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LES DEBATS AUTOUR DE LA GUERRE
D'ALGERIE A TRAVERS
D'une amnistie à une autre :
1968-1982
REMERCIEMENTS :
A ma famille, perdue sous la bruine rouennaise.
A tous ceux qui m'ont soutenu durant cette année. Aux
Beuleux et aux pièces rapportées - amitiés
inégalables nouées à Bordeaux - à ceux qui liront
ce mémoire, au théâtre de l'OEil-La Lucarne pour le plaisir
d'y jouer, à Ablaye et Marie, aux Kanaks tous cousins de Steeven, aux
géographes iconoclastes MM. Dauriac et Granet, à l'inventeur
inconnu du jeu de tarot, à ceux que je n'ai pas cités mais
à qui je pense, au réconfort dans les moments d'abattement d'un
thé à la menthe sous les tilleuls de la place St-Michel ou d'un
poulet-coco du Caméléon, à
Barbara-Brassens-Brel-Ferré pour leur soutien musical...
Ce mémoire n'est pas dédié à
l'anticyclone des Açores qui a pris la poudre d'escampette cette
année.
SOMMAIRE :
· INTRODUCTION 5
· CHAPITRE 1 : 1968-1972 LA REDECOUVERTE DE LA
GUERRE D'ALGERIE 10
A/ Une tentative d'écriture de l'Histoire 10
1/ Le Monde: caisse de résonance ou faiseur
d'opinion ? 10
Les origines idéologiques du Monde 10
Le Monde dans la tourmente algérienne 12
Importance des articles ayant trait à la guerre d
'Algérie 14
Le Monde comme tribune 15
Un journal impartial ? 16
2/ L'histoire comme enjeu 17
Les premiers travaux à vocation historique
18
Les témoignages 22
3/ Le cinéma au centre des affrontements 24
Deux films qui suscitent la polémique 24
La force de l 'incompréhension 26
L 'encadrement de la mobilisation des rapatriés
27
4/ Un besoin de commémoration 28
Une commémoration des « nostalgiques » :
le 13 mai 29
La commémoration des gaullistes et des
modérés : les accords d 'Evian 29
La commémoration des militants de gauche : Charonne
30
B/ De Gaulle et l'Algérie : le mythe gaullien et la
politique du silence 32
1/ L'amnistie de 1968 : pardonner et oublier 32
Les campagnes pour une amnistie 32
Une continuité dans la politique gaullienne
34
Contenu de la loi et conséquences judiciaires
35
2/ Le mythe du chef d'Etat clairvoyant dans la tourmente
algérienne 36
Le mythe a sa source : Le Renouveau 36
Réalité historique du mythe ? 37
3/ Un mythe qui suscite des critiques 39
La critique du Monde sous la plume de
Viansson-Ponté 39
L 'amertume des anciens activistes 40
C/ La question de la torture : responsabilités et
justifications 41
1/ Les affrontements judiciaires 41
L 'affaire Audin : suite d 'un feuilleton judiciaire et
politique 41
L 'affaire Faulques : absurdité de la loi d 'amnistie
43
2/ Un rebondissement : la publication de La Vraie bataille
d'Alger 46
L 'autoj ustification de Massu 46
La réplique de Vidal-Naquet 47
3/ Les polémiques sur la torture : le retour des
affrontements 48
Les deux camps en présence 48
Les thématiques de l 'affrontement 51
Une convergence sur les responsabilités 53
· CHAPITRE 2 : 1973-1979 UN SILENCE RELATIF SUR
LES
« EVENEMENTS » 57
A/ Un débat mis en sourdine 57
1/ L'absence de véritable débat dans Le Monde
57
Un contraste avec la période précédente
57
Silence du Monde ou silence de l 'opinion ?
58
2/ Une victoire des partisans du silence et de l'oubli ? 59
Une censure encore présente 59
L 'efficacité de « la politique du silence »
60
Des raisons conjoncturelles 61
3/ Une attention mobilisée sur le problème des
rapatriés 62
Les rapatriés : une force politique 62
La mobilisation des énergies sur la question de l
'indemnisation 63
La permanence de situations difficiles : les harkis
65
B/ Une résurgence sporadique des principaux
thèmes de débat 68
1/ La torture, un sujet encore polémique 68
La « mini-affaire » Bigeard : le secrétaire
d 'Etat et la torture 68
Le cas Pouget 70
La suite du feuilleton Audin 71
Henri Alleg : briser une nouvelle fois le silence 74
2/ De Gaulle : trahison ou pragmatisme ? 74
Un défenseur peu commun de la politique gaullienne
74
De Gaulle et l 'opération « Résurrection
» 75
3/ Le cinéma vers une dédramatisation ? 76
Le cinéma militant du début de période
77
Un apaisement avec le cinéma de fiction 79
C/ Derrière le silence : un travail de mémoire
à l'oeuvre 81
1/ Une reconnaissance officielle des combats 81
La carte du combattant enfin attribuée 81
La position ambiguë de l 'Etat vis-à-vis du
conflit 82
Les enjeux d 'une telle distinction 82
Une médiatisation des commémorations du
cessez-le-feu 83
2/ La télévision et l'écrit : deux moyens
de se souvenir 84
Les premières émissions
télévisées sur la guerre d 'Algérie 85
Une diversification des livres sur la guerre d
'Algérie 86
3/ Le Monde et le travail de mémoire 89
La rubrique nécrologique 89
Les pages spéciales : une analyse sérieuse de
la guerre et de ses séquelles 90
CHAPITRE 3 :1980-1982 L'OPINION PARTAGÉE ENTRE
LE SOUVENIR ET L'OUBLI 95
A/ Des années denses en polémiques 95
1/ Le Monde en tête du débat 95
Une rupture par rapport à la période
précédente 95
L 'engagement du journal dans la polémique 96
2/ La télévision : un amplificateur de
débat 97
La mission éducative de la télévision
97
Les Dossiers de l'écran et la guerre d'Algérie
98
3/ Les raisons de cette amplification de la polémique
99
Des débats plus politisés 99
Une nouvelle génération au pouvoir 100
L 'actualité renouvelle le débat 101
B/ Une volonté de commémoration 103
1/ Commémorer pour ne pas oublier 103
2/ La polémique autour de la commémoration du 19
mars 104
Le choix du 19 mars par la F.N.A.C.A. 104
La récupération politique de la
polémique 107
Une incompréhension plus qu 'un clivage
irrémédiable 109
Le Monde partisan d'une commémoration du 19 mars ?
111
3/ Commémorer pour mettre en exergue les violences
policières 115
La commémoration comme seul recours 115
La résurgence du massacre du 17 octobre 116
La commémoration des morts du métro Charonne
118
C/ Les affaires exclusivement politiques 120
1/ L'affaire Dominati : maladresses et électoralisme
120
Les faits : la maladresse du ministre 120
Les polémiques 121
Une affaire aux significations multiples 123
2/ Le P.C.F. et la guerre d'Algérie 124
S 'attribuer le prestige de la lutte anticolonialiste
125
Le procès contre la C.F.D. T. 126
La querelle entre le P. C.F. et Fran çois Mitterrand
129
3/ Les polémiques autour de l'amnistie 131
Le point de divergence : la réintégration des
« généraux félons » 131
La division des socialistes : deux
générations, deux idéaux 135
Un enjeu éminemment politique 138
Le dénouement : un Mitterrand plus gaullien que
jamais 139
Une prise de position du Monde ? 140
D/ Des continuités dans les débats 143
1/ Les raisons de cette continuité 143
Des thèmes cruciaux pour la mémoire
collective 143
L 'actualité de ces thèmes 144
2/ L'ombre de de Gaulle sur le conflit 145
L 'affaire Dominati : la mémoire de de Gaulle en jeu
145
L 'amnistie : Mitterrand, un gaullien anti-gaulliste
146
3/ Les exactions de l'armée et du F.L.N. 148
Charniers et exécutions sommaires 148
Des camps d 'internement en Algérie ? 149
Un apaisement de l 'opinion sur la guerre d 'Algérie
151
· CONCLUSION 154
· ANNEXES 159
INTRODUCTION :
Le dessin figurant sur la couverture est l'image que se fait
Sergueï, dessinateur au Monde, du débat sur la guerre
d'Algérie tel qu'il a resurgi depuis juin 2000, avec le
témoignage de Louisette Ighilahriz. Cette ancienne militante du F.L.N.
raconte, dans le numéro du Monde paru le 20 juin 2000, les
tortures que lui ont fait subir les troupes du général Massu,
commandant alors la 10e D.P. Le lendemain, dans les colonnes du
même quotidien, le général Massu avoue avoir eu recours
à de telles pratiques et exprime ses regrets tandis que le
général Bigeard vitupère des dénégations
scandalisées. La fin de l'année 2000 et le début de
l'année 2001 sont alors marqués, au niveau de l'opinion publique,
par un retour de la guerre d'Algérie, et plus particulièrement,
de la torture au sein du débat national. Emissions
télévisées et unes des journaux et magazines sont
consacrées à ce thème tandis que les confessions sur la
torture et les demandes d'une reconnaissance officielle des exactions commises
se multiplient. Mais, c'est avec le numéro du Monde paru le 2
mai 2001 que la polémique rebondit : des extraits du livre de
témoignage du général Aussaresses, coordinateur des
services de renseignement à Alger auprès de Massu, sont
publiés. Il raconte, assume et revendique les horreurs qu'il a commises
avec ses groupes de choc, véritables escadrons de la mort. Le
débat s'envenime alors : accusations envers certains responsables
politiques, condamnation officielle du général Aussaresses,
reproches violents de ses collègues...
Sergueï représente alors la France, avec à
la main un livre épais écrasant des corps meurtris dont seuls
dépas sent quelques mains et surtout un flot de sang qui entache la
pureté de Marianne. Selon lui, la mémoire collective des
Français sur la guerre d'Algérie se caractérise par
l'occultation et le silence sur « les événements »,
d'où le livre intitulé Algérie qui tente de dissimuler les
corps des suppliciés. En outre, le dessinateur considère le drame
algérien uniquement sous l'angle des exactions. C'est pourquoi la
couverture du livre représente une main qui broie un homme, symbole de
l'usage injustifié - car la main n'est pas reliée à un
visage, d'où un aspect implacable, inhumain - de la violence du fort sur
le faible. Cette mémoire du conflit est la cause d'un traumatisme dans
la conscience nationale puisqu'elle contredit les idéaux
généreux de la République.
Cette violence et l'ampleur du malaise dans les
mentalités, près de quarante ans après la fin du conflit,
peuvent surprendre et laisser perplexe. Que s'est-il passé après
cette dernière guerre coloniale pour que cette impression de traumatisme
soit si forte ? La commotion serait alors étroitement
corrélée avec une pratique de l'oubli et du silence. Ce
refoulement aurait savamment été entretenu par un pouvoir
politique qui a longtemps envisagé les débats autour de la guerre
d'Algérie à partir d'un impératif d'oubli. C'est pourquoi,
en 1968 et 1982, des lois d'amnistie effacent toutes les «
séquelles » autour du drame algérien mais surtout,
empêchent toute poursuite judiciaire. Comment peut-il y avoir alors une
progression du débat vers la reconnaissance d'une réalité
historique, durant une telle période caractérisée par une
politique de l'oubli et peut-on alors parler de mémoire collective si
cet oubli est généralisé ?
A cause de ce devoir d'oubli qui lui aurait été
imposé, l'opinion aurait été et serait encore
marquée par une mosaïque de mémoires particulières,
de souvenirs contradictoires. L'historien Benjamin Stora la définit
ainsi : « un ensemble subtil de mensonges et de refoulements organise la
mémoire algérienne ». Il précise plus loin : «
La guerre se vit comme une affaire individuelle, privée. Toutefois, la
multiplicité des points de vue, des impressions rétrospectives
des acteurs, entrave l'effort de recherche vers une réalité qui
dépasse les témoignages »1. Cette dilution de
l'unité nationale dans des mémoires diverses serait un signe d'un
manque d'apaisement de l'opinion publique sur la guerre. Or, il est
nécessaire qu'existe une conscience nationale, une représentation
de soi comme composante de la nation ; la mémoire collective est
justement l'application concrète de cette conscience nationale.
Avant de s'engager plus loin dans notre réflexion, il
convient de définir notre objet d'étude, à savoir la
mémoire collective. Elle constitue un élément fondamental
des mentalités et ne doit pas être confondue avec la discipline
historique. Loin d'être une étude objective des faits, la
mémoire collective se construit à partir d'un ensemble de
souvenirs partagés, entretenus et transmis qui confèrent à
un groupe donné une image cohérente de soi et de ses valeurs dans
un passé réinterprété. Elle met ainsi en
évidence des symboles, des exemples ou des préceptes afin
d'assurer la diffusion des normes qui régissent la société
; elle s'exprime à l'occasion de commémorations, de
sacralisations de certains personnages historiques en « héros
» ou « martyrs »... Mais, pour qu'elle soit pertinente, qu'elle
« parle » au groupe dans son intégralité, elle doit
sans cesse réaliser un compromis entre le présent et le
passé.
Nous avons noté que les années 1968 à 1982,
symboles d'une politique du silence, sont
caractérisées par une contradiction autour de la
formation d'une mémoire collective, d'où une impossibilité
de donner une image de soi cohérente : cette contradiction
résulte d'une dialectique du devoir de mémoire et du devoir de
silence. Le silence favoriserait l'oubli, atténuerait les traumatismes
et conduirait, de fait, à une certaine réconciliation nationale
après les déchirements franco-français liés
à la tragédie algérienne. C'est cette voie qu'a suivie le
gouvernement français pour résorber les répercussions du
conflit. La volonté de silence va alors de pair avec celle de pardon
puisqu'il s'agit du but assigné aux amnisties de 1968 et 1982.
On peut alors se demander si le silence n'est pas aussi une
entrave au travail de maturation, de digestion des différentes
expériences de la guerre d'Algérie, d'où la constitution
de mémoires fragmentées. Cette structuration incomplète
d'une mémoire collective expliquerait alors la violence des propos
actuels. Les années 1968 à 1982, véritable période
de l'après guerre d'Algérie - ce n'est qu'à partir de
l'amnistie de 1968 que les « disgraciés » vont pouvoir revenir
et prendre part au débat - sont-elles alors celles d'une occultation
totale de la guerre d'Algérie, d'une absence de réflexion sur le
conflit, d'un certain immobilisme du débat public sur ce thème ?
Ou bien le silence n'est-il qu'apparent, presque un stéréotype du
discours sur la mémoire algérienne, et le débat actuel
a-t-il été préparé par des années de
témoignages ?
Pour étudier cette évolution des
mentalités, nous nous sommes appuyés sur les archives du
Monde couvrant la période 1968 à 1982, celle dite du
« silence ». En effet, le quotidien est le principal vecteur de
débat parce qu'étant à la fois modéré et
ouvert aux opinions diverses ; il n'est pas le journal d'un parti ou d'une
école de pensée. En outre, Le Monde a acquis un statut
de référence dans le panorama de la presse française : il
est à la fois le reflet d'une opinion « éclairée
» et un média sérieux et quasi-exhaustif, d'où une
place relativement importante accordée aux discussions et controverses
sur « les événements ». De plus, ses nombreuses
tribunes ont touj ours joué un rôle considérable dans le
débat public : il constitue comme un carrefour des opinions où se
rencontrent intellectuels, responsables politiques et lecteurs.
Toutefois, cette restriction de l'étude - due aussi
à un problème de sources - à un seul quotidien, Le
Monde, pose le problème de la représentativité du
lectorat du quotidien du soir. Peut-on généraliser les
réactions des lecteurs à l'ensemble de la société ?
Par son aspect austère, Le Monde a en effet une influence
limitée aux élites sociales et culturelles, peut-être plus
impliquées dans ce travail de mémoire. Une autre limite à
cette étude réside dans les conditions dans lesquelles se sont
déroulées les recherches. Pour les années 1968 à
1978, il
n'existe pas encore d'index du Monde dans lequel sont
répertoriés tous les articles du quotidien. Pour ces onze
années, les recherches ont été effectuées en
feuilletant chaque numéro, un par un. Cette méthode assez
laborieuse est génératrice de fatigue, d'inattention, si bien que
certains articles traitant de la guerre d'Algérie ont pu être
« oubliés ». Toutefois, les articles d'une certaine importance
n'ont pu passer inaperçus. Nous pouvons donc raisonnablement affirmer
que ces éventuelles omissions seraient sans grande conséquence
sur la teneur générale du débat.
Notre analyse du débat sur la guerre d'Algérie
se fait en trois temps, en fonction de l'intensité du débat. En
effet, nous avons essayé de la représenter graphiquement (cf.
annexes p. 159) pour souligner cette évolution en trois
étapes.
Au tournant des années 1970, de 1968 à 1972, en
écho à la contestation de mai 68 ou simple conséquence de
la loi d'amnistie, des témoignages, des commémorations puis des
débats autour de la guerre d'Algérie se multiplient. « Les
événements » sont progressivement redécouverts et
deviennent un enjeu historique : alors que les anciens acteurs du conflit, en
particulier les généraux, tentent de réinterpréter
l'histoire pour légitimer leur action, des premières initiatives,
dont Le Monde est le principal relais, pour écrire une histoire
de la guerre d'Algérie voient le jour. A travers les propos
échangés dans les colonnes du quotidien se dessinent
déjà les principales thématiques du débat : le
rôle de de Gaulle dans la guerre d'Algérie est l'objet d'une
controverse entre anciens activistes et gaullistes tandis qu'une
véritable polémique sur la pratique de la torture prend forme
à partir du témoignage du général Massu.
Après l'intense polémique de l'année
1972, suit une longue période durant laquelle le débat sur la
guerre d'Algérie est très peu présent dans le quotidien,
d'où une impression de silence mais aussi d'apaisement. Si l'opinion
semble moins intéressée par le conflit, on assiste tout de
même à une résurgence sporadique des principaux
thèmes, vecteurs de controverse : de Gaulle, la torture et le poids du
cinéma sur la guerre dans les mentalités. Bien plus, un
véritable travail de mémoire se met en place grâce à
des relais médiatiques : la télévision, Le Monde
ou la production éditoriale. Il est l'occasion pour des acteurs,
victimes ou témoins du conflit, « oubliés » durant les
polémiques sur la torture, de prendre la parole et d'apporter une
réflexion nouvelle sur la guerre d'Algérie.
Nouvelle rupture en 1980, et jusqu'en 1982 ; le débat
connaît une intensité sans précédent. On le retrouve
de manière quasi-continue dans les colonnes du quotidien. Cette
amplitude nouvelle est tout d'abord due à une volonté très
forte, chez les anciens acteurs du
conflit, de commémorer leur action et leurs victimes.
Ce qui est recherché, c'est une reconnaissance publique, voire
officielle, du sacrifice réalisé. Mais, la période
1980-1982 se caractérise davantage encore par les polémiques
autour d'affaires avant tout politiques : l'affaire Dominati, les controverses
sur le P.C.F. dans la guerre d'Algérie mais surtout les
polémiques autour de la loi d'amnistie de 1982. La virulence des
discussions, sur ces sujets politiques, ne doit pas pour autant dissimuler les
continuités dans le débat ainsi qu'un certain apaisement de
l'opinion publique.
CHAPITRE 1 :
1968-1972: LA REDECOUVERTE DE LA GUERRE
D'ALGERIE
La guerre d'Algérie s'est distinguée des autres
guerres coloniales par le fait qu'il s'est aussi agi d'une « guerre
d'opinion » 2 . Etant donnés l'intransigeance des pieds-noirs,
l'émergence d'une pensée tiers-mondiste, l'aura de de Gaulle et
le poids du pacifisme dans l'opinion, la guerre a suscité des
commentaires enflammés, des prises de position radicales et des
polémiques sans fin qui ont rempli les colonnes des journaux. Ce
débat, souvent plus passionnel qu'argumenté, autour de la guerre
d'Algérie n'a pas pris fin avec le conflit et resurgit en fonction de
l'actualité. Or, entre 1968, date de la première grande loi
d'amnistie collective, et 1972, année du dixième anniversaire des
accords d'Evian, les occasions ne manquent pas pour parler de la guerre. C'est
justement cette loi de 1968, qui impose un oubli et un pardon sur « les
événements », qui est à l'origine d'une
redécouverte de la guerre d'Algérie : elle rend possible le
retour ou la libération des anciens activistes qui s'empressent de
justifier, par écrit, leur action.
A/ Une tentative d'écriture de l'Histoire
1/ Le Monde: caisse de résonance ou faiseur d'opinion
?
a) Les origines idéologiques du Monde
Pour comprendre la politique éditoriale du quotidien
durant cette période, il apparaît nécessaire de revenir sur
son origine et ses influences. Le journal a été fondé en
décembre 1944 par Hubert Beuve-Mery sur la volonté du
général de Gaulle. Le gouvernement s'est en effet
réservé le sort du Temps, journal modéré
qui est condamné pour ses positions
2 expression employée dans l'ouvrage de B. Droz et E.
Lever, Histoire de la guerre d'Algérie 1954-1962, Paris, Seuil,
1982
conciliantes vis-à-vis du régime de Vichy. Le
général de Gaulle souhaite créer à partir des
infrastructures du Temps, un journal de prestige qui remplisse des
fonctions de service public. Ce serait Georges Bidault, ministre de
l'Information, qui évoque le nom de Hubert BeuveMery pour prendre la
tête de ce nouveau quotidien3.
Hubert Beuve-Mery fait partie de cette
génération de jeunes cadres issus de l'école d'Uriage et
qui, à la suite de son directeur Dunoyer de Segonzac, se rallient au
général de Gaulle en 1944. Les origines du Monde se
situent alors à la confluence de quatre héritages
idéologiques. Du Temps, le quotidien de Beuve-Mery ne reprend
pas uniquement ses anciens journalistes mais aussi sa morale libérale,
pacifiste, rationaliste et sa conception élitiste du journalisme. Le
quotidien se doit d'être complet au niveau de l'information et
sérieux du point de vue de ses sources. Le Monde retient
ensuite des idées de la Résistance une méfiance
vis-à-vis des grands groupes financiers, une volonté
d'indépendance envers les pouvoirs politiques et économiques et
la conscience de l'importance politique de la presse. L'école d'Uriage,
quant à elle, a influencé Beuve-Mery, et par ricochet la ligne
éditoriale, sur la question de la modernisation nécessaire des
structures économiques et le rôle primordial que doivent jouer les
technocrates dans cette modernisation. Enfin, le dernier héritage
s'explique par le parcours personnel de M. Beuve-Mery, il s'agit de sa foi
catholique, oecuménique et sociale.
Par le biais de ces divers legs, Le Monde s'enracine
en profondeur dans l'humus idéologique et culturel de la
société française : il s'inscrit dans la tradition
libérale et positiviste d'une élite dont l'éducation reste
très marquée par le catholicisme. Son succès et son
positionnement lui ont assuré un statut de référence,
quasiment incontesté, au sein de la presse française. C'est ce
statut de référence qui fait de lui un bon
révélateur de l'opinion; mais étant donné son
lectorat, cette opinion est celle d'une élite éclairée et
non de la société française dans son ensemble.
b) Le Monde dans la tourmente algérienne
Le Monde, comme l'ensemble de la presse
française, n'a pas vu venir la révolte, d'où un certain
embarras et des erreurs de jugement flagrantes pour un quotidien qui se veut si
sérieux et indépendant. Ainsi, dans son reportage publié
le 23 février 1955, Philippe Minay écrit : « Il y a
maintenant quatre mois que l'insurrection a éclaté en
Algérie : pour la première fois depuis la conquête, en
dépit de quelques excès, elle n'a pas fait l'objet d'une
répression
3 c'est ce que M. Beuve-Mery aurait affirmé à M.
Thibau, cf. J. Thibau, Le Monde 1944-1996 : Histoire d'un journal, un
journal dans l'histoire, Plon, Paris, 1996 (1e édition :
1978)
massive et aveugle »4. Or, si la
répression du premier novembre 1954 n'était pas massive et
aveugle, que fut-elle alors ? Faut-il rappeler que, si aucun des neuf chefs
historiques n'a été menacé par cette répression,
750 personnes, essentiellement des nationalistes ignorant tout de
l'insurrection, sont arrêtées à la fin novembre et 2000
à la fin de l'année ?
Le journal se montre tout d'abord hostile à
l'idée d'une sécession des trois départements
algériens. La rédaction est ainsi favorable à l'envoi du
contingent puis à l'expédition de Suez en 1956. Les
premières condamnations d'atrocités commises par les forces
françaises restent bien mesurées :
« C'est précisément au nom des valeurs
morales que l'Occident a eu le mérite depuis des siècles
d'imposer au monde, c'est au nom de la supériorité dont, en vertu
de ces valeurs, nous nous prévalons auprès des peuples plus
enclins peut-être au réflexe primitif de la vengeance, que nous
nous ne pouvons admettre que ce qui à la rigueur explique un
comportement inhumain lui serve d'excuse »5.
La condamnation qui se situe dans une subtile distinction entre
l'excuse et l'explication,
est introduite par un éloge du colonialisme
civilisateur digne d'un Jules Ferry : l'ethnocentrisme dont il est fait preuve
avec la différence sauvage-civilisé, renvoie aux discours du
XIXème siècle et se trouve en décalage avec le
contexte de décolonisation généralisée de
l'après-guerre.
Alors que les analyses des commentateurs politiques restent
clémentes à l'égard de la politique gouvernementale, les
reportages des envoyés spéciaux se font de plus en plus incisifs.
Pierre-Albin Martel, spécialiste de la question algérienne au
sein du quotidien, a souffert de ce décalage : la rédaction
refuse, au début de l'année 1956, de publier un de ses articles
qui « avançait la nécessité de la reconnaissance
d'une nationalité algérienne »6.
C'est avec la résurgence du débat sur la torture
en 1957, que le journal adopte une ligne éditoriale clairement
définie : opposition radicale à l'emploi de pratiques inhumaines
en Algérie, désir d'une paix rapide et méfiance
vis-à-vis du F.L.N.7 Ce militantisme contre la torture
débute avec un compte-rendu du livre de Pierre-Henri Simon Contre la
torture et l'édito du 13 mars 1957 « Sommes-nous les vaincus
de Hitler ? » signé Sirius (c'est ainsi que
4 Le Monde, (numéro daté du) 23
février 1955 (par la suite, nous ne préciserons plus qu'il s'agit
du Monde et la date renverra à celle indiquée dans le
journal et non à la date de sortie du quotidien)
5 éditorial d'André Chêneboit dans Le
Monde, 1-2 janvier 1956
6 cf. J. Thibau, op. cit.
7 voir J.-N. Jeanneney et J. Juillard, Hubert Beuve-Mery ou
le Métier de Cassandre, Seuil, 1979
Hubert Beuve-Mery signait ses articles). Cette ligne n'a sans
doute pas été imposée par M. Beuve-Mery, mais s'est
constituée progressivement devant l'évolution de la situation en
Algérie et l'évolution générale de l'opinion en
métropole.
Quand de Gaulle arrive au pouvoir, Beuve-Mery et une grande
partie de la rédaction reprennent espoir : l'homme du 18 juin leur
apparaît comme le dernier rempart contre le fascisme et le seul qui soit
à même d'obtenir un compromis ne lésant pas les
intérêts de la France. Mais face à la lenteur des
négociations, les éditoriaux se teintent de pessimisme et de
déception. A partir de 1960, le journal se fait plus critique
vis-à-vis du chef de l'Etat. Cependant, lors de conditions
exceptionnelles, comme le putsch des généraux, le journal se
range derrière lui et affirme sa confiance.
L'Algérie et la complexité de son conflit
semblent tout de même étrangères à l'univers du
quotidien. Le Monde tombe parfois dans un manichéisme
simplificateur : les Français d'Algérie sont
généralement perçus comme rétrogrades et
extrémistes tandis que l'opinion métropolitaine incarne la voie
de la modernité. En revanche, il se montre plus compréhensif,
sous la plume de Jean Planchais, envers le malaise de l'armée sans pour
autant cautionner les agissements des plus extrémistes. Le journal ne
cesse en effet de dénoncer les atrocités commises par l'O.A. S.,
ce qui vaut à ces journalistes spécialistes de la question
algérienne comme Jacques Fauvet, Philippe Herreman ou Jean Planchais
d'être victimes d'attentat à leur domicile. Après la guerre
d'Algérie, Le Monde garde comme héritage de cette
époque un anticolonialisme quoique modéré.
c) Importance des articles ayant trait à la guerre
d'Algérie
A partir de 1968, la guerre d'Algérie revient dans les
colonnes du quotidien mais, il n'existe pas pour autant de rubrique
dédiée aux « événements ». 1968, c'est
aussi l'année d'une tourmente d'un tout autre genre. Face à cette
actualité riche, quel est le poids des articles traitant de la guerre
d'Algérie dans le journal ?
Comme on peut le voir sur le graphique8, la
période 1968-1972 est assez dense en articles sur la guerre
d'Algérie, et c'est cette caractéristique de la période
qui explique le découpage chronologique effectué. On remarque que
le nombre d'articles augmente jusqu'en 1970 puis stagne jusqu'en 1972. Mais si
on s'intéresse uniquement aux articles d'une certaine importance (ceux
qui occupent au moins un tiers de page), on constate une croissance continue de
1968 à 1972. En 1968, le nombre de ce genre d'articles est très
faible. Faut-il y
voir là une redécouverte progressive de la
guerre d'Algérie par l'opinion, comme si le débat mûrissait
lentement avant de devenir une composante majeure du débat public? Il
faut noter ainsi que les comptes-rendus de témoignages sur ce conflit
sont très fréquents à partir de 1970, le temps
étant peut-être venu de rassembler ses souvenirs. Ou bien, cela
est-il dû à l'actualité riche des années 1968
à 1970 qui monopolise les principales colonnes du journal et occulte les
autres débats ? En effet, les discussions sur la guerre d'Algérie
n'étant pas ou peu en rapport avec l'actualité, c'est quand
celle-ci est relativement pauvre que journalistes et chroniqueurs prennent le
temps et la place de les évoquer. Enfin, dernière raison
permettant d'expliquer les variations d'intensité du débat, c'est
« l'effet anniversaire ». L'année 1972 est celle du
dixième anniversaire de la signature des accords d'Evian, de l'exode des
pieds-noirs, de massacres et attentats de l'O.A.S. et du F.L.N. En plus des
articles commémoratifs, c'est aussi l'année que choisissent les
maisons d'édition pour sortir des ouvrages en rapport avec les «
événements ».
L'importance des articles sur la guerre d'Algérie ne se
mesure pas uniquement par leur nombre total ou leur longueur, mais aussi par
l'endroit où ils se situent dans le quotidien. Ainsi, les pages
spéciales, les éditos ou les analyses écrites par les
chroniqueurs sont les articles les plus visibles et abordant le sujet de
manière la plus directe; en outre, ce sont ceux qui nous apprennent le
plus sur l'opinion du Monde. Or, on retrouve principalement des
articles sur le conflit dans les pages « Culture » (comptes-rendus de
livres et de films), dans le courrier des lecteurs, dans les pages «
Justice », avant que la jurisprudence sur l'amnistie ne rende vaine toute
procédure judiciaire, et les pages « Rapatriés ». Cela
est significatif de la place de la guerre d'Algérie dans la
société : elle n'est pas au coeur des débats, mais un
thème récurrent qui est discuté de manière
indirecte, partielle et partiale - un témoignage ne peut être
qu'un aperçu d'une mémoire subjective et retravaillée.
d) Le Monde comme tribune
Le Monde du fait de son positionnement en tant que
journal de référence et de sa foi dans un débat libre et
démocratique, se veut une tribune où chacun peut exprimer son
point de vue à partir du moment où celui-ci est argumenté.
Ainsi, lorsqu'une polémique éclate, le quotidien tient à
laisser s'expliquer chaque protagoniste. C'est ensuite au lecteur de se faire
une opinion à partir des différents arguments avancés.
D'autre part, il faut noter la place importante occupée par les «
points de vue » de personnalités extérieures au journal. Ces
personnalités ne sont pas obligatoirement du même avis que la
rédaction sur le sujet : les « nostalgiques » - nostalgiques
de l 'Algérie française - utilisent ainsi fréquemment
cette
tribune. Cette volonté d'ouverture du journal est
réelle et n'est pas qu'une façade; peu de journaux publient
autant d'opinions diverses voire opposées. Par ailleurs, Le Monde
fait une place assez importante aux courriers des lecteurs. Le plus
souvent, il s'agit de personnes citées dans un précédent
numéro et qui souhaitent réagir ou contredire le propos du
journaliste.
On peut rapprocher le rôle dévolu au Monde
au sein de l'opinion «éclairée» - faut-il rappeler
le positionnement élitiste du quotidien ? - de la société
française à celui de l'agora dans la Grèce Antique.
L'agora est la principale place de la cité où les citoyens
viennent échanger les points de vue, où les tribuns
déclament leur argumentaire, où Socrate fait valoir à
l'esclave son intelligence et sa capacité à raisonner. Le lieu
géographique dans l'Antiquité devient un lieu symbolique à
l'époque contemporaine, permettant à chacun de participer quel
que soit l'endroit où il habite et à condition d'avoir un certain
bagage culturel.
e) Un journal impartial ?
Le Monde ne serait-il alors qu'un terrain de
diffusion et d'échange des idées ? Les journalistes ne
participent-ils pas à ce « bouillonnement d'opinions » ? En
tant que média, et par sa diffusion et sa réputation, Le
Monde ne peut se résumer à une simple tribune. Un fait
relaté par le journal prend tout de suite une importance nationale,
puisque sa diffusion est nationale. Ce qui est pointé, critiqué
ou loué dans ses colonnes prend une ampleur disproportionnée par
rapport à ce dont le journal ne peut se faire l'écho. C'est
là une caractéristique majeure des médias de masse : ils
ont une fonction de caisse de résonance. Du fait du pouvoir
conféré au journaliste par cette fonction d'amplification du
débat et quel que soit le degré de sérieux du quotidien,
il ne peut que tendre vers l'objectivité sans jamais l'atteindre.
La prise de position d'un journal se manifeste avant tout par
le contenu des éditos, les analyses des chroniqueurs, la
publicité faite autour d'un événement. Mais on peut aussi
l'étudier en s'intéressant, par exemple, au nombre de lignes
consacrées à chaque protagoniste ou au propos qui clôt
l'article. Le Monde n'est pas une simple tribune où chacun
vient s'exprimer; il s'agit aussi d'un média qui dans une certaine
mesure fait l'opinion ou tend à la faire. Nous avons déjà
signalé que lors de la guerre d'Algérie, les éditos et les
articles contre la torture abondent à partir de 1957 : c'est que le
journal s'est lancé dans une campagne contre cette pratique afin de
sensibiliser l'opinion sur ce thème, de soulever une vague d'indignation
qui puisse faire pression sur les pouvoirs publics. Bref, les journalistes et
par extension Le Monde se sentent chargés d'une mission
d'instruction civique, semblable à celle de l'artiste
romantique du XIXème.
Les principaux chroniqueurs qui expriment leur point de vue
dans le journal et donc auxquels est assimilée l'opinion du journal dans
son ensemble, sont quasiment les mêmes que ceux qui se sont
signalés à l'époque du conflit par leur engagement. On
retrouve ainsi Jacques Fauvet devenu directeur de la rédaction.
Né en 1914, M. Fauvet, après des études de droit,
s'oriente vers le journalisme et entre dès 1945 au Monde en
tant que spécialiste des problèmes politiques et parlementaires.
Il devient rédacteur en chef en 1963 et directeur de rédaction en
1969. Il éprouve quelques sympathies pour le gauchisme dans les
années 1970, d'où des dérapages à propos de la
Chine et du Cambodge souvent reprochés. Sous son impulsion, sont
favorisés les débats, les points de vue d'universitaires, les
dossiers qui font du Monde une véritable tribune. Autre
journaliste-phare de l'époque du conflit : Jean Lacouture. Il est
né en 1921, et après de brillantes études, parvient au
journalisme par le biais de l'armée. Il entre en 1951 au Monde
et, suite à ce qu'il a écrit, entre autres, sur
l'Algérie en guerre, devient un « coryphée de la
décolonisation »9. Jean Lacouture se distingue par des
articles précis et rigoureux, un art du portrait qui fait de lui le
grand biographe des hommes ayant marqué le XXème siècle.
Mais un reproche lui est aussi fait : son manque de lucidité. Autre nom
que l'on retrouve, celui de Jean Planchais, né en 1922 et chargé
des questions militaires au sein de la rédaction de 1945 à 1965.
En 1969, il devient chef du service des informations générales,
puis rédacteur en chef adjoint de 1972 à 1 98710. On
remarque que cette équipe de chroniqueurs, évoquant souvent la
guerre d'Algérie ou du moins se sentant concernés par ses
répercussions, est constituée de journalistes occupant les plus
hautes fonctions au sein du journal et, ce n'est pas une surprise, qui ont
traité, à l'époque, le conflit à travers leur
spécialité : l'armée, la politique intérieure ou
les reportages sur place.
A cause de cette ambiguïté fondamentale du
Monde, entre tribune et caisse de résonance, il est
nécessaire de faire la distinction entre ce qui relève d'une
opinion représentative d'une partie de la population et ce qui est de
l'ordre de l'utilisation politique du média. Ainsi, un
représentant d'association de rapatriés aura tout
intérêt à multiplier les prises de position dans le journal
pour montrer sa vigilance et rappeler ses revendications au gouvernement, et,
vis-à-vis des adhérents, pour mettre en valeur son action. Et,
c'est en tant
9 expression de Rémy Rieffel dans l'ouvrage, très
utile pour les indications biographiques, sous la direction de J. Juillard et
M. Winock, Le Dictionnaire des intellectuels français, Seuil,
Paris, 1996
10 éléments de biographie tirés du Who's
who in France (21ème édition), éditions Jacques
Laffite, Paris, 1989
que tribune et caisse de résonance, que le journal est
utilisé pour mettre en place les premiers jalons d'une histoire de la
guerre d'Algérie.
2/ L'histoire comme enjeu
A partir de 1968, on voit se multiplier dans les colonnes du
quotidien les tentatives d'écriture, d'interprétation et de
réappropriation de l'histoire du conflit. L'histoire n'y est plus
étudiée en tant que discipline scientifique mais elle devient un
enjeu.
a) Les premiers travaux à vocation historique
C'est en effet en 1968 qu'Yves Courrière publie son
premier tome de son histoire de la guerre d'Algérie11. Le
Monde en rend compte à chaque parution d'un nouveau volume. La
place faite à la critique de ses livres est de plus en plus importante :
chaque tome est un véritable événement éditorial.
Cette première histoire de la guerre d'Algérie connaît en
outre un véritable succès populaire : plusieurs centaines de
milliers d'exemplaires sont vendus. Les livres de Courrière sont
perçus comme un authentique travail d'historien dont la portée
est cruciale ; il s'agit de faire la première histoire du conflit :
« ce livre prouve que l'on peut aujourd'hui commencer à
écrire la délicate histoire d'un drame qui provoqua tant de
souffrances et de divisions »12 .
Par conséquent, les comptes-rendus faits par Jean
Planchais et Philippe Herreman sont élogieux, y sont loués «
l'énorme travail d'investigation », « l'honnêteté
et l'objectivité », « le souci d'impartialité
»13. Le Monde publie même en six
épisodes les pages du dernier tome, Les Feux du désespoir,
traitant du putsch des généraux14. Le quotidien
prend donc fait et cause pour un tel travail de mémoire, quitte à
susciter la polémique. Ainsi, les colonels Coustaux, Ocier de Baulny et
le général Arfouilloux15 contestent le rôle qui
leur est imparti dans le déroulement du putsch et s'interrogent sur
l'objectivité et le sérieux de la démarche d'Yves
Courrière. Aussi lui est-il reproché de n'avoir fondé son
étude que sur un nombre
11 une histoire détaillée en quatre tomes
publiés de 1968 à 1971 : Y. Courrière, La Guerre d
'Algérie, Fayard, Paris, 1968-197 1
12 compte-rendu des Fils de la Toussaint dans le
numéro du 2 juillet 1968
13 critique de Philippe Herreman du Temps des
léopards, 10 juillet 1969
14 les 16, 17, 18, 19-20, 21, 22 septembre 1971
15 correspondance des deux colonels le 21 octobre et celle du
général Arfouilloux le 28 décembre 1971
limité de témoignages, donnant une vision
tronquée et partiale des événements. Le Monde
publie à la suite de ces courriers une réponse d'Yves
Courrière. Il défend son travail et assure avoir effectué
un recoupement des témoignages : « je crois avoir apporté
à la connaissance du public la somme la plus ample de documents et
témoignages jamais réunis jusque-là
»16.
Or, si l'ouvrage de M. Courrière est d'une importance
considérable pour la constitution d'une mémoire collective
dépassionnée sur la guerre d'Algérie, pour la
quantité et la qualité des témoignages recueillis, il
reste qu'à la lecture des bonnes pages publiées, on ne
peut-être que perplexe devant la précision quasi-maniaque avec
laquelle il relate les faits - certains épisodes sont
détaillés minute par minute17. D'autre part la
qualité des sources laisse à désirer : se cantonner aux
témoignages des acteurs du conflit est dangereux. Il en résulte
une histoirechronique forte en rebondissements et en intrigues en tout genre
où la part belle est faite aux quelques « grands personnages »
: généraux, hommes politiques, leaders du F.L.N... Y sont
sous-estimés le poids de l'opinion métropolitaine et pied-noir,
le rôle des appelés dans l'échec du putsch, bref tout ce
qui ne peut se résumer à l'action d'un personnage important. De
fait, le travail de M. Courrière relève davantage du journalisme,
qui est sa profession originelle, que de l'histoire. Il y manque surtout cette
distanciation critique vis-à-vis de ses sources qui caractérise l
'historien.
Touj ours dans cette volonté de faire sortir de l'oubli
les événements-clé de la guerre d'Algérie, Le
Monde consacre à deux faits généralement inconnus du
grand public sa rubrique « Histoire »: une sur le massacre du 5
juillet 1962 à Oran18, journée durant laquelle la
fête de l'Indépendance dégénère en fusillade
confuse suivie d'une chasse à l'Européen, et l'autre sur la
fusillade de la rue d'Isly19(cf. texte dans les annexes), fusillade
qui éclate lors d'une manifestation d'Européens et durant
laquelle l'armée française tire sur la foule. A ces deux
articles, il faut ajouter une analyse de Jean Lacouture sur « le combat
des Européens «libéraux» » parue le 9 juin 1972
(cf. texte dans les annexes). C'est d'ailleurs, le seul article qui
résulte d'un travail d'historien : Jean Lacouture retrace la
généalogie, la marginalité et l'originalité du
mouvement des Européens « libéraux » en distinguant
quatre courants différents à travers leurs organisations et leur
presse.
16 21 octobre 1971
17 exemple de détails superflus : « quand on bridge
le vendredi soir c'est le mort qui répond [au téléphone]
» ( 3ème épisode du putsch des généraux, 18
septembre 1971)
18 « Il y a dix ans à Oran, le dernier sursaut de
l'O.A.S. » par Etienne Daum, 4 juillet 1972
19 « Il y a dix ans à Alger, la fusillade de la rue
d'Isly » signé J.L, 25 mars 1972
Les articles sur le massacre d'Oran et sur la fusillade de la
rue d'Isly sont plus polémiques et les affirmations des journalistes
reposent sur le livre d'Yves Courrière dont on a montré les
limites. Il faut noter aussi la tendance à l'exagération,
procédé journalistique « d'accroche » du lecteur;
ainsi, la fusillade de la rue d'Isly est considérée comme un
« holocauste », ce qui est pour le moins exagéré. Mais
ce travail de mémoire est louable et nécessaire, il met en
évidence la complexité du conflit en rappelant des
événements dans lesquels les implications de l'armée
française et de l'O.A.S pour la rue d'Isly et auxquelles s'ajoute celle
du F.L.N. pour le massacre d'Oran, sont étroitement
mêlées.
