2/ Un rebondissement : la publication de La Vraie Bataille
d'Alger
Le débat, s'il a été initié par les
procès, prend véritablement de l'ampleur fin 1971 avec la
publication du livre-témoignage du général Massu, La
Vraie Bataille d'Alger88.
a) L'autojustification de Massu
Jacques Massu intitule ainsi son livre en réponse au film
de Gillo Pontecorvo et Yacef Saadi dont on a déjà
évoqué la polémique qu'il a suscitée. C'est la
version de Massu de la bataille d'Alger, présentée sous la forme
d'une interview. Jean Planchais livre son compterendu de l'ouvrage dans le
numéro daté du 4 novembre 1971. Il y voit un plaidoyer empreint
de mauvaise foi en même temps qu'un témoignage décisif et
terriblement humain : « c'est un miroir parfait de l'état d'esprit
de la plupart des cadres militaires en Algérie et de leur système
de pensée ». Le chroniqueur oscille entre un scepticisme
teinté d'ironie pour ce qui est raconté et une sympathie pour le
personnage.
Ce qui a davantage retenu l'attention du journaliste, est
l'autojustification à laquelle se livre le général Massu
à propos de la pratique de la torture. C'est la première fois
qu'un officier ayant eu de telles responsabilités durant la guerre
d'Algérie, avoue l'utilisation généralisée de la
torture considérée comme seul véritable moyen d'endiguer
le terrorisme. Les arguments du général pour se défendre
sont relativement classiques.
En premier lieu, il se dédouane de la
responsabilité puisque les ordres provenaient du pouvoir politique :
« Sa conscience est en paix : il obéit aux pouvoirs
constitués » écrit Planchais. Mais son argumentation
principale repose sur « un document explicatif à l'usage des
hésitants » signé par le R.P. Delarue, aumônier de la
10e D.P. : la torture épargne des vies humaines en
déjouant les attentats prévus grâce aux aveux des personnes
torturées89. Massu envisage alors la torture comme une
méthode scientifique90 de renseignement : « un
interrogatoire sans sadisme, mais efficace ». Il l'a d'ailleurs
expérimentée sur lui mais, comme le remarque Jean Planchais,
« en oubliant que le torturé, lui, ignore jusqu'où ira la
douleur ».
Mais, là où son témoignage est le moins
convaincant, selon le journaliste, c'est quand il reprend à son compte
« toutes les vérités officielles » : Ben M'Hidi, chef
historique du F.L.N., pendu91 dans sa prison et Audin
évadé. La faiblesse de son argumentation rend, selon Jean
Planchais, l'homme plus touchant et ces « vérités
officielles » d'autant moins probables : « Et s'il met aujourd'hui
les pieds dans les vieux plats, il ne faut pas oublier que ce n'est pas lui qui
les a cuisinés ». Elle est surtout symptomatique de cet «
ensemble subtil de mensonges et de refoulements [qui] organise «la
mémoire algérienne» »92.
Cependant, il ne faut pas sousestimer la progression vers un aveu de la
pratique généralisée93 de la torture que
constitue ce témoignage. Il s'agit sans doute d'une étape
nécessaire avant que cette pratique soit reconnue comme une
vérité historique.
89 le général Massu a, depuis, changé
d'opinion sur ce sujet, il considère que la torture est inefficace et
qu' « on aurait dû faire autrement » (souligné
par la journaliste), Le Monde, 23 novembre 2000
90 l'utilisation de la torture à
l'électricité dont on peut régler l'intensité
participe de cette méthode
91 or, le colonel Bigeard a déclaré à Jean
Lartéguy dans Paris-Presse (2 avril 1958) que Ben M'Hidi a
été exécuté (sur l'ordre de Max Lejeune
d'après P.Vidal-Naquet, L 'Affaire Audin, op. cit. ). Le
général Aussaresses revendique cet assassinat dans son
livre-scandale Services spéciaux, Algérie 1955-195 7,
Perrin, Paris, 2001
92 B.Stora, op. cit.
93 pratique aujourd'hui reconnue par le général
Massu : « j'ai dit et reconnu que la torture avait été
généralisée en Algérie », Le Monde,
23 novembre 2000
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