Thomas Sankara et la condition féminine: un discours révolutionnaire?( Télécharger le fichier original )par Poussi SAWADOGO Université de Ouagadougou - Maà®trise sciences et techniques de l'information et de la communication 1999 |
2.2.2. Les ennemis de la cause féminineSankara met en cause l'homme, la féodalité (les forces rétrogrades obscurantistes et ténébreuses), l'impérialisme et les valets locaux comme les adversaires de la condition féminine. Ils représentent les ennemis irréductibles des femmes, comme le souligne le président du CNR : « Les femmes arrivent à définir qui sont leurs ennemis. Les ennemis à l'intérieur l'homme, le mâle mais également les ennemis comme l'impérialisme et le système culturel qu'il a apporté, et aussi le système féodal d'hier qui existait chez nous, bien avant l'arrivée du colonialisme. »176(*) La répétition du mot « ennemis » et l'utilisation du pluriel traduisent l'importance des ennemis et présuppose l'ampleur du combat qui attend les partenaires de la cause féminine. Le camp des adversaires est explicitement désigné. Ils forment la réaction c'est-à-dire la contre-révolution. Pour les dénigrer, un ensemble de réseaux d'associations et de qualifications est soigneusement établi. Ainsi, aux ennemis d'associent des termes dégradants comme : « Système d'hypocrisie », « violence », « inégalité », « bêtise masculine », « règne féodal », « règne colonial », « apartheid », « forces rétrogrades ». Ils sont qualifiés d' « irresponsables », de « jaloux » de « prostitueurs », de « proxénètes ». Sankara présente une image négative de ses ennemis. Il fonde son raisonnement plus sur l'apparence que sur la réalité, ce qui lui permet d'attirer l'attention de l'auditoire, d'obtenir son adhésion à ses idées. Il ne se dérobe pas à la pensée de G. Klaus qui affirme : « L'apparence agit directement et immédiatement sur les larges masses et constitue pour cette raison un thème prépondérant du langage politique. »177(*) Tout le discours de Sankara est fondé sur le principe technique qui consiste à restreindre la portée de l'acte de l'adversaire. Il dénigre l'action des régimes « néo-coloniaux », qui, à ses yeux, n'ont rien fait pour l'amélioration de la condition féminine. Malgré « la création du Ministère de la condition féminine, un ministère alibi », Sankara ne s'étonne pas que « la prostitution se soit développée, que l'accès des femmes à l'éducations et à l'emploi ne se soit pas amélioré, que les droits civiques et politique des femmes soient restés ignorés, que les conditions d'existence des femmes en ville comme en campagne ne se soient nullement améliorés. »178(*) Cette politique restreinte a conduit à fabriquer un type de femme fondé sur une pseudo-émancipation : « Femme-alibi politique au gouvernement ». Sankara tente de discréditer les réactionnaires par une série d'injures. Les formules insultantes et péjoratives « associent toujours désignation, description et illégitimation de l'ennemi » (P. Ansart)179(*) Ainsi lorsque Sankara cherche à montrer que les impérialistes ont favorisé la misère, il use de l'allégorie suivante : « (...) l'intrusion des rapaces venus de loin a contribué a fermenter la solitude des femmes et à empirer la précarité de leur condition. »180(*). L'expression « des rapaces venus de loin » évoque l'avidité et la cupidité de ceux qui se jettent sur leur proie. L'impérialisme est vu comme un danger constant. C'est la même logique qui guide Sankara dans sa description de l'impérialisme lors de son interview du 17 mars 1985, accordée au journaliste Ernest Harsch : « c'est dans la pratique que j'ai vu que l'impérialisme est un monstre, un monstre qui a des griffes, qui a des cornes, qui a des crocs, qui mord, qui a du venin, qui est sans pitié. » La répétition du mot « monstre » porte l'animalité et l'immoralité de l'impérialisme à son paroxysme. La technique de l'allégorie a beaucoup servi dans la littérature polémique et politique de la révolution française de 1789. Ferdinand Brunot fait une analyse de l'emploi de l'allégorie dans le discours politique de l'époque. Il montre comment dans les tribuns politiques comme Robespierre, Saint-Just, Rivarol adoptent le langage allégorique parce qu'ils se veulent les éducateurs du peuple. Comme eux, Sankara