En ce qui concerne la fusillade de la rue d'Isly, le
journaliste, à la suite d'Yves Courrière, estime que l'O.A.S. est
largement responsable ; d'une part en tant que meneur d'une manifestation
interdite, mais surtout parce qu'elle aurait été à
l'origine de la première rafale tirée « en direction de la
troupe, du balcon du 64 de la rue d'Isly », rafale à laquelle la
troupe composée de supplétifs algériens20 a
répondu par une fusillade confuse qui fit quarante-six morts. Cette
version des faits est celle retenue par les principaux historiens21,
c'est peut-être la raison pour laquelle aucune polémique ne suit
la publication de cet article.
Ce n'est pas le cas pour les articles sur le massacre d'Oran.
Le premier article22 est en fait une livraison des bonnes feuilles
du livre de Gérard Israël23 sur le massacre. Il s'agit
encore d'une histoire-chronique racontée avec force détails. Pour
M. Israël, c'est l'A.L.N. qui est responsable et des premiers coups de feu
et de la chasse à l'homme qui les suit. Mais, l'armée
française est coupable de complicité pour ne pas être
intervenue. Le bilan du massacre, selon Israël, est de vingt-trois morts
européens et cinq cents disparus24.
Le 4 juillet 1972, dans son article, Etienne Daum donne une
toute autre image des événements. Il énumère tous
les attentats perpétrés dans la ville par l'O.A. S. depuis le 1
er juin, date à laquelle Jean-Jacques Susini, au nom de l'O.A.S, et
Abderrahmane Farès, chef de l'exécutif provisoire
algérien, décident d'une trêve. M. Daum souhaite ainsi
montrer le climat
20 ce qui n'a fait qu'exciter plus la foule qui les traitait de
fellaghas. cf. Yves Courrière,
Les Feux du désespoir, op. cit.
21 hormis P. Miquel, La guerre d'Algérie, Fayard,
Paris, 1993 : « des coups de feu partirent des toits. On accusa le service
d'ordre [...] Bilan : quarante-six morts européens, victimes de
l'armée et des gendarmes »
22 « Mourir à Oran » 9 juin 1972
23 G. Israël, Le Dernier jour de l'Algérie
française, Laffont, Paris, 1972
24 B. Droz et E. Lever, op. cit. avancent, quant à eux, le
chiffre de quatre-vingt-seize morts dont vingt Européens; ils
n'évoquent pas le cas de disparitions, conformément à la
version officielle.
de violence qui précède ce massacre du 5
juillet, la population européenne y est décrite comme complice de
l'O.A.S. : « Les Oranais ne renoncent à aucune de leurs occupations
diurnes [...] mais, le soir venu, ils couvrent les activités des
commandos de l'ombre qui bombardent au mortier le cantonnement des gendarmes
mobiles ». Quant au massacre en luimême, il n'y fait
référence qu'en trois lignes à la fin de l'article : il
serait dû à l'exaspération de la population
algérienne et aurait fait plusieurs dizaines de morts. Mais, ce qui
importe pour Daum, c'est de le resituer dans le contexte et d'indiquer qu'il
est une conséquence de la politique de la terreur
développée par l'O.A.S. C'est donc une vision radicalement
différente du massacre que celle de Gérard Israël.
En réponse à l'article de M. Israël,
Thierry Godechot, alors secrétaire du général
Katz25, et le docteur Alquié, ancien adjoint au maire d'Oran,
rapportent leur version des faits26. M. Godechot conteste le fait
que l'A.L.N. ait délibérément souhaité le massacre
des Européens et que l'armée française ne soit pas
intervenue. La cause du massacre réside dans le vide administratif et
politique de l'Algérie tout juste indépendante et dans les
séquelles laissées dans la population algérienne par les
attentats de l'O.A.S. M.Godechot se contente de redonner la version officielle
: le massacre a eu pour point de départ une rafale tirée par un
élément de l'O.A.S. et nie l'existence d'enlèvements
massifs.
Le docteur Alquié, quant à lui, estime que
l'O.A.S. ne peut être responsable car, à cette époque, tous
les commandos avaient quitté Oran ; par ailleurs, il avance un bilan des
morts pour le moins excessif : « j 'estime, quant à moi, que ce
jour-là mille cinq cents Français au moins trouvèrent la
mort en Oranie ».
Cette mini-polémique sur le massacre d'Oran est
révélatrice de cette coexistence dans la société de
souvenirs tronqués et antagonistes sur les événements, de
cette apparente impossibilité de constituer une mémoire
collective, les divergences étant trop grandes. Chacun raconte les
événements à partir de ses a priori et de son
expérience, le coupable est différent à chaque fois :
l'A.L.N., l'O.A.S. ou la passivité de l'armée
française.
b) Les témoignages
Les témoignages font souvent l'objet d'un compte-rendu
dans le supplément « Livres » du quotidien. Ils n'ont pas la
même prétention historique que les précédents
articles : le
témoignage revendique une approche subjective des
faits.
Parmi ces témoignages, on remarque une
prépondérance de livres écrits par des nostalgiques soit
de l'Algérie française, soit de l'Algérie tout court. Tout
particulièrement, les anciens de l'O.A.S. sont très
présents sur ce terrain de l'édition, suite à l'amnistie
(cf.infra). Sergent publie le deuxième tome de ses souvenirs en
196827, Jouhaud28 et Salan29 le font en 1969.
Les comptes-rendus qui en sont faits, restent modérés ; sans
qu'il y ait adhésion aux thèses des auteurs, leur opinion est
respectée et y est souligné l'apport qui est fait sur la
connaissance du fonctionnement de l'O.A.S.30 Mais ce n'est pas tant
le contenu qui est apprécié qu'« une vivacité, une
chaleur et une franchise que l'on cherche vainement dans d'autres
mémoires »31.
Autre catégorie de nostalgiques, les «
nostalgiques modérés » dont Pierre Laffont, en tant
qu'ancien maire d'Oran, est le meilleur représentant. M. Laffont est un
habitué des tribunes du journal, sa signature revient souvent durant la
période 1968-1972. Le compterendu sur son livre L
'Expiation32, paru dans le numéro daté
du 9 juillet 1968, signale essentiellement le sentiment de rancoeur qui domine
à la lecture du témoignage. Même si les prises de position
de M. Laffont étaient hostiles à l'O.A.S., on peut le rapprocher
des anciens de l'O.A. S. par la teneur générale de leurs
souvenirs : ils révèlent une mémoire commune se
caractérisant par la déception et la nostalgie.
Un autre type de témoignage est constitué par
les livres de généraux « républicains », par
opposition aux « généraux félons » : le
général Massu, le général Dulac et le
général Ely33. Ce sont des ouvrages moins
exaltés mais qui se distinguent par leur apport historique. Ayant
côtoyé les principaux acteurs du conflit, ils donnent leur
vérité sur les grandes interrogations liées à la
guerre d'Algérie : la torture34 (cf. p.46) ou le rôle
de de Gaulle dans
27 P. Sergent, La Bataille, La Table Ronde, Paris,
1968
28 E. Jouhaud, Ô mon pays perdu, Fayard, Paris,
1969
29 R. Salan, Lettres de prison, La Table Ronde, Paris,
1969
30 surtout pour le livre de Sergent dans un compte-rendu paru le
7 novembre 1968
31 compte-rendu de Jean Planchais sur le livre de Jouhaud, 26-27
octobre 1969
32 P. Laffont, L 'Expiation, Plon, Paris, 1968
33 J. Massu, La Vraie bataille d'Alger, Plon, Paris,
1971 ; P. Ely, Suez..., le 13 mai, Mémoires, Plon, Paris, 1969
et A. Dulac, Nos guerres perdues, Fayard, Paris, 1969
34 Compte-rendu de Jean Planchais « Les Arguments de Massu
» 10 novembre 1971
l'opération « Résurrection » (cf.
p.40) prévoyant le débarquement de troupes en
métropole35.
Un autre type de témoignage, plus singulier, est celui
du militant F.L.N. C'est en 1970 que sort le livre de souvenirs de Mohamed
Lebjaoui36, premier responsable de la fédération de
France du F.L.N. jusqu'en 1957. La critique de Philippe Herreman37
est plus argumentée que les comptes-rendus de Jean Planchais sur les
témoignages français. S'agissant de l'histoire côté
algérien, la distanciation est sans doute plus évidente.
Témoignage d'autant plus intéressant qu'il est le premier
écrit par un Algérien, permettant de mieux comprendre les
motivations du militant F.L.N. et de mieux saisir les luttes de clan à
l'intérieur du parti, mais le livre passe inaperçu à sa
sortie en France tant la légitimité du combat nationaliste reste
ignorée.
A travers ces différents comptes-rendus de
témoignages, on s'aperçoit du clivage marqué entre les
différents groupes porteurs de mémoire. Chacun cherche à
justifier son combat : l'histoire n'est plus une discipline scientifique mais
un enjeu, alors on triche un peu avec elle, avec la vérité. Or,
témoigner, c'est aussi livrer ses blessures à la thérapie
de l'écriture : l'agressivité est généralement
absente de ces livres et quand adversaire il y a, c'est rarement
l'Algérien mais bien plus souvent le Français ; que ce soit le
métropolitain, le général de Gaulle ou la presse. Ces
ouvrages forment un patchwork de souvenirs, parfois contradictoires. Mais c'est
dans cette diversité et cette contradiction de souvenirs que le lecteur
se forge sa propre mémoire sur la guerre d'Algérie. Peut-on alors
dire comme Benjamin Stora que le livre « fait dériver les solitudes
des groupes porteurs de la mémoire de guerre, transfère les
conflits, cristallise les agressivités, se transforme en arme
»38 ? On peut rester sceptique : où voit-il tant
d'agressivité ?
3/ Le cinéma au centre des affrontements
En revanche, s'il existe un champ culturel où cette
agressivité se déchaîne, c'est bien celui du cinéma,
en particulier lors de la sortie en salle de deux films traitant de la guerre
d'Algérie : Le Vent des Aurès de Mohamed Lakdar Hamina
et La Bataille d'Alger de Gillo
35 Comptes-rendus des livres des généraux Dulac,
Jouhaud et Ely « Cette obscure clarté... » de Jean Planchais,
26-27octobre 1969
36 Mohamed Lebjaoui, Vérités sur la
révolution algérienne, Gallimard, Paris, 1970 37 6-7
septembre 1970
Pontecorvo.
a) Deux films qui suscitent la polémique
Au début de l'année 1969, est diffusé en
France, dans l'indifférence générale, le premier long
métrage de l'Algérie indépendante, Le Vent des
Aurès, prix de la première oeuvre au festival de Cannes en
1967. La critique qu'en fait alors Le Monde, est plutôt
élogieuse ; le film évite la propagande grossière : «
cette guerre, ce pourrait être n'importe quelle guerre, de n'importe
quelle époque »39. Le film sort alors dans
quelques rares salles en France mais les réactions ne se font pas
attendre. Des entrefilets du quotidien nous apprennent que sous la pression des
rapatriés, le film est retiré des affiches à
Toulouse40, puis Marseille et Nice41. Cette
géographie de la protestation des rapatriés n'est pas anodine, il
s'agit des grandes villes du Sud ayant accueilli une partie importante de la
population rapatriée.
Or, c'est avec la sortie de La Bataille d'Alger
qu'éclatent véritablement les querelles entre d'un
côté, groupes d'extrême droite et associations de
rapatriés, et de l'autre côté, cinéphiles et
intellectuels. Dans le numéro daté du 9 mai 1970, le quotidien du
soir nous apprend que le film est autorisé par la censure après
quatre années d'interdiction. Il faut sans doute voir là un signe
d'apaisement de la société française et du pouvoir
politique : il est temps de regarder en face cette histoire récente,
celle de la bataille d'Alger. Le nom de bataille d'Alger a été
donné à la succession d'actions terroristes et
d'opérations de police, marquant principalement l'année 1957.
Pour prévenir les attentats aveugles du F.L.N., Robert Lacoste, ministre
résidant, confie au général Massu, commandant la
10e D.P.42, la totalité des pouvoirs de police
dans la zone d'Alger. Celui-ci mène alors une guerre du renseignement
pour déjouer les opérations terroristes.
Le film, couronné de récompenses au festival de
Venise de 1966 (Lion d'or et prix de la critique internationale), se veut
« une oeuvre objective et équilibrée, qui ne soit le
procès ni d'un peuple, ni d'une nation »43.
Dès sa sortie, la presse et les groupuscules d'extrême
droite
39 22 janvier 1969
40 24 avril 1969 : la direction a même proposé de
visionner d'abord le film aux rapatriés, ceux-ci ont refusé.
41 22-23 juin 1969
42 D.P. : division parachutiste
43 déclaration de Yacef Saadi, ancien chef F.L.N.
impliqué dans la bataille d'Alger, co-producteur et acteur du film, 2
juin 1970
multiplient les menaces si bien qu'il est retiré des
salles44.
Le Monde entre dans la bataille alors qu'il
était resté très discret lors de la polémique sur
Le Vent des Aurès. Fidèle à son
libéralisme - chacun est libre de juger et de déterminer ce qui
est bon pour soi - il s'indigne de l'interdiction du film,
décidée par des extrémistes minoritaires :
« Nous avons souligné que ce film, certes
douloureux, restait honnête et impartial dans ces intentions [...] il ne
s'agit pas de provoquer ceux de nos compatriotes qui ont tant souffert des
événements d'Algérie, mais seulement de prouver que les
spectateurs français sont des spectateurs adultes
»45.
Dès le lendemain, l'affaire gagne la une du journal, le
quotidien continue sa compagne
avec deux arguments principaux : l'impartialité du film
et le fait que chacun doit être libre d'aller le voir. Robert Escarpit,
dans sa chronique, s'indigne : « croit-on qu'on les [les spectateurs du
conflit] traite avec moins de dérision quand on les juge incapables de
comprendre de prendre connaissance d'un dossier de leur propre Histoire que le
monde entier, sauf eux, peut connaître ? »45.
Pour démontrer l'impartialité du film, le quotidien utilise
un procédé astucieux qui consiste à donner la parole
à des personnalités proches de la mouvance pro-Algérie
française ou de l'armée et qui reconnaissent le sérieux du
film46. Cette entreprise vise évidemment à
discréditer les agitateurs ; c'est ainsi que le colonel Trinquier,
commandant de la 10e division parachutiste pendant la bataille d'Alger,
théoricien de la « guerre psychologique » et chef du service
« action-renseignement »47, est invité
à donner son avis sur le film :
« J'ai trouvé ce film excellent. Il
présente d'une façon objective la lutte sévère
menée pendant dix mois par la 10e D.P. contre les terroristes
d'Alger aux ordres de Yacef Saadi [...]. Dans un certain sens, ce film est un
hommage à l'armée française [...]. Aussi je regrette que
ce film ne soit pas autorisé à passer sur les écrans
parisiens »48.
La polémique se poursuit ainsi pendant une dizaine de
jours, le journal faisant de la
liberté d'expression son leitmotiv49.
L'affaire rebondit après la censure par l'O.R.T.F. de l'extrait du film
que devait diffuser Olivier Todd dans son émission « Panorama
». Celui-ci
44 « La Bataille d 'Alger est retirée de
l'affiche par les directeurs de salle », 4 juin 1970
45 « Au jour le jour : Dérision », 5 juin
1970
46 ainsi l'Ordre Nouveau reste très modéré,
cf. 5 juin 1970
47 c'est-à-dire du service de torture, cf. P.Vidal-Naquet,
La Torture dans la République (1954-1962), Editions de Minuit,
Paris, 1998 (3e édition)
48 6 juin 1970
49 voir en particulier la chronique d'Alfred Grosser « Des
censeurs par millions », 14-15 juin 1970
après avoir exprimé son indignation, annonce sa
démission dans les colonnes du quotidien50. Peu à peu,
l'affaire se tasse, mais il faut attendre le mois d'octobre 1971 pour que le
film soit, pour la première fois, projeté
régulièrement dans une salle parisienne !51
b) La force de l'incompréhension
Il est remarquable que la plupart des opposants à la
sortie en salle du film ne l'aient pas vu. C'est dire combien les visions du
conflit que peuvent en avoir les différents protagonistes sont
hermétiques à une pensée autre ! Bien plus, il est
insupportable pour cette minorité de nostalgiques de l'Algérie
française que cette pensée autre puisse exister, d'où une
utilisation du chantage et de la menace pour lui interdire l'accès
à l'arène publique via le cinéma.
Cette incompréhension et ce non-respect de
l'humanité et des droits d'autrui est au fondement même de la
guerre, Jean Cohen, lui-même Juif pied-noir, la définit ainsi :
« Chaque communauté vivait séparée, murée dans
ce mépris universel dont chacun était à la fois le sujet
et l'objet »52. La réaction vis-à-vis
du film qui apparaît démesurée, s'explique par cette
caractéristique de la culture pied-noir à laquelle il faut
ajouter celle de l'excès propre au peuple
méditerranéen.
L'engagement du Monde dans cette querelle est
significatif de la place primordiale qu'occupe la guerre d'Algérie dans
la mémoire française. A ce titre, il est révélateur
que la polémique débute sous la rubrique « Culture »
pour se retrouver, ensuite, à la une et être analysée par
les grands chroniqueurs du journal : Alfred Grosser et Robert Escarpit. C'est
une caractéristique majeure de cette période, les principaux
débats sur la guerre d'Algérie naissent dans le champ de la
culture, que ce soit un film ou un livre, pour devenir un débat de
société.
En filigrane, il se devine un présupposé, le
même dans les deux camps : l'image a un pouvoir de persuasion bien
supérieur à n'importe quel média53. En effet,
cette pensée hante la génération qui a connu la guerre et
la propagande qui l'accompagnait. C'est pourquoi, par exemple, l'Etat garde
sous tutelle l'audiovisuel : il est encore perçu, même si mai 68
est passé par-là, comme le moyen de diffusion, par excellence, du
message gouvernemental.
Bien que l'incompatibilité entre les mémoires de
la guerre semble insurmontable lors
50 16 juin 1970
51 21 octobre 1971
52 J.Cohen, Chronique d 'une Algérie révolue :
« Comme l 'ombre et le vent », L'Harmattan, Paris, 1997
53 à ce titre, il n'y a qu'à lire les
réactions violentes du général Salan et d'autres
nostalgiques de l'Algérie française après la diffusion
d'émissions sur l'O.R.T.F., « l'Algérie dix ans après
», 7-8 juin 1972
d'une telle querelle, il ne faut pas oublier que ce mouvement
de rejet est à la fois brutal et sporadique puisqu'un an et demi
après l'affaire, il devient possible de projeter normalement le film.
Ces réactions sont d'autant plus exagérées que le contenu
du film n'est pas le centre du débat, peu de gens l'ayant vu. C'est le
fait qu'un film sur la guerre d'Algérie existe qui cristallise les
rancoeurs. Les différents agitateurs veulent imposer un silence total
sur le conflit, faire de cette période de l'histoire un tabou. Le deuil
« des événements » est loin d'être accompli :
l'agressivité et la haine dominent encore.
c) L'encadrement de la mobilisation des
rapatriés
En première ligne de la querelle, se trouvent les
associations de rapatriés et d'anciens combattants qui font pression sur
les directeurs de salle : l'A.N.F.A.N.O.M.A., l'U.N.C.- A.F.N., l'Association
des combattants de l'Union Française et le F.N.R. (cf. glossaire dans
les annexes) ont ainsi indiqué dans une déclaration commune que
la projection de La Bataille d'Alger était une «
véritable provocation de nature à troubler l'ordre public
»54. Il est notable qu'il s'agisse d'associations
nostalgiques de l'Algérie française. Cette agitation a bel et
bien un but politique : affirmer la capacité de mobilisation, montrer la
force de ces associations et s'assurer une certaine publicité pour ne
pas être oublié des pouvoirs publics. La polémique se
déroule en effet en pleine négociation d'une indemnisation pour
les rapatriés, loi qui est votée le 30 juin 1970. Par cette loi,
le gouvernement reconnaît que la nation est redevable à ses
concitoyens ayant vécu en Algérie, de ce qu'ils ont laissé
là-bas. L'Etat admet implicitement qu'il est responsable de l'exode de
1962, cette indemnisation est une réparation pour le dommage subi. Les
pieds-noirs ne sont plus, comme le pensait le général de Gaulle
(cf. infra), les seuls fautifs de leur situation, au contraire, ils en sont les
victimes.
L'enjeu est, du point de vue des rapatriés, de
s'afficher unis et mobilisés pour faire pression sur le gouvernement
afin que celui-ci se montre généreux, politique qui se poursuit
jusqu'à la loi d'amnistie de 1982. Cette volonté d'union est
d'autant plus difficile à mettre en pratique que la population pied-noir
est traditionnellement très « éclatée »
politiquement. Toutefois, se met en place une association qui se veut unitaire,
bien qu'affichant sa sympathie pour l'Algérie
française55 : le F.N.R. dirigé par Edmond Jouhaud et
créé en 1969. L'unité n'est que partielle mais elle permet
aux rapatriés d'apparaître plus crédibles sur la
scène
publique. La mobilisation autour de La Bataille d'Alger
a valeur de test en la matière.
On peut remarquer que les association qui se sont
indignées de la projection du film de Pontecorvo, appartiennent toutes
à la sphère idéologique de l'Algérie
française. Elles ne sont donc pas représentatives de l'ensemble
de la population rapatriée et encore moins de l'ensemble des anciens
combattants de l'Algérie française. C'est leur forme de
mobilisation, une agitation « musclée », qui donne une grande
résonance à leur action. L'extrémisme de cette
minorité n'est en fait pas généralisé.
4/ Un besoin de commémoration
La société française, dans cet
après-mai 68, se trouve dans une situation d'absence de mémoire
collective sur la guerre d'Algérie. La commémoration, par le
rituel qu'elle met en place, marque l'opinion et participe à la
création d'une telle mémoire : le cas particulier, elle en fait
un cas exemplaire, un symbole d'une lutte ou d'un idéal. C'est dans
cette volonté de créer des repères, de mettre en valeur
des événements significatifs selon ses propres
références qu'il faut envisager le foisonnement de
commémorations des différents groupes d'acteurs de la guerre
d'Algérie. Le but est aussi de montrer la capacité de
mobilisation de ces groupes, comme lors de la polémique sur La
Bataille d'Alger.
a) Une commémoration des « nostalgiques »
: le 13 mai
En 1971, suite à une manifestation organisée par
les anciens combattants pour célébrer le 13 mai
195856, une contre-manifestation de nostalgiques de l'Algérie
française est prévue57. Par crainte d'affrontements,
les deux manifestations sont interdites. Toutefois, trois cents personnes,
anciens activistes et sympathisants de l'Algérie française, se
rassemblent sur les Champs-Elysées pour défiler. La police charge
et interpelle cent quarante personnes, interdisant toute velléité
de commémoration.
Même si cette manifestation est un échec pour ses
organisateurs, elle est révélatrice du souhait des anciens
activistes que l'opinion reconnaisse la légitimité de leur lutte.
Or, commémorer le 13 mai, ce n'est pas célébrer le retour
au pouvoir de de Gaulle mais mettre en exergue ce qui est ressenti comme une
trahison de l'ancien président : il aurait fait croire qu'il
56 journée durant laquelle la foule algéroise
envahit le siège du gouvernement général; le
général Massu constitue alors un Comité de salut public.
C'est cette journée et la peur qu'elle a suscitée en
métropole, qui a permis le retour au pouvoir du général de
Gaulle.
était favorable à l'Algérie
française afin d'être appelé au pouvoir. La date du 13 mai
n'a aucune valeur en ce qui concerne la guerre elle-même, mais elle
signifie que les blessures les plus terribles proviennent du conflit
franco-français (activistes contre gouvernement) et non de la guerre
franco-algérienne.
b) La commémoration des gaullistes et des
modérés : les accords d'Evian
Cette commémoration ne se produit pas dans l'agitation,
elle découle bien plus de la volonté du Monde de
célébrer à travers la date du 18 mars, un moment
d'histoire. En conséquence, le numéro du 17 mars 1972
insère dans sa une, un article de Louis Joxe, alors ministre d'Etat
chargé des affaires algériennes et chef de la
délégation de négociateurs français. M. Joxe y
défend les accords, plus qu'il n'y raconte la genèse des accords.
Ceux-ci sont désignés comme « un édifice patiemment
construit ». C'est une version gaullienne de la guerre d'Algérie
(cf. p. 36) dont M. Joxe écrit l'histoire. Selon ce dernier, les accords
ont été vidés de leur substance par la faute des
Français d'Algérie, ils sont les seuls responsables de leur sort
: « Sous l'influence grandissant de l' «Organisation de
l'armée secrète», dans une atmosphère d'émeute
et de fin de monde, [les Français d'Algérie] ne comprirent pas
que le travail accompli l'avait été pour eux ». Il s'agit
bien entendu de réécrire l'histoire sous l'angle le plus
avantageux pour le gouvernement de l'époque. On assiste à une
justification de son action en tant que négociateur et à un
plaidoyer pour la politique algérienne de de Gaulle dont le fondement
historique est contestable (cf. p. 36).
Autre commémoration des accords mais dont la
signification est différente, c'est celle organisée par la
F.N.A.C.A (cf. glossaire dans les annexes). La fédération
souhaite ainsi célébrer la fin des combats et non l'acte
diplomatique : la manifestation se déroule le 19 mars date-anniversaire
de l'entrée en vigueur du cessez-le-feu et non le 18 mars
date-anniversaire de la signature des accords. L'enjeu est de rappeler le
nombre et le nom des victimes de cette guerre présentée comme
absurde. Y est aussi recherchée la reconnaissance du sacrifice qu'ont
fait ces hommes. C'est pourquoi, MM. de Jaeger (président de la
fédération) et Sicart (secrétaire général)
réclament « pour les «anciens» d'Algérie la
reconnaissance du statut d'ancien combattant »58.
Un même événement peut donc être
interprété de manière différente par des groupes
distincts d'acteurs du conflit. Cette multiplicité de
commémorations entraîne le risque d'une confusion entre
l'événement et ses différentes connotations.
c) La commémoration des militants de gauche :
Charonne
Le 8 février 1962, à l'appel de syndicats et de
partis de gauche (C.G.T., C.F.T.C, F.E.N., U.N.E.F., P.C. et P.S.U.), se
déroule à Paris une manifestation, bien qu'interdite, pour
protester contre les violences perpétrées par l'O.A. S. La police
charge sur la foule pacifique qui, souhaitant se réfugier à
l'intérieur de la station Charonne, se heurte aux grilles fermées
de la station : on relève neuf morts dont trois femmes et un enfant, et
cent cinquante blessés.
Suite à ce massacre, une information pénale est
ouverte pour homicides involontaires mais se clôt par un non-lieu. Alors,
pour entretenir le souvenir des victimes, les familles réclament une
réparation afin d'engager un procès en juin 1968. Celui-ci se
conclut en novembre 1 96959, en appel, par le principe d'un partage
de la responsabilité entre la Ville de Paris et les victimes. Une
victoire judiciaire aurait été en effet un moyen de rendre
hommage à la lutte des victimes et des organisations de gauche,
d'où sa portée commémorative. Un deuxième
procès s'ouvre en novembre 1972 suite à l'accusation
portée par Jacques Derogy contre l'officier de police Elie Bisserbes,
parue dans les colonnes de l'Express : ce dernier y est
soupçonné d'être un des auteurs du massacre; mais sa
culpabilité ne peut-être prouvée à cause de la loi
d'amnistie.
Profitant de cette publicité autour de Charonne, trente
mille jeunes décident de célébrer la mémoire des
victimes lors du dixième anniversaire du massacre. Il faut
sûrement y voir une des conséquences de mai 68, les violences
policières ayant été constamment dénoncées
par les étudiants révoltés. Cette manifestation se veut
avant tout antifasciste - il ne faut pas oublier l'assimilation C.R.S. = S.S.,
slogan de mai 68 - et anticommuniste, ce qui provoque l'ire du P.C. : ce
dernier s'estime en effet martyr de la répression policière et
donc le seul héritier possible du souvenir des victimes. En
définitive, il s'agit d'une réappropriation de la mémoire
des victimes dans un but contestataire qui n'a plus rien à voir avec la
guerre d'Algérie
Il n'existe pas de commémoration officielle de la
guerre d'Algérie, d'où cet affrontement entre les
différents acteurs du conflit par symboles et souvenirs
interposés. Ce n'est pas tant le fait célébré qui
est alors significatif, que le discours qui l'accompagne :
l'interprétation donnée à l'événement en
question est révélatrice de cette mémoire très
partielle qui caractérise encore chaque groupe d'acteurs. Ainsi, la
portée du 13 mai se limite, selon les activistes, à la trahison
de de Gaulle ; la F.N.A.C.A., quant à elle, ne retient des accords
d'Evian que le cessez-le-feu et se désintéresse du sort
réservé aux Français d'Algérie
et les jeunes contestataires ne voient dans la tuerie de Charonne
qu'un exemple de la violence policière assimilée à un
fascisme.
Dix ans après le conflit, on s'aperçoit que les
rancoeurs sont très présentes et les querelles
inévitables. Le débat n'est pas encore apaisé et le champ
privilégié d'affrontement reste le domaine culturel, que ce soit
autour de l'image ou de l'écrit. Chacun se réfère encore
aux événements algériens selon sa propre expérience
du conflit, on ne peut qu'acquiescer au constat dressé par Benjamin
Stora sur cette période : « manque de travail intérieur,
comparable au travail de deuil : absence de plaintes contre soi-même, pas
d'autocritiques exacerbées, peu d'examens des «faiblesses»
manifestées durant cette guerre »60.
Cependant, par delà l'abondance de témoignages
dont l'intérêt historique reste réel, commence
déjà à se dégager une première tentative
d'étude objective et exhaustive du conflit qui, malgré ses
imperfections, est un grand pas en avant vers la mise en place d'une
mémoire dépassionnée des événements. Mais
cette histoire de la guerre d'Algérie doit se constituer en opposition
avec la mythologie gaullienne sur la tourmente.
B/ De Gaulle et l'Algérie : le mythe gaullien
et la politique du silence
1/ L'amnistie de 1968 : pardonner et oublier
a) Les campagnes pour une amnistie
Pour comprendre la partialité des témoignages,
il faut se rappeler que la période est marquée par la loi
d'amnistie 1968 qui interdit toute recherche de responsabilité pour les
exactions commises lors du conflit et favorise , de cette manière,
l`oubli et le silence.
Cette loi est le résultat d'une campagne souvent
initiée par des personnalités et des organismes proches des
anciens activistes. Ainsi, le S.P.E.S. demande une amnistie totale dans Le
Monde daté du 28 mars1968 en argumentant que 22 membres de l'O.A.S.
sont encore en prison alors que les « assassins notoires du F.L.N. »
ont été libérés. Mais, des personnalités de
gauche ont aussi le même type de démarche : à
l'Assemblée, M. Defferre, député des
Bouches-du-Rhône, demande l'inscription à l'ordre du jour de
l'amnistie61. Le quotidien reste à l'écart d'une telle
campagne, la façon dont sont relatées ces prises de position, est
des plus
neutres. De même, on peut constater l'étonnant
silence des anciens opposants à la guerre d'Algérie, comme si
pour eux la page était déjà tournée. Le Monde
se contente de révéler les résultats d'un sondage de
la S.O.F.R.E.S., selon lequel 54 % des Français interrogés sont
favorables à une telle amnistie. L'opinion est donc prête et
semble vouloir tourner la page. La loi d'amnistie apparaît de plus en
plus inéluctable, surtout depuis qu'une série de grâces a
largement anticipé sur la loi : 173 anciens membres de l'O.A. S. sont,
par exemple, libérés en décembre 196462.
Faut-il voir dans cette loi un pardon de de Gaulle à
ceux qui ont tenté de l'assassiner et ont contesté la
légitimité de son pouvoir ? On retrouve en effet parmi les
principaux bénéficiaires de la loi MM. Salan et Jouhaud,
généraux putschistes en 1961 et chefs de l'O.A.S. - et par
conséquent commanditaires des tentatives d'assassinat de de Gaulle -
ensuite, MM. Sergent et Argoud, responsables de l'O.A.S.-Métropole et
donc des attentats commis sur le territoire français. Il faut, en outre,
se rappeler que de Gaulle souhaitait la peine capitale pour Jouhaud et Salan en
1962. Salan, contrairement à son lieutenant, n'ayant pas
été condamné à mort par le Haut Tribunal Militaire,
c'est sous la pression de ses ministres que le général de Gaulle
accepte du bout des lèvres de gracier Jouhaud63. Le
changement d'attitude du président envers ceux qu'il a qualifiés
de « félons » et qui ont voulu sa mort, est radical : il
accepte de passer l'éponge. Est-ce un pardon du chrétien de
Gaulle ? Difficile de le savoir.
b) Une continuité dans la politique gaullienne
Il faut sûrement voir dans l'amnistie une volonté
politique plus générale. De Gaulle est très attaché
à l'idée de grandeur de la France, mais celle-ci ne peut se
réaliser que si, auparavant, l'unité de la nation a
été scellée. Or après une crise telle que la guerre
d'Algérie, qui a déchiré la société
française, il est urgent de procéder à une
réconciliation nationale fondée sur le pardon et l'oubli. C'est
le but même de l'amnistie. Mais cette amnistie est aussi le
symptôme d'une mémoire collective honteuse, d'où une
relégation des événements les moins glorieux dans
l'ombre.
Dès lors, il n'est guère étonnant que
cette réconciliation soit préparée dès 1962
puisqu'une amnistie était prévue avec les accords d'Evian. Il est
formulé dans ces derniers :
« L'amnistie sera immédiatement proclamée.
Les personnes détenues seront libérées ». L'amnistie
qui est ensuite précisée dans le décret n° 62-328 du
22 mars 1962, porte alors dans un premier temps sur les infractions commises
dans le cadre des opérations de maintien de l'ordre. Cette amnistie est
élargie en 1964 pour finalement concerner les infractions «
commises dans les opérations de police administrative ou judiciaire
». Dès lors, la loi de 1968 n'est qu'une extension des
précédentes lois, c'est la raison pour laquelle elle
bénéficie principalement aux anciens activistes, les militaires
ayant été amnistiés en 1962. Et c'est là qu'il faut
voir une limite à la continuité de la politique gaullienne. De
Gaulle aurait par ailleurs déclaré à Alain Peyrefitte en
1963, à propos d'une amnistie pour les anciens activistes : « Ce
n'est pas parce qu'on a accordé l'indépendance à
l'Algérie, qu'on doit couvrir de fleurs des gens qui ont combattu
l'armée française »64.
Versatilité ou pragmatisme du général de Gaulle ?
Cette série d'amnistie correspond aussi à la
volonté de nouer des relations diplomatiques avec l'Algérie. Ces
relations passent avant tout par un échange des compétences par
le biais de la coopération, aidant ainsi l'Algérie à
assumer son indépendance. L'intérêt pour le gouvernement
français n'était pas uniquement de garder une main-mise sur le
pétrole saharien ; de Gaulle voyait aussi son prestige, et celui de la
France, croître au sein des pays du Tiers-Monde. Or les relations
amicales entre les deux pays ne peuvent se forger qu'en mettant sous silence
tout ce qui pourrait faire naître des polémiques entre les deux
pays, et en particulier « les infractions commises dans le cadre
d'opérations de maintien de l'ordre ».
c) Contenu de la loi et conséquences judiciaires
La loi est votée dans la confusion de
l'après-mai 68, le 24 juillet 1968, seuls les communistes ayant
voté contre65. Alors que 3471 personnes ont
déjà bénéficié des précédentes
mesures d'amnistie, le général de Gaulle a épuisé
toutes les possibilités offertes par la loi sur les grâces.
L'amnistie apparaît alors nécessaire au gouvernement pour ceux qui
n'ont pu profiter de la grâce. Cette amnistie porte sur « toutes les
infractions commises en relation avec les événements
d'Algérie », et dépasse ainsi le caractère
spécifique des amnisties de 1962 et 1964. En outre, la loi rend le droit
aux bénéficiaires de porter les
64 A.Peyrefitte, op. cit.
65 un amendement socialiste, présenté par M.
Defferre, pour la réintégration, dans leur grade et leur
fonction, des officiers impliqués dans l'O.A.S. a été
rejeté mais reste jusqu'en 1981 dans le programme du parti
socialiste...
décorations décernées pour faits de
guerres. Les anciens activistes sont les seuls bénéficiaires de
cette mesure : c'est une amnistie votée pour régler leur sort.
Le Monde, dans son compte-rendu paru le 25-26
juillet, ne critique pas la loi en tant que telle mais reproche « le
résultat politiquement contestable » du contexte dans lequel elle a
été votée. En effet, les mesures d'amnistie concernant
l'Algérie ont été accolées à des
dispositions visant des infractions différentes : amnisties pour fait de
collaboration, fraude électorale... Le tout formant un ensemble
hétéroclite qui escamote la portée historique du vote.
Sa portée est loin d'être négligeable.
Elle voue toute poursuite judiciaire concernant les atrocités et
assassinats commis pendant la guerre à l'échec. Bien plus, elle
empêche toute mise en accusation d'un responsable de ces atrocités
par un journaliste puisqu'il s'agirait d'une diffamation. En effet, le
journaliste ne peut apporter de preuves face à un tribunal parce
qu'alors, cela reviendrait à instruire l'infraction commise, ce qui est
interdit par loi. Le silence est donc imposé et la recherche de la
vérité entravée. Dès lors, les affaires les plus
symptomatiques d'un fonctionnement pour le moins extraordinaire de la police et
donc de l'Etat en Algérie, que sont les affaires Audin (cf. p. 41) et
Charonne (cf. p.30 ) s'achèvent sur le mystère des
responsabilités et des circonstances du drame.
C'est là que se situe l'incongruité de la loi
d'amnistie. Elle empêche la mise en oeuvre de toute poursuite contre des
actes liés à la guerre d'Algérie. Bien plus,
l'évocation publique de tels actes peut être sanctionnée
pénalement. Cette loi est d'autant plus sujette à caution que les
amnisties concernent traditionnellement des délits reconnus et
jugés. C'est, par exemple, le cas de l'amnistie votée en
même temps que celle sur la guerre d'Algérie et portant sur les
faits de collaboration. Cette loi vise donc à enfouir « les
événements » sous un lourd silence. C'est ce qui fait dire
à Pierre Vidal-Naquet qu'elle protège les
tortionnaires66. Elle confère, en effet, une impunité
contestable aux anciens activistes. Le Monde nous révèle
ainsi dans le numéro du 24 janvier 1968 qu'un détenu va
jusqu'à s'accuser d'une agression commise pour le compte de l'O.A.S.
pour bénéficier de l'amnistie !
2/ Le mythe du chef d'Etat clairvoyant dans la tourmente
algérienne
S'il est un personnage dont le rôle est constamment
réévalué dans les diverses mémoires du conflit,
c'est bien le général de Gaulle : tour à tour,
traître pour les nostalgiques de l'Algérie française, homme
de la paix et des négociations pour les gaullistes, chef d'Etat
dépassé par les événements pour
certains militants gauchistes. Or, en 1970, paraît le premier tome des
Mémoires d'Espoir67, dans lequel de Gaulle
raconte son exercice du pouvoir durant la tourmente algérienne. Quelle
est alors son interprétation, rétrospective, de la guerre
d'Algérie ?
a) Le mythe a sa source : Le Renouveau
Dans cet ouvrage, le général de Gaulle nous
révèle l'image qu'il souhaite donner de son action, plus que la
réalité des faits. C'est un de Gaulle convaincu de la
nécessité de la décolonisation, marchant inexorablement
vers la paix, qui se dessine au fil des pages. Le général est
alors le seul à pouvoir convaincre l'opinion et agit selon un plan
préconçu. Ainsi, de Gaulle-écrivain se sculpte sa statue
d'homme d'Etat clairvoyant, agissant dans le sens de l'Histoire, statue qui
s'élève au-dessus de la confusion algérienne.
Ce mythe est entretenu par de nombreuses personnalités
proches, ou non, de de Gaulle, leur témoignage reprend cette lecture des
événements. Ainsi, André Fontaine, dans un article sur
l'Algérie, en vient à réinvestir le mythe gaullien :
« Pour admettre cette indépendance, de Gaulle n'a
pas dû seulement surmonter, par la ruse et par la force, l'opposition
résolue des tenants de l'Algérie française, parmi lesquels
une grande partie de nos chefs militaires, il a dû se faire violence
à lui-même »68.
Le général de Gaulle en tirerait un grand
prestige : pour quelqu'un élevé dans le culte de
l'Empire Français, accepter l'indépendance
c'est faire preuve de beaucoup de grandeur. On retrouve aussi, plus
classiquement, parmi les colporteurs du mythe gaullien les personnalités
proches de de Gaulle : MM. Tricot, Joxe ou Triboulet.
b) Réalité historique du mythe ?
Après ce bref descriptif du mythe,
intéressons-nous désormais à la réalité. De
Gaulle est-il cet homme clairvoyant convaincu de la nécessité de
l'indépendance ? Dans ce cas, aurait-il volontairement trompé les
pieds-noirs en criant : « Je vous ai compris » ?
Il est certain que de Gaulle avait des idées
progressistes concernant les relations entre la France et l'Algérie. Il
réprouve le colonialisme en tant que domination et oppression du peuple
conquis. Mais, il apparaît peu probable qu'il arrive au pouvoir en 1958
avec l'idée d'indépendance : il pencherait davantage pour un
statut d'association. Ce statut permettrait de garantir les
intérêts français en Algérie tout en
concédant plus de droits et de compétences
67 Ch. de Gaulle, Les Mémoires d'Espoir, tome 1: le
Renouveau, Plon, Paris, 1970
68 « La France et l'Algérie » par André
Fontaine, 14 janvier 1971
politiques aux musulmans. Mais manoeuvrant pour arriver au
pouvoir, il multiplie les propos contradictoires selon ses interlocuteurs, tout
en évitant les promesses précises : tantôt partisan de
l'indépendance69, tantôt farouchement hostile à
celle-ci70. Et au moment du 13 mai 1958, ce n'est pas un hasard si
ces collaborateurs, Olivier Guichard et Jacques Foccart entre autres,
manigancent pour que l'armée et les pieds-noirs fassent appel à
lui. De Gaulle soigne son image afin d'apparaître comme l'arbitre
suprême mais rien dans ses déclarations ne permet d'affirmer qu'il
sait déjà qu'il va accorder l'indépendance à
l'Algérie.
Les faits le contestent même. En effet, l'effort
militaire est particulièrement intense sous la Vème
République : c'est le plan Challe et la quasi-victoire sur le
terrain contre le F.L.N. Pourquoi alors continuer la guerre de manière
massive si le but de la politique de de Gaulle est l'indépendance ?
