d) Le Monde comme tribune
Le Monde du fait de son positionnement en tant que
journal de référence et de sa foi dans un débat libre et
démocratique, se veut une tribune où chacun peut exprimer son
point de vue à partir du moment où celui-ci est argumenté.
Ainsi, lorsqu'une polémique éclate, le quotidien tient à
laisser s'expliquer chaque protagoniste. C'est ensuite au lecteur de se faire
une opinion à partir des différents arguments avancés.
D'autre part, il faut noter la place importante occupée par les «
points de vue » de personnalités extérieures au journal. Ces
personnalités ne sont pas obligatoirement du même avis que la
rédaction sur le sujet : les « nostalgiques » - nostalgiques
de l 'Algérie française - utilisent ainsi fréquemment
cette
tribune. Cette volonté d'ouverture du journal est
réelle et n'est pas qu'une façade; peu de journaux publient
autant d'opinions diverses voire opposées. Par ailleurs, Le Monde
fait une place assez importante aux courriers des lecteurs. Le plus
souvent, il s'agit de personnes citées dans un précédent
numéro et qui souhaitent réagir ou contredire le propos du
journaliste.
On peut rapprocher le rôle dévolu au Monde
au sein de l'opinion «éclairée» - faut-il rappeler
le positionnement élitiste du quotidien ? - de la société
française à celui de l'agora dans la Grèce Antique.
L'agora est la principale place de la cité où les citoyens
viennent échanger les points de vue, où les tribuns
déclament leur argumentaire, où Socrate fait valoir à
l'esclave son intelligence et sa capacité à raisonner. Le lieu
géographique dans l'Antiquité devient un lieu symbolique à
l'époque contemporaine, permettant à chacun de participer quel
que soit l'endroit où il habite et à condition d'avoir un certain
bagage culturel.
e) Un journal impartial ?
Le Monde ne serait-il alors qu'un terrain de
diffusion et d'échange des idées ? Les journalistes ne
participent-ils pas à ce « bouillonnement d'opinions » ? En
tant que média, et par sa diffusion et sa réputation, Le
Monde ne peut se résumer à une simple tribune. Un fait
relaté par le journal prend tout de suite une importance nationale,
puisque sa diffusion est nationale. Ce qui est pointé, critiqué
ou loué dans ses colonnes prend une ampleur disproportionnée par
rapport à ce dont le journal ne peut se faire l'écho. C'est
là une caractéristique majeure des médias de masse : ils
ont une fonction de caisse de résonance. Du fait du pouvoir
conféré au journaliste par cette fonction d'amplification du
débat et quel que soit le degré de sérieux du quotidien,
il ne peut que tendre vers l'objectivité sans jamais l'atteindre.
La prise de position d'un journal se manifeste avant tout par
le contenu des éditos, les analyses des chroniqueurs, la
publicité faite autour d'un événement. Mais on peut aussi
l'étudier en s'intéressant, par exemple, au nombre de lignes
consacrées à chaque protagoniste ou au propos qui clôt
l'article. Le Monde n'est pas une simple tribune où chacun
vient s'exprimer; il s'agit aussi d'un média qui dans une certaine
mesure fait l'opinion ou tend à la faire. Nous avons déjà
signalé que lors de la guerre d'Algérie, les éditos et les
articles contre la torture abondent à partir de 1957 : c'est que le
journal s'est lancé dans une campagne contre cette pratique afin de
sensibiliser l'opinion sur ce thème, de soulever une vague d'indignation
qui puisse faire pression sur les pouvoirs publics. Bref, les journalistes et
par extension Le Monde se sentent chargés d'une mission
d'instruction civique, semblable à celle de l'artiste
romantique du XIXème.
Les principaux chroniqueurs qui expriment leur point de vue
dans le journal et donc auxquels est assimilée l'opinion du journal dans
son ensemble, sont quasiment les mêmes que ceux qui se sont
signalés à l'époque du conflit par leur engagement. On
retrouve ainsi Jacques Fauvet devenu directeur de la rédaction.
Né en 1914, M. Fauvet, après des études de droit,
s'oriente vers le journalisme et entre dès 1945 au Monde en
tant que spécialiste des problèmes politiques et parlementaires.
Il devient rédacteur en chef en 1963 et directeur de rédaction en
1969. Il éprouve quelques sympathies pour le gauchisme dans les
années 1970, d'où des dérapages à propos de la
Chine et du Cambodge souvent reprochés. Sous son impulsion, sont
favorisés les débats, les points de vue d'universitaires, les
dossiers qui font du Monde une véritable tribune. Autre
journaliste-phare de l'époque du conflit : Jean Lacouture. Il est
né en 1921, et après de brillantes études, parvient au
journalisme par le biais de l'armée. Il entre en 1951 au Monde
et, suite à ce qu'il a écrit, entre autres, sur
l'Algérie en guerre, devient un « coryphée de la
décolonisation »9. Jean Lacouture se distingue par des
articles précis et rigoureux, un art du portrait qui fait de lui le
grand biographe des hommes ayant marqué le XXème siècle.
Mais un reproche lui est aussi fait : son manque de lucidité. Autre nom
que l'on retrouve, celui de Jean Planchais, né en 1922 et chargé
des questions militaires au sein de la rédaction de 1945 à 1965.
En 1969, il devient chef du service des informations générales,
puis rédacteur en chef adjoint de 1972 à 1 98710. On
remarque que cette équipe de chroniqueurs, évoquant souvent la
guerre d'Algérie ou du moins se sentant concernés par ses
répercussions, est constituée de journalistes occupant les plus
hautes fonctions au sein du journal et, ce n'est pas une surprise, qui ont
traité, à l'époque, le conflit à travers leur
spécialité : l'armée, la politique intérieure ou
les reportages sur place.
A cause de cette ambiguïté fondamentale du
Monde, entre tribune et caisse de résonance, il est
nécessaire de faire la distinction entre ce qui relève d'une
opinion représentative d'une partie de la population et ce qui est de
l'ordre de l'utilisation politique du média. Ainsi, un
représentant d'association de rapatriés aura tout
intérêt à multiplier les prises de position dans le journal
pour montrer sa vigilance et rappeler ses revendications au gouvernement, et,
vis-à-vis des adhérents, pour mettre en valeur son action. Et,
c'est en tant
9 expression de Rémy Rieffel dans l'ouvrage, très
utile pour les indications biographiques, sous la direction de J. Juillard et
M. Winock, Le Dictionnaire des intellectuels français, Seuil,
Paris, 1996
10 éléments de biographie tirés du Who's
who in France (21ème édition), éditions Jacques
Laffite, Paris, 1989
que tribune et caisse de résonance, que le journal est
utilisé pour mettre en place les premiers jalons d'une histoire de la
guerre d'Algérie.
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