va utiliser l'allégorie pour donner corps à des notions abstraites. Faire de l'impérialisme un monstre permet de visualiser ce concept, d'en faire une image pédagogiquement acceptable par l'auditoire. En d'autres termes, la concrétisation des aspects de l'impérialisme, en permettant au discours d'échapper à une formulation abstraite, le rend immédiatement sensible, palpable, et d'autant plus frappant181(*) Dans le camp ennemi, Sankara dénonce la mentalité masculine faite de vanité, d'arrogance et d'irresponsabilité. L'homme, avec l'apparition de la propriété privée, maintient la femme dans un esclavage domestique. L'emploi récurrent du mot « mâle » ajouté à l'usage régulier de « phallocrates » et « machistes » met en évidence l'animalité et la sauvagerie de l'homme. « Fourberie », « paresse », « calculs crapuleux », « caprices sexuels » sont associés à l'homme de façon intime. Lorsqu'il va à l'assaut de la prostitution le président du CNR rend l'homme responsable du phénomène. « Elle symbolise le mépris que l'homme à de la femme »182(*) soutient -il en ajoutant : « Il n'y a de prostituées que là où existent des « prostitueurs » et des proxénètes »183(*) Au-delà des hommes, c'est la société entière qui est rendue responsable de ce fléau. Sankara établit son propos et étend la culpabilité à tous ceux qui sont responsables de l'éthique de la société, théologiens ou moralistes. Les Pères de l'Eglise ne s'étaient-ils pas accommodés du scandale en posant ce genre de constat : « il faut des égouts pour garantir la salubrité des palais »184(*). Sankara use ici d'une rétorsion qui, par un ton ironique, attaque la règle (la religion chrétienne) et met l'autophagie (la morale révolutionnaire) en évidence185(*). Il montre que le respect de la morale chrétienne est incompatible avec l'émancipation de la femme. Il oeuvre à imposer la morale révolutionnaire au détriment de la morale religieuse : « A la « morale » immorale de la minorité exploiteuse et corrompue, nous apposons la morale révolutionnaire de tout un peuple pour la justice sociale »186(*), précise le président du CNR. En prenant ses adversaires au mot, Sankara les ridiculise et son message gagne en crédibilité. Il se présente ainsi comme le seul garant de la morale sans laquelle régnerait le chaos. Car, si ceux chargés de la protection et de l'éducation de la société comme les vieux (garants des traditions) et les Pères de l'Eglise ont failli à leur mission, le seul salut demeure une fidélité inconditionnelle à la révolution. Le mal se situe au niveau des mentalités car dès la naissance une éducation différentielle est dispensée au jeune garçon (« don de dieu ») et à la jeune fille (« fatalité »). Les rites et l'obligation de soumission continuent de maintenir la jeune fille et partant la femme dans une dépendance totale. « (..) La camisole de force sociale enserrera davantage la jeune fille, à chaque étape de sa vie »187(*) La « camisole de force sociale » traduit bien la violence qui est faite sur la femme par les tenants de la société traditionnelle. C'est dire aussi que la femme est une aliénée au sens concret du terme et que sa soumission est obtenue par des mesures coercitives intolérables. Toute l'argumentation de Sankara vise à inciter à l'action pour un bouleversement de l'ordre établi. Mettre fin à « la relation d'appropriation qui veut que chaque femme soit la propriété d'un homme »188(*) reste l'objectif final du leader révolutionnaire burkinabé. La technique polémique de Sankara repose sur la désignation et le dénigrement systématique de ses adversaires. La violence de ses propos, l'usage d'injures confère à son discours un caractère engagé évident. * 176 GAKUNZI (D), op. cit., p. 116. * 177 PECHEUX (M), op. cit., pp. 260-261. * 178 GAKUNZI(D), op. cit., p. 233. * 179 BANEGAS( R), op. cit., p. 18. * 180 GAKUNZI(D), op. cit., p. 114. * 181 BACRY(P), op. cit., p. 73. * 182 GAKUNZI(D), op. cit., p 229. * 183 GAKUNZI (D), op. cit., p. 229. * 184 GAKUNZI (D), op. cit., p. 229. * 185 PERELMAN (Ch), op. cit., p 72. * 186 GAKUNZI(D), op. cit., p. 71. Voir Annexe III : Une présentation messianique de la Révolution. * 187 GAKUNZI (D), op. cit., p. 230. * 188 GAKUNZI (D), op. cit., p. 242. |
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