D'autre part, une des premières grandes mesures prises par le nouveau
président consiste en un vaste et coûteux71 plan de
développement économique de l'Algérie, le plan de
Constantine. Ce plan, s'étalant sur cinq ans, prévoit de
rattraper le retard de développement et de niveau de vie de
l'Algérie musulmane : réforme agraire, déploiement de
complexes industriels, scolarisation complète des jeunes Musulmans,
alignement des taux de salaires sur ceux de la métropole, construction
de voies de communication, d'équipement sanitaire et de logements... Ce
plan ambitieux a pour but de persuader les masses algériennes que la
France est prête à faire de gros sacrifices pour aider au
développement de l'Algérie, faire en sorte que l'attachement
à la France apparaisse inévitable. Ce plan dont les
résultats sont très contrastés - les capitaux sont
principalement destinés à l'industrie alors que l'Algérie
est majoritairement agricole et le F.L.N. impose le boycott du plan - est
révélateur de cet espoir que garde encore de Gaulle de maintenir
l'Algérie dans le giron de la France. La grande erreur du chef d'Etat
est d'avoir sous-estimer la force du sentiment national algérien : il ne
veut voir dans l'insurrection qu'un symptôme de la misère du
peuple algérien. Or l'identification des musulmans au combat du F.L.N.
est de plus en plus forte, il faut dire que la politique de la terreur
pratiquée par les fellaghas les y oblige.
Le témoignage que nous livre Alain
Peyrefitte72, montre bien que la politique de de Gaulle est
tâtonnante. Au moment du plan de Constantine, le président semble
estimer qu'il
69 par exemple, devant Louis Terrenoire, Maurice Clavel, Edmond
Michelet ou Christian Pineau
70 par exemple, devant Jacques Soustelle ou Robert Lacoste
71 19 milliards de nouveaux francs y ont été
investis en 1961
suffit de transformer l'Algérie en association avec la
France :
« On ne peut sortir de cette boîte à
scorpions qu'en faisant évoluer l'Algérie du tout au tout. Il
faut essayer de lutter contre la clochardisation des Algériens. Bien
sûr, il faut aussi que la pacification fasse des progrès sur le
terrain [...]. Mais elle ne sera jamais définitive si l'Algérie
ne se transforme pas ».
Il serait alors partisan d'une « Algérie
algérienne au sein de la Communauté ». En 1961,
alors que les négociations sont sans cesse compromises,
de Gaulle opte, momentanément pour une solution de partition de
l'Algérie : une partition aurait l'avantage de garantir les
intérêts français au Sahara et une bande de terrain
restreinte serait plus facile à défendre. Il envisage ainsi de
regrouper les Européens sur les terres les plus riches : « Si les
Français de souche étaient majoritaires en Oranie et dans la
plaine de Mitidja jusqu'à Alger; ils seraient maîtres du sol
» déclare-t-il. Bref, la progression dans les discours officiels
vers la solution de l'indépendance s'accomplit à mesure que le
président se rend compte que les autres solutions sont vouées
à l'échec. Alain Peyrefitte le résume ainsi dans son livre
: « Il a tout essayé et tout a échoué ». Loin
d'avoir une idée préconçue sur le règlement du
problème algérien, la démarche du général de
Gaulle est avant tout pragmatique, d'où ses ambiguïtés et
ses hésitations.
3/ Un mythe qui suscite des critiques
a) La critique du Monde sous la plume de
Viansson-Ponté
Le quotidien du soir, dès la publication du livre,
s'empresse d'en faire une critique argumentée mais néanmoins
sévère. Pierre Viansson-Ponté dans le numéro du 9
octobre 1970 s'exprime sans détour : « Le drame de l'Algérie
[...] est conté de façon plus schématique et
apologétique encore que la naissance et le fonctionnement du
régime » ou encore « c'est [...] la peinture d'une politique
idéale qui ne tient aucun compte des vicissitudes, des variations, des
échecs et apparaît fort éloignée de ce qu'elle fut
en réalité ». Ce reproche vis-à-vis de la lenteur et
des hésitations de de Gaulle se retrouve dans l'article qu'il a
écrit lorsque ce dernier a démissionné73:
« Si de Gaulle avait dès l'origine, comme
l'assurent ses partisans, la volonté de conduire l'Algérie
jusqu'au seuil de l'indépendance, mais le souci de ne pas aller plus
vite dans cette direction que l'armée, l'opinion métropolitaine
et les Français d'Algérie n'étaient pas disposés
à l'admettre, il faut croire qu'il a singulièrement tardé
et qu'il a payé dans tous les domaines - révoltes militaires,
terrorisme, rapatriements massifs, rupture de tout
lien organique et finalement spoliations - le prix le plus
élevé. La paix, l'indépendance, ne devaient pas
apparaître comme le couronnement d`une évolution menée dans
l'ordre, avec méthode, harmonieusement dosée à chaque
étape, mais comme une sorte de débâcle aggravée par
les crimes de l'O.A.S. »
b) L'amertume des anciens activistes
Plus violents, plus passionnels mais moins argumentés
sont les reproches des nostalgiques de l'Algérie française
vis-à-vis de l'ancien président de la République. Leur but
consiste généralement à dévoiler les
responsabilités de de Gaulle dans l'opération «
Résurrection »74. Impliqué de cette
manière dans l'activisme pro-Algérie française, le
général de Gaulle en aurait ensuite « trahi » ses
partisans en accordant l'indépendance. Ainsi, Jouhaud relate le feu vert
donné par de Gaulle à Salan pour une telle opération :
« Je pense que ça va marcher. Mais dans le cas contraire, à
Salan de jouer »75. C'est alors un de Gaulle cynique
et dupant les siens par arrivisme politique qui est présenté.
Portrait qui apparaît assez éloigné de la
vérité. En réalité, le général de
Gaulle n'a vraisemblablement envisagé l'opération que comme une
opération d'intoxication. D'autre part, il aurait pu être utile de
transporter des troupes venues d'Algérie pour maintenir l'ordre
après une prise légale de pouvoir76.
Un des meilleurs exemples de mémoire faussée sur
la guerre d'Algérie, est celle relevant de la mythologie gaullienne,
celle d'un homme marchant imperturbablement dans le sens de l'Histoire,
à savoir l'indépendance. En réalité, le
règlement du conflit ne s'est imposé au général
qu'après avoir essayé toutes les autres possibilités.
C'est sa méfiance vis-à-vis du F.L.N. entretenue par un
mépris de type colonial envers les musulmans77, qui a
retardé les négociations et non pas le souhait de ménager
l'opinion. L'opinion, de Gaulle n' a jamais voulu en être l'esclave et il
s'est révélé capable de la renverser par de simples
allocutions.
Le rôle du général de Gaulle dans la
guerre d'Algérie est un thème récurrent du débat et
par conséquent un axe majeur de structuration d'une mémoire
collective sur les événements. C'est la polémique qui
attire l'attention de l'opinion sur une telle thématique et suscite
des
74 c'est-à-dire le débarquement en métropole
en mai 1958 qui, à défaut d'une solution légale,
imposerait le retour au pouvoir du général de Gaulle
75 compte-rendu des Mémoires de Jouhaud ( op. cit. ), le
26-27 octobre 1969
76 du moins, c'est l'opinion du général Ely dans
son ouvrage (op. cit. )
77 A.Peyrefitte (op. cit.) nous révèle cette face
cachée du général dans ce type de réflexion :
« Les musulmans, vous êtes allé les voir ? Vous les avez
regardés avec leurs turbans et leurs djellabas ? »
« redécouvertes » de la guerre
d'Algérie. L'un des meilleurs exemples de cette polarisation de la
mémoire est le débat sur la torture. C'est vraiment lui qui porte
le débat sur la guerre d'Algérie et il est devenu un des axes
majeurs d'étude historique mais surtout journalistique du
conflit78.
C/ La question de la torture : responsabilités
et justifications
Cette question est à la fois le prisme
déformant, presque un stéréotype, à travers lequel
on traite de la guerre d'Algérie et aussi un des enjeux cruciaux du
débat où la problématique historique déborde sur la
morale ou la philosophie. En effet, la pratique de la torture conduit à
s'interroger sur la dignité humaine, le respect de l'autre en tant
qu'adversaire et sur la barbarie latente chez l'homme. Dans ces débats,
les points de vue sont dès lors tranchés, les mémoires
défaillantes et les mensonges fréquents : effectivement, personne
ne souhaite se présenter comme un barbare. Mais le débat se
focalise non pas sur la réalité de la torture ni même sur
l'ampleur de son usage, mais sur la possibilité ou non de justifier son
usage et les responsabilités engagées.
1/ Les affrontements judiciaires
Dans un premier temps, la torture est l'objet de poursuites
pour diffamation, malgré la loi d'amnistie ; deux diffamations bien
différentes puisque dans la première affaire (l'affaire Audin),
les plaignants sont des militants contre la torture et dans la seconde, il
s'agit d'un officier français. Mais, le verdict et le déroulement
de ces deux procès révèlent les limites des poursuites de
ce genre depuis le vote de la loi d'amnistie. Pourtant, ces procès sont
précurseurs de la polémique sur la torture qui revient avec force
à la fin de l'année 1971
a) L'affaire Audin : suite d'un feuilleton judiciaire et
politique
L'affaire Audin débute en pleine bataille d'Alger. Dans
la nuit du 11 au 12 juin 1957, Maurice Audin, jeune assistant à la
faculté d'Alger et militant communiste, est arrêté par des
parachutistes du 1er R.C.P. Son épouse, sans nouvelles de
lui, alerte les responsables politiques de l'époque et ses amis
communistes. Or, on l'informe qu'il s'est « évadé » le
21 juin. Madame Audin doutant de la véracité de cette
information, porte plainte en homicide volontaire, le 4 juillet 1957. De
renvois en rebondissements, l'affaire débouche sur un non-
lieu le 22 décembre 1966, suite à la loi
d'amnistie promulguée en juin.
La mobilisation des universitaires autour du cas Audin a
été immédiate et par bien des aspects, elle fait songer
à celle des intellectuels autour du cas Dreyfus. Cependant, elle reste
relativement limitée puisqu'elle est confinée dans le milieu
intellectuel et dans les tribunes des grands quotidiens. Pour pérenniser
cette mobilisation, entretenir le souvenir du jeune professeur disparu et faire
de ce cas particulier un symbole de la bataille contre la torture, se
crée un comité Audin en novembre 1957. Toutes les professions
universitaires et toutes les sensibilités de gauche y sont
représentées, s'y trouvent, entre autres : Luc Montagnier,
Laurent Schwartz ou les historiens Henri Marrou, Madeleine Rebérioux et
Pierre VidalNaquet. Ce dernier va s'attacher à montrer79 que,
d'une part, Maurice Audin a été torturé dans le centre de
triage d'El-Biar80, « spécialisé » en la
matière, et, d'autre part, qu'une fausse évasion a
été jouée pour dissimuler la mort d'Audin -
vraisemblablement causée par les tortures infligées - et «
fabriquer » des témoignages. M. Vidal-Naquet rend responsable le
lieutenant Charbonnier de cette mort « par accident
»81. La version officielle de «
l'évasion » n'a jamais été désavouée
par les autorités militaires et civiles.
L'affaire Audin revient dans la rubrique du quotidien du soir
à propos du procès en diffamation intenté par quatre
animateurs du comité Audin dont Pierre Vidal-Naquet, contre La Voix
du Nord et le journaliste Georges Ras auteur d'un article paru en 1960 :
« Audin a-t-il était assassiné ou s'est-il
évadé ? ». Le journaliste prenait à partie les quatre
animateurs pour contester la version du comité sur la mort d'Audin. M.
Vidal-Naquet obtient, seul, gain de cause en 1967. Les parties se pourvoient
ensuite en cassation, mais seulement deux secrétaires du comité
continuent la bataille juridique : Luc Montagnier et Jacques Panijel.
L'arrêt définitif de la cour d'appel est alors rendu le 7 janvier
1970, relaté dans Le Monde du 9 janvier. Il condamne le
journaliste et le quotidien lillois à verser un franc de dommages et
intérêts à chaque plaignant et à insérer le
jugement dans trois journaux. Le journal est en effet reconnu d'« avoir
sciemment abusé de la confiance que lui portait le public en falsifiant
ou dénaturant les textes et les témoignages [...] et d'avoir
manqué à la probité intellectuelle [...]. Il a
manqué
79 dans son convaincant plaidoyer, P.Vidal-Naquet, L'Affaire
Audin (195 7-1978), Editions de Minuit, Paris, 1958 (1989 pour la
deuxième édition)
80 d'ailleurs, Henri Alleg affirme l'avoir croisé dans le
centre d'El-Biar lors de son témoignage retentissant sur la torture H.
Alleg, La Question, Editions de Minuit, Paris, 1958
81 le fils de Charbonnier, dans Marianne du 24
juillet 2000, déclare que son père n'a fait qu'assumer un acte
commis par un autre. De plus, le général Aussaresses, dans Le
Monde du 23 novembre 2000, affirme : « Le lieutenant Charbonnier n'y
était pour rien, c'est tout ce que je peux vous dire. »
au devoir d'objectivité du journaliste ».
C'est la seule victoire judiciaire, bien que peu symbolique,
que remporte le comité. Elle est significative de la volonté
d'enterrer cette affaire. Il est révélateur à ce titre que
Le Monde ne relate que brièvement le jugement sans
s'émouvoir ni prendre parti. Il est vrai que l'on peut s'interroger sur
la portée d'un tel verdict lorsque le fond de l'affaire n'a pas
été traité pour cause d'amnistie ? Il y a donc une
volonté, à laquelle le quotidien du soir participe
inconsciemment, de laisser sous silence cette part d'ombre de l'action de
l'armée française en Algérie. Or, c'est l'instrument
judiciaire qui fait respecter ce silence, toute enquête liée
à des atrocités commises en Algérie pouvant être
taxée de diffamation, c'est ce que montre l'affaire Faulques
b) L'affaire Faulques : absurdité de la loi
d'amnistie
En 1970, encore, un autre procès concernant la torture
en Algérie s'ouvre : le procès intenté par le capitaine
Roger Faulques à Jean-Jacques Servan-Schreiber et Jean-François
Kahn, qui étaient respectivement, à l'époque des faits,
directeur de L 'Express et auteur d'un article publié en 1967.
Jean-François Kahn accuse dans cet article M. Faulques d'être le
tortionnaire d'Henri Alleg et de Maurice Audin puis l'auteur de massacres
commis au Katanga en 1961.
Le Monde rend compte en détail des audiences
du procès, contrairement au procès opposant La Voix du Nord
au comité Audin. Des questions que pose le reporter du Monde,
se dégage une réflexion sur la compatibilité entre la
liberté de la presse et la loi d'amnistie, preuve d'un certain
engagement du quotidien dans cette affaire. Dès l'ouverture du
procès, le journaliste du Monde met en exergue
l'impossibilité faite aux avocats de la défense, Mes
Badinter et Fayon, d'apporter la moindre preuve. Suite à l'amnistie de
1968, les avocats doivent alors démontrer que ce qui a été
écrit correspond à une vérité historique de
notoriété publique. Interdiction leur est faite de parler des
événements en question, d'où la perplexité du
journaliste : « Que faut-il entendre par vérité historique
lorsqu'il s'agit d'histoire contemporaine ? [...] Et puis, enfin, le
journaliste a-t-il le temps et la possibilité de se comporter
lui-même en historien ? »82. Et ce d'autant
plus, qu'il n'existe pas encore, à proprement parler, d'histoire de la
guerre d'Algérie. C'est donc la pratique journalistique de
l'investigation qui est remise en cause.
La loi d'amnistie produit donc des situations absurdes de
déni de justice où l'on ôte toute possibilité
à l'accusé de se défendre. D'autre part, elle induit une
vision de l'histoire comme une discipline consensuelle, simple
récapitulatif des événements tels qu'ils sont
perçus dans l'opinion et tels qu'ils ont été
rapportés par les acteurs. Une lecture si restreinte de la loi
d'amnistie conduit à une confusion entre mémoire collective, ce
qui relève de la notoriété publique, et
histoire,c'est-à-dire, recherche de la vérité par la
confrontation des sources. L'audience est alors caractéristique de
l'opposition de deux mémoires des événements
algériens, d'un choc entre deux idéaux, deux combats.
A ce titre le nom des témoins cités par la
défense n'est pas neutre : on retrouve par exemple MM. Alleg et
Vidal-Naquet, deux des principaux militants contre la torture.
Évidemment, les témoins cités par la partie civile, sont
essentiellement des militaires : les généraux Massu et Gracieux,
pour les plus notables d'entre eux. Du côté de la défense,
MM. Vidal-Naquet et Alleg rappellent ce qu'ils ont déjà
écrit83 : M. Faulques, selon eux, fait partie d'une
équipe de tortionnaires ; équipe qui a torturé Audin. M.
Kahn mentionne, en outre, un rapport sur la torture de Me
Garçon, membre de la commission de sauvegarde des droits et
libertés individuels84, dans lequel est cité le nom de
Faulques85.
Ce dernier s'offre même le luxe de provoquer la
colère d'Henri Alleg en déclarant : « Je n'ai vu M. Alleg
qu'une seule fois. Il m'a fourni à cette occasion une seule indication,
mais qui m'a permis d'arrêter des membres du comité central du
parti communiste algérien ». Il s'agit vraisemblablement d'une
simple provocation non fondée. Si M. Alleg est sorti de prison, quelques
mois après son entrevue avec M. Faulques, c'est sûrement pour
éviter une deuxième affaire Audin et non parce qu'il aurait
coopéré. Cette provocation, selon Me Badinter, est une
tentative de justification de l'usage de la torture : « Ainsi, douze ans
après,
M. Faulques voulait encore que soit dit que ce qu'il avait
fait n'avait pas été au fond inutile. Et cette
attitude-là, pour moi, c'est l'expression de l'aveu
»86. D'ailleurs, l'usage de la torture lors du
conflit n'a pas été nié par la partie civile : MM. Massu
et Gracieux se sont contentés
83 P. Vidal-Naquet, L 'Affaire Audin,
op. cit. et H. Alleg, La Question,
op. cit., dans cet ouvrage Alleg raconte d'ailleurs son entrevue avec
Faulques : « il se leva : d'un coup au visage, il me jeta par terre et fit
voltiger mes lunettes qu'on m'avait rendues : " Tu vas t'enlever cet air
insolent que tu as sur la gueule ", dit-il ».
84 commission créée par le gouvernement Guy Mollet
en mai 1957 pour enquêter sur la torture en Algérie mais dont les
moyens d'investigation sont réduits. Il résulte de cette
commission un rapport très édulcoré.
85 Alleg attribue d'ailleurs ces paroles à Faulques :
« Vous pouvez me regarder, je suis le capitaine Faulques, vous savez, le
fameux capitaine SS. Vous avez entendu parler ? » dans La Question,
op. cit.
86 5 mars 1970
d'affirmer que le capitaine Faulques n'avait pas la
réputation d'être un tortionnaire. Bien au contraire, cet usage
est désormais de notoriété publique et historique
d'après Me Badinter : « Je crois que l'on peut proclamer
que dans l'histoire de la guerre d'Algérie, il y a eu des tortures et
que dans les tortures, il y a celles d'Alleg et celles d'Audin ».
Argumentation insuffisante selon le tribunal, les
accusés sont condamnés à 2000 francs d'amende chacun et
solidairement à 20000 francs de dommages et intérêts
à M. Faulques ; il leur est reproché de ne pas s'être
fondé « sur une histoire vraie, entière, complète,
immuable, et des jugements irréfutables et constants et inscrits dans
les coeurs et les esprits pour les générations futures
»87. Or qu'est-ce qu'une histoire complète et
immuable si ce n'est la mort de l'Histoire ? La démarche de l'historien
n'est-elle pas de mettre en doute ce qui est considéré comme
immuable, d'apporter des éléments nouveaux permettant une autre
approche que celle généralement admise ? Bref, le verdict comme
le procès en lui-même, est des plus kafkaïens : les deux
journalistes sont condamnés pour n'avoir pas effectué « une
étude sérieuse des faits » alors que, du fait de la loi
d'amnistie, il leur est interdit d'amener des preuves, de montrer que l'article
résulte d'un travail sérieux sur les faits. Ce refus de
débattre de la torture est encore très fort, du moins dans le
cadre de tribunaux. Ce débat ne peut alors s'effectuer qu'à
travers les tribunes de journaux.
2/ Un rebondissement : la publication de La Vraie Bataille
d'Alger
Le débat, s'il a été initié par les
procès, prend véritablement de l'ampleur fin 1971 avec la
publication du livre-témoignage du général Massu, La
Vraie Bataille d'Alger88.
a) L'autojustification de Massu
Jacques Massu intitule ainsi son livre en réponse au film
de Gillo Pontecorvo et Yacef Saadi dont on a déjà
évoqué la polémique qu'il a suscitée. C'est la
version de Massu de la bataille d'Alger, présentée sous la forme
d'une interview. Jean Planchais livre son compterendu de l'ouvrage dans le
numéro daté du 4 novembre 1971. Il y voit un plaidoyer empreint
de mauvaise foi en même temps qu'un témoignage décisif et
terriblement humain : « c'est un miroir parfait de l'état d'esprit
de la plupart des cadres militaires en Algérie et de leur système
de pensée ». Le chroniqueur oscille entre un scepticisme
teinté d'ironie pour ce qui est raconté et une sympathie pour le
personnage.
Ce qui a davantage retenu l'attention du journaliste, est
l'autojustification à laquelle se livre le général Massu
à propos de la pratique de la torture. C'est la première fois
qu'un officier ayant eu de telles responsabilités durant la guerre
d'Algérie, avoue l'utilisation généralisée de la
torture considérée comme seul véritable moyen d'endiguer
le terrorisme. Les arguments du général pour se défendre
sont relativement classiques.
En premier lieu, il se dédouane de la
responsabilité puisque les ordres provenaient du pouvoir politique :
« Sa conscience est en paix : il obéit aux pouvoirs
constitués » écrit Planchais. Mais son argumentation
principale repose sur « un document explicatif à l'usage des
hésitants » signé par le R.P. Delarue, aumônier de la
10e D.P. : la torture épargne des vies humaines en
déjouant les attentats prévus grâce aux aveux des personnes
torturées89. Massu envisage alors la torture comme une
méthode scientifique90 de renseignement : « un
interrogatoire sans sadisme, mais efficace ». Il l'a d'ailleurs
expérimentée sur lui mais, comme le remarque Jean Planchais,
« en oubliant que le torturé, lui, ignore jusqu'où ira la
douleur ».
Mais, là où son témoignage est le moins
convaincant, selon le journaliste, c'est quand il reprend à son compte
« toutes les vérités officielles » : Ben M'Hidi, chef
historique du F.L.N., pendu91 dans sa prison et Audin
évadé. La faiblesse de son argumentation rend, selon Jean
Planchais, l'homme plus touchant et ces « vérités
officielles » d'autant moins probables : « Et s'il met aujourd'hui
les pieds dans les vieux plats, il ne faut pas oublier que ce n'est pas lui qui
les a cuisinés ». Elle est surtout symptomatique de cet «
ensemble subtil de mensonges et de refoulements [qui] organise «la
mémoire algérienne» »92.
Cependant, il ne faut pas sousestimer la progression vers un aveu de la
pratique généralisée93 de la torture que
constitue ce témoignage. Il s'agit sans doute d'une étape
nécessaire avant que cette pratique soit reconnue comme une
vérité historique.
89 le général Massu a, depuis, changé
d'opinion sur ce sujet, il considère que la torture est inefficace et
qu' « on aurait dû faire autrement » (souligné
par la journaliste), Le Monde, 23 novembre 2000
90 l'utilisation de la torture à
l'électricité dont on peut régler l'intensité
participe de cette méthode
91 or, le colonel Bigeard a déclaré à Jean
Lartéguy dans Paris-Presse (2 avril 1958) que Ben M'Hidi a
été exécuté (sur l'ordre de Max Lejeune
d'après P.Vidal-Naquet, L 'Affaire Audin, op. cit. ). Le
général Aussaresses revendique cet assassinat dans son
livre-scandale Services spéciaux, Algérie 1955-195 7,
Perrin, Paris, 2001
92 B.Stora, op. cit.
93 pratique aujourd'hui reconnue par le général
Massu : « j'ai dit et reconnu que la torture avait été
généralisée en Algérie », Le Monde,
23 novembre 2000
b) La réplique de Vidal-Naquet
Le Monde publie, quelques jours avant le compte-rendu
de Jean Planchais, une réponse de Pierre Vidal-Naquet à
l'argumentation du général de Massu. L'historien, dans une
tribune intitulée « La torture-spectacle » et parue le 21
octobre 1971, remet en cause la portée des révélations du
général. Ces révélations sont même pires
qu'une négation de l'évidence, à savoir la pratique de la
torture. En effet, le témoignage de Massu, pour l'historien, tend
à faire de la torture un acte médical et scientifique, niant
ainsi la souffrance de la victime et le sadisme du tortionnaire : « La
torture dont nous parle le général Massu est une torture
aseptisée, chirurgicale, celle dont le R.P. Delarue fut le
théologien : un peu d'électricité, ce n'est pas grave,
est-ce même de la torture ? ».
Il lui reproche la banalisation de la torture à
laquelle il se livre en tentant d'en légitimer l'usage. On peut noter le
ton acerbe employé, celui de la polémique, de l'affrontement des
opinions, des idéaux et des mémoires. Ce genre de
réquisitoires auxquels se livrent Massu et Vidal-Naquet, implique une
utilisation partiale des événements algériens et la
négation de la légitimité du combat de l'adversaire, ainsi
Vidal-Naquet note : « le général Massu n'a
éprouvé le besoin d'être véridique que lorsqu'il
parle de l'affreux terrorisme urbain que pratiquait le F.L.N. ». Bref,
cette sévérité dans le jugement, la partialité des
mémoires et opinons annoncent une polémique de grande ampleur sur
l'usage de la torture : polémique durant laquelle les rancoeurs,
jusque-là retenues, trouvent un exutoire. Et l'origine de ce
débat se trouve autant dans le témoignage de Massu que dans la
réponse de Vidal-Naquet, l'historien se montrant même violemment
ironique vis-à-vis du général :
« Verra-t-on un jour, dans les grands magasins de notre
société de consommation, mettre en vente une panoplie du parfait
petit chirurgien-tortionnaire, avec une «gégène» de
poche conforme aux indications données, avec tant de bon sens, dans le
petit traité théorique et pratique de la torture que contient le
livre du général de Massu ? »
3/ Les polémiques sur la torture : le retour des
affrontements
Suite au témoignage de Massu et à l'article
pamphlétaire de Vidal-Naquet, la polémique enfle et devient
particulièrement âpre et intense de mars à juin 1972, pour
le dixième anniversaire de la fin de la guerre. Elle se diffuse dans le
quotidien à travers des articles, des éditos, des tribunes, des
courriers... Mais, son intensité découle principalement de la
place considérable faite aux opinions extérieures, Le Monde
s'en fait donc l'écho et devient même l'arène
où s'affrontent deux camps très hétéroclites.
a) Les deux camps en présence
Le clivage marqué pendant la guerre d'Algérie
sur des questions aussi cruciales que celle de la torture
réapparaît en cette année 1972. D'un côté une
partie des militaires et des rapatriés soutiennent le
général Massu et de l'autre, des intellectuels ou des anciens
acteurs du conflit s'opposent à la pratique de la torture et s'indignent
du témoignage de Massu. On peut noter une nette
prépondérance des opposants à la torture parmi les
personnalités intervenant dans le débat : est-ce dû
à une sélection par la rédaction des opinions les plus
proches de celle du quotidien ? Il faut dire qu'il est plus facile d'engager
son nom pour s'opposer à la torture que pour soutenir
l'autojustification du général Massu. Parmi ceux qui
dénoncent les propos de Massu, on peut distinguer deux courants de
pensée différents : les personnalités mues par une foi
chrétienne comme M. Beigbeder, collaborateur de la revue Esprit,
ou le Père Gibert, jésuite et soldat du contingent pendant
la guerre d'Algérie, et ceux qui agissent par humanisme de gauche comme
MM. Vidal-Naquet ou Roy.
Le Monde consacre une large place à la
question de la torture et signale plus particulièrement toute
nouveauté éditoriale sur ce thème. Ces livres sont
présentés comme des réponses directes au témoignage
de Massu : la polémique a débuté et se poursuit sur le
terrain éditorial. Trois ouvrages sont ainsi des contre-attaques
à l'argumentation de Massu : La Torture dans la
République94 dont le bandeau placé par
l'éditeur annonce qu'il s'agit de « l'Anti-Massu »,
J'accuse le général Massu95 de Jules
Roy qui est une réponse directe et violente à La Vraie
Bataille d 'Alger, et le témoignage du général de
Bollardière Bataille d'Alger, bataille de
l'homme96. Les chroniqueurs s'emploient à
donner un compte-rendu complet de chacun de ces livres. Les « bonnes
feuilles » du livre de Vidal-Naquet sont même publiées dans
le numéro du 9 mars. Les trois livres sont bien différents dans
la forme mais ont pour point commun la même opposition à la
torture.
La Torture dans la République se veut une
histoire de la torture en Algérie. Pierre Vidal-Naquet met en
lumière les responsabilités à tous les niveaux et
l'ampleur prise par cette pratique, bref, son livre est un «
écrasant réquisitoire » selon les mots de Jean
Planchais97. Le livre de Jules Roy ne prétend à aucune
objectivité, il s'agit d'un pamphlet personnellement
94 P. Vidal-Naquet, La Torture dans la République
(1954-1962), Editions de Minuit, Paris, 1972 (1998 pour la dernière
édition)
95 J. Roy, J'accuse le général Massu, Le
Seuil, Paris, 1972
96 P. de Bollardière, Bataille d 'Alger, bataille de
l'homme, Desclée - De Brouwer, Paris, 1972
97 « Une République complice » par J. Planchais,
18 avril 1972
dirigé contre Massu : « C'est une explosion
lyrique, épique, une exécution où le verbe remplace la
balle du peloton. Sans ménagement »98.
L'ouvrage du général de Bollardière, quant à
lui, est plus posé. Son témoignage du conflit qui l'a
opposé à Massu est raconté avec modestie et
gravité99. Pierre-Henri Simon en fait la critique dans le
Monde des livres du 22 avril 1972 : « moins brillant et lyriquement
écrit que le pamphlet de Jules Roy, l'essai de Bollardière [...]
couvre un champ plus large de réflexions théoriques et de
confidences personnelles ».
Une grande place est donc faite dans le journal aux livres
dénonçant la torture. Les critiques sont favorables voire
très favorables à ces ouvrages. Le Monde semble
considérer qu'il s'agit là d'un moment-clé de
l'inscription de la torture dans la mémoire collective et c'est pour
cela, qu'il donne une telle résonance au débat.
Par cette volonté de rendre compte en détail du
débat, le quotidien s'engage et participe donc à la
consécration de la torture comme un thème principal du
débat sur la guerre d'Algérie. Ce souci de mémoire autour
des événements algériens s'exprime clairement dans une
chronique de Jean Planchais, « La guerre d'Algérie
redécouverte », parue le 22 mars 1972 (cf. texte dans les annexes).
Avec un regard à la fois sévère et
dépassionné, le journaliste s'intéresse à la guerre
d'Algérie et plus précisément au témoignage de
Massu. Il lui rend hommage pour avoir « sorti le squelette [de la guerre
d'Algérie] du placard » mais aussi pour son courage et son
honnêteté : « La terrifiante candeur de Jacques Massu a fait
le vide autour de lui. Personne, ou presque, ne s'est levé pour le
défendre ou partager ses responsabilités ». Il
dénonce aussi l'hypocrisie métropolitaine qui, après avoir
fait la sourde oreille aux cris d'alarme lancés par les militants contre
la torture, s'offusque des propos de Massu : « Et la métropole ne
sait rien. Elle ne veut rien savoir [...] Il y va de l'honneur de
l'armée et de l'honneur de l'Occident tout entier ». Bref, M.
Planchais, et Le Monde par son intermédiaire, fait figure de
modérateur dans ce débat, à la fois indigné par la
pratique de la torture et défenseur de Massu.
Finalement, c'est bien Planchais qui parvient le mieux
à définir cette étrange guerre d'Algérie et le
sentiment qu'elle laisse dans la mémoire collective: « Dix ans
après, on a honte et on a peur. Honte de ce que si peu a
été fait, pendant si longtemps, pour arrêter cette guerre
qui, officiellement, n'a jamais eu droit à ce nom ». Ce terme de
« guerre sans nom » apparaît
donc bien des années avant le film de Bertrand
Tavernier100
b) Les thématiques de l'affrontement
Le principal axe d'affrontement rappelle étrangement
l'affaire Dreyfus : il s'agit de l'opposition entre la raison d'Etat, d'une
part, et une morale humaniste ou chrétienne, d'autre part. Cette
thématique de la raison d'Etat est ainsi déclinée sous la
problématique de la Sécurité, de la protection de la
population, de l'obéissance aux ordres et évidemment de l'honneur
de l'armée. Ce sont ces thèmes que développe le
général Massu dans une lettre ouverte à Vidal-Naquet et
Roy:
« L'action de la 10e division parachutiste
n'aurait, paraît-il, servi à rien. En fait, elle a abouti en dix
mois au double résultat recherché : la fin de la peur, le
rétablissement de la sécurité et le rapprochement des deux
communautés musulmanes et européennes »101
La torture est alors perçue comme un moindre mal pour
protéger la population contre le
terrorisme aveugle du F.L.N., c'est parce que l'ennemi utilise
des moyens de lutte « non conventionnels » que l'armée peut
légitimement user de « l'action psychologique » et avoir
recours à des « interrogatoires poussés ». Sur ce
terrain même de l'efficacité de la torture comme
procédé de prévention, le général Massu
rencontre un contradicteur : le général de Bollardière.
C'est en effet le seul à dénoncer la torture en de tels termes :
« elle terrifiait moins qu'elle n'irritait la population musulmane, et
elle solidarisait avec la rébellion F.L.N. les masses hésitantes
»102.
L'opposition à la torture se cristallise davantage
autour de principes moraux, ceux de justice et des droits de l'Homme en
particulier, et que résume fort bien le général de
Bollardière dans sa formule : « Ma cause, c'était la cause
de l'homme, de tous les hommes, acharnés à être plus
hommes, confusément attirés vers l'unité du genre humain
»103. C'est dans ce domaine, mais avec un autre ton,
que se situe Vidal-Naquet quand il réplique, violemment, au
général Massu :
« Le général Massu imagine-t-il le tableau
que l'on pourrait dresser avec les petits garçons
électrocutés, les jeunes filles violées, les prisonniers
égorgés au couteau de cuisine, les suspects
précipités du haut d'un hélicoptère ou d'un avion ?
C'est là, sans
100 La Guerre sans nom, scénario écrit
par Bertrand Tavernier et Patrick Rotman, 1990. Un livre, au même titre,
rassemblant les témoignages des appelés ayant servi à
l'élaboration du scénario, est publié en 1992 aux
éditions du Seuil.
101 « Une Lettre de Massu », 22 mars 1972
102 P.H. Simon reprenant les propos du général de
Bollardière dans son ouvrage, op. cit.
doute ce que le général Massu appelle «ne
jamais attenter à la vie humaine» ».104
Si le général Massu se donne l'image du
défenseur de la population algéroise victime
des attentats, ses adversaires dans le débat
s'affichent comme les avocats des victimes de la torture mais aussi, dans
certains cas, avocats des tortionnaires : « a-t-on pensé un seul
instant à celui qui la [la torture] ferait, c'est-à-dire à
cet homme dont on allait faire, qu'on le veuille ou non, un tortionnaire ?
»105. Chacun légitime son combat par la
souffrance d'une catégorie de la population, victime de telle ou telle
partie.
Cette dialectique Raison d'Etat / Morale Humaniste trouve son
aboutissement dans le procès en diffamation intenté par M. Paul
Teitgen106 contre le général Massu, ce dernier l'ayant
accusé dans son livre de s'être « érigé en
censeur de l'armée ». Le conflit « qui a opposé et
opposera touj ours des hommes de guerre et leurs méthodes aux hommes
justement soucieux du respect de la loi et de la personne humaine
»107 se dévoile ici dans toute sa radicalité, les
oppositions exprimées étant difficilement compatibles.
Défilent alors devant la barre, M. Reliquet, ancien procureur
général d'Alger, et M. de Bollardière appelés par
M. Teitgen tandis que M. Massu sollicite le témoignage de M. Baret,
ancien préfet d'Alger, et du colonel Trinquier. Ce procès est
révélateur de l'impossibilité de comprendre l'autre et son
action pendant la guerre d'Algérie. Cette cristallisation des passions
trouve alors son exutoire dans un affrontement direct, par voie de justice,
entre les deux logiques, les deux camps.
Une image revient fréquemment dans le débat et
rend bien compte de ce clivage marqué entre deux mémoires de la
guerre d'Algérie. C'est une image qui hante la société
française depuis la redécouverte de la seconde guerre mondiale et
plus particulièrement de la collaboration : c'est l'image de la barbarie
nazie et de la Gestapo qui apparaît dans les diverses interventions, que
l'on récuse ou l'on défende une telle image. Pierre Vidal-Naquet
est de ceux, dans ses combats, qui ont les premiers argumenté pour une
telle identification avec la Gestapo :
« Le général Massu s'indigne quand on
compare son action à celle des nazis, mais ne signale-t-il pas
lui-même que ce sont des hommes «traumatisés par la
déportation», comme il ose l'écrire, Paul Teitgen et le
commissaire Gille, qui tentèrent de faire obstacle
104 « Les réponses de MM. Vidal-Naquet et Jules Roy :
Le crime et les criminels », 22 mars 1972
105 correspondance du Père Gibert, 9 mars 1972
106 M. Teitgen fut secrétaire général de la
préfecture d'Alger, chargé de la police en 1957, il protesta
contre la pratique de la torture et finit par démissionner le 12
septembre 1957
107 « L'homme de guerre et l'homme de coeur »,
compte-rendu d'audience de Maurice Denuzière, 29 novembre 1972
au système ? »108.
Par ailleurs, l'historien signale que cette comparaison n'est
pas de lui mais de l'ancien directeur de la Sûreté Nationale, M.
Mairey109, lui conférant alors une objectivité plus
grande. Alfred Grosser, à son tour, se lance dans une comparaison avec
l'Allemagne nazie mais sa réflexion dépasse ce cadre, il montre
que la mémoire française du conflit cicatrise moins vite que la
mémoire allemande de la deuxième guerre mondiale : « Et on
peut demeurer un pur héros de l'armée française en se
vantant d'avoir fait infliger à des Algériens des traitements
pour lesquels la France demande l'extradition de Barbie
»110. Le chroniqueur explique cette
difficulté pour la mémoire collective d'assumer les crimes commis
en Algérie par une ignorance des faits - ignorance dont sont
responsables les lois d'amnistie : « Mais comme nos Parlements ont
été sages, [...] pour la guerre d'Algérie, d'avoir
voté des lois d'amnistie, cette amnistie qui non seulement pardonne mais
prévoit la punition de quiconque oserait évoquer le crime !
»
c) Une convergence sur les responsabilités
C'est justement sur la question des responsabilités
qu'il est possible de trouver un consensus entre les deux camps. Certes, les
adversaires de Massu considèrent que ceux qui ont obéi aux ordres
des responsables politiques de l'époque, portent une part de
responsabilité, d'où le conflit entre Massu et Vidal-Naquet.
Mais, à propos de ceux qui ont donné les ordres, on retrouve une
certaine unanimité : « Je confirme que les ministres étaient
au courant de ce qui se passait. Massu a fait ce qu'on lui a dit de faire
» avoue Paul Teitgen avant d'ajouter « mais, moi je ne fais pas tout
ce qu'on me dit de faire »111. Les militaires n'ont
fait qu'exécuter les ordres qu'on leur donner oralement, la
responsabilité ultime repose essentiellement sur le personnel politique
de la IVème République. D'ailleurs, s'il y a un grand
absent de ces débats, c'est le responsable politique de l'époque
: aucun des ministres de Guy Mollet mis en accusation ne tente de se
défendre dans les colonnes du quotidien.
M. Vidal-Naquet, comme il l'a déjà fait dans
La Torture dans la République, nomme et accuse « les
donneurs d'ordre » dans son article intitulé « La
Torture-spectacle » : « La torture était un système et
que les plus hautes autorités de la République, notamment MM.
Robert
108 « La Torture-spectacle », 21 octobre 1971
109 « Le crime et les criminels », 22 mars 1972 et
aussi La Torture dans la République, op. cit.
110 « Le crime et la mémoire » par A.Grosser,
11-12 juin 1972
111 « L'homme de guerre et l'homme de coeur », 29
novembre 1972
Lacoste, Maurice Bourgès-Maunoury et Max Lejeune,
l'ont, comme le rappelle le général Massu, cautionné,
voire encouragé ». Vidal-Naquet souligne lui-même qu'il est
du même avis que le général Massu sur ce point, comme
Teitgen le fait quand il prend, en partie, la défense de Massu en
montrant qu'il n'a fait qu'obéir.
Ainsi, au-delà des affrontements passionnels sur la
torture, affrontements dont le général Massu, par son
témoignage maladroit, devient le point de mire, on trouve une
volonté d'atténuation de l'acharnement médiatique dont
Massu fait l'objet. C'est que sa révélation et sa justification
d'un usage généralisé de la torture en ont fait un symbole
des atrocités commises par l'armée en Algérie. Or, Massu
n'est pas le donneur d'ordre, il a agi par respect de la hiérarchie et
par volonté de protéger la population pied-noir. La
polémique a eu tendance à surévaluer le rôle de
Massu dans l'institutionnalisation de la torture alors qu'il n'est qu'un
exécutant. C'est pourquoi, cette mise en lumière des
responsabilités véritables par Vidal-Naquet, Teitgen et Massu est
importante ; elle permet une approche plus historique et moins
passionnée de la guerre d'Algérie : il ne s'agit plus d'accuser
un homme de toutes les exactions commises par l'armée. Cette recherche
des responsabilités conduit à s'interroger sur les raisons qui
ont poussé des représentants du peuple à donner de tels
ordres. Si la polémique sur la torture semble marquer un clivage
indépassable entre deux mémoires de la guerre, elle est de courte
durée et a le mérite de rendre public les réalités
de la guerre. C'est à la faveur d'un tel affrontement que se dessine une
mémoire collective apaisée où la
généralisation de la torture est certes reconnue mais pas
obligatoirement assimilée à l'action du général
Massu.
De ce bouillonnement de souvenirs qui caractérise la
période 1968-1972, on retire une impression contrastée de
confusion et de commémoration. La multitude de témoignages et de
points de vue de différents acteurs du conflit révèle des
mémoires segmentées et partiales du conflit. Ces mémoires
ne cessent de s'affronter par le biais de publications, en particulier en ce
qui concerne la torture, mais aussi à l'occasion de la diffusion de
films sur la guerre d'Algérie. Mais la partialité des
mémoires s'exprime aussi à l'égard de l'énigme sur
la personnalité du général de Gaulle, elle donne lieu
à des reconstructions historiques peu convaincantes. Ces reconstructions
représentent-elles alors la vision qu'a l'opinion publique de la guerre
d'Algérie ? Difficile de le dire. Dans tous les cas, elles participent
de cette confusion qui caractérise la mémoire collective de la
guerre d'Algérie. Confusion qui est nourrie par la loi d'amnistie
votée en 1968 et qui complète celle de 1962. En empêchant
la
reconnaissance des crimes et de ses responsables, la loi
encourage cette multiplicité de mémoires contradictoires : elle
donne l'impression que tout combat se vaut. La différence est grande par
rapport à l'après seconde guerre mondiale : le procès de
Nuremberg avait sanctionné les exactions. Dès lors, on comprend
mieux pourquoi les anciens activistes ont un tel besoin de raconter leur combat
: il s'agit de le légitimer pour ne pas être assimilé aux
régimes fascistes.
