, parfois personnelles, entre ces patrons et les services de la présidence118(*). Néanmoins, le secteur privé « reste de taille modeste » et est encore majoritairement composé de PME familiales119(*) dont la dépendance à l'État est moins personnelle que financière, eu égard au système bancaire majoritairement public et ce malgré les appels du FMI à l'accélération de la réforme et de la privatisation du secteur120(*). Dans le même temps, la croissance économique des dix dernières années a permis l'élévation du PIB par habitant et conduit à « un élargissement de la classe moyenne et sa différenciation avec les couches les plus pauvres »121(*). Car cette ouverture a fragilisé plusieurs secteurs de l'économie (dont le secteur textile) et conduit au maintien d'un niveau de chômage élevé et variant selon les sources de 13% à 20%. Or, celui-ci devrait « officiellement » augmenter à 16% en 2008, selon des estimations de la Banque mondiale, en raison de la différence entre le nombre des nouveaux emplois créés chaque année et l'augmentation régulière de la population active (85 000 nouveaux travailleurs pour 60 à 65 000 emplois crées)122(*). Pourtant, le chômage ne touche pas que les secteurs les plus fragiles : ainsi celui des jeunes diplômés augmente depuis quelques années123(*) et les difficultés de l'enseignement supérieur (marquées par l'écart entre la hausse du financement et la croissance exponentielle du nombre d'étudiants) ne font qu'accroître ces problèmes124(*). Une réforme du Code du travail de 1994 a également « favorisé la flexibilité du travail et le développement des emplois précaires »125(*) et les différences entre régions et entre catégories socioprofessionnelles auraient tendance à s'accroître avec le temps126(*). La Banque mondiale met ainsi en avant, selon un calcul du plafond de revenu différent de celui retenu par les autorités tunisiennes, une hausse absolue de l'effectif des personnes considérées comme « pauvres » malgré une baisse relative de leur proportion au sein de la population127(*). On observe donc « une dissociation des intérêts au sein des couches moyennes »128(*) entre ceux qui profitent de l'ouverture économique et ceux que le système délaisse dans un contexte où l'État voit disparaître une partie de ces revenus dans le cadre du processus de libre-échange. Il peut alors difficilement assumer à lui seul les effets de sa politique, par ailleurs appuyée par les institutions de Bretton Woods. De là peuvent naître chez ceux qui sont délaissés des frustrations alimentées par les divers privilèges liés à l'appartenance à l'élite129(*). Quant au principal syndicat, l'Union générale tunisienne du travail (UGTT), il ne peut venir en aide aux personnes délaissées car, même s'il bénéficie d'une certaine autonomie, il faut pour autant qu'il « ne franchisse pas la ligne rouge de la politique protestataire et accompagne efficacement la mise en oeuvre des réformes économiques »130(*), c'est-à-dire qu'il se cantonne à un rôle de relai gouvernemental et ne cherche pas à s'impliquer dans la prise de décision131(*). Accompagné par un sous-emploi chronique, mais difficile à chiffrer, ces difficultés poussent la population à donner implicitement sa priorité au bien-être économique, reléguant ainsi la question de la démocratisation du système politique à un statut de problème secondaire. S'appuyant sur cet ordre de priorité, les élites au pouvoir peuvent ainsi légitimer la primauté de leur stratégie d'ouverture économique à long terme sur celle de la poursuite de la démocratisation. Selon le président du patronat tunisien Hédi Djilani, au stade actuel du développement du pays, la démocratie « à l'européenne » ne serait pas possible car il faudrait « d'abord préparer les gens à dialoguer sans violence »132(*). Cette combinaison entre ouverture économique et fermeture politique est par ailleurs développée par Clifford Geertz dans le concept de « libéralisme autoritaire »133(*) dont le cas chinois est un autre exemple, le régime pouvant également appuyer sa politique sur les droits de l'homme dits de la « troisième