La guerre d'Algérie revient fréquemment dans les
colonnes du Monde. De plus, la production éditoriale sur ce
thème est particulièrement importante. C'est que dix ans
après, on assiste à un véritable souci de
commémoration des anciennes luttes, à une peur que son combat,
désormais que l'Algérie est indépendante, tombe dans
l'oubli. Le quotidien fait une grande place aux opinions aussi divergentes
qu'elles soient. Mais, en dernier lieu, par ses chroniques et ses analyses,
c'est bien la voix du quotidien qui exprime une mémoire de la guerre
d'Algérie dépassionnée, sévère mais
décomplexée. Le rôle joué par Le Monde dans
le travail de mémoire qu'accomplit la société
française est primordial : il revient sur des événements
oubliés - fusillade de la rue d'Isly, 5 juillet à Oran - ouvre
ses colonnes à des personnalités extérieures -
Courrière, Vidal-Naquet... - tout en essayant de faire apparaître
des avis contradictoires ou de modérer les propos tenus. C'est alors au
lecteur, au regard des différents témoignages et points de vue,
de faire sa propre opinion. Mais ce travail de mémoire atteint un
paroxysme en 1972 avec la commémoration des dix ans de la fin de la
guerre : ce paroxysme est aussi celui de la confusion entre les
différents souvenirs, les différentes luttes et les
différentes logiques à l'oeuvre. Dès lors, les passions
semblent encore trop vives pour que se dégage une mémoire
collective décomplexée.
CHAPITRE 2 :
1973-1979 : UN SILENCE RELATIF SUR LES
« EVENEMENTS »
La virulence du débat chute brusquement entre 1972 et
1973. Si l'on considère le graphique sur le nombre d' articles parus
dans Le Monde ayant trait à la guerre d'Algérie (cf.
annexe), on remarque que ce nombre d'articles, qu'il s'agisse du nombre total
ou seulement du nombre d'articles ayant une certaine importance, est
divisé par deux d'une année sur l'autre. De plus, c'est la
première fois que ce nombre diminue depuis 1968 : on avait
assisté jusque-là à une progression continue de
l'intensité du débat - du moins, si on considère la
variable affinée, puisque c'est elle qui est véritablement
significative. Or, à partir de 1973, l'histogramme représentant
le nombre d'articles occupant au moins un tiers de la page, revêt une
forme aplatie, reflétant une atonie de l'opinion publique
vis-à-vis des problématiques soulevées par la guerre
d'Algérie. Paraît alors, de temps en temps, un article digne
d'intérêt, mais il ne suscite pas de réactions, d'où
une absence de véritable débat.
A/ Le débat mis en sourdine
1/ Une absence de véritable débat dans Le
Monde
a) Un contraste avec la période
précédente
Si cette période peut être
caractérisée par le règne du silence, ce silence n'est pas
parfait. Au contraire, si on tient compte de tous les articles ayant trait
à la guerre d'Algérie, quelle que soit leur longueur, on
s'aperçoit que leur nombre est encore assez élevé : en
1975, par exemple, il est supérieur à celui de 1968. Mais, il est
frappant que les articles traitant plus directement de la guerre
d'Algérie et s'étalant sur plusieurs colonnes sont bien moins
nombreux qu'entre 1968 et 1972. La différence entre les deux
histogrammes est particulièrement saisissante : les articles sont
généralement moins développés. C'est pourquoi,
il s'agit d'un silence relatif. Après une
période de débat intense - en particulier, de 1970 à 1972
- ces années 1973 à 1979 apparaissent bien trop calmes : sont
égrenés ainsi, chaque an, moins de dix articles importants. Si
ces quelques articles sont révélateurs d'un certain travail de
mémoire, on ne peut parler de débat. C'est comme si l'opinion
avait besoin d'un temps, d'une pause, pour digérer tout ce qui s'est
dit, ce qui a été révélé entre 1968 et
1972.
Cette mise à l'écart du débat
s'appréhende non seulement en comptabilisant le nombre d'articles mais
aussi en s'intéressant à la place de tels articles dans le
journal. Or, on constate qu'ils n'occupent plus la première page ; les
éditoriaux ainsi que les grandes plumes du journal - Planchais,
Lacouture, Fauvet, Viansson-Ponté - analysent d'autres questions que
celles relevant de la guerre d'Algérie. Ces dernières sont
reléguées aux pages « Culture » et «
Rapatriés ». Bref, la guerre d'Algérie n'est plus
abordée frontalement mais par le biais d'autres problématiques :
la création artistique, la censure, le problème d'indemnisation
ou celui des harkis...
b) Silence du Monde ou silence de l'opinion ?
Notre étude se limite à l'analyse du quotidien
Le Monde. Est-il possible alors de généraliser le
silence du journal à celui de la société dans son ensemble
? Est-ce que le fait que Le Monde évoque peu les «
événements algériens », signifie que la
société dans son ensemble souhaite refouler les blessures
nées de la guerre ? Etant en possession de peu d'éléments
permettant de répondre, on peut toutefois faire quelques
suppositions.
On a remarqué, durant la période
précédente, que Le Monde faisait preuve d'une
réelle volonté d'exhaustivité des points de vue sur la
guerre d'Algérie, que le journal semblait s'impliquer dans le travail de
mémoire sur ce conflit, qu'il cherchait davantage à rappeler les
faits qu'à les garder sous silence. On peut alors supposer que le
quotidien est en avance sur l'opinion publique et qu'empli d'une foi
rationaliste héritée de l'idéologie libérale du
Temps, il souhaite être un guide de l'opinion dans ce travail
vers la vérité. Dès lors, le silence relatif du Monde
signifierait que le silence sur les « événements »
est bien plus grand encore dans la société. Comme le notent
Manceron et Remaoun112, « toute mémoire
sélectionne les instantanés les plus flatteurs en écartant
les plans et les séquences les plus désagréables pour
l'image qu'ils souhaitent conserver d'eux-mêmes ». Dès lors,
il est compréhensible que « la mémoire française
[...] a été marquée par la culpabilité silencieuse
mais surtout par
l'occultation et le refoulement ». Ce silence autour de
la guerre d'Algérie serait-il alors comparable avec le silence autour de
la Shoah qui a marqué la société française des
Trente Glorieuses ?
2/ Une victoire des partisans du silence et de l'oubli ?
a) Une censure encore présente
Tout nouveau film doit encore passer devant une commission de
censure. Mais, cette dernière est de plus en plus contestée,
suite au courant libertaire qui a marqué les milieux intellectuels
depuis mai 68. Si elle est moins sévère que sous le
général de Gaulle, elle reste tout de même active.
Ainsi, le cinéaste René Vautier a entamé
une grève de la faim le 1er janvier 1973 à cause des
difficultés faites par la commission à son nouveau film
Octobre à Paris. René Vautier se consacre à un
cinéma militant sur la guerre d'Algérie. Son
précédent film, Avoir vingt ans dans les
Aurès113, retraçait le parcours d'un
jeune appelé pacifiste qui déserte en compagnie du fellagha qu'il
était chargé d'assassiner. Dans Octobre à Paris,
le cinéaste souhaite revenir sur le massacre du 17 octobre 1961
durant lequel des centaines d'Algériens auraient été
tués par la police française114. La censure prend
alors ici un caractère politique. Il faut se rappeler que La
Bataille d'Alger, dont le message n'était pas véritablement
subversif, a été interdite par cette même commission de
1966 à 1970 (cf. p.24). Il existe donc une volonté politique
forte d'imposer un silence sur la guerre d'Algérie.
Paradoxalement, la période 1973-1979 se
caractérise par une progressive disparition d'une telle censure
politique. Le Monde indique en effet dans son numéro du
1er février 1973 que René Vautier cesse sa
grève de la fin après avoir obtenu la confirmation par la
commission « qu'aucun jugement ne sera porté sur les films ».
Ce ne peut être la censure qui explique ce silence : elle est de moins en
mois forte. Si censure il y a, il s'agit en fait d'autocensure. Il faut
chercher les causes du silence dans l'inconscient de la société,
sans pour autant sous-estimer les contraintes imposées par le pouvoir
politique à l'éclosion d'un débat sur la guerre
d'Algérie.
113 film qui marque les débuts au cinéma de
Philippe Léotard et d'Alexandre Arcady
114 le F.L.N. avait lancé un appel à une
manifestation pacifique pour dénoncer le couvre-feu dont étaient
victimes les Algériens de métropole, la manifestation rassemblant
30000 Algériens défile calmement jusqu'à ce qu'elle soit
violemment réprimée, répression organisée par M.
Papon, préfet de police, cf. J.-L. Einaudi, La Bataille de Paris,
Seuil, Paris, 1991
b) L'efficacité de « la politique du silence
»
Ces contraintes sont de deux ordres ; elles se situent au
niveau juridique avec la loi d'amnistie et au niveau de la recherche historique
avec le décret sur l'ouverture des archives. Une jurisprudence de la loi
d'amnistie de 1968 commence déjà à s'établir. On
l'a vu avec le procès Faulques (cf. p.43), toute recherche de
responsabilité dans des événements liés à la
guerre d'Algérie peut entraîner un procès en diffamation.
Un tel procès devient impossible à gagner pour la défense
puisque celle-ci ne peut apporter des preuves de ce qu'elle avance. Une
jurisprudence de cet ordre tend à décourager ceux qui seraient
tentés d'enquêter sur les massacres encore mystérieux
perpétrés pendant la guerre : bref, elle favorise le silence.
Autre fait marquant de cette « politique du silence
», le décret sur l'ouverture des archives qui est promulgué
en 1979. Ce décret, décret numéro 79-1038 pris le 3
décembre 1979, ne concerne pas directement la période 1973-1979
mais sa portée est révélatrice de l'ampleur de «
cette politique du silence ». Il prévoit que les archives des
services de la police nationale mettant en cause la vie privée ou
intéressant la sûreté de l'Etat, ou la défense
nationale, ne peuvent être consultées qu'après un
délai de 60 ans. Or la plupart des archives concernant la guerre
d'Algérie, intéressent soit la sûreté de l'Etat,
soit la défense nationale ou peuvent mettre en cause des
responsabilités individuelles ; elles ne seront donc ouvertes que dans
60 ans au lieu des 30 habituels, les dérogations étant
très difficiles à obtenir. L'histoire de la guerre
d'Algérie ne peut alors guère se renouveler. L'historien ne
dispose que de sources peu fiables et peu diversifiées, à savoir,
pour l'essentiel, des témoignages. Bref, c'est une entrave
supplémentaire à la recherche historique et au travail de
mémoire qui en découle.
c) Des raisons conjoncturelles
A partir de 1973, l'esprit contestataire issu de mai 68
commence à s'essouffler. La révolte étudiante a
favorisé l'émergence d'idées libertaires
dénonçant les violences policières, toute sorte
d'impérialisme et la pratique personnelle du pouvoir du
général de Gaulle, les modèles tiers-mondistes
étant mis en avant. Ces idées ont trouvé ensuite un moyen
d'expression dans l'art et ont ébranlé l'opinion publique si bien
qu'on les retrouve dans les débats intellectuels. Or les exemples
permettant d'étayer les dénonciations des violences
étatiques, sont régulièrement empruntés à la
guerre d'Algérie. Le conflit devient alors une piste de recherche
artistique et d'expression militante : ce militantisme se retrouve par exemple
dans le cinéma avec l'oeuvre de René Vautier dont l'influence ne
dépasse guère les milieux libertaires mais qui assure la
continuité du débat. L'après-mai 68 permet de
comprendre l'intensité du débat au tournant des
années 1970.
Or, avec le début de la crise pétrolière
puis économique et monétaire, les idées
généreuses et utopiques de mai 68 perdent du terrain face au
pragmatisme nécessaire pour résoudre de telles urgences, comme si
la réalité l'emportait sur le rêve. L'attention de
l'opinion se concentre alors sur les questions économiques. La
société de consommation critiquée en 1968, apparaît
à partir de 1973 comme un mode de vie à défendre face
à l'insécurité et à la précarité
d'une situation de crise. La crise d'adolescence de la société
française était terminée. Dès lors, rappeler les
violences policières de Charonne, les tortures perpétrées
en Algérie ou l' esprit réactionnaire des Français
d`Algérie, groupe présenté, à tort, comme
homogène, apparaît moins crucial que s'interroger sur les raisons
de la crise et les moyens d'en sortir.
En outre, nous avons déjà mis en avant
l'intensité du débat de 1968 à 1972, débat
particulièrement alimenté par les témoignages des anciens
acteurs du conflit. Les principaux acteurs français ont ainsi
évoqué leurs souvenirs avant 1973 : de Gaulle, Salan, Massu,
Jouhaud, Ely, Sergent... Une fois leur témoignage publié,
diffusé sur la place publique et commenté par les faiseurs de
débats - intellectuels, journalistes ou hommes politiques -, il est
difficile de renouveler les discussions. L'évolution du débat est
donc cyclique : la diffusion de documents ou de témoignages incitant la
diffusion d'autres documents et témoignages et suscitant les
commentaires et critiques, le débat se concentre sur quelques
années avant de diminuer d'intensité, période creuse
durant laquelle il se porte sur d'autres questions, les thématiques
liées à la guerre d'Algérie ayant été
déjà exploitées lors de la période
précédente. Il y a lassitude de l'opinion en même temps
qu'épuisement du débat : une fois les arguments
échangés, la polémique s'estompe. C'est une des
caractéristiques principales de la période 1973-1979 :
après les années de redécouverte de la guerre
d'Algérie viennent logiquement, dans une évolution cyclique, les
années de silence, à ne pas confondre avec l'oubli.
Sans compter qu'il n'est jamais facile de revenir sur des
événements peu glorieux pour la France à l'heure où
toutes les blessures ne sont pas cicatrisées. Il faut certainement
attendre la deuxième génération, celle qui n'a pas
vécu la guerre pour revenir de manière dépassionée
sur le conflit. Le refoulement et l'occultation apparaissent alors comme le
meilleur remède pour les victimes de la guerre que sont les
rapatriés : l'impératif qu'assignent les associations de
rapatriés, est le silence afin de ne pas rouvrir les anciennes
plaies115. Or ce silence est aussi
respecté parce que la capacité de mobilisation
des rapatriés impressionne responsables et commentateurs politiques, les
incitant à une grande prudence. De 1973 à 1979 et même
après, les associations de défense des rapatriés occupent
le devant de la scène publique.
3/ Une attention mobilisée sur le problème
des rapatriés
Cette présence massive des rapatriés dans le
débat public occulte les questions plus directement relatives à
la guerre d'Algérie. L'opinion publique se focalise sur le
problème de l'indemnisation des rapatriés, qui n'est pas sans
enjeu poltitique ; ceux-ci ayant été délaissés par
le général de Gaulle.
a) Les rapatriés : une force politique
Après avoir montré leur force lors des
affrontements sur La Bataille d'Alger et entamé une unification
des diverses mouvances, les associations de rapatriés souhaitent
s'inscrire dans le débat politique comme une force de pression, jouant
pour cela sur les centaines de milliers de voix que représente la
population rapatriée, en particulier dans le midi de la France. Les
associations ne se contentent plus d'assurer le lien social nécessaire
aux nouveaux métropolitains que sont les rapatriés : elles
deviennent des acteurs du jeu politique.
Ce changement d'orientation de l'action des associations est
particulièrement l'oeuvre du R.E.C.O.U.R.S., association
créée en 1976 en vue de regrouper les associations de
rapatriés et d'unifier leur revendication. Son audience croît
rapidement et elle est en mesure en 1977 d'imposer aux pieds-noirs du Midi de
voter contre la majorité aux élections municipales116.
Le président du R.E.C.O.U.R.S., Jacques Roseau, entend utiliser le
chantage électoral, considérant ce dernier comme le seul moyen de
se faire entendre par le gouvernement :
« En 1974, les Associations de rapatriés ont
laissé passer une belle chance d'obtenir le règlement de notre
contentieux à l'occasion des élections présidentielles.
Elles n'ont pas négocié de façon assez rigoureuse et ont
pris des positions favorables à M. Valéry Giscard d'Estaing avant
d'avoir obtenu de celui-ci des garanties suffisantes. Nous ne commettrons pas
la même erreur à la veille des élections
législatives de 1978 ».117
Fort de cette conscience politique, le R.E.C.O.U.R.S.
n'hésite pas à investir les tribunes
du quotidien pour faire entendre sa voix et rappeler aux
responsables politiques la force électorale qu'il représente.
Avec le R.E.C.O.U.R.S., c'est l'ensemble de la population
116 François Mitterrand a bénéficié
des voix, décisives, des rapatriés qui ont suivi le mot d'ordre
du R.E.C.O.U.R.S. lors de l'élection présidentielle de 1981.
117 « L'indemnisation des rapatriés », 8 juillet
1978
rapatriée qui se constitue comme un groupe
cohérent avec un passé et des habitudes culturelles communs mais
surtout avec une même revendication : l'indemnisation totale des
rapatriés.
b) La mobilisation des énergies sur la question de
l'indemnisation
La loi d'indemnisation de 1970 n'a pas en effet satisfait les
rapatriés, ceux-ci la considérant comme très
inférieure aux dommages subis. Il faut se rappeler que les pieds-noirs
contraints à l'exode, ont laissé en Algérie leurs biens.
Ces derniers ont été récupérés par les
Algériens mais l'Etat algérien a refusé d'indemniser les
victimes de cette spoliation, contrairement à ce qui était
prévu dans les accords d'Evian118. La population
française d'Algérie était principalement issue d'un milieu
populaire, leur niveau de vie était de 20 % inférieur à
celui des Métropolitains. Ces spoliations ne concernent pas uniquement
des familles de grands colons mais aussi des familles d'employés ou
d'ouvriers qui se voient confisquer leur maison, d'où des situations
difficiles lors de l'arrivée en France de ces familles.
Or, le général de Gaulle a refusé
d'exiger de son partenaire algérien le remboursement des spoliations
subies, préférant préserver les relations
privilégiées qu'entretient la France avec l'Algérie. Mais
l'autre raison, moins politique que personnelle, de cette fin de nonrecevoir
aux exigences d'indemnisation des rapatriés, est que de Gaulle
éprouve une certaine rancune vis-à-vis des pieds-noirs.
Peyrefitte nous révèle ainsi que de Gaulle aurait
déclaré à propos des spoliations, en 1963 : « Ben
Bella s'en prend aux biens vacants. Il fallait bien qu'ils soient à
quelqu'un : puisqu'ils n'étaient à personne, ils sont à
lui »119. Le général n'est nullement
choqué des méthodes employées par le gouvernement
algérien, il semble même très bien s'en accommoder. De
Gaulle rend les pieds-noirs responsables à la fois de la guerre, du fait
de leur opposition à toute remise en cause du statut colonial, et de
l'échec des accords d'Evian, pour avoir soutenu l'O.A.S. et rendu la
cohabitation invivable :
« Tout cela ne leur [aux pieds-noirs] serait pas
arrivé, si l'OAS ne s'était pas sentie parmi eux comme un poisson
dans l'eau ! Ils ont été complices de vingt assassinats par jour
! [...] Ils ont déchaîné la violence, et, après
ça, ils se sont étonnés qu'elle leur revienne en plein
visage ! Alors, ils se sont précipités vers les bateaux et vers
les avions comme des
118 « Leurs droits de propriété [aux
Français d'Algérie] seront respectés. Aucune mesure de
dépossession ne sera prise à leur encontre sans l'octroi d'une
indemnité équitable préalablement fixée »,
texte des accords d'Evian publié dans le Monde du 20 mars 1962
moutons de Panurge »120
De Gaulle garde donc de sérieux préjugés
envers les pieds-noirs, selon lui, ils ne font qu'un avec les activistes qui
ont voulu sa mort. Il ne peut être alors question de leur accorder une
indemnisation pour ce qu'ils ont laissé en Algérie. Les
spoliations ne sont pour lui qu'un juste retour de bâton.
C'est pourquoi, les rapatriés doivent attendre le
départ du général de Gaulle pour que la question de
l'indemnisation soit remise à l'ordre du jour en 1970. Le gouvernement
considère enfin que les accords d'Evian n'ont pas été
respectés et qu'il a une part de responsabilité dans ce
non-respect des accords puisqu'il s'engage à indemniser les victimes.
En 1974, Valéry Giscard d'Estaing est élu
à la présidence de la République. Le Monde dresse
son portrait à cette occasion, dans le numéro daté du 19
mai 1974 : « Nul doute qu'il a été favorable aux
thèses de l'Algérie française ». Les rapatriés
pensent trouver en lui une oreille plus attentive à leur revendication.
D'ailleurs, un des points de son programme concerne une indemnisation plus
large des rapatriés, promesse qui débouche sur la loi
d'indemnisation de 1974. Grâce aux lois de 1970 et 1974, les
bénéficiaires obtiennent ainsi en moyenne 58000 francs.
Mais les bénéficiaires sont trop peu nombreux
selon les associations de rapatriés. C'est la raison pour laquelle elles
se montrent plus fermes et engagent leurs adhérents à voter
utile. Cette pression porte ses fruits puisque, dès 1977, le
président de la République présente un pacte national pour
les rapatriés. Le ton du discours diffère radicalement de celui
du général de Gaulle : « Nous devons [accroître] notre
effort de solidarité à l'égard de ceux qui ont
été arrachés à cette terre et qui continuent de
souffrir de ce déracinement »121.
Pacte qui aboutit sur une nouvelle loi d'indemnisation
votée en 1978. Depuis 1970, ce sont alors 25 milliards de francs qui
sont débloqués pour les rapatriés. Ce complément
d'indemnisation porte le montant moyen accordé aux
bénéficiaires à 130000 francs. L'effort est
considérable mais la polémique sur l'indemnisation ne prend fin
qu'en 1981. Malgré sa compassion vis-à-vis du sort des
rapatriés, Valéry Giscard d'Estaing ne parvient pas à les
convaincre, d'où le soutien du R.E.C.O.U.R.S. au candidat Mitterrand en
1981.
c) La permanence de situations difficiles : les harkis
Si la question de l'indemnisation remplit les tribunes du
quotidien, un autre débat surgit,
120 idem
121 « Valéry Giscard d'Estaing évoque le pacte
national proposé aux rapatriés », 18 octobre 1977
mais plus discrètement, par le biais de reportages et
analyses, entre 1973 et 1975 : le problème des harkis. Longtemps
oubliés, les supplétifs de l'armée française qui
ont réussi à venir en France en 1962, commencent à
être pris en considération par l'opinion publique.
Sont mises en avant les conditions dans lesquels ils sont
regroupés et vivent, à l'écart de la communauté
nationale. Dans une série d'articles publiés en juillet 1973,
Le Monde révèle les difficultés que rencontrent
les harkis à s'intégrer. Situation que résume ainsi le
journaliste : « Misère matérielle, mais surtout
misère morale »122. Les harkis y sont
montrés comme victimes du racisme et par conséquent,
disqualifiés à l'embauche, regroupés dans des camps
vétustes à l'organisation para-militaire ou entassés dans
des foyers Sonacotra, souvent analphabètes, désemparés par
les tracasseries administratives...
C'est alors l'occasion, pour le journaliste, de revenir sur le
rôle joué par les harkis pendant la guerre d'Algérie. Au
moment de l'indépendance, ils sont entre 200000 et 300000 à aider
les militaires français. Cette intégration de bataillons
musulmans répond non seulement à des objectifs
stratégiques - connaissance de la langue, du terrain... - mais aussi
politiques : puisque de nombreux musulmans combattent les
indépendantistes aux côtés des Français, il ne
s'agit pas d'une guerre mais d'une simple opération de maintien de
l'ordre.
Lorsque l'indépendance est proclamée, la France
abandonne ceux qui l'ont servi et, sur l'ordre du général de
Gaulle, on s'efforce de limiter au srtict minimum le rapatriement des
supplétifs. Ceux qui ne peuvent partir, sont l'objet de massacre en
Algérie et sont utilisés au déminage de la « ligne
Morice ». Oubliés par ceux dont ils assuraient la
sécurité, les piedsnoirs, ils sont considérés comme
des traîtres par les anciens partisans de l'indépendance. Plus
qu'une crise matérielle, c'est une crise identitaire que vit la
communauté harki.
Or, à partir de 1973, les harkis entament des actions
pour faire connaître leur sort et afin que l'injustice dont ils sont
victimes soit combattue. En octobre 1974, huit harkis entament une grève
de la faim pour obtenir leur droit de Français à part
entière. Mais à partir de ces situations particulières, ce
sont les conditions de vie de l'ensemble des harkis qui sont montrées du
doigt et les revendications se font plus générales :
« Nous voulons que les plus hautes instances
françaises [...] obtiennent du président Boumedienne le libre
accès entre la France et l'Algérie [...] Nous réclamons,
également [...] un véritable recyclage professionnel et la
levée des forclusions pour le dépôt des dossiers de
pensions et de retraites »123.
Grève de la faim qui est suivie d'une manifestation de
musulmans Français d'Algérie.
122 « Les Harkis oubliés par l'Histoire » J.-C.
Guillebaud, 5-6 juillet 1973
123 « Huit anciens harkis font à Paris depuis un mois
la grève de la faim dans l'église de la Madeleine », 12
octobre 1974
En juin 1975, c'est le directeur du camp de harkis de
Saint-Maurice l'Ardoise qui est pris en otage puis libéré par
quatre jeunes Français muslmans « pour attirer l'attention de
l'opinion publique sur les conditions de vie absolument lamentables qui sont
faites aux supplétifs de l'armée française et à
leurs enfants »124. Ensuite, en août 1975,
c'est la prise en otage pendant quelques heures d'une quarantaine de
ressortissants algériens par des anciens harkis afin d'obtenir le retour
en France de Borzani Kradaoui, fils d'un ancien harki, retenu à Oran
après un séjour en Algérie. A cette occasion, on voit les
associations de rapatriés afficher leur solidarité avec les
harkis : « on se répartissait en équipes, muslmans et
non-muslmans mêlés »125. Enfin, un
responsable de l'Amicale des Algériens au camp de Bias est
séquestré par des anciens harkis « pour obtenir la libre
circulation entre la France et l'Algérie »126.
Ces actions sont de courte durée et se déroulent
sans véritable violence : elles n'ont d'autre but que de faire parler
des harkis. Elles sont révélatrices de leur exaspération
et la publicité qui est faite autour de ces opérations commandos
contraint le gouvernement à agir. En août 1975, en pleine «
crise harki », dans l'urgence, il est ainsi décidé que
« les camps de regroupement des anciens harkis seront supprimés
avant la fin de l'année 1976 »127.
Le débat autour de la guerre d'Algérie se
concentre durant ces six années sur les questions de l'indemnisation des
rapatriés et les conditions de vie des harkis. Ces deux groupes
d'acteurs de la guerre mobilisent l'attention de l'opinion publique et
deviennent les groupes porteurs du débat alors qu'ils s'étaient
révélés relativement silencieux durant la période
précédente. La guerre d'Algérie, et surtout la fin de la
guerre, est alors essentiellement envisagée à travers le
témoignage et l'expérience d'un rapatrié, musulman ou non.
Une évolution sensible s'est donc effectuée par rapport à
la période précédente : de la vision du militaire sur la
guerre, avec les témoignages des généraux, on est
passé à une vision des civils, davantage victimes qu'acteurs.
C'est pourquoi, les débats autour des rapatriés ne concernent pas
directement la guerre d'Algérie mais plutôt ses
répercussions jusque dans les années 1970. D'autant plus, qu'il
est question en premier lieu du sort qui leur a été
réservé lors de leur arrivée en France. La
publicité faite autour des revendications des rapatriés renvoie
dans
124 22-23 juin 1975
125 « un calcul délibéré de part et
d'autre ? », 9 août 1975
126 19 août 1975
127 8 août 1975
l'ombre les thématiques plus directement liées
à la guerre d'Algérie, d'où une apparente
discontinuité du débat sur le conflit.
B/ Une résurgence sporadique des principaux
thèmes du débat
1/ La torture, un sujet encore polémique
La place faite à cette question dans le quotidien a
fortement diminué par rapport à la période
précédente. La torture n'est plus ce débat crucial qui
enflamme l'opinion : on la retrouve ainsi au détour de petits articles,
dans les rubriques « Culture » ou « Justice ». La
rédaction elle-même semble se désintéresser de ce
sujet, d'où l'absence d'articles sur ce thème signés par
les grandes plumes du journal. C'est que la torture a déjà fait
l'objet de nombreuses discussions en 1971 et 1972. Le sujet est-il alors
épuisé ? On peut le penser puisque la continuité du
débat sur ce thème n'est assurée que par des affaires
récurrentes : Audin, Alleg et Bigeard. Ces affaires figurent comme des
symboles de la pratique de la torture. Or cette fonction symbolique favorise
une dénonciation de la torture plus concrète que d'abstraits
discours : les mentalités sont davantage frappées si l'on peut
mettre un nom, un témoignage sur cette pratique. C'est pourquoi la
torture ne resurgit dans le débat public que par l'intermédiaire
de telles affaires.
a) La « mini-affaire » Bigeard : le
secrétaire d'Etat et la torture
Le général Bigeard, par son caractère et
sa franchise, s'est auréolé d'un certain prestige, bien qu'il
soit un exemple des défaites de la France dans ses guerres coloniales.
Il est devenu un personnage incontournable sur qui se focalise l'attention
voire les passions. En 1973, il est nommé à Paris. Cette venue
à Paris suscite alors des interrogations et des craintes : celui qui a
mené, à la tête du 3e R.P.C., sous
l'autorité du général Massu, la bataille d'Alger, a-t-il
été appelé par le gouvernement pour accroître
l'état répressif ? C'est du moins la question que se posent les
militants gauchistes après que le général eut
déclaré qu'il y avait « beaucoup à faire » dans
la capitale. En filigrane réapparaît le rôle qu'ont
joué les troupes de Bigeard dans la bataille d'Alger et de l'usage qui a
été fait de la torture à cette occasion.
Jacques Fauvet profite de cet événement pour
dresser un portrait de Bigeard dans son éditorial du 22 juin 1973 «
Bigeard à Paris » : « Bigeard a pour lui une silhouette et une
légende, et contre lui un passé qui n'est pas, hélas ! que
le sien, un passé de défaites et de replis ».
C'est à cette « légende » que
Valéry Giscard d'Estaing fait appel pour prendre la tête
d'un secrétariat d'Etat auprès du ministre de la
défense. Il côtoie alors Mme Françoise Giroud au conseil
des ministres. Aux journalistes lui rappelant les accusations virulentes
qu'elle avait portées contre le général Bigeard au moment
du conflit, elle répond : « A ma connaissance, le
général Bigeard n'a jamais torturé personne
»128.
Jean Planchais profite de cette déclaration pour
revenir sur le rôle qu'a joué le général Bigeard
lors de la bataille d'Alger et s'interroger sur la pratique de la torture.
Après avoir rappelé que le général Bigeard est
chargé de « nettoyer » la Casbah, il souligne que la pratique
de la torture est couramment employée dans ces opérations de
police : « [le 3e R.P.C. et son chef] ont pratiqué les
méthodes qui ont amené la «disparition» de quatre mille
personnes, recensées par M. Paul Teitgen [...]. A Sidi-Ferruch, les
corps des suppliciés sont discrètement enfouis
»129. Les euphémismes sont de rigueur : le
journaliste parle de « méthodes » pour tortures et de «
disparitions », avec les guillemets, pour exécutions sommaires. Une
telle prudence dans le vocabulaire fait penser aux articles sur la torture
écrits pendant le conflit : Le Monde n'utilisait alors le mot
de torture qu'en lui adjoignant des guillemets, comme pour relativiser sa
réalité.
Cette façon d'atténuer la réalité,
tout en réfutant la déclaration de Mme Giroud, se retrouve dans
le traitement qui est fait de l'affaire Ben M'Hidi (cf. p.47) : « Ben
Mehdi, selon la version officielle, se donnera la mort dans sa prison. Selon
une autre version, il fut «liquidé» discrètement
». Là encore, le doute est cultivé, les deux versions sont
proposées au lecteur sans rappeler que Bigeard avait déjà
avoué l'exécution de Ben M'Hidi (cf. note 91). C'est d'autant
plus surprenant qu'en 1974, à l'occasion du vingtième
anniversaire de l'insurrection, Daniel Junqua rappelait brièvement
« Le destin des neuf «chefs historiques» » et affirmait
à propos de Ben M'Hidi qu'il a été «
exécuté au printemps 1957 »130 , le doute
n'était alors pas de mise. Planchais renvoie alors la
responsabilité de tels actes aux hommes politiques, tout en signalant
l'implication de Bigeard dans de telles pratiques :
« A M. Bourgès-Maunoury, ministre de la
défense nationale, qui le congratulait, Bigeard déclare : «
Monsieur le ministre, vous pensez bien qu'on n'arrive pas à de tels
résultats
avec des méthodes d'enfant de choeur » * »
L'essentiel alors était de ne pas trop faire de bruit
autour des méthodes employées.
128 « Le général et les pacifistes », 7
février 1975
129 « Bigeard et la bataille d'Alger » Jean Planchais,
7 février 1975
130 « Le destin des neuf «chefs historiques»
», par D. Junqua, 2novembre 1974
* Cité par Y. Courrière, La Guerre
d'Algérie, le temps des léopards, op. cit.
L'article est révélateur de cette façon
d'éviter d'affronter frontalement le problème de la torture : la
prudence de Planchais est-elle alors le signe d'un désir d'occultation
de ce passé ? En effet, le mot de torture n'est jamais employé
alors qu'il n'est question que de cela, le journaliste cherchant à
réfuter les affirmations de Mme Giroud. La mémoire collective est
loin d'être apaisée sur ce thème, les traumatismes sont
jugés encore trop présents - d'autant plus que la constante
mobilisation des rapatriés incite à la prudence - d'où les
précautions prises.
b) Le cas Pouget
Cette recherche des responsabilités quant à
l'utilisation de la torture se poursuit malgré la loi d'amnistie, elle
conduit encore à un procès en diffamation. Libération
a ainsi publié un article, le 8-9 décembre 1974,
fondé sur le témoignage de deux appelés : « Comment
un «adepte» de la torture en Algérie est devenu très
simplement écrivain humaniste au Figaro ». Cet article
incriminant M. Jean Pouget, commandant du 584e bataillon du train
à Bordj-ElAgha pendant la guerre puis grand reporter au Figaro,
fait donc l'objet de poursuites. Le procès s'ouvre le 30 janvier
1975 à la 17e chambre correctionnelle du tribunal de Paris.
Ce n'est pas tant la réalité des sévices qui est
contestée, que la responsabilité de Pouget : « Plus de
quinze ans après, aucun témoin ne pouvait vraiment certifier que
le commandant Pouget avait ordonné ou même «couvert» ce
genre de pratiques »131. Pourtant le
témoignage des appelés est accablant pour l'armée :
« Les informateurs de Libération
réitèrent une partie de leurs déclarations, à
savoir qu'il existait dans le camp un silo à grain d'une profondeur de 3
mètres ou les fellaghas étaient interrogés et dans lequel
on versait parfois de l'eau, une casemate servant de prison et nantie d'une
porte très basse contre laquelle « l'Arabe, tiré par les
cheveux, était projeté et se cognait », une «salle des
soupirs» où les prisonniers subissaient, un à un, un
interrogatoire particulièrement serré... »
Le débat s'est ensuite porté sur l'opposition
qu'aurait toujours manifesté le commandant
Pouget, à la torture. Les faits décrits
ci-dessus ne sont pas réellement contestés ni
véritablement examinés puisque de toute manière, ils sont
amnistiés. Les discussions sont alors sans intérêt d'un
point de vue historique puisqu'elles concernent la personnalité du
commandant Pouget. Ce procès est encore une preuve de ce processus de
refoulement - la réalité des exactions ne constituant pas l'objet
de la plainte ni de l'instruction - des atrocités commises pendant la
guerre d'Algérie. Refoulement bien compréhensible puisqu'il
s'agit d'événements peu glorieux pour la France.
c) La suite du feuilleton Audin
L'affaire Audin revient de façon lancinante depuis la
fin de la guerre comme un crime que la société n'a pas fini
d'expier. A la fin de la guerre, Audin n'ayant pas réapparu, il fallait
bien qu'il soit mort. Un acte de décès est alors établi
par le tribunal d'Alger, le 1er juin 1963. Jugement qui devient
exécutoire en France le 27 mai 1966. En 1968, la veuve Audin saisit
alors le tribunal administratif de Paris afin d'obtenir une indemnité
pour elle et ses enfants. La demande est rejetée en mars 1975 car
celle-ci a été présentée trop tard : il y a
prescription en faveur de l'Etat au-delà des quatre ans après la
déclaration de décès. Le commentaire du jugement qui est
fait par Le Monde dans son numéro daté du 25 mars 1975,
est bref : l'affaire Audin n'intéresse plus. Il faut dire que les
nombreux recours judiciaires rendent l'affaire difficile à suivre.
En 1978, l'affaire Audin resurgit à l'occasion du
procès de Philippe Erulin colonel commandant le 2e
régiment étranger de parachutistes à Calvi. Il est
accusé d'avoir « veillé » à l'installation d'un
bordel, le Plouf, destiné à ses légionnaires. Or, Erulin,
alors lieutenant, est un des deux officiers qui est venu arrêter Maurice
Audin à son domicile. Le Monde du 18 mars indique qu'Erulin ne
s'est pas présenté à son procès. Le nom de Philippe
Erulin rappelle alors l'affaire Audin aux militants du comité Audin mais
aussi aux journalistes du Monde. La polémique rebondit
alors.
C'est la télévision qui déclenche la
polémique. Invité aux Dossiers de l 'écran,
René Andrieu, rédacteur en chef de L 'Humanité,
rappelle qu'Erulin est un des tortionnaires d'Henri Alleg132.
Le Monde rapporte les déclarations qu'ont suscitées ces
accusations. M. Yvon Bourges, ministre de la défense, s'estime «
scandalisé par le comportement de René Andrieu »133
alors même que le colonel Erulin est envoyé au Shaba
(ex-Katanga), en mission humanitaire. M. Alleg confirme le témoignage et
les accusations qu'il avait porté dans son livre La Question.
Quant au Monde, il rappelle « que les plaintes dont certains
militaires ont pu faire l'objet pour leurs actions en Algérie tombent
sous le coup de la loi du 31 juillet 1968 portant amnistie » de ces
mêmes actions. Le R.E.C.O.U.R.S., pourtant association de
rapatriés et non d'anciens combattants, entre aussi dans la
polémique en fustigeant « l'utilisation fréquente de la
télévision par une certaine intelligentsia, dans le seul but de
souiller la mémoire de l'armée et des Français
d'Algérie ». Bref, les oppositions restent tranchées et
les
vieux thèmes du débat sont de nouveaux brandis,
en particulier l'honneur de l'armée. Cette virulence montre le refus
d'une partie de l'opinion de revenir sur les événements les moins
glorieux de la guerre.
Mais après l'instantanéité de ces
réactions, vient le temps de la réflexion, réflexion
menée par Jean Planchais. Le journaliste signale, à juste titre,
que malgré la violence des déclarations, « ce qui compte,
c'est que la question ait été posée [...]. La tache est
restée, malgré le temps, les discours lénifiants, les
tentatives plus ou moins adroites de justification »134 . Et
Jean Planchais en profite pour rappeler l'activité
déployée à la villa Sésini, « véritable
usine à tortures parmi d'autres » et l'affaire Audin. Il
s'interroge sur les responsabilités, la plus grande faute revenant aux
hommes au pouvoir mais aussi à l'opinion publique : «
dénoncée, la torture a longtemps laissé la masse de
l'opinion indifférente ». La polémique peut être
saluée comme la fin d'un silence coupable. Planchais résume alors
le travail de mémoire que l'opinion doit accomplir non pas uniquement
sur la torture mais sur la guerre d'Algérie en général :
« Le souvenir qu'il faut conserver, c'est celui d'une guerre longue et
féroce [...], d'un mécanisme politique absurde [...], d'un manque
de clairvoyance et de générosité ». C'est ce travail
de mémoire qui est primordial et non la recherche de
responsabilités dans les atrocités commises, et de toute
manière amnistiées, d'autant plus que ceux qui ont
été conduits à perdre leur dignité, ne sont pas les
torturés mais les tortionnaires. Cette analyse montre bien
qu'au-delà du cri d'orfraie des anciens acteurs du conflit, une
réflexion distanciée sur la guerre commence à voir le
jour, certes au sein d'un journal élitiste qui, de surcroît, ne
s'est pas compromis pendant la guerre.
L'affaire Audin-Erulin resurgit quelques mois plus tard, dans
un nouvel article signé par Jean Planchais, « Le Silence »,
paru le 28 septembre 1979. Planchais, à l'occasion de la mort d'Erulin,
s'en prend à la loi d'amnistie qui impose un silence
préjudiciable pour les victimes de la torture mais encore plus pour ceux
qui l'ont pratiqué. Ces derniers se trouvent en effet dans
l'impossibilité de répondre aux terribles questions qui leur sont
posées sous peine de porter atteinte à l'honneur de
l'armée ou d'enfreindre la loi d'amnistie :
« Au nom de la loi se trouvaient ainsi
bâillonnés à la fois les accusateurs, du moins en principe,
et, dans la pratique l'accusé. Il fallait à tout prix
éviter le «grand déballage» qui eût mis à
rude épreuve la cohésion et le prestige encore fragiles de
l'armée et risque de semer la tempête dans les milieux politiques
»
Jean Planchais reprend le thème, déjà
énoncé dans « Retour à la villa Sésini »,
du
tortionnaire davantage victime que le torturé
d'après une logique inspirée de la célèbre
dialectique du maître et de l'esclave de Hegel : celui
qui subit les tortures, peut toujours se raccrocher à son
humanité, à sa force morale plus grande que celui qui cherche
à provoquer la souffrance tandis que l'humanité est
refusée au tortionnaire, il a renié et son intelligence et ses
émotions pour pouvoir pratiquer ces atrocités. La question de la
torture reste polémique et taboue parce qu'elle met en cause
au-delà des responsabilités personnelles, le fonctionnement et de
l'Etat et de l'armée, à savoir les deux institutions-clé
dans une démocratie. Pour Jean Planchais, c'est la loi qui a
engendré le silence autour de la guerre d'Algérie.
d) Henri Alleg : briser une nouvelle fois le silence
En 1958, Henri Alleg a bousculé les tabous autour de la
torture en racontant le mois qu'il a passé au centre de triage
d'El-Biar, en détaillant minutieusement les diverses tortures qu'il a
subies et en nommant ceux qui la pratiquaient135. En 1977, il tente
de briser une nouvelle fois le silence autour de la torture en Algérie.
Son témoignage est alors réactualisé par l'adaptation de
La Question au cinéma.
Plus qu'un retour sur ce dont il a été victime,
c'est une dénonciation de la torture dans son ensemble. Il s'agit aussi
d'une réflexion sur la force de la volonté ou de la foi humaine.
Comme Jean Planchais, le film démontre que celui qui sort victorieux de
cette épreuve, c'est la victime : « Vainqueur parce que sa
résistance réduit ses tortionnaires à l'état de
soushommes, parce qu'il est persuadé que, même s'il doit mourir,
la vérité finira par être découverte
»136. Comme les films de René Vautier, son
militantisme le confine à un public limité : ce genre de films,
malgré la qualité de réflexion développée,
ne permet pas de briser le silence. Il est juste le signe que le silence n'est
plus imposé de manière coercitive puisque le film n'a pas
été victime de la censure. Le silence est alors peut-être
plus profondément enfoui dans l'inconscient de la société
française.
2/ De Gaulle : trahison ou pragmatisme ?
Le rôle du général de Gaulle dans la
guerre d'Algérie est de ces thèmes récurrents qui ne
cessent de susciter rancoeur, réquisitoires et plaidoyers. Cependant,
l'enjeu du débat s'est quelque peu émoussé : les
gaullistes ne sont plus qu'une composante de la majorité et
l'intérêt porté aux anciens activistes s'est
altéré.
135 l'éditeur n'a figuré que les initiales, ce qui
n'a pas empêché le livre d'être saisi à sa sortie.
136 « Résistance d'un intellectuel », par J. de
Baroncelli, 5 mai 1977
a) Un défenseur peu commun de la politique gaullienne
A l'occasion de la mort du président algérien,
ancien chef d'état-major de l'A.L.N., Houari Boumedienne, Le Monde
revient sur la politique et les discours du président
défunt. Le quotidien dévoile alors que l'ancien adversaire
militaire de la France se distingue par une conception du conflit très
proche de celle de de Gaulle. Cette proximité de points de vue entre les
deux hommes est ainsi révélée par l'estime que portait
Boumedienne au président français :
« Je pense qu'il avait conscience dès le
début que l'indépendance de l'Algérie était
inéluctable. Mais s'il l'avait dit en 1958, il aurait été
balayé en vingt-quatre heures. Il a dû
prendre le temps de prouver aux généraux et
à une partie de l'opinion française que c'était un
problème politique et pas une affaire d'armes »137
On peut noter l'écart qui existe entre ces propos et le
discours que Boumedienne a prononcé lors du dixième anniversaire
de l'indépendance de l'Algérie :
« Les historiens du colonialisme [...] ont tenté de
prouver à certains esprits faibles que si l'Algérie a obtenu son
indépendance, le mérite en revenait à la Vème
République et à son
président Charles de Gaulle. Il s'agit là d'une
falsification [...]. Tous les Algériens [...]
savent bien que les opérations de destruction et
d'anéantissement n'ont jamais été aussi intenses que sous
la Vème République »138
Lequel des deux discours est-il caractéristique de la
pensée du président algérien ? Le second est
volontairement agressif puisque s 'adressant au peuple algérien et aux
représentants de différents pays du Tiers-Monde : Boumedienne
fait preuve d'anti-impérialisme féroce. Le premier est plus
proche de l'histoire officielle algérienne de la guerre, elle tend
à renvoyer les combattants dans l'ombre : les héros de guerre
sont peu compatibles avec la dictature très personnelle que Boumedienne
a instaurée. Or, dans ce discours, le chef d'Etat algérien fait
de de Gaulle l'homme clairvoyant, travaillant l'armée et l'opinion pour
faire accepter l'indépendance, dont de Gaulle lui-même voulait se
donner l'image dans ses mémoires (cf. p.36). Il semble oublier que
l'effort de guerre était très intense sous de Gaulle. Boumedienne
croit-il vraiment à ce qu'il dit ou n'est-ce qu'un discours
destiné à prouver l'amitié francoalgérienne ? Les
deux discours étant paradoxaux, il est certain que le contexte politique
influe sur la tonalité du discours à adopter. Il s'agit avant
tout de satisfaire son auditeur plutôt que de tenter de déterminer
une vérité historique : aucun des deux discours n'est
représentatif de la réalité, celle-ci étant plus
ambiguë qu'un message de propagande.
b) De Gaulle et l'opération « Résurrection
»
137 propos cité dans « Rencontres avec le
président algérien » par P. Balta, 28 décembre
1978
Le 13 mai 1978, Le Monde publie le témoignage
du général Jouhaud sur l'opération Résurrection
(cf. texte dans les annexes), opération qui prévoyait en mai 1958
le débarquement de parachutistes en métropole pour prendre
possession des points névralgiques de la capitale ; c'est un
véritable un coup d'Etat qui est envisagé. Jouhaud divulgue que
l'entourage du général de Gaulle participe activement à la
préparation de l'opération. De Gaulle est donc au courant
puisqu'il se fait même préciser les modalités
d'exécution de « Résurrection ».
En outre, l'opération a eu un début
d'exécution : « Le 29 mai, vers 9 heures, le général
Salan recevait une communication de M. Olivier Guichard : « Nos affaires
se présentent mal ! A vous de jouer maintenant. Tenez-vous prêts !
» »139. Deux escadres décollent avant
que le contrordre ne fut donné, contrordre motivé par l'annonce
de l'entretien qu'accordait le président Coty au général
de Gaulle.
Evidemment, le témoignage est partial et à
charge même si le ton est dépassionné et si, dans un souci
d'objectivité, Jouhaud recoupe les témoignages. Cependant, il met
à mal l'image du de Gaulle rappelé par le peuple et
décidé à accorder l'indépendance. De Gaulle
apparaît comploteur, jouant sur la peur d'un coup d'Etat, quitte à
arrêter l'opération en cours, pour revenir au pouvoir.
Malgré la partialité de l'auteur, il semblerait que ce
témoignage ne soit pas très éloigné de la
vérité. Bernard Droz et Evelyne Lever, dans la synthèse
qu'ils ont écrite sur la guerre d'Algérie140, estiment
qu'il aurait clairement exprimé son souhait d'éviter
l'application du plan, tout en ordonnant à Salan de faire le
nécessaire au cas où il ne pourrait pas accéder
légalement au pouvoir.
Ce témoignage du général Jouhaud
dénote l'écart qui existe entre les différentes
mémoires de la guerre, entre deux histoires, l'histoire gaullienne et
celle des généraux. Le silence de la société
française est alors peut-être celui né de
l'incompréhension réciproque des différents acteurs du
débat et du conflit, d'où une absence de communication. Comment
peutil en effet y avoir discussion s'il n'existe pas une reconnaissance
préalable de la légitimité des souvenirs d'autrui ?
3/ Le cinéma : vers une dédramatisation ?
Nous avons vu que, de 1968 à 1972, le cinéma
cristallisait toutes les tensions, son
139 « L'opération Résurrection en mai 1958
», E. Jouhaud, 13 juin 1978
pouvoir d'impact était surestimé et les
oppositions violentes et radicales qui s'exprimaient à son encontre,
étaient le signe d'une incompatibilité fondamentale entre les
diverses mémoires du conflit. Or, de 1973 à 1979, le
cinéma donne l'impression d'être redevenu un simple moyen
d'expression artistique. On ne peut parler de tabou de la guerre
d'Algérie dans le cinéma de cette période mais il ne
déclenche plus les mêmes passions. Peut-on y voir le signe d'un
apaisement ?
a) Le cinéma militant du début de
période
S'il y a apaisement, il n'est pas immédiat. Le
début de la période voit la sortie de films militants
susceptibles de déclencher des réactions mais celles-ci
n'atteignent pas l'intensité de celles suscitées par La
Bataille d 'Alger.
Tout d'abord, le documentaire Fran çais si vous
saviez d'André Harris et Alain de Sédouy confronte les
vérités que croit avoir chacun sur la guerre d'Algérie.
Les différentes mémoires s'opposent uniquement par caméra
interposée, évitant ainsi la stérilité de la
polémique :
« Un dialogue imaginaire [...] oppose [...] le colonel
Argoud à Pierre-Henri puis à Paul Teitgen, et, en ce qui concerne
la torture, à Vidal-Naquet, Jacques Duclos à Charles Tillon,
Jacques Soustelle à Pierre Mendès-France... En fin de compte, ces
approximations touj ours subjectives, souvent passionnelles seront
précieuses pour construire la partie psychologique de l'histoire »
141
Par le refus des réalisateurs de démontrer quoi
que ce soit, chaque témoignage est
restitué comme tel, la leçon ou la morale, c'est
le spectateur qui se la fait, d'où l'absence de débats à
la sortie du film, si ce n'est la critique élogieuse du Monde.
Un tel film qui cherche à dévoiler les motivations profondes
de chaque acteur du conflit, est bien la marque d'une volonté de
comprendre ce conflit, du moins le conflit franco-français, celui qui
s'est focalisé sur la torture et qui est avant tout idéologique.
Il participe donc à l'élaboration d'une mémoire collective
apaisée.
Le film d'Yves Boisset, R.A.S., sorti en août
1973, apparaît, en revanche, comme plus polémique. Le but que
s'est fixé le réalisateur, est de faire un film à la fois
commercial, avec un budget conséquent, et politique, menant une
réflexion sur la légitimité de la guerre d'Algérie.
Avec une mise en scène efficace, un style accrocheur, le film se veut un
travail de mémoire sur le sort qui attendait les rappelés en
Algérie. « Je fais un cinéma populaire qui essaie de toucher
un public non militant, voire non informé, qui cherche à avoir le
maximum d'impact, qui se donne les moyens de faire des entrées, de faire
réfléchir des milliers de
141 « Rencontres avec l'histoire » par J.-M. Dunoyer,
27 février 1973
personnes »142. Avec une telle
mission qu'il donne à son art, Boisset recherche la débat si ce
n'est la polémique.
Le Monde procède alors à un tour
d'horizon de la presse. Les commentaires sont généralement
positifs exceptés Le Journal du Dimanche et Le Figaro
: « J'entends célébrer le courage de Boisset. Quel
courage ? Une nouvelle guerre d'Algérie menace-t-elle ? Dieu merci, non
! Ces épreuves appartiennent au passé »143.
Le quotidien communiste, lui, s'emploie à démontrer qu'il
existe encore une autre forme de censure que la censure politique et qu'elle
s'applique aussi à ce genre de films subversifs. Ainsi, Boisset a
rencontré de grosses difficultés pour financer son film et
l'U.G.C. décide de diffuser le film en pleine période creuse pour
le cinéma, le mois d'août : la nouvelle censure est donc
financière et ce seraient les entreprises de production et de
distribution qui l'appliqueraient. En réalité, contrairement aux
attentes, les positions ne sont pas radicalement tranchées, les
comptes-rendus évitent la polémique, bref le débat que
Boisset veut créer autour de son film, n'existe pas : les critiques sont
modérées. Cela apparaît d'autant plus exceptionnel que la
modération est rarement de mise lorsqu'il s'agit de la guerre
d'Algérie.
La controverse tant attendue ne prend pas forme. Le Monde
ne publie qu'une seule lettre-réponse au film : un sous-officier,
animateur d'un mouvement d'extrême droite, Roger Holeindre, qui proteste
contre l'image de l'armée que renvoie le film : « Je n'ai jamais vu
personne obliger un soldat français à torturer un prisonnier
civil ou militaire. Ceux qui l'ont fait voulaient bien le faire, un point c'est
tout »144. Pierre Viansson-Ponté en vient
à s'interroger sur l'absence de polémique autour d'un film qui
devrait plus déranger que La Bataille d'Alger :
« Les généraux, épuisés sans
doute par les controverses avec les évêques, avec les pacifistes
et finalement entre eux, n'ont pas soufflé mot. Il n'y a eu aucune
manifestation [...]. Jamais en France une mise en accusation aussi virulente de
l'armée, un réquisitoire aussi fort contre la
«pacification» algérienne, des images aussi brutales et crues
de violence militaire, n'avaient été présentées au
public »145
Le silence et l'oubli ont donc pour origine la lassitude des
protagonistes et de l'opinion.
Mais Viansson-Ponté ne s'arrête pas là dans
son analyse de « la guerre oubliée ». Ce silence n'est pas
seulement un silence de lassitude mais aussi un silence de culpabilité
:
142 interview d'Yves Boisset « Il faut parler au public du
samedi soir », 10 août 1973
143 L. Chauvet dans Le Figaro cité dans «
R.A.S. dans la presse », 14 août 1973
144 « La réponse du sous-off », R. Holeindre,
26-27 août 1973
145 « La guerre oubliée », P.
Viansson-Ponté, 19-20 août 1973
« C'est bien ainsi que les choses se sont passées,
ainsi qu'étaient brisées les fortes têtes, torturés
ou liquidés les adversaires, trompés et utilisés les
jeunes soldats. Hélas ! Le silence qui accueille ces aveux vaut, s'il en
était besoin, confirmation. Et on a peur, on a honte, on se reproche de
n'avoir pas assez dénoncé violemment cette «sale
guerre» ».
Le silence est sans doute un aveu. Dans ce silence, faut-il
alors voir une reconnaissance,
implicite, des méthodes violentes employées par
l'armée française ? On peut alors noter une évolution
dépassionnée de l'opinion publique et des acteurs du conflit : ce
silence eût été impossible quelques années
auparavant, à l'époque de La Bataille d'Alger. Plus
qu'un signe d'une lassitude, d'une culpabilité ou d'un oubli, le silence
sur la guerre d'Algérie est, peutêtre, porteur d'apaisement. La
reconnaissance, par un silence coupable, de certaines atrocités
induit-elle alors la constitution d'une mémoire collective
débarrassée des mensonges et des mythes colportés par les
protagonistes ? La période de silence permettrait aux plaies de se
cicatriser pour que la société puisse enfin regarder le
passé avec lucidité.
b) Un apaisement avec le cinéma de fiction
Le militantisme cinématographique perd du terrain avec
l'essouflement de l'esprit de mai 68 et l'importance croissante des grosses
productions dans le cinéma français. Le cinéma dit d'art
et d'essai préfère dorénavant se consacrer aux fictions et
à la recherche esthétique qu'au message politique.
Le cinéma algérien connaît la même
inflexion. D'autres thèmes sont explorés que la guerre
d'indépendance. Les films de propagande laissent la place à des
films rigoureusement construits, plus nuancés. Parmi les films
algériens sortis en France, il se trouve encore quelques films
manichéens : Décembre de Lakhdar Hamina en 1973 ou L
'Opium et le Bâton diffusé en 1977. La critique qui en est
faite met en avant l'académisme de la mise en scène et l'aspect
« image d'Epinal » des situations. Leur diffusion étant
limitée à quelques cinémas du quartier Latin, aucun
débat ne prend forme à propos de ces films.
Mais, la nouveauté vient de certains films qui
analysent avec acuité le conflit loin de l'histoire officielle
algérienne : Chronique des années de braise encore de
Lakhdar Hamina, Grand Prix du festival de Cannes en 1975, ou Noua
d'Abdelaziz Tolbi. Chronique des années de braise est le
premier film dont le sujet porte sur l'origine de la guerre, ce qui en fait un
film très mal vu par le pouvoir algérien. En effet pour le
F.L.N., l'histoire de l'indépendance commence en 1954 avec la naissance
du F.L.N. Or, justement le film s'arrête en 1954 et montre qu'il existe
une nation algérienne prête à s 'affirmer avant 1954, il
entreprend donc de réhabiliter les mouvements politiques nationalistes
d'avant la guerre. D'autre part, celui qui
est montré comme le principal ennemi, celui vers qui la
haine se porte, n'est plus l'Européen mais l'Algérien qui trahit
la cause de son peuple : le film, à l'encontre de l'histoire officielle,
ne met pas en scène un peuple uni contre le colonisateur mais insiste
sur les violences et les haines entre Algériens. Quant à
Noua, c'est le premier film à mener une réflexion
inquiète sur la guerre d'Algérie, à poser la question de
l'après-indépendance. Ce film subversif prend le contre-pied des
films de propagande, l'indépendance n'est plus une fin en soi, le but
ultime de la lutte. De ce que nous montre le cinéma algérien en
France, l'Algérie opère aussi à une remise en cause des
vérités officielles sur la guerre. S'agissant de films plus
sévères vis-à-vis du F.L.N. et dont la diffusion est
limitée, ce nouveau courant cinématographique algérien
rencontre peu d'écho en France.
Le cinéma français, comme nous l'avons
déjà expliqué, se consacre davantage aux fictions dans
lesquelles l'Algérie, encore française ou en guerre, n'est qu'un
décor. Le but du film n'est pas ou peu politique. En 1979, Alexandre
Arcady réalise Le Coup de Sirocco. Ce n'est pas tant la vision
d'un pied-noir sur le conflit qu'un mélodrame sur les destinées
déchirées des pieds-noirs, destinées qui inspirent
nostalgie et amertume. La guerre d'Algérie n'est plus perçue
comme une probématique majeure du débat public mais comme une
part de la mémoire collective. C'est aussi parce qu'il parle à
tous et non seulement aux rapatriés que le film a rencontré un
grand succès. L'histoire des pieds-noirs est devenue celle de tous les
Français, du moins le temps d'un film. Ce long métrage figure
bien alors le glissement opéré dans la société : la
mémoire d'un groupe est devenue une partie de la mémoire
collective sur la guerre.
La résurgence des principaux thèmes porteurs du
débat - la torture, de Gaulle ou le cinéma - se fait de
manière plus ténue et plus distanciée : à aucun
moment, on ne peut parler de polémique à propos de la guerre
d'Algérie. Mais ce silence, aussi coupable soit-il, est aussi le signe
d'un apaisement de l'opinion sur ces thématiques. On peut parler d'une
décrispation des tensions entre les différents protagonistes :
les revendications des pieds-noirs sont essentiellement économiques, les
généraux se taisent après avoir témoigné et
les militants de gauche, opposés à la torture ou favorables
à l'indépendance, se trouvent éloignés de
l'arène publique avec l'essouflement de l'esprit de mai 68.
Bien plus, ce silence favorise le travail de mémoire
grâce à une plus grande prise de recul vis-à-vis des
événements. Ces commémorations se veulent alors moins
revendicatives que lors de la première période. Le ton
employé est moins exalté, l'analyse plus lucide, le regard plus
aigu.
C/ Derrière le silence : un travail de
mémoire à l'oeuvre
1 / Une reconnaissance officielle des combats
a) La carte du combattant enfin attribuée
L'Etat se décide enfin, plus de dix ans après
la fin des combats, à reconnaître que les opérations
militaires en Algérie n'étaient pas de simples opérations
de maintien de l'ordre, mais qu'il y a eu combat. En effet, le conseil des
ministres, réuni le 17 octobre 1973, « a approuvé un projet
de loi donnant vocation à la qualité de combattants aux personnes
ayant participé aux opérations effectuées en Afrique du
Nord entre le 1er janvier 1952 et le 2 juillet 1962
»146. Cela concerne donc en particulier les
militaires engagés en Algérie, même si le projet de loi
s'étend à l'ensemble du Maghreb. Les forces supplétives,
les harkis en Algérie, peuvent aussi se voir décerner la carte du
combatt ant.
L'Etat reconnaît donc le service qu'a rendu une partie
de sa population pour tenter de garder l'Afrique du Nord sous giron
français : c'est que 2500000 hommes ont participé à ces
opérations, pour la plupart des appelés métropolitains. On
pourrait croire alors que l'Etat reconnaisse explicitement qu'il y ait eu une
guerre en Algérie puisqu'il concède qu'il y a eu combats et
combattants. Or, justement, le texte de loi est des plus ambigus.
b) La position ambiguë de l'Etat vis-à-vis du
conflit
Le Monde rappelle à cet égard qu'il ne
s'agit pas en droit d'opérations de guerre, mais d'opérations de
« maintien de l'ordre ». Là, réside tout le paradoxe de
la loi : certes il y eut des combats puisqu'une carte d'ancien combattant est
attribuée, cependant, ces combats eurent lieu dans le cadre
d'opérations de « maintien de l'ordre », donc de banales
opérations de police ; il n'y a pas de reconnaissance officielle de la
guerre en tant que telle. D'après le porte-parole du gouvernement, M.
Joseph Comiti, l'ampleur des opérations, des effectifs engagés et
des pertes justifient « que l'on reconnaisse les services rendus comme
cela avait été fait lors des précédents conflits
». Or, l'ampleur des moyens utilisés dans ces opérations
prouve qu'il s'agit là d'une guerre. D'autre part, la comparaison avec
les précédents conflits, c'est-à-dire les guerres
mondiales et la guerre d'Indochine, n'est valable que si l'on
considère
les événements algériens comme un
véritable conflit. Une comparaison met en effet en relation deux
éléments de même nature : le drame algérien est donc
de nature similaire à la guerre d'Indochine voire aux conflits mondiaux.
Dès lors, justifier l'attribution de la carte par un souci
d'équité par rapport aux combattants des autres conflits, c'est
bien reconnaître qu'en Algérie, eut lieu une guerre. Mais le terme
de guerre est évité, le discours officiel lui
préfère l'euphémisme « opérations
»147.
c) Les enj eux d'une telle distinction
Au-delà de la querelle de vocabulaire, la distinction
entre « opérations » et guerre » n'est pas
négligeable : elle a une portée politique de première
importance. Le terme « opérations de maintien de l'ordre »
renvoie au discours officiel de l'époque : « l'Algérie,
c'est la France », selon l'expression de François Mitterrand alors
ministre de l'Intérieur au sein du gouvernement de Pierre
Mendès-France, et l'insurrection n'est le fait que d'une petite bande de
« rebelles », « de terroristes ». Etaient niées
toute portée politique, toute raison économique et sociale
à l'insurrection. « Les évènements », comme ils
sont pudiquement nommés, consistent alors à de simples «
opérations de maintien de l'ordre », l'ordre étant
menacé par une poignée de « terroristes » : la masse
musulmane était censée soutenir l'action de l'armée
française.
Reconnaître qu'il s'agit d'une guerre, revient alors
à contester la légitimité de ces « opérations
». C'est en effet admettre qu'en face existait un adversaire
identifié, un camp avec sa propre armée, son gouvernement, et ses
buts politiques. Ce serait reconnaître le fait national algérien.
L'ennemi ne se limite plus à une poignée d'extrémistes
mais il s'agit d'une nation avec la masse de population sur qui il peut
compter. Ce serait aussi avouer que l'Algérie, ce n'est pas la France,
à moins de parler de guerre civile, ce qui n'est pas le cas.
Si l'attribution de la carte du combattant constitue une
avancée vers la reconnaissance officielle de la guerre d'Algérie,
elle place le gouvernement français dans une situation paradoxale : des
appelés sont indemnisés en tant qu'anciens combattants pour une
guerre qui n'a pas eu lieu. Fort de cette « semi-reconnaissance »,
les anciens combattants peuvent alors prétendre à une plus ample
commémoration du sacrifice qui leur a été
demandé.
d) Une médiatisation des commémorations du
cessez-le-feu En 1979, Le Monde accorde une importance plus grande
qu'à l'accoutumée aux
commémorations du cessez-le-feu du 19 mars 1962
organisées par la F.N.A.C.A. (cf. p.30). Le quotidien octroie une
tribune à Michel Sabourdy, secrétaire national de la F.N.A.C.A.
M. Sabourdy tente de justifier une commémoration critiquée par
les associations de rapatriés et d'anciens combattants proches de
l'Algérie française. Il fait appel au devoir de mémoire
vis-à-vis des jeunes gens morts au combat : « Chaque année,
depuis 1963, ceux qui forment la dernière génération de
combattants - si tardivement reconnue d'ailleurs - entendent veiller à
ce que le sacrifice de leurs camarades, eût-il été inutile,
ne soit pas oublié »148
Cependant, ce n'est pas le devoir de mémoire qui est
contesté par les associations de rapatriés mais la date choisie
pour la commémoration. Or, M. Sardouy explique que le cessezle-feu
s'appliquant à partir du 19 mars à midi a été
ressenti comme une délivrance, un soulagement : c'est la fin des
tourments pour les combattants et le moment d'enterrer ses morts. Mais le 19
mars a une autre valeur pour les pieds-noirs - et M. Sadouy ne se le cache pas
- d'où la polémique :
« Cette Journée n'a-t-elle pas signifié,
aussi, le début de l'exode des malheureux rapatriés ? Le
déclenchement du massacre des harkis ? [...] C'est en partant de ces
dernières considérations - et seulement de celles-ci - que le
gouvernement a tenu à expliquer au Parlement, en octobre dernier, qu'il
n'entendait pas s'associer à cet hommage le 19 mars ».
L'auteur de la tribune ne parvient pas à sortir du
paradoxe, intrinsèque aux souvenirs
contradictoires liés à cette date fatidique.
Finalement, on se demande s'il ne donne pas raison, du moins partiellement, et
aux pieds-noirs et au gouvernement. Il est d'ailleurs notable que le
gouvernement n'ait pas voulu officialiser les commémorations du 19 mars,
préférant la situation ambiguë du « ni refoulement, ni
reconnaissance » de la guerre.
Les anciens combattants restés dans l'ombre, lors des
polémiques de 1968 à 1972, profitent du relatif silence pour
faire entendre leur voix, leur vision de la guerre et que soit reconnues aussi
leurs souffrances. C'est pourquoi, les commémorations organisées
par la F.N.A.C.A., même si elles n'ont rien d'officiel et si elles sont
contestées149, rencontre un certain succès : Le
Monde signale dans le numéro daté du 23 mars que la
participation a été record en cette année 1979. Les
anciens combattants souhaitent à leur tour que leur histoire soit prise
en compte par l'opinion publique et qu'elle participe au mûrissement de
la mémoire collective.
148 « Controverse autour d'un anniversaire », 13 mars
1979
149 M. de la Morandière, président de
l'U.N.C.-A.F.N. déclare le 20 mars : « Parce que nous n'acceptons
pas l'oubli de nos 30000 morts et que nous veillons au respect de leur
mémoire, nous refusons de célébrer leur sacrifice à
l`occasion du cessez-le-feu prévu par les accords d'Evian »
2/ La télévision et l'écrit : deux
moyens de se souvenir
a) Les premières émissions
télévisées sur la guerre d'Algérie
Dans les années 1970, la télévision
devient peu à peu un média de masse. Son influence est alors
considérable : ce qui est diffusé à l'écran est
regardé par des millions de personnes. Tout événement
prend une ampleur considérable dès qu'il en a été
question à la télévision. Il s'agit d'une caisse de
résonance d'une bien autre importance que Le Monde. La
télévision devient alors le vecteur indispensable du débat
public. Sa large audience lui permet d'avoir un impact notable sur la
société : l'élaboration d'une mémoire collective ne
peut se faire sans la télévision. Preuve de cette
évolution décisive, la télévision prend de plus en
plus de place dans un quotidien réputé austère comme
Le Monde : chroniques consacrées à l'actualité du
petit écran, suppléments radio-télévision,
programmes télévisés...
De plus, l'O.R.T.F., organisme de diffusion
télévisée, s'est peu à peu libéré de
la tutelle gouvernementale. Conséquences de cette autonomie plus grande
: programmes plus variés, multiplication des chaînes,
émissions plus pertinentes... Ce sont principalement des
émissions de débat qui mettent en scène occasionnellement
la guerre d'Algérie : Les Dossiers de l 'écran
constituent ainsi une référence. Cette émission fait
suivre un film d'un débat sur le même thème. Le Monde
consacre généralement un compte-rendu à
l'émission : le quotidien contribue à faire de l'émission
un moment incontournable du débat public. Ainsi, c'est aux Dossiers
de l 'écran qu'est née la polémique sur Erulin (cf.
p.72).
L'émission sert souvent de point de départ de
réflexion pour le chroniqueur du Monde. Ainsi, à propos
de la torture en Algérie, thème des Dossiers de l
'écran en mai 1978, P. de Boisdeffre écrit : « On a
raison de rappeler les horreurs auxquelles a donné lieu la guerre
d'Algérie (horreurs partagées car le terrorisme, s'il n'excuse
pas la torture, lui fournit un prétexte). Mais la France n'a pas la
palme de l'injustice »150. Le journaliste reste
modéré quant à la résurgence des anciennes affaires
de torture : est-il alors révélateur de l'opinion
générale de la rédaction - une lassitude vis-à-vis
de ces affaires - ou de la divergence des points de vue au sein de cette
rédaction - en effet, Planchais et Viansson-Ponté ne semblentils
pas reprocher cet oubli de la guerre ? Toujours est-il que l'émission
Les Dossiers de l'écran s'affirme comme la principale
arène publique, lieu où le débat public s'expose avec ses
protagonistes : c'est elle qui fait l'actualité, qui aide à se
forger une opinion.
b) Une diversification des livres sur la guerre
d'Algérie
Les livres sur le conflit font beaucoup moins parler d'eux que
lors de la période précédente. Le Monde y attache
peu d'importance : les comptes-rendus sont plus brefs et rarement signés
par une des grandes plumes du journal : leurs auteurs sont
généralement moins célèbres que ceux qui ont
apporté leur témoignage entre 1968 et 1972. Dans l'ensemble, on
peut d'ailleurs constater une diversification des genres : les
témoignages sont devenus relativement plus exceptionnels.
Comme pour le cinéma, la guerre d'Algérie est
désormais utilisée comme décor pour une fiction. Le
contexte de guerre et l'exotisme du pays méditerranéen
constituent un cadre idéal pour les romans où aventures et
histoires d'amour se rejoignent. Il ne s'agit pas de prendre parti ou de
témoigner. Ainsi dans La Grande fugue151,
tous les combats se valent : l'héroïne côtoie les
milieux des intellectuels libéraux, puis le F.L.N. et l'O.A.S. sans
faire de réelles distinctions entre les trois groupes. L'important n'est
pas le camp auquel on appartient, c'est de vivre une aventure, un combat. Le
genre romanesque peut aussi recouper le témoignage. Deux
écrivains qui ont vécu la guerre, en ont fait le cadre et le
sujet de leur fiction : Jules Roy dans Danse du ventre au-dessus des canons
et Pierre Schoendorffer dans Le Crabe-Tambour en 1976. Ces livres
n'ont pas la même valeur polémique et subversive qu'un
témoignage : les faits sont présentés de manière
moins abrupte et sont au service d'une histoire. Ecrire une fiction signifie
que les faits ont été préalablement digérés
avant d'être remaniés et réutilisés. Un travail de
mémoire a donc déjà été effectué par
les auteurs ; les cicatrices ne sont donc plus à vif et il est possible
de revenir sur les événements de manière plus
apaisée.
Si la production éditoriale comprend encore des
témoignages d'acteurs du conflit, Le Monde rend
particulièrement compte de témoignages originaux,
c'est-à-dire provenant d'autres acteurs que des généraux
ou des responsables politiques. En 1975, deux articles152 sont
consacrés au témoignage d'un déserteur153 qui
raconte son retour en France et le procès qui a suivi ce retour. Son
expérience est en outre révélatrice de
l'inéquité de la loi d'amnistie
151 A. Loesch, La Grande fugue, Le Seuil, Paris, 1973
152 les « bonnes feuilles » sont publiées
dans la rubrique « Société » sous le titre « Le
procès d'un insoumis », le 2-3 février 1975 et un
compte-rendu est fait par B. Poirot-Delpech dans Le Monde des livres,
« Quelqu'un qui a quelque chose à dire ! », le 7 mars
1975
153 M. Maschino, Le Reflux, éditions P.-J.
Oswald, 1975
puisqu'en 1966, alors qu'il rentrait en France, il se voit
contraint de comparaître devant un juge à l'heure où de
nombreux membres de l'O.A.S. étaient libérés. Le juge se
montre tout de même conciliant et décide la relaxe.
Autre type d'acteur du conflit dont le témoignage est
publié : le fellagha. Le commandant Azzedine fait en effet
paraître son témoignage154 en 1976. C'est la
manifestation d'un intérêt plus grand porté au camp
algérien : toutes les visions de la guerre semblent ainsi
intéresser Le Monde. Or, une mémoire apaisée ne
doit-elle pas prendre en compte tous les points de vue, y compris celui de
l'ennemi de l'époque ? Il s'agit en outre d'un témoignage dont
l'intérêt historique est certain : « c'est le premier
témoignage direct sur la vie dans les maquis, dans les prisons et les
camps d'internement »155. Azzedine est
l'emblème de cet apaisement général autour de la guerre
d'Algérie : il n'hésite pas à venir discuter devant la
caméra avec Bigeard ou le capitaine Sergent tout en ayant une
démarche didactique, à expliquer et justifier la
révolution algérienne.
Nous avons déjà remarqué que les
appelés, par l'intermédiaire des anciens combattants, prennent
enfin la parole quinze ans après la fin des combats ; ils souhaitent que
leur histoire soit reconnue. C'est dans une démarche similaire que se
situe l'ouvrage de Jean-Pierre Vittori156. Constatant le silence des
anciens appelés - à l'inverse des généraux et des
exactivistes - il a entrepris de recueillir leurs témoignages. Leur long
silence s'expliquerait par les traumatismes dont ils ont été
victimes en Algérie. Or, de retour en métropole, ils ont
été accueillis avec indifférence. Le mutisme
forcené constituait alors la seule échappatoire. Le silence de
l'opinion des années 1960 auquel s'ajoutent les effets de la politique
de l'oubli initiée par le général de Gaulle, est donc
pathologique : il n'a fait qu'accroître les traumatismes.
Le silence qui caractérise le milieu des années
1970, n'est pas de même nature. Il ne s'agit pas d'un véritable
silence puisqu'au contraire, il permet à des acteurs qui n'avaient pas
droit à la parole - appelés, fellaghas ou déserteurs - de
s'exprimer : les généraux et les anciens activistes
monopolisaient en effet la scène publique pendant la période
précédente. Le terme de silence n'est relatif qu'à la
virulence des débats qui ont marqué l'année 1972.
Un véritable travail de mémoire est au contraire
en marche. Une histoire de la guerre
154 Commandant Azzedine, On nous appelait fellagha,
Stock, Paris, 1976
155 « Quand Azzedine était fellagha : « Une page
d`amour pour mon peuple » », compte-rendu de D. Junqua, 19 novembre
1976
156 J.-P. Vittori, Nous, les appelés d'Algérie,
Stock, Paris, 1977
d'Algérie est en train de s'écrire : c'est de
l'autre côté de la Méditerranée que vient le premier
ouvrage réellement historique. Le livre de Mohammed Harbi, Aux
origines du F.L.N.157, est publié en 1975 en
France. Il s'agit, selon Benjamin Stora158, du premier ouvrage
d'histoire critique de la guerre. Dans cet ouvrage, Mohammed Harbi entreprend
de déterminer les origines politiques de la révolte, d'où
une démarche généalogique propre à l'historien qui
doit d'abord s'intéresser aux causes, avant d'étudier les
événements en eux-mêmes - contrairement au journaliste. Il
insiste sur le rôle primordial de la scission du M.T.L.D. entre
messalites, fidèles au chef Messali Hadj, et centralistes dont sont
issus les chefs historiques du F.L.N. Les autres partis, l'U.D.M.A. et le
P.C.A. en particulier, n'ont pas compris l'ampleur du fait national, c'est
pourquoi ils se sont retrouvés exclus de la révolution
algérienne avant même l'insurrection.
La deuxième étape marquante de l'historiographie
sur la guerre d'Algérie est constituée par l'histoire, devenue
une référence aujourd'hui, qu'a faite Charles-Robert Ageron de
l'Algérie coloniale. Etape, elle aussi décisive puiqu'il s'agit
de la première étude historique sur les origines de la guerre
envisagée du côté français et traitée sans
complaisance. C'est en 1979 qu'est publié le deuxième tome de son
Histoire de l 'Algérie contemporaine159
étudiant la période 1871-1954 et plus
précisément la naissance du nationalisme algérien. C'est
un autre historien, collaborateur au Monde, qui est chargé du
compte-rendu : Jean-Marie Mayeur160. La critique est
élogieuse et l'ouvrage est présenté comme un
moment-clé de l'historiographie contemporaine : y est louée la
« volonté de compréhension et de rigueur critique,
rectifiant au passage les idées reçues et dissipant les mythes
». L'histoire est donc nécessaire à la récusation des
mensonges intrinsèques aux mémoires individuelles ; le passage
à une mémoire collective demande alors le recours de la science
historique. Mais, là où la portée du livre d'Ageron est
primordiale c'est lorsqu'il analyse l'évolution politique
algérienne de 1919 à 1954 - deuxième partie du livre.
Jean-Marie Mayeur constate alors :
« Les origines proprement politiques de la guerre
d'indépendance sont «fondamentales». L'état
économique et social explique les sentiments de la population, il ne
rend pas compte de l'insurrection « née de la volonté de
quelques hommes » qui, comme en 1945, ressentirent l'aspiration des
Algériens à devenir maîtres de leur destin »
157 M. Harbi, Aux origines du F.L.N., Christian
Bourgeois éditeur, Paris, 1975
158 B. Stora, op. cit.
159 C.-R. Ageron, Histoire de l'Algérie contemporaine,
tome 2 : De l'insurrection de 1871 au déclenchement de la guerre de
libé ration, Presses Universitaires de France, Paris, 1979
160 « D'une insurrection à l'autre » par J.-M.
Mayeur, 1er novembre 1979
La conscience politique algérienne et le sentiment de
former un nation, niés aux musulmans pendant toute la guerre, sont enfin
reconnus par l'école historique française et sont même
désignés comme la raison essentielle d'une insurrection de ce
type. L'apport historique de l'ouvrage d'Ageron est primordial : c'est le
début d'une histoire de la guerre d'Algérie.
La recherche historique commence enfin à se porter sur
la guerre d'Algérie et ses thématiques connexes.
Parallèlement à cette découverte de la guerre
d'Algérie par les romanciers et les historiens, Le Monde
poursuit son travail de mémoire sur le conflit même s'il se
fait plus discret qu'avant 1972.
3/ Le Monde et le travail de mémoire
Le Monde est toujours en première ligne pour
rappeler les faits liés à la guerre. Il reste le premier des
quotidiens à accorder une telle importance à la guerre
d'Algérie. Ce travail de mémoire revêt deux formes
différentes :
a) La rubrique nécrologique
L'actualité nécrologique est souvent une
occasion de revenir sur la guerre d'Algérie et sur l'action qu'ont
mené les personnalités défuntes, au coeur de la
tourmente.
1975 est ainsi l'année de la mort du
général Ely et du colonel Godard. A chacune de ces occasions,
Jean Planchais - faut-il rappeler qu'il fut chargé des questions
militaires ? - dresse un portrait du disparu suivi d'une rapide biographie.
Planchais montre ainsi le rôle déterminant qu'a joué le
général Ely161, alors chef de l'état-major,
lors du 13 mai puis il met en relief comment la démission du
général Ely a facilité l'accession de de Gaulle au
pouvoir. Démission qui n'est pas motivée par un objectif
politique - le retour de de Gaulle - mais présentée comme
protestation contre la menace qui pèse sur la cohésion et
l'unité de l'armée après l'arrestation de deux des
collaborateurs d'Ely.
Jean Planchais apparaît réellement fasciné
par l'homme du mystère et du complot qu'est le colonel
Godard162. Il dresse le portrait d'un homme recherchant avant tout
l'action et n'étant efficace que dans l'action : Godard est ainsi
agacé par les querelles idéologiques au sein de l'O.A.S. Jean
Planchais parvient à rendre Godard presque sympathique, on est loin de
l'image d'extrémiste d'un ex-O.A.S.
161 dans « Le général Ely est mort », 21
janvier 1975
162 voir « Le colonel Yves Godard est mort », 6 mars
1975
Mais, c'est essentiellemnt à l'occasion de la mort de
Houari Boumedienne que le quotidien revient sur le conflit algérien. Sa
mort prend une résonance internationale : c'est le dirigeant de
l'Algérie qui disparaît. Le Monde lui consacre alors sa
une et cinq pages à l'intérieur du journal163. Nous
avons déjà souligné (cf. p.74) l'intérêt des
entretiens de Paul Balta, journaliste au Monde, avec Boumedienne,
quant à la vision de l'ancien chef d'étatmajor sur la guerre
d'Algérie. Mais il faut aussi noter les qualités du portrait
rapide que dresse Jean Lacouture : il montre en particulier la
continuité de la foi nationaliste de Boumedienne, du jeune militant du
P.P.A. au chef d'état-major de l'A.L.N. Les nécrologies sont
ainsi un formidable moyen de familiariser le public avec les principaux acteurs
du conflit, d'en dresser un portrait rapide mais complet.
b) Les pages spéciales : une analyse sérieuse
de la guerre et de ses séquelles
C'est à l'occasion d'anniversaires
d'événements décisifs que Le Monde accorde une
place non négligeable aux événements algériens. Le
travail de mémoire alors accompli constitue une amorce de travail
historique. Deux événements sont particulièrement
analysés : le massacre de Sétif de 1945 et la Toussaint Rouge.
Pour le vingtième anniversaire du déclenchement
de l'insurrection, Le Monde consacre une double page à cette
Toussaint Rouge164: un article de Philippe Herreman resitue
l'événment dans son contexte historique tandis qu'un article de
Daniel Junqua raconte l'organisation de l'insurrection. Philippe Herreman,
chargé au sein du journal des questions algériennes, rappelle que
la décolonisation généralisée, la dure
répression du massacre de Sétif, la politique discriminatoire
appliquée en Algérie et les blocages de la IVème
République sont autant de freins à la recherche du
compromis qui, seul, aurait pu éviter cette guerre. Si le journaliste se
livre à un plaidoyer en faveur du compromis et tend ainsi à
refaire l'histoire, son argumentation repose sur une analyse historique
sérieuse. Cet article révèle que l'opinion publique n'est
pas systématiquement prisonnière des mémoires partielles
et mensongères de la guerre comme l'affirme Benjamin
Stora165.
L'article de Daniel Junqua, correspondant du Monde en
Algérie, relève, quant à lui, de
163 le 28 décembre 1978, à noter en particulier les
articles : « Portait : M. Rabbah Bitat », « La vie confondue
avec celle de l'Etat » par J. Lacouture et « Rencontres avec le
président algérien » par P. Balta
164 « La Toussaint Rouge » par D. Junqua et « Le
déclenchement de l'insurrection algérienne marquait le naufrage
d'une politique » par P. Herreman, 2 novembre 1974
165 B. Stora, op. cit.
cette histoire-journalisme dont Yves Courrière s'est
fait le hérault. Avec une multitude de détails et d'anecdotes, le
journaliste fait revivre à ses lecteurs le premier jour de
l'insurrection, heure par heure. En se limitant à la seule
journée du 1er novembre 1954, il laisse dans l'ombre la
terrible répression qui a suivi l'insurrection, donnant l'impresson d'un
traitement nonéquitable de l'histoire. Le Monde
s'intéresse à nouveau à la Toussaint Rouge en 1979,
pour le vingt-cinquième anniversaire : deux pages y sont encore
consacrées. Les articles portent cette fois-ci moins
spécifiquement sur le 1er novembre 1954, c'est à cette
occasion qu'est publié par exemple le compte-rendu de Jean-Marie Mayeur
sur l'ouvrage de Charles-Robert Ageron (cf. p.88). Le Monde
s'interroge aussi, à travers cet anniversaire, sur la
mémoire française de la guerre d'Algérie. Jean Planchais
la définit de cette manière : « le souvenir de la guerre
d'Algérie, c'est le souvenir d'un cauchemar »166.
Ce cauchemar hanterait la sociéte française et serait
responsable des soubresauts qu'elle a connus ces dernières années
: « Il est indéniable que les dernières guerres coloniales
ont contribué à la révolte étudiante [de mai 68]
». Il est temps de soigner ce mal qui mine la société, mais,
justement, cette dernière refuse de se soigner, se réfugiant dans
un silence coupable selon Philippe Herreman (cf. texte dans les annexes) :
« Si le souvenir des souffrances subies et
infligées demeure dans la mémoire des victimes et des acteurs du
drame, les passions se sont, au fil des ans, apaisées, les blessures
cicatrisées. Mais une lourde chape de silence et de
gêne continue de peser sur [les] «événements»
»167
La lucidité des analyses est frappante même si
ces articles ont été écrits dix-sept ans après le
conflit. Le double paradoxe de cette mémoire de la guerre est bien mis
en exergue : les passions se sont apaisées mais le silence est encore
prégnant et si la guerre est peu évoquée, le traumatisme
qu'elle a fait naître est conséquent.