génération », c'est-à-dire les droits économiques et sociaux, énoncés par l'Organisation des Nations unies. Les droits politiques, dits de la « première génération », ne sont alors conçus que comme une résultante à long terme de la stratégie gouvernementale134(*). Toutefois, le régime continue d'être soumis, notamment à travers son réseau clientéliste, aux demandes des plus défavorisés qui voient en l'État leur seul recours135(*). Ce dernier tente alors de se décharger de ces sollicitations sur les acteurs non-étatiques qui ont, selon le discours officiel, de bien meilleures qualités (flexibilité et efficacité) que l'administration afin de répondre aux divers besoins136(*). On peut ainsi constater que le processus de mondialisation remet en cause les bases sur lesquelles le régime tunisien s'était bâti jusque-là, contraignant celui-ci à adapter ces stratégies pour développer l'économie et assurer l'équilibre social. Pourtant, le chômage persistant et les difficultés liées à la lente restructuration de l'État laissent une partie non-négligeable de la population en marge du développement économique qui est pourtant le principal fondement de la politique gouvernementale. Certes, des réseaux de clientélisme permettent encore de tempérer d'éventuels mécontentements. Toutefois, l'absence actuelle de structuration politique de ces mécontentements rend difficile, de ce point de vue, toute évolution dans le court terme. Quant à l'élite économique bénéficiant de cette nouvelle donne, sa position n'est pas si hostile à la démocratie que certains peuvent le penser. Mais il est peu probable qu'elle devienne le moteur de la démocratisation, à moins que le régime se trouve contraint de modifier sa politique et de s'attaquer de front aux intérêts d'un secteur privé en développement. * 99 DELHOMME, Célia, op. cit., p. 42 * 100 CAMAU, Michel et GEISSER, Vincent, op. cit., p. 80 * 101 Ibid., p. 38 * 102 CAVALLO, Delphine, op. cit., p. 51-52 * 103 Ibid., p. 71 * 104 Ibid., p. 59 * 105 HOORMAN, Chloé, « Le grand bain de la mondialisation », L'Express, 10 janvier 2005, http://www.lexpressemploi.net/info/monde/dossier/tunisie/dossier.asp?ida=431183, consulté le 18 décembre 2005 * 106 Ibid. * 107 Ibid. * 108 HIBOU, Béatrice, « Il n'y a pas de miracle tunisien », in LAMLOUM, Olfa et RAVENEL, Bernard, La Tunisie de Ben Ali. La société contre le régime, éd. L'Harmattan, Paris, 2002, p. 38 * 109 HOORMAN, Chloé, op. cit. * 110 CAMAU, Michel et GEISSER, Vincent, op. cit., p. 63 * 111 HENRY, Clement M., « Crises of Money and Power. Transitions to Democracy? », in ENTELIS, John P. [édité par], Islam, Democracy, and the State in North Africa, éd. Indiana University Press, Bloomington, 1997, p. 189 * 112 HOORMAN, Chloé, op. cit. * 113 LECA, Jean, op. cit., p. 74 * 114 HIBOU, Béatrice, op. cit., p. 37 * 115 CAVALLO, Delphine, op. cit., p. 41-42 * 116 CAMAU, Michel et GEISSER, Vincent, op. cit., p. 156 * 117 ANDERSON, Lisa, op. cit., p. 131 * 118 CAVALLO, Delphine, op. cit., p. 69-70 * 119 CAMAU, Michel et GEISSER, Vincent, op. cit., p. 60-61 * 120 Ibid., p. 212 * 121 DELHOMME, Célia, op. cit., p. 39 * 122 HOORMAN, Chloé, op. cit. * 123 Ibid. * 124 TESSLER, Mark, op. cit., p. 94-95 * 125 CAMAU, Michel et GEISSER, Vincent, op. cit., p. 221-222 * 126 SAÏDI, Raouf, « La pauvreté en Tunisie. Présentation critique », in LAMLOUM, Olfa et RAVENEL, Bernard, La Tunisie de Ben Ali. La société contre le régime, éd. L'Harmattan, Paris, 2002, p. 15 * 127 Ibid., p. 20-21 * 128 CAMAU, Michel et GEISSER, Vincent, op. cit., p. 221 * 129 TESSLER, Mark, op. cit., p. 99 * 130 DELHOMME, Célia, op. cit., p. 66 * 131 CAMAU, Michel et GEISSER, Vincent, op. cit., p. 192 * 132 LAGARDE, Dominique, « Consomme et tais-toi », L'Express, 16 octobre 1997, http://www.lexpressemploi.net/info/monde/dossier/tunisie/dossier.asp?ida=408876, consulté le 18 décembre 2005 * 133 HERMASSI, Abdelbaki, op. cit., p. 332-333 * 134 CAVALLO, Delphine, op. cit., p. 63 * 135 LECA, Jean, op. cit., p. 72 * 136 HIBOU, Béatrice, op. cit., p. 38 |
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