L'autre événement qui est
commémoré, c'est le massacre de Sétif168. La
révolte est considérée comme un prémice de la
guerre d'Algérie et le dernier avatar du déclin de la France qur
la scène internationale :
« A la dernière grande guerre civile
européenne, laissant exsangue le vieux continent et affaibli son
prestige outre-mer, allaient vite succéder les premières guerres
civiles coloniales. Aux millions de morts allaient s'ajouter des millions de
morts [...]. Le suicide
166 « Le cauchemar » par Jean Planchais, 1er novembre
1979
167 « Une chape de silence » par Philippe Herreman, 1er
novembre 1979
168 le 8 mai 1945, une manifestation
dégénère à Sétif et fait 21 victimes
européennes, le mouvement se propage ensuite dans les villes
environnantes. Plusieurs centaines d'Européens sont tués. La
répression est alors impitoyable et aveugle.
du vieux continent allait abandonner la place et la puissance
à de nouveaux empires »169
Le rédacteur en chef reprend le discours pessimiste et
décadentiste de Beuve-Méry. Il y a une continuité -
symbolisée par la date tournant du 8 mai 1945 - entre la seconde guerre
mondiale et les guerres coloniales : c'est la déliquescence sans fin de
la puissance européenne, voire pire, son suicide. Comme par masochisme,
la France chercherait à se détruire en stimulant un engrenage de
la violence. La comparaison entre les deux guerres ne s'arrête pas
là : les méthodes employées pour faire plier l`ennemi,
pour le moins barbares, sont similaires pour Fauvet. Opinion toute fois
exagérée et donc contestable. Si les pratiques de l'armée
et de la police en Algérie peuvent parfois faire penser à celles
de la Gestapo, ce n'est nullement comparable à la mise en place d'une
extermination « industrialisée » d'une catégorie de la
population. La confusion historique qu'entretient Fauvet peut sans doute
s'expliquer par le fait que la société soit encore plongée
dans le silence entourant la Shoah.
L'article que consacre, dans le même numéro,
Léo Palacio aux émeutes de Sétif170
relève encore de l'histoire-journalisme : c'est un récapitulatif
chronologique de ce qui s'est passé cette journée, s'appuyant
uniquement sur des témoignages de Français. Le journaliste
insiste sur l'implication des communistes algériens, à travers le
journal Alger républicain, dans la répression violente.
Le 8 mai est présenté comme le premier jour de la guerre
d'indépendance. Vision contestable puisque le mouvement est encore
désordonné, sans structure politique et militaire, sans
programme, sans véritable conscience nationale. Les lacunes de l'article
portent aussi sur les motivations, les préparatifs et les acteurs de
cette révolte.
Sétif réapparaît dans le quotidien
à l'occasion de la sortie du livre de Jacques Thibau sur l'histoire du
Monde171. Jean Planchais commentant le livre,
défend le traitement de l'émeute par le quotidien : «
Jacques Thibau fait au Monde le grave reproche d'avoir ignoré,
en 1945, les massacres de Sétif. Qui les a connus à
l'époque ? On imagine mal aujourd'hui une telle ignorance
»172. Planchais pointe du doigt une des
difficultés majeures qui se présentent à l'historien : ne
pas aborder les faits passés avec une mentalité contemporaine. En
effet, il est facile de juger et de condamner a posteriori, or, ce qui est
primordial, c'est de comprendre le ressort des événements et non
de distribuer des blâmes et des récompenses.
169 édito de Jacques Fauvet, « 8 mai », 9 mai
1975
170 « Il y a trente ans les émeutes sanglantes de
Sétif... », par Léo Palacio, 9 mai 1975
171 J. Thibau, op. cit.
172 « Trente-quatre ans d'histoire du Monde »
par Jean Planchais, 16 décembre 1978
On ne peut que constater
l'hétérogénéité des articles que consacre le
quotidien du soir à la commémoration d'un
événement-clé de la guerre d'Algérie. La solution
de facilité consiste alors, pour le journaliste, à
détailler heure par heure ce qui s'est passé durant cette
journée, sans mettre en lumière les raisons et les implications
d'un tel fait. Mais il faut aussi noter la qualité de certains articles
qui abordent le probléme de manière distanciée et en
analysant ses répercussions jusqu'à aujourd'hui. Les grands
chroniqueurs semblent ainsi concernés par la question de la
mémoire collective sur la guerre d'Algérie et sur la
signifiaction du silence : silence coupable qui génère un
traumatisme ou bien le silence est-il « aussi une façon d'aimer
», comme le chante si bien Enrico Macias ?
Ce qui frappe, en premier lieu, lorsqu'on étudie la
production d'articles dans Le Monde sur la guerre d'Algérie,
c'est le silence sur les événements. L'opinion publique semble
indifférente à cette question, comme si elle était
définitivement condamnée aux oubliettes du passé.
L'opinion est davantage tournée vers le présent et l'avenir : la
France entend profiter du pouvoir d'achat acquis ces dernières
décennies pour consommer et commence à s'inquiéter pour
cette crise qui persiste. La guerre d'Algérie est-elle devenue un sujet
tabou ? Pourtant les contraintes politiques, en particulier dans le
cinéma, sont moins fortes que sous de Gaulle.
Ce constat a priorique d'un traumatisme algérien
mérite en fait d'être révisé. Ce silence relatif
permet en effet à des acteurs dont la célébrité est
moindre que les généraux ou les anciens activistes - ceux-ci se
sont déjà épanchés sur leur expérience du
conflit lors de la période précédente - de faire entendre
leurs voix. Ce sont les « oubliés » du conflit qui s'expriment
enfin : harkis, fellaghas, déserteurs, appelés... L'approche de
la guerre se diversifie : le point de vue algérien semble
désormais intéresser le lectorat du Monde. Ce n'est plus
la version officielle colportée par les généraux ou les
hommes politiques, qui s'étale dans les colonnes du quotidien. En outre,
l'absence de polémique favorise des réflexions plus
distanciées et plus pertinentes. La guerre d'Algérie n'est plus
un thème sur lequel les passions se déchaînent. Une
approche sévère et lucide de la guerre est de nouveau permise et
ce n'est pas un hasard si c'est de cette période que datent les premiers
ouvrages réellement historiques sur la guerre d'Algérie. Mais les
élections présidentielles de 1981 ne risquent-elles pas d'ouvrir
les portes à une récupération politique de la guerre
d'Algérie - interprétation on ne plus polémique du conflit
- afin de s'attirer les bonnes grâces de l'électorat pied-noir
ou
gauchiste, selon les propos ?
CHAPITRE 3 :
1980-1982 : L'OPINION PARTAGÉE ENTRE LE
SOUVENIR
ET L'OUBLI
A/ Des années denses en
polémiques
1/ Le Monde en tête du débat
a) Une rupture par rapport à la période
précédente
De 1979 à 1980, le nombre d'articles concernant, de
près ou de loin, la guerre d'Algérie quadruple presque (cf.
annexe) ! Si en 1981, ce nombre se tasse légèrement - les
élections présidentielles mobilisent toutes les attentions
d'autant plus qu'elles s'annoncent serrées -, en 1982, le maximum obtenu
en 1980 est largement dépassé : on atteint presque la centaine
d'articles ayant trait à la guerre d'Algérie. On remarque que sur
cette période, la variable affinée (« nb. d'art.>1/3
») croît dans les mêmes proportions que la variable brute
(« nb. tot. d'art. »). Sur le nombre total d'articles portant sur la
guerre d'Algérie, un peu moins de la moitié des articles sont
dignes d'intérêts - c'est-à-dire, qui occupent au moins un
tiers de la page et traitent directement d'une thématique liée
à la guerre d'Algérie. Même par rapport à la
période 1968-1972, dont on avait montré l'intensité des
débats, la résonance des questions en rapport avec le conflit est
sans commune mesure. Le débat se concentre sur une période plus
courte, trois ans au lieu de cinq, et atteint dès l'année 1980
une amplitude supérieure au précédent maximum.
Contrairement à la première période, cette amplitude ne
grandit pas progressivement pour s'établir à un niveau
élevé ensuite. Entre 1979 et 1980, il y a une véritable
rupture : d'un niveau faible, elle se retrouve à un point culminant
jamais atteint.
Cette publicité autour des polémiques sur le
conflit est bien supérieure à celle accordée par les
autres quotidiens. Le Monde, dans sa logique d'élitisme et de
sérieux, est en effet le journal qui accorde le plus de place à
l'actualité, en particulier à l'actualité politique. Cette
volonté d'expliquer les faits au lectorat jugé assez mature pour
comprendre les mécanismes en oeuvre, s'exprime par l'importance
donnée aux analyses. Autre conséquence de cette logique,
l'équipe rédactionnelle semble rechercher
l'exhaustivité des points de vue.
Ainsi, à propos de la polémique sur la
commémoration du 19 mars (cf. p.1 04), à chaque étape du
mini-conflit, le journal tient à relayer les avis des dirigeants des
différentes associations de rapatriés (F.N.R., R.E.C.O.U.R.S.),
d'anciens combattants (U.N.C.-A.F.N., F.N.A.C.A., U.N.A.C.F.C.I., U.F.A.C.,
U.C.C.T.A.M.) et de responsables politiques (du P.S., du P.R. et du F.N.) :
entre 1981 et 1982, neuf articles sont exclusivement destinés à
rapporter l'opinion de ces différents groupes sur ce sujet. Mais, cette
exhaustivité ne s'arrête pas là, elle se retrouve dans la
large place faite aux courriers, aux réponses et aux commentaires de
lecteurs. C'est ce qui fait aussi du journal une tribune essentielle de la vie
publique.
b) L'engagement du journal dans la polémique
Le premier type d'engagement est celui qui consiste à
rendre compte des débats suscités. L'exhaustivité du
quotidien participe de cette sorte d'engagement. La publicité qui est
faite de ces polémiques contribue à en faire un débat de
premier plan de la société française. L'effet « boule
de neige » joue un rôle primordial dans ce bouillonnement de
discussions et de commémorations en tout genre. Parce que des affaires
liées à la guerre d'Algérie sont soulévées,
généralement par des hommes politiques, le quotidien rend compte
des querelles engagées. Mais il va plus loin ; il analyse les rouages de
l'affaire, collecte les opinions de chacun si bien que l'affaire en question
devient extraordinairement visible dans l'arène publique : le fait est
grossi par l'importance que lui accorde le journal. Celui qui n'a pas pris
position, tient à le faire afin de ne pas paraître
dépassé par les événements et ainsi de suite, de
telle manière que la polémique est entretenue.
La visibilité du débat sur la guerre
d'Algérie est, en partie, due au fait qu'il occupe désormais le
devant de la scène publique. Les articles portant sur de telles affaires
reviennent à la une du journal et monopolisent les pages «
Politique » du quotidien. Ce qui leur assure une audience bien plus grande
que de se retrouver confinées dans les pages « Culture » et
« Rapatriés », rubriques qui interpellent moins le lecteur,
dont les enjeux sont moins cruciaux et les débats quasiment exclus. En
effet, l'opinion s'est considérablement apaisée sur le traitement
de la guerre d'Algérie par des cinéastes et ou des
écrivains. Seules, quelques voix se sont élevées contre le
film de Schoendorffer, L 'Honneur d'un capitaine,
considéré comme une justification de l'usage de la torture.
Mais, ces voix ne trouvent aucun écho du fait de la virulence de la
polémique sur la loi d'amnistie (cf. p.131) qui accapare toute
l'attention à la même époque. En outre, les
mentalités ont évolué : le cinéma n'est plus
envisagé commme un puissant moyen de propagande dont le pouvoir
d'influence est considérable. D'où une
libéralisation des esprits et de la censure sur ce qui
est projeté dans les salles tant au niveau du contenu que du message.
La rédaction s'exprime aussi plus cairement par le
biais de chroniques, d'analyses, de pages spéciales et d'éditos,
comme cela était le cas de 1968 à 1972. La ligne
éditoriale est clairement définie et l'engagement auprès
de ceux qui militent pour un devoir de mémoire n'est pas
dissimulé. La rédaction n'hésite pas à condamner
les maladresses des responsables politiques dans la gestion des affaires
liées à la guerre d'Algérie. Le quotidien se fait
même virulent contre l'action de François Mitterrand dans ce
domaine alors que, jusqu'alors, il avait semblé soutenir le nouveau
président. C'est donc loin de tout dogmatisme idéologique que la
rédaction aborde les débats, mais davantage avec une vision
éthique des conséquences de la guerre.
2/ La télévision : un amplificateur de
débat
a) La mission éducative de la
télévision
Cette amplification des polémiques est largement
entretenue et provoquée par la télévision dont on a
déjà montré le poids de l'audience et donc son influence.
C'est Claude Sarraute qui a hérité de la rubrique « Vu
» consacrée à l'actualité
télévisée. On ne peut que constater la récurrence
de thématiques en rapport avec la guerre d'Algérie dans cette
rubrique. En octobre et novembre 1980, est diffusée, par exemple la
première fiction ayant pour cadre et pour thème la guerre
d'Algérie : c'est l'adaption des Cheveaux du soleil de Jules
Roy. Le rôle concédé alors à la
télévision est de premier ordre : c'est d'une mission
éducative dont elle se sent chargée.
Claude Sarraute rapporte en effet cet
anecdote173:
« « La guerre d'Algérie, vous en avez entendu
parler ? », demandait il y a peu un reporter d'un poste
périphérique à des élèves de
quatrième. « Non. » « Enfin, c'était contre qui ?
» « Ben c'était l'Algérie contre... aucune idée.
» A présent, terminé. Pour peu qu'ils regardent le
télé, l'Algérie, nos enfants savent ce que c'est.
»
L'Ecole, dont la tâche est entravée par la
politique du silence, ne remplissant plus son
rôle éducatif, ce serait la
télévision qui comblerait les lacunes de l'ensignement en se
soumettant à un devoir de mémoire. Si la réflexion de
Claude Sarraute est schématique, elle n'exprime pas moins un fond de
vérité : la télévision consacre de nombreuses
heures d'antenne à la guerre d'Algérie sous la forme de fictions,
de reportages ou de débats à l'heure
même où le conflit est passé sous silence
dans les manuels scolaires. C'est alors à la télévision
que revient le devoir de forger une mémoire collective sur la guerre
d'Algérie. Mémoire qui n'est pas encore totalement apaisée
comme l'attestent, lors des débats, les échanges verbaux et les
oppositions radicales : « Chacun, de part et d'autre de l'écran,
est resté sur ses
positions »174.
b) Les Dossiers de l 'écran et la guerre
d'Algérie
Ce sont encore Les Dossiers de l 'écran qui
nourris sent les débats sur la guerre d'Algérie. Entre 1980 et
1982, cinq émissions sont ainsi consacrées à la guerre
d'Algérie : deux à travers Les Cheveaux du soleil, une
sur l'O.A.S., une sur les procès contre les membres du F.L.N. pendant le
conflit, enfin une posant la question « la guerre d'Algérie
aurait-elle pu s'arrêter plus tôt ? ». A chaque fois, Le
Monde commente l'émission. Une seule des rubriques « Vu »
dédiées à la guerre d'Algérie n'était pas en
rapport avec Les Dossiers de l'écran mais avec
Apostrophes.
La spécificité d'une telle émission de
débats est de présenter les différentes opinions, les
différentes mémoires de la guerre sans en atténuer les
oppositions. On peut alors se demander si l'émission favorise vraiment
la constitution d'une mémoire collective de la guerre dans laquelle
chacun y retrouverait ce qu'il a vécu. Une confusion de points de vue
risque de laisser le téléspectateur dans un état de
perplexité. Toutefois, l'apport de l'émission est de taille pour
les témoignages de première main qu'elle offre au public :
« Le débat aura néanmoins donné lieu
à quelques révélations et contribué à
préciser plusieurs points d'histoire. Il aura mis en évidence
comment s'opposaient deux logiques : celle de la victoire par les armes - ses
partisans croyaient avoir décapité la rébellion - et celle
de la négociation, dont les tenants voyaient s'éloigner la paix
»175
Le fait que les acteurs du conflit défendent
eux-même leur prise de position passée,
assure que leur opinion n'est pas trahie par une
interprétation. Le plus dur alors pour le téléspectateur
est de prendre une certaine distance par rapport à la radicalité
des querelles pour y discerner une part de vérité et comprendre
l'évolution du conflit, ses raisons et ses répercussions. Mais,
visiblement, ces émissions suscitent la réflexion. Après
chaque diffusion, les journalistes du Monde, Paul Balta et Claude
Sarraute, développent une pensée personnelle sur le conflit.
Bref, sur le long terme, ils semblent en tirer des leçons :
« Cependant, quand est venue l'heure d'aller se coucher,
la tête encore pleine d'images et d'émotions, on se disait [...]
que les Français d'Algérie n'avaient peut-être pas tout
fait
174 idem
175 « La guerre d'Algérie aurait-elle pu
s'arrêter plus tôt ? », par P. Balta, 6 mai 1982
[...] pour établir, outre-mer, la devise de
liberté, de fraternité et d'égalité inscrite au
fronton de la République »176
Si ce genre d'émission amène le spectateur à
analyser les ressorts de la guerre, il ne fait aucun doute qu'il contribue
grandement à la maturation d'une mémoire collective du
conflit.
3/ Les raisons de cette amplification de la
polémique
a) Des débats plus politisés
La première et principale des raisons de cette ampleur
des débats est due à l'évolution de la nature de ces
débats. Entre 1968 et 1972, la polémique est née et
entretenue par les témoignages des généraux ou la
diffusion de films sur le conflit. Elle opposait différents groupes
d'acteurs du conflit : militaires, activistes, militants opposés
à la torture, pieds-noirs. Les querelles des années 1980 à
1982 sont essentiellement issues du monde politique. Alors que les
différents gouvernements n'avaient pas pris parti lors des
précédentes polémiques, les affaires des années
1980 mettent en jeu les membres du gouvernement (MM. Giscard d'Estaing et
Dominati, MM. Laurain et Courrière, M. François Mitterrand...).
Bien plus, c'est l'ensemble des forces politiques qui est concerné et
plus particulièrement les gaullistes, le parti socialiste et le parti
communiste.
La période 1980-1982 est en effet décisive pour
chacun des partis : l'ombre des élections présidentielles plane
continuellement sur les débats. Avant les élections, il s'agit de
faire des promesses et plus particulièrement de rallier les voix des
rapatriés. Les élections municipales de 1977 ont
été significatives à cet égard : elles ont
montré que les rapatriés constituent une force électorale
organisée capable de défaire les majorités. L'enjeu est
alors de séduire cet électorat par des propos et des projets qui
leur sont favorables. D'autre part, la guerre d'Algérie peut être
utilisée pour faire pression sur son allié politique, c'est ce
que fait le P.C.F. vis-à-vis du P.S. et plus précisément
à l'encontre de François Mitterrand. Après les
élections, le gouvernement est tenu de satisfaire son électorat.
Il faut alors mettre en pratique les promesses qui ont été
faites, ce qui ne va pas sans susciter des polémiques.
Le fonctionnement de la Vème
République avec deux camps clairement définis et
hermétiques, l'opposition et la majorité, est difficilement
compatible avec la recherche de consensus. Bien plus, il s'agit
d'exagérer les oppositions entre les différents partis, de
caricaturer l'opinion adversaire afin de faire retomber sur soi le prestige de
la raison et de s'assurer une certaine publicité autour de sa prise de
position. Or, dans un contexte aussi
tendu que celui d'élections présidentielles, les
querelles ne peuvent que s'envenimer, les réactions et les
susceptibilités sont exacerbées. Dès lors, l'attention des
médias est retenue sur ces polémiques puisque les responsables
politiques exagèrent eux-mêmes la portée de ces affaires.
D'où un processus en chaîne au cours duquel les
réprobations et les critiques sont répétées
jusqu'à ce que l'opinion soit lassée.
b) Une nouvelle génération au pouvoir
Cette période coïncide aussi avec
l'arrivée au pouvoir d'une nouvelle génération, en
particulier socialiste. Or, le parti socialiste, allié avec le parti
communiste, remporte la majorité au Parlement en 1981. Cette
génération n'est pas celle qui s'est compromise pendant la guerre
d'Algérie en votant les pouvoirs spéciaux en 1956 ou en
participant au gouvernement Mollet. C'est tout de même un homme de la
génération précédente qui parvient à la
tête de l'Etat : François Mitterrand était ministre de
l'Intérieur dans le gouvernement Mendès-France quand
éclate l'insurrection, puis ministre de la Justice dans le gouvernement
Mollet. Si l'ancienne génération a intérêt d'imposer
l'oubli sur « les événements », le rôle qu'elle y
a joué étant peu conforme aux idéaux socialistes, la
nouvelle génération revendique davantage un devoir de
mémoire, d'où un conflit inévitable.
De nombreux socialistes ont commencé leur
carrière politique dans le syndicalisme étudiant. Or, l'U.N.E.F.
(Union nationale des associations générales d'étudiants de
France) s'est distinguée par sa mobilisation contre la guerre
d'Algérie. D'autres ont fait leurs classes en Algérie et ont donc
connu la réalité de la guerre : Lionel Jospin, Jean-Pierre
Chevènement, Pierre Joxe ou Jean-Jacques Servan-Schreiber à
gauche, Jacques Chirac à droite. De leur expérience, ils en ont
tiré des conclusions différentes : la nécessité
d'un oubli ou une volonté de témoigner.
Cette nouvelle génération est prête
à remettre en cause l'histoire officielle de la guerre d'Algérie.
Cette histoire officielle est en effet marquée par de nombreuses lacunes
: le refus de reconnaissance de la guerre, la négation d'une conscience
nationale algérienne, la pratique de la torture circonscrite à
quelques « bavures »... Génération prête à
générer le débat et la controverse mais qui est
étroitement bridée dans ses ambitions par les impératifs
de discipline partisane : si la jeune génération socialiste
s'oppose à François Mitterrand, ce n'est qu'avec grande
prudence.
c) L'actualité renouvelle le débat
Finalement, la caractéristique majeure du débat
de cette période est qu'il n'est pas amené par un regard vers le
passé, mais que c'est le présent qui produit de telles
polémiques. L'actualité des années 1980-1982 renouvelle en
effet les thématiques liées à la guerre d'Algérie,
les commentaires des chroniqueurs se portent alors non sur la guerre
d'Algérie en elle-même mais sur ses répercussions. C'est
tout d'abord le contexte des élections présidentielles qui
engrange nombre de discussions et querelles sur le conflit. Les associations
d'anciens combattants et de rapatriés profitent de cette occasion pour
montrer leur force, leur mobilisation et afficher leurs revendications afin de
faire pression sur les candidats. Elles sont omniprésentes et font
entendre leur voix par manifestation et presse interposées. Le
R.E.C.O.U.R.S. et la F.N.A.C.A. se retrouvent ainsi sur la première
ligne d'affrontement : elles s'opposent frontalement à propos de la
polémique sur le 19 mars 1962 mais interviennent aussi sur les autres
affaires. Jamais les anciens combattants et les rapatriés n'ont
été aussi mobilisés et le discours des responsables
d'associations tend à en faire des groupes électoraux puissants
et ordonnés, d'où l'intérêt que leur manifestent les
responsables politiques.
La F.N.A.C.A., par exemple, mobilise ses adhérents
à propos de la carte d'anciens combattants pendant l'année 1980,
soit l'année avant les élections. En février, Le Monde
se fait l'écho de la controverse sur les conditions d'attribution
de la carte qui oppose le gouvernement à la fédération :
« Mais les conditions d'attribution de la carte sont jugées trop
sévères, notamment par la F.N.A.C.A. »177.
La controverse est essentiellement technique et porte sur le nombre
d'actions de feu à partir duquel le postulant est reconnu ancien
combattant. Mais la F.N.A.C.A. appuie son argumentation par des chiffres :
« La réalité exige de préciser que cela
représente à peine 12 % des militaires qui ont pris part à
ces conflits ». Le gouvernement restreindrait-il
délibérément l'accès à la carte pour
atténuer la réalité de l'engagement français ?
C'est que semble penser la fédération. Toujours est-il qu'elle
profite de cette question pour mobiliser ses troupes et faire une
démonstration de sa force. Le Monde daté du 17 octobre
nous apprend que la fédération a organisé une
manifestation pour obtenir un changement dans l'attribution de la carte.
L'U.F.A.C., ne voulant pas être en reste, organise alors sa manifestation
sur le même thème, le 28 octobre. Cette question de la carte
d'ancien combattant est exemplaire du caractère contemporain du
débat : il se porte sur les répercussions présentes de la
guerre d'Algérie.
Mais l'actualité, c'est aussi la découverte de
charniers en Algérie. Actualité qui relance
la polémique sur les exactions commises par
l'armée française pendant le conflit. Toutefois, il y a un
déplacement de la problématique de la torture vers les
exécutions sommaires.
L'actualité du débat peut aussi trouver sa
raison dans un effet cyclique. Après un temps de silence pendant lequel
les passions se sont apaisées, les témoignages se sont
diversifiées, l'opinion est de nouveau prête et mieux armée
pour affronter plus directement les polémiques sur la guerre
d'Algérie. La constitution d'une mémoire collective passe
peut-être par une étape de silence, étape de digestion et
de mûrissement des différents souvenirs, et une étape de
polémique, étape de diffusion des témoignages.
L'ampleur des débats et des discussions sur la guerre
d'Algérie témoigne avant tout d'un besoin de la
société de communiquer sur ce thème : après des
années durant lesquelles chacun restait cloisonné sur sa
mémoire du conflit, est venu le temps de l'échange, encore
conflictuel, de témoignages et d'opinions. La meilleure preuve de cette
nécessité de parler, pour effacer les traumatismes, tient
sûrement dans cette volonté généralisée de
commémoration. Mais les commémorations sont aussi l'occasion d'un
affrontement entre deux mémoires de la guerre.
B/ Une volonté de commémoration
1/ Commémorer pour ne pas oublier
Devant la carence de l'institution scolaire et de l'Etat
à mettre un point un véritable enseignement sur la guerre
d'Algérie, les différents acteurs du conflit se sentent
chargés de cette mission éducative. Les jeunes n'ont pas connu la
guerre et ne savent rien, ou presque rien, (cf. p.98) sur elle, suite à
la politique du silence pratiquée :
« Selon [les dirigeants de la F.N.A.C.A.],
l'évocation de la guerre d'Algérie dans les manuels scolaires est
parfois inexacte, touj ours insuffisante. « Cette période de notre
histoire n'a pas la place qu'elle mérite », a déclaré
récemment M. Michel Sabourdy, secrétaire national de la
F.N.A.C.A. »178
Or, le déchaînement de passions qu'a
provoqué et provoque encore le conflit peut
paraître incongru à la jeune
génération. Claude Sarraute constate ainsi , à propos de
l'émission Apostrophes consacrée à la guerre
d'Algérie, que le débat s'est limité à un «
affrontement véhément, passionné entre des points de vue
inconciliables et souffrant, du coup, aux yeux de
nos enfants, de l'absence de toute crédibilité
»179. Cette volonté éducative que l'on
avait relevée dans les émissions télévisées,
est donc une tâche ardue.
Les associations d'anciens combattants et de rapatriés
entendent, par la commémoration compléter l'instruction civique
de ces nouveaux électeurs - un citoyen né en 1962, à la
fin du conflit, peut en effet voter à partir de 1980. Or, une
commémoration ne met en valeur qu'un événement
précis, un seul type d'engagement sans que l'esprit critique ne soit
engagé. Sa portée instructive est moindre qu'une histoire de la
guerre d'autant plus qu'elle risque de léguer à la jeune
génération une mémoire partisane et biaisée. Mais
l'enjeu est considéré comme primordial, d'où les querelles
sans fin sur la commémoration du 19 mars. Cependant, de telles
polémiques ne vont pas dans le sens d'une mission éducative,
elles ne peuvent que laisser perplexe une génération qui n'a pas
vécu « les événements ».
En outre, ces commémorations sont aussi l'occasion de
solliciter une reconnaissance de la guerre d'Algérie par l'Etat et,
à défaut, par la société. En effet, la
spécificité des ces commémorations, par rapport à
celles en l'honneur des morts d'autres guerres, tient en ce qu'elles sont
organisées par des associations et se déroulent en dehors de
toute voie officielle. Une reconnaissance de ces combats favoriserait le devoir
de mémoire et permettrait d'inscrire les faits dans la mémoire
collective.
2/ La polémique autour de la commémoration du
19 mars
a) Le choix du 19 mars par la F.N.A.C.A.
La polémique, qui a débuté en 1979, sur
le choix du 19 mars pour commémorer la fin des combats en Algérie
continue de s'amplifier. En mars 1980, la F.N.A.C.A. rappelle dans les colonnes
du quotidien son intention de célébrer l'anniversaire de la fin
de la guerre. Les associations d'anciens combattants se livrent alors une
surenchère de protestations et de commémorations en tout
genre.
L'U.N.C.-A.F.N. conteste cette date du 19 mars comme
étant « une disposition particulièrement théorique
des accords d'Evian »180. Selon l'union nationale,
le cessez-le-feu n'a pas été appliqué puisque le F.L.N. a
immédiatement exercé des représailles contre les harkis et
les Français d'Algérie. Cette relecture de l'histoire est
d'ailleurs assez contestable : l'organisation fait l'impasse totale sur le
rôle qu'a joué l'O.A.S. dans ces représailles en
179 « Vu : A Apostrophes, la guerre
d'Algérie », par C. Sarraute, 13-14 septembre 1981
180 « Controverse autour de l'anniversaire de la fin de la
guerre d'Algérie », op. cit.
créant un climat de peur et de violence aveugle. En
outre le massacre d'Oran, principal acte de représailles contre les
Français d'Algérie, et celui des harkis n'ont eu lieu qu'à
partir de juillet 1962. Les « représailles » ne se sont donc
pas immédiatement exercées. L'U.N.C.- A.F.N. cherche aussi
à politiser le débat en reprenant le vocable du temps de la
guerre : « Honorer [...] les accords d'Evian et ce prétendu
cessez-le-feu constitue donc une indécence, puisque ces conventions ont
réalisé précisément l'opposé de ce pourquoi
nos camarades sont morts ». L'organisation n'a pas modifié son
discours pro-Algérie française depuis la guerre, elle souhaite
même s'arroger le droit de déterminer pourquoi les soldats sont
morts. On peut alors se demander si un travail de mémoire est
effectivement à l'oeuvre dans la société.
Le discours de la F.N.A.C.A. évite
précisément toute politisation et demande la reconnaissance du 19
mars comme la date de la fin des combats sans se prononcer sur la valeur des
accords d'Evian : « Quelles qu'aient été les motivations de
leur sacrifice [aux soldats morts], et quelle que soit l'opinion que l'on
puisse avoir aujourd'hui à cet égard, la France doit se souvenir
»181. La F.N.A.C.A. se focalise sur la
nécessité d'un devoir et d'un droit de mémoire davantage
que sur la portée politique de la fin de la guerre : ses arguments sont
du domaine de la morale tandis que ceux de l'U.N.C.-A.F.N. relèvent de
la politique.
La surenchère des commémorations que provoque
cette polémique, est le fait de nostalgiques. Ces derniers associent le
19 mars aux accords d'Evian et donc à la fin de l'Algérie
française. Le comité d'action pour le respect de la
mémoire des civils et militaires morts pour l'Algérie
française, créé pour l'occasion et rassemblant entre
autres Jacques Soustelle, Léon Delbecque et Pierre Poujade, lance ainsi
un appel en faveur d'une contremanifestation, le 22 mars. Contre-manifestation
à laquelle participent Jean-Marie Le Pen, le général
Jouhaud et des groupes d'extrême droite, comme le G.U.D. (Groupe union
défense). Or, le choix du 22 mars n'est pas innocent. Il correspond
à la fin de l'ultimatum adressé par l'O.A.S. aux forces de
l'ordre :
« Quarante-huit heures de réflexion sont
laissées aux officiers, sous-officiers et soldats qui, à partir
du jeudi 22 mars 1962 à 0 heure, seront considérés comme
des troupes au service d'un gouvernement étranger
»182
Cela en dit long sur les sympathies de ce comité et le
renouveau de cette extrême droite
composée d'anciens activistes. Un autre comité,
celui du cent cinquantenaire propose de célébrer en mai, à
Toulon, l'anniversaire du débarquement en Algérie, en 1830. Les
deux
181 « Libres opinions : Une commémoration qui
s'impose » par W. Marek, président national de la F.N.A.C.A.
182 cité par Le Monde, « Controverse autour
de l'anniversaire de la fin de la guerre d'Algérie », op. cit.
comités sont aussi significatifs de cette
marginalisation des nostalgiques dans un extrémisme politique alors que
la commémoration de la F.N.A.C.A. se veut apolitique. Enfin, l'U.N.C. -
A.F.N. fait du 11 novembre la « journée nationale du souvenir
englobant dans un même hommage tous les morts pour la France, à
quelque génération qu'ils appartiennent »183.
Cette escalade de commémorations prend une tournure
pour le moins ridicule mais elle est révélatrice de la division
des nostalgiques qui se répartissent en deux comités mais dont la
teneur du discours est peu éloignée de celle de l'U.N.C.-A.F.N.
Cette radicalité des propos n'est vraisemblablement pas
représentative de l'opinion publique. M. Marek, président de la
F.N.A.C.A., les renvoie d'ailleurs à leur marginalité :
« La F.N.A.C.A. regrette et condamne les tentatives
d'agitation de quelques nostalgiques d'un passé déjà
révolu, qui s'évertuent à contester le choix et la
signification de cette date, n'hésitant pas, si peu de temps
après, à renier l'engagement quasi unanime des Françaises
et des Français qui approuvèrent la fin de la guerre
d'Algérie par 90,7 % de «oui» au référendum du 8
avril 1962 »184
En faisant référence au référendum,
il tend à montrer l'importance nationale qu'a revêtu
le cessez-le-feu. Il tient en outre à légitimer
sa revendicaion par la satisfaction populaire de la fin des combats. Cependant,
son discours devient ambigu : rappeler que les citoyens ont largement
approuvé les accords d'Evian, n'est-ce pas défendre ces accords
alors qu'il se refusait, quelques lignes plus haut, de juger de la teneur des
accords ?
Le Monde, dans sa façon de rendre compte des
opinons de chacun, semble prendre parti pour la F.N.A.C.A. Il lui consacre en
effet un article et une tribune alors que les déclarations des
différents comités n'ont droit qu'à quelques lignes et
tandis que le président de l'U.N.C. - A.F.N. ne peut prétendre
à une tribune mais à un simple droit de réponse. Il faut
dire que le ton modéré de la F.N.A.C.A. est plus en phase avec la
ligne éditoriale du journal que le discours, encore nostalgique, de
l'U.N.C.-A.F.N.
b) La récupération politique de la
polémique
Cette récupération politique se produit à
deux niveaux : c'est tout d'abord le gouvernement qui entend officialiser la
commémoration des morts de la guerre d'Algérie, ensuite, ce sont
les groupuscules d'extrême droite qui en profitent pour créeer une
atmosphère d'agitation favorable à leurs idées.
Dès 1980, le gouvernement s'exprime sur la question de la
commémoration du 19 mars,
183 « Une mise au point de l'U.N.C.-A.F.N. », par F.
Porteu de la Morandière, président de l'U.N.C.-A.F.N., 25 mars
1980
184 « Une commémoration qui s'impose », op.
cit.
après dix-sept ans de silence sur ce point. Dans un
communiqué, que publie Le Monde dans son numéro du 20
mars 1980, le secrétaire d'Etat aux anciens combattants répond
à la F.N.A.C.A. en déclarant que le gouvernement ne s'associait
pas à la commémoration du 19 mars : le 19 mars reste
associé aux accords d'Evian, et il ne veut pas rappeler des
événement traumatisants pour une partie de la population. Avec le
changement de majorité, le discours se modifie. Jean Laurain, nouveau
ministre des anciens combattants, estime en effet, dans Le Monde du
13-14 septembre 1981, que « le 19 mars 1962 est appelé à
devenir une date nationale », il s'agit selon lui de « se souvenir
autant des victimes civiles que militaires ». Il donne ainsi raison
à la F.N.A.C.A. qui considère que c'est un « juste hommage
à la mémoire de toutes les victimes du conflit d'Afrique du Nord
». La polémique prend alors une toute autre ampleur : elle devient
une affaire politique.
Le 15 et le 16 septembre, Le Monde publie les
réactions des responsables d'associations de rapatriés
(R.E.C.O.U.R.S. et F.N.R.), de partis politiques (le P.R. et le F.N.) et de
fédérations d'anciens combattants (U.N.C.-A.F.N., U.N.A.C.F.C.I.,
U.F.A.C., U.C.C.T.A.M.). L'hostilité est grande vis-à-vis d'un
tel projet, du fait de l'ambiguïté même de la date choisie.
La déclaration du ministre est perçue comme une provocation. Le
F.N.R. se dit « choqué », le R.E.C.O.U.R.S. juge «
inacceptable » une telle mesure, l'U.N.C.-A.F.N. fait part de sa «
stupeur », le parti républicain évoque son «
indignation », le F.N. parle
d' « insulte » et de « provocation
grossière ». L'incompréhension est totale entre les
associations d'un côté et la F.N.A.C.A. et le gouvernement de
l'autre : aucune volonté de négociation et de compromis n'est
affichée. Les associations critiquent dans le choix du 19 mars la date
retenue mais le principe de commémoration est largement approuvé,
hormis par les partis politiques cités ci-dessus. Ces derniers
confondent, ou semblent confondre, en effet commémoration des morts et
fête nationale : « les socialistes prennent aujourd'hui la
décision de faire du 19 mars une fête nationale » s'indigne
Jacques Blanc, secrétaire général du parti
républicain. A ce reproche, le ministre répond qu'il ne s'agit
pas d'en faire une fête nationale, on ne fête pas une
défaite, mais de « commémorer le souvenir civil et militaire
des victimes de la guerre d'Algérie, qui était une
véritable guerre et non pas seulement une simple opération de
maintien de l'ordre ». A l'encontre de l'histoire officielle et en avance
de dixhuit ans sur le Parlement, le ministre reconnaît que « les
événements d'Algérie » étaient
véritablement une guerre, avec tout ce que cela implique au niveau de
l'engagement militaire.
Face à l'inquiétude et l'hostilité
soulevées par son projet, M. Laurain s'empresse de préciser le 15
septembre que « la date et les modalités de la commémoration
destinée à honorer le souvenir des victimes, des militaires et
des civils, de la guerre d'Algérie, feront
l'objet d'une très large concertation entre les parties
concernées ». Mais cette déclaration n'est pas à
même d'apaiser les tensions suscitées. Pour défendre son
projet, le ministre n'hésite pas à accorder un entretien à
Claude Durieux pour Le Monde. Preuve de l'ampleur prise par le
débat, le début de l'entretien est publié à la une
et se poursuit à l'intérieur du journal. Le ministre se montre
lucide sur les résistances existantes à une telle
commémoration :
« Je n'ignore pas que des organisations de
rapatriés, certaines du moins, ont manifesté leur
désaccord à ce sujet, tandis que certaines autres entretenaient
la confusion avec une célébration des accords d'Evian
»185
Le nouveau président de la République,
François Mitterrand, devant l'importance des
désaccords, récuse, sur un ton « tour
à tour autoritaire et impatient »186, lors
d'une conférence de presse, le choix du 19 mars comme date-anniversaire
de la fin de la guerre d'Algérie. Il prend ainsi de cours son ministre
qui avait annoncé l'ouverture d'une table ronde pour le 29 septembre
afin de discuter de la date. L'enjeu de cette table ronde est compromis puisque
le président s'oppose à une commémoration le 19 mars,
donnant ainsi raison aux rapatriés. Le R.E.C.O.U.R.S. fait part de sa
satisfaction quant à la « sensibilité avec laquelle
François Mitterrand a défini les conditions qui devraient
permettre d'honorer la mémoire de tous ceux qui, civils et militaires,
sont tombés en Algérie »187.
Mitterrand ne peut se permettre de décevoir ses partenaires du
R.E.C.O.U.R.S. qui ont fait campagne pour lui, suite aux propositions du
candidat socialiste sur l'indemnisation des rapatriés.
Après que l'affaire eut été grossie, -
que l'hostilité coalise les rapatriés, des partis de droite et
des anciens combattants - le gouvernement souhaite se défaire de cette
« épine dans le pied de la majorité », le sujet
étant plus polémique qu'il ne l'avait estimé. Il se
désengage de toute officialisation de commémoration. Dans une
lettre ouverte aux associations et publiée dans l'édition du
Monde du 8-9 novembre 1981, M. Mitterrand « laisse à
chaque association le choix de la date à laquelle elle souhaite
organiser une manifestation ». Ce libéralisme semble satisfaire
tout le monde : la F.N.A.C.A. continue ses commémorations du 19 mars et
les autres associations choisissent une autre date. C'est donc une reculade du
gouvernement qui permet de désamorcer l'affaire. La seule
évolution par rapport à la situation ante se limite à ce
que « le ministre des anciens combatt ants soit représenté
à chacune de ces manifestations » 188.
185 « Un entretien avec M. Jean Laurain » par C.
Durieux, 20-2 1 septembre 1981
186 « La conférence de presse du président de
la République », 26 septembre 1981
187 idem
188 propos de M. Laurain à l'Assemblée Nationale
relevé par Le Monde, 11 novembre 1981
c) Une incompréhension plus qu'un clivage
irrémédiable
Les réactions exacerbées face à un projet
de loi assez modéré peuvent surprendre. Les traumatismes
liés à la fin de la guerre d'Algérie sont-il aussi vivaces
qu'ils empêchent tout travail de mémoire sur le conflit ? En fait,
l'enjeu de la polémique est essentiellement politique : choisir le 19
mars pour célébrer la fin de la guerre, est ressenti par les
responsables d'associations de rapatriés comme une
célébration des accords d'Evian. Or les accords d'Evian sont
assimilés, dans l'esprit des rapatriés, au drame « de
l'après-guerre » - à savoir la période d'attentats et
de massacres qui s'étend de fin mars à l'été 1962 -
et de l'exode. La radicalité de l'opposition est due à une
incompréhension réciproque quant à la perception profonde
du 19 mars comme fin des combats ou début du cauchemar, selon les cas.
Mais de part et d'autre, on retrouve la même volonté de
commémorer les morts de la guerre.
D'autre part, la polémique a largement
été amplifiée par la récupération politique
du débat avec le projet de loi d'officialisation de la
commémoration. Donner un caractère officiel à une
manifestation contestée par bon nombre d'associations est plus que
délicat, cela relève de la maladresse politique. Certes, le
gouvernement cherche à satisfaire une demande, qui est réelle et
unanime, de mémoire sur la guerre d'Algérie. Son projet n'est pas
innocent non plus, il s'agit de satisfaire la F.N.A.C.A. réputée
assez proche du parti socialiste. Mais c'est une méconnaissance notable
des traumatismes liés à l'exode des pieds-noirs qui conduit son
projet dans une impasse. La maladresse du ministre se situe aussi dans la
façon de présenter son projet. Il se déclare, dans un
premier temps, favorable à une commémoration du 19 mars, donnant
totale satisfaction à la F.N.A.C.A. Il est alors considéré
comme partial et de connivence avec la fédération ce qui rend les
protestations des associations plus violentes. Ce n'est que devant le
tollé déclenché qu'il envisage une discussion
préalable, entre les diverses associations. La logique politique aurait
voulu que la discussion s'engage avant toute décalaration du
ministre.
En outre, il ne faut pas surestimer la virulence des
débats. Les désapprobations sont aussi exagérées
afin de marquer l'indignation contre le traitement de faveur que semble avoir
la F.N.A.C.A. En amplifiant le désaccord, les associations ont une plus
grande chance d'être entendues par le pouvoir politique et d'obtenir un
dédommagement. Cet aspect conflictuel des déclarations est
inhérent au fonctionnement du jeu politique dans une démocratie.
D'autre part, au sein de la tumulte, on voit se dégager une position
modérée, exprimée dès le début par
l'U.F.A.C. ou l'U.C.C.T.A.M. Celle-ci s'estime, par exemple, satisfaite de la
décision d'
« honorer ceux qui ont souffert en Afrique du Nord »
mais émet des réserves quant à la date avancée,
elle réclame alors une concertation « de toutes les parties afin de
déterminer une date dans un esprit d'unité nationale et de
conciliation »189. Finalement, c'est à cette
voie moyenne que le gouvernement donne raison en favorisant les
commémorations. La loi, telle qu'elle est votée, provoque peu de
remous, signe d'un certain consensus sur ce devoir de mémoire.
Par la suite, les cérémonies qui sont
organisées par la fédération, provoquent moins de
réactions que les années précédentes, signe d'un
réel apaisement et d'une certaine tolérance de part et d'autre.
Seuls quelques extrémistes se réunissent pour une veillée
de prières, commémorant « le deuil » que
représente ce 19 mars, dans l'église intégriste et
illégalement occupée, depuis 1977, de
Saint-Nicolas-du-Chardonnet. François Léotard, ne cachant pas
quelques sympathies pour l'Algérie Française, déclare
à cette occasion « la célébration du 19 mars 1962 est
un signe de décadence pour la France »190.
Hormis ces réactions on ne peut plus radicales, les manifestations
se déroulent dans le calme.
d) Le Monde partisan d'une commémoration du 19 mars
?
C'est en effet la question que l'on peut se poser après
avoir constaté que la F.N.A.C.A. a droit à un traitement de
faveur dans le quotidien. La parole est en effet plus fréquemment
donnée aux dirigeants de la F.N.A.C.A. qu'à n'importe quel autre
dirigeant d'association. Bien plus, Le Monde semble uniquement
envisager le 19 mars comme la date du cessez-lefeu. Bruno Frappat dans la
chronique « Au jour le jour » revient ainsi sur la polémique
autour de la commémoration : « Le 19 mars 1962 : la France abolit
la guerre en Algérie »191. Cette version de
l'histoire est assez contestable puisque la guerre civile en Algérie
devient plus violente après le 19 mars avec les attentats de l'O.A.S.,
les massacres d'Européens et l'exode. Mais elle est
révélatrice d'un point de vue métropolitain :
l'armée française cesse les combats et les appelés vont
rentrer chez eux, bref c'est un grand soulagement.
Le Monde profite en outre du vingtième
anniversaire des accords d'Evian pour commémorer
l'événement diplomatique. Le quotidien charge M. Louis
Terrenoire192 de relater en trois épisodes, publiés du
16 au 18 mars 1982, les conditions dans lesquelles se sont
189 « La célébration du 19 mars 1962 »,
16 septembre 1981
190 « L'anniversaire de la fin de la guerre d'Algérie
», 20 mars 1982
191 « Au jour le jour : Oubli » par B. Frappat, 20-21
septembre 1981
192 Louis Terrenoire est ancien résistant, il devient
ministre du général de Gaulle en 1961, en 1982, il est
président d'honneur de l'Association de solidarité
franco-arabe.
effectuées les négociations. Son
témoignage présente la politique gaullienne, comme une politique
guidée, depuis toujours, par l'idée d'indépendance. Son
apport historique est contestable. Certains faits, dérangeants pour la
mémoire du général de Gaulle, sont passés sous
silence. Ainsi, quand il évoque la manifestation du 17 octobre qui s'est
soldée par la mort de plusieurs centaines d'Algériens, il fait
l'impasse sur la terrible répression :
« Le 17 octobre, trente mille travailleurs
algériens ont manifesté dans les rues de Paris. Le
président de la République me la commente en ces termes : «
C'est la preuve que j 'ai raison, lorsque je parle de désengagement
» »193
Ce cynisme à propos du massacre est d'autant plus
surprenant qu'il évoque quelques
lignes plus loin les « exactions policières »
sans véritablement faire le lien avec la manifestation du 17 octobre. A
contraire, il est question d'un mystérieux 26 octobre.
Le point sur lequel, le témoignage de M. Terrenoire est
d'un certain intérêt historique, se rapporte aux dialogues
échangés au cours des conseils de ministres. Cependant, il ne
faut pas oublier qu'il s'agit d'une reconstruction, a postériori, des
discussions. Michel Debré, lors du conseil de ministres extraordinaire
réuni le lendemain de la signature des accords, fait ainsi preuve d'une
grande clairvoyance : « Nous touchons à la fin d'une épreuve
douloureuse. Malraux a parlé de victoire, mais il s'agit plutôt
d'une victoire sur nous-mêmes »194. Cette
phrase décrit parfaitement bien ce qu'il peut ressentir. En effet,
premier ministre d'un gouvernement qui accorde l'indépendance à
l'Algérie, il fut, auparavant, un partisan de l'intégration. Il a
côtoyé les milieux « Algérie française »
et il est même suspecté d'être impliqué dans
l'attentat qui a visé le général Salan le 16 janvier 1957,
celui-ci, alors classé à gauche, était alors
soupçonné d'être favorable à
l'indépendance195.
Dans le numéro du 19 mars 1982, le quotidien consacre
sa rubrique « Idées » aux accords d'Evian et à ses
répercussions, vingt ans après. Parmi les intervenants, on
retrouve les principaux groupes d'acteurs du conflit. Edmond Jouhaud, pour les
anciens généraux activistes, exprime le sentiment de deuil
lié à ces accords. Jacques Roseau, président du
R.E.C.O.U.R.S. et représentant les rapatriés, tente de
démontrer que ces accords sont une duperie. Alain de Sérigny,
ancien directeur de L 'Echo d'Alger, s'interroge sur la loi
193 18 mars 82
194 16 mars 1982
195 Debré est clairement accusé par le
général Salan dans ses Mémoires, « Fin d'un
Empire », tome 3, Presses de la Cité, Paris, 1972. Accusations qui
sont reprises dans l'Histoire de la guerre d'Algérie de B. Droz
et E. Lever, op. cit. L'attentat a fait une victime : le commandant Rodier,
chef de cabinet de Salan. L'enquête s'est arrêtée au seuil
des complicités politiques.
d'indemnisation. Le romancier Gabriel Matzneff, ancien
appelé pendant la guerre d'Algérie, accuse les pieds-noirs, par
leur refus de compromis, d'avoir été à l'origine de
l'indépendance et Wladyslas Marek, président de la F.N.A.C.A.,
justifie la commémoration du 19 mars.
Ce morcellement des mémoires et des opinions est
d'autant mieux rendu que les opinions sont exprimées de manière
séparée, sans qu'il y ait débat entre les
personnalités citées ci-dessus. Jouhaud et Roseau ont d'ailleurs
un discours assez semblable : il s'agit d'une dénonciation des accords
d'Evian. Roseau va même juqu'à comparer Montoire et Evian : «
On ne comprendra jamais comment le gouvernement français a pu être
conduit à un tel comportement [la négociation], comme si nos
armées étaient défaites et «Montoire»
inévitable ! ». Une comparaison du même ordre apparaît
dans la tribune de Jouhaud : il accuse les troupes qui ont tiré sur la
foule, rue d'Isly, d'être des nazis ; « les nazis n'avaient plus le
privilège d'Oradour ». La comparaison, censée être
supérieure à toute argumentation, avec les pratiques nazies est
donc passée du camp des miltants contre la torture à celui des
nostalgiques. Jouhaud conteste alors la portée symbolique du 19 mars en
rappelant la tragédie de le rue d'Isly, cependant, il se fait fort
d'oublier la probable responsabilité de l'O.A.S., dont il était
un des dirigeants, dans la fusillade (cf. p.20). Toujours, à propos de
l'O.A.S., si elle n'est jamais mentionnée par le général
Jouhaud, Roseau refuse de voir en elle l'unique responsable de l'exode : «
D'aucuns voudraient faire endosser à la seule O.A.S. l'issue tragique de
cette affaire d'Algérie. Ce serait méconnaître la
réalité historique. »
Matzneff est emblématique, quant à lui, de la
méfiance voire de l'hostilité qui existait entre les
appelés et les pieds-noirs. Les pieds-noirs sont caricaturés en
colons prêchant l'ouverture et l'intégration pour mieux
réduire en esclavage la population musulmane :
« Notre jeune soldat n'oublie pas cette mère de
famille, de la bonne bourgeoisie algéroise, qui, un dimanche matin
où ils se rendaient en voiture à l'église de Sidi-Ferruch,
désignant un groupe assez compact d'Arabes avait dit d'une voix claire :
« On a inventé des insecticides contre les moustiques. Eh bien, on
devrait aussi inventer une poudre contre ces gens-là ». »
Le romancier se veut le témoin du racisme très
présent en Algérie entre les différentes
communautés. Il fait, sûrement à juste
titre, de ce clivage indépassable entre Européens et Musulmans la
raison essentielle de cette guerre. Il veut rendre compte d'une certaine
mentalité plus qu'il ne fait part d'une quelconque rancoeur. Cet
état d'esprit de la majorité de la population pied-noir est
finalement souvent oublié dans les analyses que fait Le Monde
sur la guerre d'Algérie. On s'intéresse davantage aux
événements ou à la torture considérée comme
le trait marquant de la guerre. Or, ce qui a joué un rôle de
première importance est ce racisme profond et spécifique. Il ne
s'agit pas d'un racisme intellectualisé et scientifique ; mais davantage
une pratique sociale ordinaire. Jean Cohen le définit de la sorte :
« Les
sentiments à l'égard de l'Arabe étaient,
nous l'avons dit, le mépris et plus profondément encore
l'indifférence, celle qu'on a pour les objets »196.
C'est cette indifférence qui explique l'échec de toutes les
tentatives réformatrices et l'utilisation de « moyens
spéciaux » pour mettre un terme au conflit. D'ailleurs, on ne
s'émeut véritablement de la torture que lorsqu'un Européen
en est victime : Alleg, Audin et plus tard les activistes de l'O.A.S.
Le discours de la modération se retrouve finalement
sous la plume du dirigeant de la F.N.A.C.A. qui, pour justifier la
commémoration du 19 mars, en appelle à l'apaisement :
« Il serait temps, à ce sujet, que l'esprit de
tolérance l'emportât enfin sur les passions partisanes. L'issue de
la guerre d'Algérie a suscité, ici, un immense soulagement,
là, une profonde amertume. »
Après avoir demandé une officialisation des
célébrations du 19 mars, la F.N.A.C.A.
demande, désormais, aux rapatriés de
reconnaître la valeur que revêt cette date aux yeux des anciens
combattants. Elle ne cherche plus à imposer son point de vue sur la
signification du 19 mars.
Le travail de mémoire effectué par Le Monde,
à l'occasion de cet anniversaire n'est pas négligeable : il
fait du 19 mars la date de la fin de la guerre, d'où une telle
commémoration. Le journal joue alors son rôle de tribune en
récoltant les opinions diverses des acteurs et victimes du conflit.
Derrière la partialité des témoignages, se devinent les
drames qu'a occasionnés la guerre. La mise en relation des
différents témoignages permet, en outre, de relativiser les
propos dans ce qu'ils ont d'excessif. Cette radicalité affichée
est bien le signe d'un traumatisme encore présent. Cependant, se dessine
au fil des déclarations une vérité plus ambiguë et
complexe que celle dont est porteur chaque groupe : l'O.A.S. n'est pas la seule
responsable de l'exode, le cessez-le-feu est accueilli avec un grand
soulagement par la plupart des Français, la mentalité
ségrégationniste, très présente en Algérie,
est responsable de bien des drames... Le Monde aborde donc la guerre
d'Algérie sans véritable dogmatisme et avec une ouverture
d'esprit propice à la mise en place d'un débat public
apaisé. On peut toutefois deviner un a priori favorable à la
F.N.A.C.A. et aux accords d'Evian.
3/ Commémorer pour mettre en exergue les violences
policières
a) La commémoration comme seul recours
Les violences policières dont il est question entre 1981
et 1982, concernent les répressions des manifestations des
Algériens de Paris du 17 octobre 1961, et des mouvements
de gauche, massacre de Charonne le 8 février 1962. Le
problème des responsabilités est sans cesse soulevé par le
journal. En effet, les poursuites judiciaires n'ont abouti à aucun
résultat, que ce soit pour le 17 octobre : « Une soixantaine
d'informations judiciaires ont dû être ouvertes par le parquet
correspondant à autant de cadavres repêchés dans la Seine
ou découverts dans les fourrés des bois de la région
parisienne »197ou pour Charonne : « L'enquête
administrative, elle, n'avait curieusement jamais permis d'identifier les
agents de police et leurs chefs qui se trouvaient au métro Charonne.
L'enquête judiciaire, elle non plus, n'aboutit pas.
»198
Dès lors, les accusations sur les véritables
responsabilités se portent en premier lieu sur le préfet de
police, Maurice Papon, et le ministre de l'Intérieur de l'époque,
Roger Frey. Michel Bole-Richard, dans son article sur la tuerie de Charonne,
relève ainsi : « M. Maurice Papon, à l'époque
préfet de police, n'avait-il pas déclaré devant le
cercueil d'un policier tué qu'il fallait «rendre coup sur
coup» ? »199 laissant la porte ouverte aux exactions en
tout genre. L'éditorial du 10 février (cf. texte dans les
annexes) dénonce, de la même manière, la
responsabilité des deux hommes dans l'incident :
« M. Frey était à l'époque ministre
de l'intérieur et M. Papon préfet de police. Tous deux ont pu
poursuivre leur carrière politique. Aujourd'hui encore, ils refusent de
parler. Quant aux policiers, ils sont, eux aussi, restés en place
après cette tuerie »
Ces accusations ne soulèvent aucune réaction
pourtant elles sont graves. Le Monde
s'écarte de son attitude habituelle de réserve -
le principe d'objectivité laisse la place à des principes de
justice dans la conduite du journal - pour prendre violemment à partie
les deux hommes. Cependant, ces derniers refusent de répondre aux
attaques, fidèles à la politique gaullienne du silence.
Silence peut-être aussi coupable de personnalités incapables
de s'expliquer, même silence que celui de Bourgès-Maunoury,
Lacoste ou Lejeune sur la torture. Le quotidien et les mouvements de gauche
demandent alors au gouvernment de rouvrir les dossiers, toute poursuite
judiciaire étant rendue impossible par la loi d'amnistie. La C.F.D.T.
somme en particulier les pouvoirs publics de prendre « la
responsabilité historique de faire éclater toute la
vérité »200. Les journalistes
n'hésitent pas à faire remarquer que M. Defferre avait
réclamé l'ouverture d'une enquête parlementaire
après le massacre du 17
197 « Il y a vingt ans la sombre nuit du 17 octobre »,
18-19 octobre 1981, cf. texte dans les annexes
198 « Il y a vingt ans : la tuerie de Charonne », par
M. Bole-Richard, 7-8 février 1982
199 idem
200 « Vingt ans après, plusieurs rassemblements sont
organisés à la mémoire des manifestants tués au
métro Charonne », 6 février 1982
octobre, en 1961. Or, en tant que ministre de
l'Intérieur ; il a à disposition les archives permettant de
donner satisfaction à sa demande d'alors. Pour donner du crédit
à leurs revendications, les associations, syndicats et partis de gauche
organisent de nombreuses manifestations autour de l'anniversaire de ces deux
événements afin de faire pression sur les pouvoirs publics. C'est
le seul recours qu'il reste aux familles des victimes pour espérer que
lumière soit faite sur les responsabilités, mais il s'agit aussi
de faire entrer dans la mémoire collective les faits les moins glorieux
pour l'Etat français.
b) La résurgence du massacre du 17 octobre
L'ampleur du massacre avait été
dissimulée au lendemain de l'événement : la censure
veillait. Le Monde, dans son numéro du 19 octobre 1961, se
chargeait de minimiser les faits :
« Le F.L.N. ne manquera pas d'exploiter les sanglants
incidents de Paris et les atroces ratonnades d'Oran. Pourtant, il en porte la
responsabilité puisqu'ici et là, c'est le terrorisme musulman qui
est à l'origine des drames »201
Ce manque de clairvoyance de la part d'un quotidien qui se veut
objectif, sérieux et
impartial peut surprendre mais il est
généralisé en 1961. Aucune voix d'indignation ne
s'élève alors. De fait, le massacre tombe dans l'oubli pendant
vingt ans. Il n'y a que René Vautier pour le ressusciter à
l'écran dans Octobre à Paris (cf. p.59). Mais le film
passe inaperçu. Ce n'est véritablement qu'à l'occasion du
vingtième anniversaire du massacre, que l'événement est
redécouvert, voire simplement découvert pour une grande
majorité de la population. C'est Libération qui, le
premier, fait une grande enquête sur la tuerie en 1980 puis 1981.
Enquête qui est reprise par l'ensemble des grands quotidiens
nationaux.
Cet oubli autour du 17 octobre est dû, sûrement,
au fait que la répression ait visé une manifestation
d'Algériens. Ce n'est pas par racisme que l'affaire n'a pas
intéressé les Français mais parce qu'ils ne se sont pas
reconnus dans les victimes : peu de Français étaient en mesure de
connaître une de ces victimes. Les Algériens de Paris
étaient, en outre, suspectés d'être de connivence avec le
F.L.N., la compassion n'était pas alors de rigueur. D'autre part, les
forces politiques françaises ne furent pas impliquées dans cette
manifestation, contrairement à Charonne. Par conséquent, elles
sont peu tentées d'organiser une célébration. C'est la
raison aussi pour laquelle, Charonne n'a jamais cessé d'être
commémoré.
L'article du quotidien202 sur le massacre revient sur
le déroulement, pacifique, de la
201 cité par Benjamin Stora dans sa contribution à
La France en guerre d'Algérie, sous la direction de
L. Gervereau, J.-P. Rioux et B. Stora, Bibliothèque de
documentation internationale contemporaine, Paris, 1992
202 « Il y a vingt ans, la sombre nuit du 17 octobre »,
op. cit.
manifestation mais enquête aussi sur les
responsabilités et les suites de cette affaire : cet article, à
la suite de celui de Libération, consacre la victoire du
travail de mémoire sur l'oubli. Vingt ans après, il est temps de
revenir sur les faits. Ce travail, initié au début des
années 1980 a porté ses fruits puisque l'événement
est désormais traité par tous les livres d'histoire sur la guerre
d'Algérie. Pourtant, l'article sur le massacre est encore assez
succinct. Il ne resitue pas la répression dans la continuité des
violences de la police parisienne à l'encontre des
Algériens203. Le journaliste ne pose pas non plus la question
du nombre de victimes de la répression, se limitant à rappeler la
soixantaine d'informations judiciaires ouvertes. Il ne précise pas non
plus que les manifestants, à l'appel du F.L.N., défilaient sans
armes ou objets tranchants. Malgré ces détails historiques mis de
côté, le mérite de l'article est de rappeler le souvenir de
cette « sombre nuit ».
Cette mise en lumière du massacre va de pair avec une
publicité des manifestations pour l'anniversaire du massacre. Le 20
octobre, Le Monde signale que mille cinq cents personnes se sont
rassemblées en hommage aux victimes de forces de l'ordre, à
l'appel de l'Amicale des Algériens en Europe. La première
estimation chiffrée du nombre de victimes est due à la
fédération française du F.L.N. qui déclare,
à cette occasion, que plusieurs centaines d'Algériens auraient
trouvé la mort. Signe d'un décloisonnement des mémoires
sur cette époque, des représentant de la C.F.D.T. et de la C.G.T.
participent à la manifestation. La commémoration du 17 octobre
n'est pas le seul fait d'Algériens.
c) La commémoration des morts du métro
Charonne
La place accordée aux violences de Charonne dans le
journal est plus importante. Les intermédiaires dans ce travail de
mémoire sont aussi mieux organisés et structurés : ce sont
les mouvements politiques qui se chargent de raviver le souvenir de la tuerie.
Le Monde, aussi, traite plus en profondeur l'événement.
Alors qu'il consacre deux colonnes au 17 octobre, quatre colonnes permettent de
revenir sur Charonne204. Le journaliste, M. Bole-Richard, à
l'aide de témoignages, tente de reconstituer ce qui s'est passé.
Ce travail de journalisme s'accompagne d'une petite introduction historique
replaçant le fait dans son contexte. Alors que le 17 octobre
était relaté avec prudence, Bole-Richard se fait volontiers
virulent contre
M. Papon. (cf. p.115). En revanche, lorsqu'il compare la
répression avec le massacre du 17
203 voir sur ce point le livre de G. Manceron et H. Remaoun, op.
cit.
204 « Il y a vingt ans : la tuerie de Charonne », op.
cit.
octobre, il sous-estime vraisemblablement le nombre de
victimes de ce massacre : « Même scénario que pour la nuit
tragique du 17 octobre 1961, au cours de laquelle des dizaines de
Nord-Africains furent assassinés ou jetés à la Seine
»205.
Les commémorations sont aussi plus nombreuses et
conséquentes que pour le 17 octobre. Chaque parti, chaque syndicat
souhaite récupérer l'événement pour accroître
son prestige, d'où une multiplicité de manifestations. Le
Monde note ainsi que le parti communiste et l'union régionale de la
C.G.T. appellent à un rassemblement le samedi 6 février. La
F.E.N., la C.F.D.T. et l'Amicale des Algériens en Europe déposent
une gerbe le 8 février à midi, devant la station, tandis que le
P.S. organise une autre manifestation à 18 heures, au même
endroit. Cette segmentation des célébrations révèle
une compétition engagée entre les différentes forces de
gauche pour s'approprier le prestige des « martyrs » de Charonne.
Cette compétition tourne à la querelle pour savoir qui est
autorisé à commémorer l'événement. La
C.F.D.T. a proposé une manifestation unitaire avec la C.G.T. et le
P.C.F. Le parti communiste a violemment protesté par
l'intermédiaire des familles de victimes : « les morts du 8
février 1962 étaient tous militants de la C.G.T. et pour huit
d'entre eux membres du parti communiste français ». Les familles
reprochent alors à le C.F.D.T. « l'absence de toute
référence syndicale et politique précise concernant les
neuf militants assassinés à Charonne »206.
Cette querelle montre bien que la manifestation, au lieu d'être
l'occasion d'accomplir un travail de mémoire, relève davantage de
la manoeuvre politique : le parti communiste espère devenir,
après le « parti des 75000 fusillés », celui des «
neuf martyrs de Charonne ». Or ce prestige de « parti des martyrs
» est contesté par les autres syndicats et partis de gauche.
Les commémorations donnent lieu,
régulièrement, à des polémiques. Les
adversités sont dues à des mémoires diversifiées
mais aussi, voire davantage, à une récupération politique.
L'exacerbation des propos au sujet du 19 mars est essentiellement le fait de
groupuscules d'extrême droite qui ne sont en rien représentatifs
de l'opinion publique. Malgré la confusion, entre enjeu politique et
enjeu historique, entre polémique et débat, se dégage une
nouvelle réflexion sur la mémoire de la guerre d'Algérie,
prenant en compte les événements les moins glorieux, les
violences policières ou l'échec des accords d'Evian.
205 le bilan généralement retenu est celui que
dresse J.-L. Einaudi dans son livre (op. cit.) : celui d'environ deux cents
morts.
206 « Polémique autour de la commémoration
», 7-8 février 1982
La guerre d'Algérie devient une problématique
politique avec la force électorale que représentent les
rapatriés du R.E.C.O.U.R.S. ou les anciens combattants de la F.N.A.C.A.
D'autre part, elle peut être utilisée pour valoriser ou
déprécier l'image d'un parti. Du fait de cette
récupération politique, le travail de mémoire est souvent
oublié au profit de la polémique. Le débat public est
comme faussé par cette récupération politique
C/ Les affaires exclusivement politiques
Ce fait marquant du début des années 1980,
illustre bien le nouveau rythme que prend alors le débat sur la guerre
d'Algérie. C'est un fait d'autant plus notable, que les hommes
politiques, trop impliqués dans la responsabilité de la
tragédie algérienne, s'étaient tenus à
l'écart des polémiques, réfugiés dans un silence
embarrassé. Même les personnalités mis en accusation lors
des débats sur la torture - MM. Lacoste, Lejeune et
Bourgès-Maunoury pour citer les principaux - n'ont jamais
souhaité se défendre.
1/ L'affaire Dominati : maladresses et
électoralisme
a) Les faits : la maladresse du ministre
Dans son édition du 17 juin 1980, Le Monde
relate, dans un petit article de deux colonnes en bas de page, comment le
secrétaire d'Etat chargé des rapatriés, Jacques Dominati,
a été contesté par les associations de rapatriés.
M. Dominati était invité à l'inauguration d'un monument
à la mémoire des « martyrs de l'Algérie
française » à Toulon. Le discours du ministre a
été troublé par les cris « Amnistie, amnistie »
lancés par la foule. Mais surtout le journaliste note que ce monument
est « à l'effigie de Roger Degueldre - lieutenant du 1er
régiment étranger de parachutistes, déserteur,
créateur des commandos Delta de l'O.A.S., condamné à mort,
en 1962, par la Cour de sûreté de l'Etat et fusillé au fort
d'Ivry, le 6 juillet 1962 ». Il relève en outre que :
« Le général Jouhaud avait rendu hommage au
colonel Bastien Thiry, chef du commando
qui avait tiré sur le général de Gaulle au
Petit-Clamart, le 22 août 1962, et qui fut exécuté en 1963,
et aux trois membres des commandos Delta exécutés, Degueldre,
Douecar et
Piegst »207.
Cependant, le quotidien ne semble pas se formaliser quant
à la présence d'un représentant du gouvernement à
une telle manifestation, célébrant des terroristes. Le sujet
porte avant tout sur les critiques adressées au
secrétaire d'Etat à propos de l'insuffisance de l'indemnisation
des rapatriés.
b) Les polémiques
Mais l'affaire prend vite la tournure d'une crise politique.
Si la portée de cette cérémonie a échappé au
Monde, elle n'est pas passée inaperçue au sein de la
majorité. M. Messmer, chef de file des gaullistes orthodoxes,
considère, lors d'un discours à l'Assemblée, cette
présence de M. Dominati à la manifestation comme « un
scandale et une provocation ». L'affaire prend tout de suite une
importance de premier ordre : elle envenime les débats au Parlement et
fait la une du quotidien. André Passeron résume ainsi le trouble
qui saisit les milieux gaullistes :
« L'inauguration, samedi dernier à Toulon, par M.
Dominati, d'un monument dédié non seulement à
l'Algérie française mais aussi et surtout aux «soldats
perdus» de l'O.A.S. et plus particulièrement à ceux qui
avaient tenté en août 1962 d'assassiner de Gaulle a
été ressentie par les gaullistes comme un défi
»208
Ce que le quotidien met en exergue dans cette manifestation a
changé : ce n'est plus
l'hostilité qu'a rencontrée Dominati qui compte,
mais davantage sa présence dans une cérémonie de la
sorte.
Le journal rend compte, sur une pleine page, des discussions
parlementaires qui ont vu la fronde des députés gaullistes. On
assiste d'ailleurs à la formation d'une curieuse coalition à
l'intérieur de l'hémicycle : les communistes et les socialistes
surenchérissent sur les protestations des gaullistes, profitant d'une
dissension au sein de la majorité. M. Dominati ne peut guère
compter que sur le soutien de l'extrême droite et des libéraux; le
reste de l'Assemblée scandant « Démission ! Démission
! » après le discours du secrétaire d'Etat, celui-ci ne
reconnaissant pas les faits qui lui sont reprochés.
Le fonctionnement du pouvoir législatif est alors
bloqué, les députés gaullistes décident en effet de
faire une grève des débats. Il faut att endre les justifications
de M. Barre, venu s'expliquer devant les parlementaires, pour que l'affaire
soit désamorcée. Pourtant, le premier ministre n'a nullement
désavoué son secrétaire d'Etat. Il s'est contenté
de le disculper en affirmant qu'il n'est resté qu'une heure à la
cérémonie et que rien d'extraordinaire ne s'y était dit.
Ce que conteste d'ailleurs le général Jouhaud :
« Le général Jouhaud nous a confirmé
que, dans son allocution au monument, en présence de M. Jacques
Dominati, il avait évoqué le sort de « ses trois camarades
exécutés sur ordre du gouvernement français, Piegts,
Dovecar et Degueldre (...), tombés
208 « Les députés R.P.R. attendent de M. Barre
des apaisements sur l' «affaire Dominati» », par André
Passeron, 19 juin 1980
au champ d'honneur », ainsi que celui du colonel
Bastien-Thiry »209
Touj ours est-il que les gaullistes semblent satisfaits de la
réponse que leur a faite le
ministre et que l'affaire retombe aussitôt comme un
soufflé. La gauche en profite pour ironiser sur la versatilité
des gaullistes : les communistes estiment, par exemple que le R.P.R. s'est
« couché lamentablement ».
Le Monde n'est pas moins sévère à
l'égard de la majorité. Noël-Jean Bergeroux fait une liste
des reproches qu'on peut lui adresser :
« l'inadéquation du pouvoir à certaines
réalités, son défaut de sensibilité
immédiate, sa propension à confondre le symbolique et le concret.
De l'autre côté, les faiblesses symétriques des gaullistes
: leur frustration profonde, inspiratrice de colères formidables mais
incantatoires, leur incapacité à surmonter autrement que par le
coup de gueule leur statut de partenaire non dominant, l'impossibilité
dans laquelle ils se trouvent, en fin de compte, d'influer véritablement
sur les affaires »210
Le jugement du journaliste est sans pitié. On a
l'impression que le quotidien perd son
flegme, de sa distanciation et de son impartialité
traditionnels. En effet, la prise de position de la rédaction dans cette
affaire est sans concession. Le reproche qui est fait au gouvernement, est
lourd. Celui-ci est accusé de cautionner le terrorisme et les
exécutions de l'O.A. S. par pur électoralisme. La
rédaction est aussi sévère vis-à-vis de la
versatilité du R.P.R. qui va jusqu'à trahir la mémoire du
général de Gaulle par pragmatisme politique. Les commentaires du
journaliste Jean-Yves Lhomeau sur la fin de l'incident ne lais sent entretenir
aucun doute sur l'opinion du journal : « Le R.P.R. se satisfait d'un rien
[...]. On ne savait pas que le devoir d' «exigence» et de
«vigilance» que le R.P.R. entend accomplir à tout moment
s'accomode aussi bien de l'abandon par le silence après qu'il a permis
de déclencher le tumulte »21 1
c) Une affaire aux significations multiples
Pierre Messmer reproche au secrétaire d'Etat de faire de
l'agitation à un moment où les passions se sont apaisées
sur la guerre d'Algérie :
« Au moment où, pour beaucoup de rapatriés,
s'apaisent les passions les plus douloureuses [...], il est difficile de
comprendre que le représentant du gouvernement n'ait pas
immédiatement quitté cette manifestation »212
En effet, cette affaire montre bien que le silence peut
être plus réparateur pour les
mémoires que des commémorations dont l'enjeu
politique est contraire aux principes
209 « Le général Jouhaud dément M.
Barre », 21juin 1980
210 « M. Barre tente d'apaiser le différend entre le
pouvoir et les élus gaullistes », par N.-J. Bergeroux, 20 juin
1980
211 « Pour le R.P.R, l'incident est clos », par J.-Y.
Lhomeau, 21 juin 1980
212 résumé des débats parlementaires dans
l'article « Démission ! démission ! », 19 juin 1980
démocratiques. Il ne faut pas confondre la
réconciliation des français avec la réhabilitation du
terrorisme de l'O.A.S. Au contraire, la réconciliation et l'apaisement
du débat ne peuvent avoir lieu que si une certaine justice a permis de
sanctionner les comportements dangereux ou criminels, évitant ainsi une
semblable réhabilitation. La sanction, portée envers les
collaborateurs et les nazis, a contribué à l'édification
d'une mémoire collective sur la seconde guerre mondiale. C'est cette
mémoire qu'une nation doit léguer aux jeunes
générations afin qu'elles fassent l'apprentissage des devoirs du
citoyen et votent en ayant en tête les erreurs du passé.
L'ampleur de l'affaire est aussi révélatrice de
la place primordiale qu'occupe encore le général de Gaulle dans
les mentalités. On ne peut pas s'attaquer à son mythe, à
sa statue sans éveiller les indignations les plus fortes et ce, à
plus forte raison, lorsqu'il s'agit de réhabiliter ceux qui ont
cherché à attenter à sa vie. Cependant la mémoire
gaullienne pèse finalement peu de chose comparée à la
nécessité électoraliste de ne froisser la
sensibilité de personne. Il ne fait aucun doute que la présence
de M. Dominati à Toulon répondait à la volonté du
gouvernement d'attirer les voix des rapatriés mais aussi des
nostalgiques, anciens terroristes. Certes, M. Dominati n'a jamais caché
sa sympathie pour l'Algérie française. Le Monde
rappelle, à cette occasion, qu'il été exclu, en 1960,
de l'U.N.R., le parti gaulliste d'alors, pour avoir pris parti en faveur de
Soustelle.
Mais le fait que M. Barre refuse de désavouer son
secrétaire d'Etat laisse penser que la première motivation du
gouvernement est de se concilier les ultras. Il aurait peur de se mettre
à dos les associations de rapatriés s'il condamnait M. Dominati,
d'où l'exercice d'équilibrisme auquel il se soumet : concilier
l'inconciliable, gaullistes et anciens activistes. Le gouvernement tend ainsi
à faire l'amalgame, à la suite de de Gaulle, entre
rapatriés et activistes. C'est sûrement pour les mêmes
raisons que le R.P.R. accepte les explications, qui n'en sont pas, de M. Barre
: comme l'U.D.F., il redoute un vote-sanction de la part des rapatriés.
D'autre part, le parti gaulliste n'a pas intérêt à
fragiliser la majorité moins d'un an avant les élections
présidentielles, car l'opposition est prête à profiter de
la dissension pour mettre en évidence les hypocrisies et les
compromissions politiques de la majorité.
Noël-Jean Bergeroux critique aussi cet
électoralisme maladroit des partis de droite : « D'un
côté, le salut aux ultras, de l'autre la révérence
trop appuyée aux gaullistes : en fait deux gestes également
suspects d'électoralisme ». Cette opinion n'est pas isolée.
Le Monde procède à une revue de presse sur l'affaire qui
révèle que la presse nationale est déconcertée et
sceptique face à la résolution de la crise politique. Bien plus,
elle dénonce l'opération
électorale trop grossière pour être
fructueuse. Christian Fauvet, dans L 'Express, s'écrie avec
ironie : « un de ses secrétaires d'Etat [au président de la
République] saluait la mémoire des «martyrs de
l'Algérie française». A nous les voix des rapatriés !
»213
Les activistes ont prouvé, par le biais de cette
affaire, qu'ils sont encore capables de faire parler d'eux, mais cette fois
grâce à la provocation politique et non plus grâce au
terrorisme. Cette cristallisation des tensions politiques autour de la
manifestation de Toulon est révélatrice de la
récupération par les partis politiques des polémiques
liées à la guerre d'Algérie dans le but de faire pression
non pas sur l'adversaire politique mais sur l'allié. Dès lors on
finit par se demander si l'affaire Dominati n'est pas exclusivement politique,
quel est véritablement son intérêt historique ? Il se situe
peut-être au niveau des mentalités. Le tour d'horizon de la presse
hebdomadaire qu'effectue Le Monde, montre que l'opinion n'est pas dupe
: elle y a bien vu une opération électoraliste et non un
débat sur la mémoire pied-noir.
2/ Le P.C.F. et la guerre d'Algérie
a) S'attribuer le prestige de la lutte anticolonialiste
Nous avons déjà signalé, à propos
de Charonne, que le parti communiste souhaite se voir attribuer le prestige des
victimes « martyres » de la répression. Il en est de
même avec le déclenchement de la rébellion en
Algérie. Le parti tente de réécrire l'histoire pour se
donner le beau rôle du prophète incompris : il aurait
été ainsi le seul à comprendre en 1954 que
l'indépendance était inéluctable et qu'il fallait soutenir
l'aspiration nationaliste des Algériens.
En effet, M. Guyot, membre du comité central du parti
communiste, répond à l'article qu'a consacré Philippe
Herreman à la Toussaint Rouge, le 1er novembre 1979. En
s'appuyant sur les résolutions du comité central, il tente de
prouver que, dès le début, le parti communiste soutient la
revendication d'indépendance. Il évoque ainsi la mission
historique à laquelle se serait soumis le P.C.F. : «
Commençait alors un long et difficile combat pour gagner à cette
juste cause, conforme à l'intérêt national, la
majorité de notre peuple »214.
Philippe Herreman répond à juste titre qu'il
existe un décalage entre les discours lénifiants du parti et son
hostilité, dans la pratique, aux revendications nationalistes. Il met
en
213 « Dans la presse hebdomadaire, godillots et
«pieds-nois» », 25 juin 1980
214 « Le P.C.F. et le déclenchement de la
rébellion en Algérie », 24 novembre 1979. Cet article est
traité dans le chapitre consacré à la période
1980-1982 car il est plus révélateur de cette période -
d'autant plus que la polémique se poursuit jusqu'en 1980 - et de la
récupération des thèmes de débat sur la guerre
d'Algérie par les partis politiques.
exergue le paradoxe fondamental de l'attitude communiste :
« D'une part, rester fidèle à ses principes
et lutter sans retenue pour l'indépendance de l'Algérie ; d'autre
part, tenir compte des réalités, à savoir que son
électorat «pied-noir» et une partie de ses militants et
sympathisants en métropole, étaient favorables au maintien de la
présence française »215
Or dans, la pratique, le parti tient surtout à rassurer
ses électeurs : il ne mobilise pas ses
adhérents pour soutenir les nationalistes
algériens, il est plutôt méfiant envers le F.L.N.et il vote
les pouvoirs spéciaux au gouvernement Mollet qui donnent tout pouvoir de
police à l'armée.
Le courrier de M Guyot suscite de nombreuses réactions
d'indignation, signe d'une rapide politisation de l'affaire. Par souci
d'équité, vraisemblablement, Le Monde publie deux
réponses indignées à la lettre de M. Guyot et deux
courriers de militants communistes. Les militants veulent faire du parti
communiste, le seul parti ayant cherché à résoudre
pacifiquement le problème algérien. Cependant, ils évitent
d'en dire plus sur les solutions pacifiques proposées. En
réalité, la position du parti se caractérise davantage par
l'immobilisme : pris entre deux feux, il n'est à l'origine d'aucune
action de mobilisation efficace contre la guerre ou la torture. De même,
les militants ne justifient le vote des pouvoirs spéciaux qu'avec
maladresse :
« Quant aux pouvoirs spéciaux accordés
à Guy Mollet, il devrait être inutile de rappeler que le P.C.F.
voulait par-là permettre à celui-ci, en lui assurant une large
majorité, de faire la paix comme il l'avait promis, et non d'accentuer
la répression et de couvrir les tortures alors couramment
provoquées »216
On peut supposer que les députés communistes ne
sont pas suffisamment naïfs pour
croire que « pacification » était synonyme de
« paix » après que la guerre d'Indochine eut
révélé ce que dissimulait ce terme de « pacification
». En outre, l'octroi des pouvoirs spéciaux ne consistait pas en
des pleins pouvoirs pour négocier mais en un blanc-seing au pouvoir
exécutif pour « rétablir l'ordre » en Algérie.
La différence est de taille. Et si des communistes se sont
élevés contre la torture, comme Henri Alleg ou Luc Montagnier, ou
ont soutenu les nationalistes algériens, comme Etienne Bolo ou Henri
Curiel, c'est à titre individuel ; ces derniers étant en
particulier en rupture avec le parti. La tentative de
récupération de la guerre d'Algérie comme un fait de
gloire du parti communiste est finalement un échec puisque, à
cette occasion, journalistes et lecteurs rappellent les compromissions et les
paradoxes du parti communiste pendant le conflit.
b) Le procès contre la C.F.D.T.
Cette entreprise de récupération politique de la
guerre d'Algérie par le P.C.F. se poursuit au cours de l'année
1980. Juché sur son piédestal de parti oeuvrant dans le sens de
l'Histoire, il se permet de juger l'action des personnalités et des
mouvements de gauche pendant le conflit. Ainsi, c'est une déclaration du
secrétaire de la fédération communiste du territoire de
Belfort, M. Martin, sur le comportement de MM. Mitterrand, Maire et Henry
pendant la guerre d'Algérie, qui déclenche la polémique
:
« F. Mitterrand, E. Maire, A. Henry..., croient-ils que
nous avons oublié qu'ils pacifiaient l'Algérie au lance-flammes,
qu'ils torturaient les militants de la liberté, qu'ils saisissaient la
presse qui témoignait, il y a de cela quelques années à
peine ? »217
Devant les protestations suscitées, le parti communiste
persiste dans sa rhétorique
calomnieuse. M. Fiterman répond à M. Maire que
sa véhémence vis-à-vis des propos du secrétaire de
fédération, n'est qu'une opération politicienne
anticommuniste et qu'il ne cèderait pas aux manoeuvres d'intimidation.
Face à un tel entêtement, le ton de la C.F.D.T. se fait plus
violent et rappelle l'engagement de la C.F.T.C., dont il est issu, pendant la
guerre d'Algérie : le syndicat évoque les réserves qu'il
avait émises lors du vote des pouvoirs spéciaux auquel avaient
participé les députés communistes. Cette crise est
révélatrice de la tension entre la C.F.D.T. et les communistes,
l'implantation de la confédération dans le milieu ouvrier
menaçant les bastions communistes. Nous avons déjà
noté le refus du P.C.F. de participer à une commémoration
unitaire de Charonne. Dès lors, le syndicat renvoie les communistes
à leur paradoxe :
« Nous n'avons pas, pour notre part, une mémoire
ou une action à éclipse. Nous ne privilégions pas la
sauvegarde des libertés dans un pays pour nous taire quand elles sont
menacées dans un autre. Le P.C.F. peut-il en dire autant ?
»218
Comme pour vérifier la théorie marxiste du sens de
l'Histoire, le parti est prêt à la
falsifier afin d'apparaître comme le parti
révolutionnaire lutt ant contre tous les impérialismes. Le
syndicat, issu d'une scission de la C.F.T.C., décide alors de porter
plainte pour que la réalité de la diffamation soit reconnue : le
bureau politique du parti communiste a en effet refusé de
désavouer M. Martin.
S'agit-il alors d'un procès contre la falsification de
l'Histoire ? Oui, en partie. Mais il s'agit avant tout d'un procès
politique. La C.F.D.T. cherche à déstabiliser son concurrent
politique la C.G.T. en s'attaquant au P.C.F. Quant au parti communiste, la
déclaration visait
217 cité dans « La C.F.D.T. accuse le P.C.F. d'
« ériger le mensonge en moyen politique » », 18 mars
1980
essentiellement la gestion de la crise algérienne par
les socialistes, et par M. Mitterrand en particulier. Le but, dans cette
affaire est de faire pression sur son allié politique au moment
où s'engagent les discussions entre les deux partis en vue des
élections présidentielles. D'ailleurs, le procès ne
présente pas beaucoup d'intérêt : M. Maire démontre
que, loin d'être un adepte « du lance-flammes », il s'est
mobilisé pour « la reconnaissance des droits au peuple
algérien ». M. Martin a reconnu que ce passage sur M. Maire est
« un peu rapide » et se défend en expliquant qu'il visait
« le parti socialiste à travers ses militants les plus connus de
son point de vue »219. Bref, la polémique
perd de son enjeu : il ne s'agit plus de démonter la falsification
historique du P.C.F., qui est pour partie reconnue, mais d'une querelle de la
C.F.D.T. contre le P.C.F. et du P.C.F. contre le P.S.
En fait l'intérêt du procès réside
dans la confrontation entre Me Badinter et Henri Alleg. Nous avons
déjà vu que dans les procès liés à l'affaire
Audin, Me Badinter était l'avocat du comité Audin et
se retrouvait, de fait, sur le même banc qu'Henri Alleg :
« Ne pensez-vous pas, demanda l'avocat, vous, dont je
salue le courage et qui avez souffert la torture, qu'être accusé
à tort d'avoir été un tortionnaire est la pire accusation
qu'on puisse lancer ?
- Effectivement, répondit M. Alleg, mais je ne crois
pas que je demanderais raison à un tribunal dans le cadre d'un
débat politique. Le but de ce procès est de faire celui du parti
communiste et de laver le P.S. de quelque chose d'indélébile
»220
Alors que l'avocat tente de montrer la gravité d'une
telle falsification de l'histoire,
Henri Alleg veut faire de ce procès, un procès
politique. Le sentiment de persécution qu'il nourrit, en tant que
communiste, le pousse à donner priorité à
l'impératif politique plutôt qu'à l'impératif moral
de vérité. Son utilisation de la rhétorique communiste
n'est pas sans faire penser à « l'interprétation dialectique
» dont Arthur Koestler fait la description dans Les
Militants221, elle-même cousine de la «
double-pensée » de George Orwell222 : pratique qui
consiste à se mentir, à soi, en toute bonne foi.
Dépité, Me Badinter finit d'ailleurs par lâcher
« le militant a tué chez vous la réaction humaine ».
Autre face-à-face intéressant dans ce
procès, c'est celui qui oppose l'avocat de la partie
219 « Trente-quatre témoins au procès en
diffamation intenté par M. Maire contre le secrétaire du P.C.F.
du Territoire de Belfort », 17 juin 1980
220 « Le procès en diffamation intenté par M.
Maire contre un responsable communiste reprendra le 28 juin », par
L.Greilsamer, 18 juin 1980
221 « Une fois que l'on a assimilé cette technique,
l'on n'a plus se soucier des faits ; ils prennent automatiquement la coloration
qui leur convient et trouvent merveilleusement leur place » dans A.
Koestler, Les Militants, Calmann-Lévy, Paris, 1950
222 G. Orwell, 1984, Gallimard, Paris, 1950
civile à l'avocat de la défense : Me
Badinter à Me Braun. Or, ils ont été, ensemble,
les défenseurs du comité Audin. La polémique fut à
ce point conflictuelle entre les deux hommes que le journaliste constate :
« ce fut pourtant à croire que les liens de l'histoire sont
à ce point faibles que la politique peut les couper ». En
définitive, le procès est avant tout politique et
révélateur de la capacité du parti communiste à
s'enfermer dans le mensonge ou la calomnie.
Le procès reprend le 28 juin. La défense
s'emploie à en faire le procès du parti socialiste et de
François Mitterrand :
« Il y a eu Blanche Moine, affreusement torturée :
François Mitterrand était ministre de la Justice ! Il y a eu
Henri Alleg : François Mitterrand était ministre de la Justice !
Il y a eu Yveton décapité : François Mitterrand
était ministre de la Justice ! »223
Le parti communiste espère ainsi acquérir le
prestige du donneur de leçon. Mais, en
vain. Edmond Maire gagne son procès. M. Martin est
condamné à verser un franc de dommages et intérêts
à la C.F.D.T. et à M. Maire et à faire publier les
dispositifs du jugement dans trois quotidiens. Le verdict a en effet
estimé que « les allégations contenues dans le texte
incriminé ont un sens clair, précis et sans équivoque et
excèdent très notablement par leur extrême gravité
et leur caractère odieux les limites admissibles de la polémique
politique »224.
Ce jugement démontre que toutes les affirmations ne
sont pas permises et qu'il existe une limite à la
réécriture de l'histoire. C'est en fixant de telles limites
qu'une mémoire collective peut se constituer au-delà de la
confusion des témoignages et des interprétations de la guerre.
Malgré la teneur très politique du procès, il comporte
aussi une dimension historique.
c) La querelle entre le P.C.F. et François
Mitterrand
Le P.C.F. continue sa polémique sur le rôle des
socialistes dans la répression de la rébellion et l'usage de la
torture. Ses attaques se concentrent en particulier sur François
Mitterrand. Ce dernier réplique aux critiques qui lui ont
été faites à l'occasion du procès contre la
C.F.D.T., en rappelant que lors de la répression du soulèvement
de Sétif, en 1945, le P.C.F. faisait partie du gouvernement provisoire
et n'a guère protesté. Il souligne, en particulier, la
véhémence des articles de L 'Human ité, datant de
cette période et insistant sur la nécessité de
rétablir « l'ordre français » en Algérie. Le
secrétaire national du parti socialiste
conclut sa réponse par un « la révolte
algérienne ne souciait guère le P.C.F. »225 qui
va à l'encontre de l'image que souhaite se donner le parti communiste.
L 'Humanité ne parvient pas à démentir les propos
de Mitterrand, le quotidien se contente de répliquer avec maladresse
:
« François Mitterrand cherche à inverser
les rôles. Car c'était bien lui qui était ministre de
l'Intérieur quand la guerre a commencé, en 1954. Prétendre
aujourd'hui que le parti communiste, seule grande formation politique à
s'opposer à la guerre, ait à l'époque manqué
à son soutien à la lutte de libération du peuple
algérien [...] est un impossible retournement des faits
»226
Le P.C.F. veut donc se sculpter sa statue de parti pionnier de
la paix et de
l'indépendance mais pour cela, il n'hésite pas
à faire preuve de mauvaise foi. La politique du parti, nous l'avons
déjà dit, est assez fluctuante et s'il commence à
dénoncer la torture, à l'occasion de l`affaire Audin, en 1957, ce
n'est qu'avec l'arrivée de de Gaulle au pouvoir qu'il milite fermement
pour des négociations. Mais comment affirmer qu'il n'a jamais «
manqué à son soutien à la lutte de libération
» du F.L.N. alors que les communistes aidant le F.L.N. étaient
exclus du parti ? En fait, la polémique est sans fin : Mitterrand
renvoie le P.C.F. à son implication dans la répression du
massacre de Sétif et le P.C.F. renvoie Mitterrand à sa
participation aux gouvernements Mendès-France et Mollet. C'est pourquoi,
la querelle se poursuit jusqu'en 1981. Les arguments de Maxime Gremetz, dans un
article de L 'Humanité dont Le Monde publie des
extraits, contre François Mitterrand sont les mêmes. Aussi
résumet-il l'action du gouvernement Mollet à l'intérieur
duquel Mitterrand est ministre de la Justice : « ce n'était pas la
démocratie du bulldozer, c'était celle de la torture et de la
guillotine »227. Les élections approchant, la
querelle s'arrête comme elle est apparue, brutalement.
Cet acharnement envers Mitterrand, l'homme de l'alliance avec
les communistes228, celui qui apparaît comme le seul capable
de faire basculer la France à gauche, peut surprendre. Mais suite
à l'érosion de l'électorat communiste, érosion qui
profite en premier lieu au parti socialiste, le P.C.F. se fait plus exigeant et
de fait, joue sur les toutes dissensions possibles entre les deux partis.
D'autre part, cette virulence, depuis 1979, à propos de la guerre
d'Algérie, cette tentative de s'approprier le « beau rôle
» pendant le conflit, à savoir apparaître comme le parti
anti-impérialiste, coïncide justement avec l'intervention de
l'U.R.S.S. en Afghanistan. Opération militaire soutenue par le P.C.F.
qui pour se laver de
225 « Polémique entre M. Mitterrand et le P.C.
», 22-23 juin 1980
226 idem
227 11-12 janvier 1981
228 dans le cadre du programme commun de 1972
toute accusation de colonialisme, réécrit
l'histoire de la guerre d'Algérie. Il s'agit de faire oublier
l'Afghanistan par l'Algérie.
3/ Les polémiques autour de l'amnistie
Cette polémique, avec sa politisation et ses axes
d'affrontement, rappelle l'affaire Dominati mais dans une configuration
inversée : c'est la majorité de gauche qui est divisée et
ce sont les députés de gauche qui défendent la
mémoire de de Gaulle.
a) Le point de divergence : la réintégration
des « généraux félons »
Le 28 septembre 1982, Le Monde présente le
projet de loi que le conseil de ministres doit adopter le 29 et visant à
compléter les amnisties précédentes sur la guerre
d'Algérie. Le 6 janvier 1982, le Parlement a déjà
voté une loi relative à l'aménagement des prêts de
réinstallation pour les rapatriés, loi réclamée par
les associations. Le projet de loi prévoit une amnistie complète
des fonctionnaires, militaires et magistrats qui avaient été
condamnés et exclus de la fonction publique ou de l'armée en
raison de leurs agissements pendant le conflit. Les bénéficiaires
du projet peuvent demander une réhabilitation de leur carrière.
D'autre part, il suggère l'octroi d'une indemnité pour ceux qui
ont été expulsés, internés ou assignés
à résidence dans le cadre de la guerre d'Algérie.
Parmi la première catégorie de
bénéficiaires, on retrouve les défenseurs de
l'Algérie française et plus particulièrement les anciens
activistes dont les généraux factieux, Salan et Jouhaud, seuls
survivants du « quarteron de généraux en retraite ». Ce
projet de loi a été élaboré suite aux promesses
faites aux rapatriés par le candidat Mitterrand : « Le poids
électoral de la communauté pied-noir dans certaines grandes
villes[...] n'est pas étranger à l'empressement des socialistes
»229 note Alain Rollat. François Mitterrand aurait fait
quinze propositions aux rapatriés lors de sa campagne électorale
à Avignon, le 4 avril 1981, dont la quatorzième stipulait
justement : « Une amnistie totale sera enfin réalisée
effaçant les séquelles de toute nature des
événements d'Algérie »230.
Aussi les associations de rapatriés affichent-elles leur
satisfaction, le R.E.C.O.U.R.S. en profite pour rappeler ses conviction
proAlgérie française :
« Nous considérons que le projet de loi
répond sur le fond à l'espérance de tous ceux qui
se sont battus pour l'Algérie française et
concrétise la réconciliation nationale attendue
229 « Le gouvernement veut effacer par une amnistie totale
les dernières séquelles de la guerre d'Algérie », par
A. Rollat, 28 septembre 1982
230 cité dans « Un «engagement» de M.
Mitterrand ? », par L. Zecchini, 2 novembre 1982
depuis vingt ans »231
Ce projet de loi viserait en effet, d'après le
secrétaire d'Etat chargé des rapatriés, Raymond
Courrière, à la réconciliation nationale et à la
réparation des préjudices. Mais cette réintégration
des activistes n'équivaut-elle pas à une réhabilitation ?
D'où ce sentiment de revanche qui affleure dans les discours des anciens
partisans de l'Algérie française. Edmond Jouhaud déclare,
par exemple, le 29 septembre, à l'antenne de TF1 : « Le projet
parle de réparation [...] c'est pour nous extrêmement important de
parler de réparation, ce qui prouve que nous n'avions pas tous les
torts. C'est une sorte de réhabilitation de notre histoire de
pieds-noirs »232. Jean-Marie Le Pen, lui, clame
qu'il s'agit « d'un texte positif ».
Cette question sème d'ailleurs le trouble dans les
rangs du R.P.R. C'est pourquoi Jean Foyer, député du
Maine-et-Loire, envisage de proposer un amendement « tendant à
exclure de la réhabilitation ceux des membres de l'O.A.S. qui ont commis
des assassinats »233. On retrouve le même
désarroi chez les socialistes. MM. Joxe, Richard et Worms ont ainsi
essayé d'exclure les généraux félons de la loi,
lors des discussions du groupe socialiste de l'Assemblée Nationale. En
vain, le président de la République est catégorique sur ce
point : il s'agit d'être fidèle à ses promesses
électorales.
Le rebondissement dans cette affaire est bien provoqué
par les députés socialistes. Contre toute attente, ils ont
voté, avec l'aide des députés communistes, l'amendement
déposé par Lionel Jospin et visant à exclure les «
généraux félons » du cadre de la loi. Les
députés gaullistes, quant à eux, se sont tenus sur leur
réserve et se sont abstenus. Dès lors, l'affaire prend une
ampleur sans commune mesure avec les autres affaires liées à la
guerre d'Algérie. Elle monopolise les pages « Politique »,
voire la une du quotidien, pendant presque deux mois ! L'affaire est d'autant
plus grave qu'il s'agit de la première crise que connaît le
gouvernement de gauche, récemment élu, le premier de la sorte
depuis vingt-trois ans. C'est un véritable camouflet qu'inflige les
députés de la majorité à leur chef de file et
président.
Finalement, ce sont les députés de gauche qui
défendent la mémoire du général de Gaulle en
refusant la réintégration dans l'armée des
généraux rebelles, en particulier Salan et Jouhaud, qui ont
souhaité renverser le général de Gaulle, en 1961, puis le
tuer, en 1962. M. Renard, député communiste de l'Aisne, s'en
prend ainsi au projet de M. Courrière :
« Votre projet de loi a un défaut majeur : celui de
permettre une véritable réhabilitation
231 1er octobre 1982
232 cité dans « Un «engagement» de M.
Mitterrand ? », par L. Zecchini, 2 novembre 1982
233 « Les séquelles de la lutte contre l'O.A.S.
», 21 octobre 1982
morale et financière de ces militaires condamnés
pour crimes de sang et pour s'être élevés contre la
légalité républicaine. Aider les victimes, cela
paraît normal, généreux et souhaitable, pardonner en
oubliant, c'est sans doute trop »234
En effet, la réhabilitation financière des
généraux signifierait que l'Etat reconnaît avoir
commis une erreur, un préjudice. Dès lors, le
projet de loi donnerait raison aux activistes qui ont cherché à
renverser la République, ce qui apparaît pour le moins
contradictoire. Le député établit la distinction entre
victimes et coupables, ce que ne fait pas le projet de loi et c'est bien
là le danger de la loi d'amnistie : si la différence entre
victimes et coupables n'est pas faite, comment peut-on tirer une leçon
de l'histoire ? Dans quelle direction, ou selon quels principes, une
mémoire nationale de la guerre d'Algérie peut-elle se forger ? Le
débat parlementaire est alors significatif de deux attitudes
différentes face à la guerre d'Algérie : l'oubli, qui
serait équivalent au pardon, à la réconciliation
nationale235, et le travail de mémoire qui s'exprime par
l'intermédiaire de l'idéal de justice. Or, pour le gouvernement,
le principe de réconciliation nationale passe avant l'idéal de
justice, ce qui peut surprendre pour un gouvernement démocratique.
L'Assemblée a en outre repoussé un amendement excluant du
bénéfice de la loi les auteurs des « crimes de sang »
et de « tortures ». Seuls les généraux ont
été exclus, ce qui relève d'une vision très
gaullienne de l'amnistie.
Alors que l'essentiel de la loi a été
voté à une large majorité, l'affrontement se focalise sur
l'amendement excluant les officiers factieux. On pourrait croire que la
querelle diminuerait d'intensité car les personnes concernées se
comptent sur les doigts de la main. Il n'en est rien : les associations de
rapatriés et François Mitterrand en font une question de
principe. Comme le note Alain Rollat, « l'exclusion des officiers
généraux, par son caractère symbolique, occulte l'adoption
du reste du projet »236.
Pourquoi alors une telle identification des responsables des
associations de rapatriés avec le sort des « généraux
félons » ? Cela est-il dû à une résurgence de
la sympathie pour les activistes ? En effet, les associations devraient
s'estimer largement satisfaites : « on va sensiblement au-delà d'un
pardon partiel en n'excluant que huit personnes du bénéfice de la
loi réconciliatrice »237. Pourtant, les
propos des dirigeants d'associations sont implacables :
234 « Les officiers généraux sont exclus du
bénéfice de la loi sur les séquelles des
événements d'Algérie », par L. Zecchini, 23 octobre
1982
235 M. Dominati demande à ces collègues de jeter
« un regard serein », celui de la réconciliation, sur les
événements, regard qui permettrait « de créer les
conditions de l'oubli », d'où la curieuse équivalence entre
oubli et pardon alors que le pardon ne peut être donné que si la
faute est reconnue par les coupables.
236 « Une faute politique », par Alain Rollat, 24-25
octobre 1982
237 « Une rude affaire », par Raymond Barillon, 27
octobre 1982
« La communauté rapatriée unanime reste
solidaire de ceux qui, arrivés au sommet de la hiérarchie
militaire et d'une carrière prestigieuse, ont tout sacrifié pour
une «parole
donnée» »238
Jacques Roseau, président du R.E.C.O.U.R.S.,
surenchérit :
« la quasi-totalité de la communauté des
rapatriés d'Afrique du Nord fait de l'affaire de
l'exclusion des généraux de la loi d'amnistie une
question de principe intangible »239
Dans ce genre de discours, il y a une totale association entre
le sort des généraux et celui des rapatriés. Il est
même clairement indiqué que leur combat a été le
même : c'est cette fameuse « parole donnée ». On a
déjà noté que le R.E.C.O.U.R.S. tient un discours visant
à réhabiliter l'Algérie française, ceux qui se sont
battus pour elle, et plus graves, ceux qui ont menacé le régime
et tué pour conserver l'Algérie sous domination française.
Le danger est d'autant plus grand que ce type de propos accrédite le
préjugé selon lequel les pieds-noirs étaient tous des
partisans de l'Algérie française et soutenaient l'O.A.S., avec la
conclusion qu'y en était alors tirée : ils n'ont eu que ce qu'ils
méritent. Or, on remarque que c'est toujours le R.E.C.O.U.R.S. qui parle
au nom des rapatriés, et son discours est loin d'être
nuancé.
Mais est-il représentatif de la communauté
pied-noir ? S'il occupe l'arène médiatique cela ne présage
en rien de sa représentativité. On ne que peut noter les propos
plus modérés des autre grandes associations telles que
l'A.N.F.A.N.O.M.A. ou le F.N.R. Le R.EC.O.U.R.S. est-il alors le porte-parole
d'une frange radicale de la communauté ? C'est ce que pense M. Claude
Charrion, lui-même rapatrié. Il s'oppose à la
réhabilitation des généraux : « comment oublier que
ces officiers, généraux ou pas, furent les artisans de notre
malheur ? » et s'en prend à « ceux qui les soutiennent et qui
appellent les plus modestes des rapatriés à en faire
autant »240.
b) La division des socialistes : deux
générations, deux idéaux
Cette division parmi les socialistes - d'autant plus
fratricide qu'elle est interne au cercle mitterrandiste - entre le gouvernement
et les députés est en fait symbolique du décalage existant
entre deux générations de militants socialistes : les socialistes
de la S.F.I.O. qui se sont retrouvés dans le P.S., la « vieille
garde », et les socialistes entrés en politique dans le
238 « M. Pierre Joxe tente de réaliser une
opération personnelle », par G. Forzy, président de
l'U.C.D.A.R. et coordinateur national du R.E.C.O.U.R.S., 27 octobre 1982
239 « Les rapatriés écrivent au
président de la République », 29 octobre 1982
240 « Rafraîchir la mémoire des gros colons
», lettre de C. Charrion, 24 novembre 1982
parti né du congrès d'Epinay, la « jeune
» génération. Or, la « vieille »
génération était au pouvoir lors des «
événements » et son plus célèbre
représentant est François Mitterrand. La « jeune »
génération, elle, a fait ses premières armes syndicales en
dénonçant la torture en Algérie. C'est cette
génération formée au militantisme en
dénonçant la politique de la S.F.I.O., qui refuse les
accommodements et arrangements avec l'histoire : elle désapprouve la
confusion, entretenue par le projet de loi, entre les victimes et les
coupables.
François Mitterrand, au contraire, s'est compromis
pendant la guerre d'Algérie en n'ayant pas eu le courage de
démissionner, comme Alain Savary ou Pierre Mendès-France l'ont
fait, pour protester contre la gestion du conflit par Guy Mollet. Dès
lors, n'a-t-il retenu du conflit que cette confusion, que tous les partis se
valent, voire même un certain attachement pour les thématiques de
l'Algérie française ? En effet, le colonel Trinquier rappelle que
Mitterrand faisait partie des témoins appelés par la
défense lors du procès du général Salan en 1962,
tous ces témoins « venaient apporter le témoignage de leur
affection au grand soldat »241. Ou bien son
inflexibilité sur le cas des généraux n'a-t-il d'autre but
que de s'attirer la sympathie des rapatriés ? Mitterrand souhaiterait
alors, justement, utiliser cette nouvelle génération pour imposer
ce « pardon ». En effet, elle n'a pas été
trempée dans les affaires d'Etat liées à la guerre
d'Algérie, elle a les « mains propres » et ne peut être
accusée d'avoir des sympathies pour les activistes.
Mais, justement, c'est bien parce qu'elle n'a pas
été impliquée dans le traitement calamiteux du conflit par
la IVème République, qu'elle a pu affirmer son
indépendance d'esprit et refuser un oubli intégral des crimes
commis. Elle est révélatrice de cette prise de conscience
à la fois de la complexité et de l'ampleur des enjeux liés
à la guerre d'Algérie. Et, ce n'est pas un hasard si l'amendement
excluant les généraux a été déposé
par Lionel Jospin et ardemment défendu par Pierre Joxe. Tous deux ont
connu la guerre en tant qu'appelés et étaient farouchement
opposés à ce qu'induisait le discours « Algérie
française ». C'est à Alger, pendant la guerre, que Pierre
Joxe se brouille avec son camarade de l'E.N.A., Jacques Chirac, parce que
celui-ci reste enthousiasmé par l'Algérie française et ses
défenseurs242. En outre, le père de Pierre Joxe, Louis
Joxe, est l'homme des accords d'Evian, un gaulliste convaincu. Faut-il voir
alors en Pierre Joxe, un représentant du « socialisme gaullien
», attaché à la mémoire du général ?
Ce « choc de générations » est d'autant
plus frappant que le vote de l'amendement
241 « Idées : les séquelles de la guerre
d'Algérie », 14 décembre 1982
242 « Les hésitations du futur chef de l'Etat,
militaire puis fonctionnaire à Alger », Le Monde, 5 mai
2001
contredit la pratique parlementaire des socialistes depuis la
fin de la guerre d'Algérie. En effet, lors des précédents
débats sur les lois d'amnistie, Alain Rollat rappelle que « les
socialistes intervinrent pour regretter que les gouvernements de
l'époque ne fussent pas plus généreux à
l'égard des anciens partisans de l'Algérie française
»243. En outre, en 1968, Gaston Defferre avait
déjà proposé un amendement réintégrant dans
leur grade et leur fonction les officiers impliqués dans l'O.A.S. (cf.
note 65), proposition qui reste, depuis, dans le programme socialiste. Mais,
c'est une proposition de la « vieille »génération
socialiste, celle de Defferre.
C'est contre une telle indulgence vis-à-vis des
activistes que s'élèvent les députés de la nouvelle
génération. Bertrand Delanoë, porte-parole du P.S.,
précise ainsi : « Nous avons le droit d'émettre un avis sur
la situation des généraux putschistes »244.
Cette génération s'appuie sur les militants des droits de
l'homme pour justifier leur vote. Au « socialisme républicain
» ayant pour leitmotiv la réconciliation - réconciliation
qui est fondée sur l'oubli des événements qui ont
divisé la France - s'oppose le « socialisme moral » retenant
de l'héritage de Jaurès le combat pour la justice et les droits
de l'homme. Ressortent des débats des thématiques très
dreyfusiennes, mais appliquées dans un cadre bien différent : le
but n'est pas d'innocenter un individu mais d'éviter la
réhabilitation de dirigeants d'une organisation terroriste. Ce «
socialisme moral » trouve alors un soutien auprès de Henri
Noguères, président de la ligue des droits de l'homme,
d'intellectuels réunis autour d'une pétition245 ou
encore de Pierre Vidal-Naquet et Laurent Schwartz qui se sont
déjà illustrés dans une autre lutte dreyfusienne,
l'affaire Audin. Ces derniers expriment le danger qu'il y a pour les droits de
l'homme d'établir une équivalence entre l'O.A.S. et ceux qui
l'ont combattu :
« La guerre d'Algérie [...] a été un
critère pas forcément, pas immédiatement entre la gauche
et la droite, mais tout simplement entre le chemin de l'honneur et celui de la
honte, critère pris à son compte par la conscience universelle.
Supprimer ce clivage, pour le gouvernement de gauche, serait une
décision très grave »246
Cette différence entre deux conceptions du socialisme se
retrouve aussi dans
l'opposition sénateurs-députés. Les
sénateurs socialistes souhaitent ainsi rétablir le texte
243 « Une faute politique », par A. Rollat, 24-25
octobre 1982
244 « Le gouvernement pourrait engager sa
responsabilité devant l'Assemblée Nationale », par A.
Rollat, 26 octobre 1982
245 pétition publiée le 24 novembre 1982 et
signée entre autres par le général de Bollardière,
Simone de Beauvoir, Claude Bourdet, Madeleine Ribérioux ou Pierre
Vidal-Naquet.
246 « Correspondance : Le chemin de l'honneur et celui de la
honte » par P. Vidal-Naquet et L. Schwartz, 27 octobre 1982
initial, ce qui est chose faite le 17 novembre. Les
socialistes ont alors fait bloc avec les centristes, longtemps
défenseurs de l'Algérie française, contre leurs
alliés communistes touj ours hostiles à une réhabilitation
des officiers. Ce vote est révélateur du décalage de
génération, du moins chez les socialistes, entre le Sénat
et l'Assemblée Nationale.
L'Elysée tente de faire revenir les
députés sur leur décision en faisant pression sur la
direction du parti. En vain, Pierre Joxe a même envoyé une lettre
aux députés ayant voté contre l'amendement
présenté par Lionel Jospin afin que ceux-ci envoient une
rectification de vote au Journal Officiel ! Lionel Jospin, lui, tente
de se sortir de ce mauvais pas en arguant que c'est par « erreur de
transmission » que son nom figure en premier sur l'amendement du groupe,
sans préciser s'il désapprouvait pour autant l'amendement en
question. Bref, la crise est de plus en plus politique. Pourtant, l'opposition
se fait discrète sur ce sujet et ne profite pas des dissensions au sein
de la majorité : c'est qu'elle se trouve dans le même
désarroi, tiraillée entre les gaullistes - plutôt
favorables à l'amendement - et les libéraux - partisans d'une
réhabilitation totale des activistes.
c) Un enjeu éminemment politique : la pratique
parlementaire de la Vème République par la gauche
Si le gouvernement reste sur sa position, c'est aussi parce
que François Mitterrand a eu l'impression de recevoir un camouflet et
n'apprécie guère que son autorité ne soit pas
respectée. En effet, ses mots d'ordre n'ont pas été suivis
d'effet et les députés ne se sont pas sentis concernés par
ses promesses électorales. C'est que l'enjeu est avant tout
politique.
Dans le fonctionnement de la Vème
République, les partis se partagent en deux blocs : la
majorité et l'opposition. Le gouvernement est issu de la
majorité, qui comme son nom l'indique possède la majorité
des sièges à l'Assemblée, et peut donc compter sur les
voix de ses députés pour faire passer ses projets de loi. Le
général de Gaulle avait, par exemple, tendance à
considérer l'Assemblée Nationale comme une chambre
d'enregistrement. Les députés de la majorité
étaient accusés par ceux de l'opposition de jouer le rôle
de « godillots », d'être « à la botte » du
gouvernement. François Mitterrand a longtemps ironisé sur ce
travers de la Vème République. Or celui qui a combattu
le régime, se retrouve chef d'un Etat dont la Constitution n'a pas, ou
peu, changé depuis l'époque où il la critiquait avec
violence247. Dès lors, l'enjeu de cette crise consiste aussi
à déterminer la marge de manoeuvre,
l'autonomie que peuvent escompter les députés
socialistes par rapport aux mots d'ordre de leur président. C'est la
question de la coordination politique entre l'exécutif, le parti et le
groupe parlementaire socialiste qui est en jeu.
Dans ce bras de fer, le P.S. entend montrer qu'il ne tient pas
à être une simple force d'appui mais qu'il est prêt à
donner son avis, même s'il est contraire à celui du gouvernement.
C'est à un changement de la pratique parlementaire qu'aspire le parti
socialiste : les députés refusent d'être de simples «
godillots ». Ironie de l'histoire, en modifiant le texte de loi, les
socialistes sont restés fidèles à la volonté
affichée par Mitterrand de rendre tout son pouvoir au Parlement.
Dès lors, il apparaît inconcevable que les
député fassent machine arrière. Cependant, le
président ne peut laisser l'impression qu'il a subi un « revers
». Il perdrait de la crédibilité envers les citoyens et, en
particulier, envers les rapatriés. La seule solution pour sortir de
cette crise intra-socialiste reste alors le passage en force...
d) Le dénouement : un Mitterrand plus gaullien que
jamais
Le texte, après avoir été modifié
par le Sénat, doit en effet revenir devant les députés.
Pour éviter un nouveau camouflet, le gouvernement engage sa
responsabilité sur ce texte en utilisant l'article 49, alinéa 3,
de la Constitution. Aucune motion de censure n'ayant été
voté, le texte est donc adopté dans sa version initiale : les
généraux factieux sont réhabilités. Ce recours
à la manière forte a été retenu en accord avec la
direction du parti socialiste : ainsi, personne ne perd la face. Alain Rollat
relève alors le paradoxe de cet étrange accord à l'amiable
:
« Qui eût dit qu'un gouvernement de la
Vème République entreprendrait un jour de
régler à l'amiable un différend avec le principal parti de
sa majorité, en utilisant contre lui... l'une des plus grosses
pièces de l'artillerie constitutionnelle ? »248
L'attitude de Mitterrand est alors bien celle d'un monarque
républicain. Il utilise
l'article 49-3 uniquement pour contrer un amendement qui a
été voté par les députés de son camp ! C'est
que cet amendement met en jeu la question de son autorité, c'est la
raison pour laquelle il adopte ce comportement altier digne d'un de Gaulle.
L'ironie de l'histoire est qu'il se voit contraint d'utiliser un
procédé qu'il a violemment critiqué comme étant un
instrument du pouvoir personnel qu'aurait souhaité instaurer de Gaulle.
Le paradoxe est de taille : Mitterrand utilise une pratique gaullienne de la
Constitution pour faire passer un texte visant à réhabiliter
ceux-là même qui ont tenté de renverser puis d'assassiner
de Gaulle. Mitterrand
248 « Le gouvernement engage sa responsabilité
», par A. Rollat, 24 novembre 1982
veut ainsi notifier aux partis de la majorité qu'il
n'est pas leur otage, que le président est audessus des partis et que
c'est sa volonté qui, en dernier recours, s'impose. Le président
a donc une conception très gaullienne du pouvoir, bien plus en tout cas
que les deux présidents précédents.
De fait, il s'agit d'un véritable rappel à
l'ordre du groupe parlementaire socialiste : celui-ci devra à l'avenir
« tenir son rôle dans la plénitude de ses fonctions »,
selon les mots de
M. Mauroy, à savoir aller dans le sens de la
volonté présidentielle. Les protestations se limitent alors
seulement au camp communiste qui récuse et le texte adopté et le
procédé utilisé. L'opposition se contente, elle,
d'ironiser sur l'absurde de la situation. Le Monde, en revanche, se
charge de publier des lettres de militants socialistes déçus, un
conseiller municipal de Guingamp allant jusqu'à démissionner du
P.S.
e) Une prise de position du Monde ?
La crise a atteint une ampleur telle qu'il s'agit du fait
politique majeur du dernier trimestre de 1982. Les journalistes du Monde
ne peuvent donc qu'analyser, commenter et expliquer cette affaire. Au
travers de ces articles, se dégage alors l'opinion de la
rédaction sur le sujet. Alain Rollat, par exemple, semble plutôt
favorable au projet de loi : « au moins, le gouvernement, s'il respecte
son programme en faveur de [la communauté pied-noir], n'aura-til rien
à se reprocher » même s'il en relève les dangers : il
« risque d'apparaître comme une réhabilitation des anciens
factieux »249.
Laurent Zecchini se montre, lui, moins favorable. Il en arrive
en effet à la conclusion qu'« une démocratie ne peut se
permettre d'absoudre complètement des généraux qui ont
pris les armes contre un gouvernement démocratique et légal. Sous
peine d'hypothéquer son avenir »250. Et c'est
là, la limite que Le Monde pose à la
nécessité de pardon. La confusion sur la guerre d'Algérie
est assez grande pour ne pas en rajouter en réhabilitant ceux qui ont
menacé la République.
A la suite du vote de l'amendement, Alain Rollat semble
infléchir sa position : « les députés socialistes ont
agi en leur âme et conscience. Ils ont eu raison
»251. Toutefois, il
249 « Le gouvernement veut effacer par une amnistie totale
les dernières séquelles de la guerre d'Algérie », par
A. Rollat, 28 septembre 1982
250 « Les officiers généraux sont exclus du
bénéfice de la loi sur les séquelles des
événements d'Algérie », par L. Zecchini, 23 octobre
1982
251 « Une faute politique », par A. Rollat, 24-25
octobre 1982
condamne sévèrement la faute politique des
socialistes. Faute qui se décline selon deux axes :
l'inconséquence apparente des socialistes - promesse électorale
non tenue, incohérence dans la manière de gouverner, brusque
retournement d'opinion des députés.. .- et le coût
électoral du vote - la probabilité de perdre les voix des
rapatriés.
C'est justement sur cette question de la promesse
électorale que Le Monde contreattaque. Laurent Zecchini
épluche une note « confidentielle » du secrétariat
d'Etat aux rapatriés visant à prouver que le projet de loi
répond aux promesses du président252. Le journaliste
montre que Mitterrand n'a jamais formellement promis de réhabiliter les
généraux factieux. Si le candidat parlait « d'effacer toutes
les séquelles », la question est de savoir ce que l'on entend par
séquelle. Peut-on parler de séquelle pour la sanction consistant
à la mise à la retraite des généraux ? De
même, il est question du discours de Foix, du 29 septembre 1982 au cours
duquel le président a prophétisé : « le gouvernement
sera appelé à prendre des dispositions qui marqueront que nous
entendons avancer d'un pas ouvert et libre vers le devenir ». Or, cette
phrase, allusive et générale, n'est pas une promesse même
si elle est considérée comme telle par les rapatriés.
Un autre point sur lequel se concentrent les critiques du
Monde, concerne le discours de réconciliation nationale
justifiant le projet de loi. Non seulement, le quotidien se demande si cette
réconciliation doit passer par une réhabilitation de ceux qui ont
voulu renverser le régime mais encore, il montre que le projet de loi
n'est pas équitable. La parole est ainsi donnée au
général Binoche qui s'interroge :
« Quelles mesures a-t-on prévues pour les cadres,
officiers et sous-officiers de carrière, loyaux envers le gouvernement
et qui, avant ou après l'appel du général de Gaulle,
entravèrent l'action des putschistes [...] ? »253
En effet, leur action non seulement n'a pas été
encouragée ou récompensée, mais en
plus elle a été l'objet de vexations, de
reproches en tout genre ou de mises à l'écart :
« J'ai connu des dizaines de bons sous-officiers, loyaux
serviteurs de la nation, qui durent quitter leur corps ou service, mutés
par mesure disciplinaire et poursuivis par leurs notes : «
Indisciplinés, excités, mauvais esprit ! » Que faire, sinon
quitter l'uniforme ? »
En effet, les généraux Binoche et de
Bollardière, par exemple, bien que fidèles à la
République, ne peuvent prétendre à
être rétablis dans leurs droits. La loi Debré de 1972
stipule ainsi que les officiers généraux qui ont
été admis à la retraite se trouvent tous dans une
situation définitive et irréversible. Les généraux
putschistes, par rapport à leurs collègues, ont donc droit
à un traitement de faveur qui apparaît d'autant plus
injustifié au quotidien que leur
252 « Un «engagement» de M. Mitterrand ? »,
par L. Zecchini, 2 novembre 1982
253 « A sens unique », par le général
Binoche, 28 octobre 1982
exemple pourrait encourager d'autres rébellions contre
la République.
Un ancien sous-préfet, M. Georges A., fait la
même remarque pour les fonctionnaires rétrogradés,
vraisemblablement pour leur prise de position face à la guerre
d'Algérie, en particulier en 1974 par M. Poniatowski254. En
outre, un insoumis se demande pourquoi le projet de loi n'envisage pas une
amnistie pour les insoumis et déserteurs : le pacifisme seraitil plus
subversif que l'activisme terroriste ?255 En pointant sur toutes ces
lacunes du texte, Le Monde exprime aussi sa réticence
vis-à-vis d'un projet de loi peu conforme à son idéologie
républicaine.
Cette crise politique à propos de la
réhabilitation, ou non, des généraux putschistes est
révélatrice de l'évolution des mentalités à
bien des titres. Contrairement à ce qui était prévu, le
projet de loi a suscité la polémique voire des querelles. Cela
prouve qu'une partie de l'opinion ne tient pas à enfouir la guerre
d'Algérie dans un oubli collectif sous prétexte de
réconciliation nationale. Cette rhétorique de l'oubli
apparaît bien daté et est loin de faire l'unanimité : un
désir de mémoire commence à s'afficher et il s'exprime par
l'intermédiaire des militants des droits de l'homme mais aussi des
députés socialistes ou des journalistes du
Monde.
Cette crise révèle en outre un conflit de
générations sur ce thème. La génération qui
a accepté la guerre d'Algérie sans trop se poser de questions,
semble être la plus prompte à pardonner, établissant une
équivalence entre les différents engagements dans la guerre
d'Algérie. Mais, c'est la jeune génération qui a fait ses
premières armes politiques avec la guerre d'Algérie, chez qui
l'esprit de 68 a rencontré un certain écho, qui entend avoir un
droit de regard sur cette période. Il s'agit aussi de la
génération la plus conquise aux principes des droits de l'homme.
Ce conflit de génération va de pair avec un conflit
d'idéaux. L'idéal de la nation unie et forte qu'a si bien
incarné de Gaulle, laisse la place à l'idéal de justice
compris au sens large - c'est-à-dire dans l'acception
d'équité et de droits de l'homme. Et au-delà de la
querelle politique, c'est bien à la promotion de cet idéal de
justice à laquelle on assiste. Or ce sentiment de justice favorise le
travail de mémoire, c'est-à-dire, un travail sévère
qui fasse la distinction entre victimes et coupables, le manichéisme
étant parfois utile à l'instruction civique.
254 « Correspondance : Quel pardon pour les victimes de
l'arbitraire... », 4 novembre 1982
255 « Correspondance : Et pour les insoumis ? », 4
novembre 1982
D/ Des continuités dans les débats
1/ Les raisons de cette continuité
On retrouve en effet des thématiques qui jalonnent
toute la période 1968-1982 et se prolongent même au-delà :
la question de la torture et le rôle de de Gaulle dans le conflit. Ces
deux points, s'ils ne sont plus véritablement polémiques,
attisent encore le débat.
a) Des thèmes cruciaux pour la mémoire
collective
Ce sont en effet les deux caractéristiques,
jugées comme principales, de la guerre d'Algérie par rapport aux
autres guerres. Etant donné que ces sujets portent à
débat, ils ont une plus grande visibilité et audience dans
l'arène publique. Ainsi, les tribunes ou les reportages qui
évoquent la guerre d'Algérie, dans la grande majorité des
cas, l'envisagent à partir d'une réflexion sur de Gaulle ou sur
les exactions commises de part et d'autre. Dès lors, ces questions
fondamentales structurent le débat sur « les
événements » et deviennent l'ossature même d'une
mémoire collective sur la guerre. L'avantage de cette focalisation sur
deux problématiques est qu'elle est plus facilement assimilable et
frappe davantage les mentalités qu'une histoire complète et
complexe. C'est pourquoi aussi, Le Monde et les médias en
général insistent sur ces questions. L'inconvénient, c'est
que l'importance de la torture ou le rôle de de Gaulle dans la
résolution ou l'amplification de la guerre est exagérée.
C'est donc une vision faussée de la guerre qui est
perpétuée. Mais une mémoire collective peut-elle
être un miroir objectif des faits ?
Ces thèmes sont d'autant plus cruciaux que c'est sur
eux que porte le principal argumentaire des différents acteurs.
L'utilisation de la torture par l'armée française légitime
la mobilisation des militants des droits de l'homme, comme le comité
Audin, mais, parallèlement, les exactions du F.L.N. permettent aux
militaires de se défendre de ce type d'accusation. L'axe d'affrontement
sur ce thème est donc militaires-militants. La compromission de de
Gaulle dans le coup de force du 13 mai, les promesses qu'il aurait faites et
n'aurait pas tenues, sont les raisons qu'invoquent les activistes pour montrer
que leur combat fut celui de l'honneur. Les gaullistes, quant à eux,
dressent le portrait d'un homme audessus de la confusion, cheminant
inéluctablement vers l'indépendance et conscient du sens de
l'Histoire. L'affrontement sur cette question oppose les deux autres groupes
d'acteurs : activistes-gaullistes. Ces deux thèmes résument ainsi
les diverses querelles qui ont déchiré la nation à propos
de la guerre. Chacun des quatre groupes d'acteurs du conflit, côté
français, se
reconnaît dans une des deux thématiques.
b) L'actualité de ces thèmes
Une autre raison de cette continuité vient à
l'esprit lorsque l'on se penche sur les faits qui ont déclenché
les polémiques. Ces thématiques sont réactualisées
par des événements récents qui favorisent une nouvelle
lecture de l'histoire de la guerre. Nous avons déjà
remarqué que les affaires politiques, du moins l'affaire Dominati et
celle de l'amnistie, plongeaient leurs racines dans la mémoire du
général de Gaulle : réhabiliter ou rendre hommage aux
activistes, c'est contester la légitimité de la prise de pouvoir
de de Gaulle et relativiser son rôle dans la résolution du conflit
(cf. p.145). Dès lors, certains des intervenants dans les
polémiques se focalisent uniquement sur la personnalité ou le
souvenir de de Gaulle.
En outre, l'actualité culturelle et éditoriale
réactive ces débats. On a déjà remarqué,
pour les périodes précédentes, le rôle pionnier du
domaine culturel dans les débats sur la guerre d'Algérie : c'est
grâce aux films et aux livres, que l'on reparle des «
événements ». Durant cette période, c'est
essentiellement le film de Pierre Schoendorffer, L 'Honneur d'un capitaine,
qui nourrit le débat. Mais il ne faut pas sous-estimer le poids des
témoignages et des essais sur le conflit comme celui de Ferhat Abbas.
Denier point qui permet un renouvellement des
thématiques, c'est l'actualité internationale. En Algérie,
est ainsi découvert un charnier qui laisse sans réponse certaines
questions sur les exactions commises. C'est aussi l'information
divulguée selon laquelle il existerait des camps d'internement en
Algérie. Ces deux informations, récusées de part et
d'autre, apportent un nouvel éclairage sur l'ampleur des exactions.
2/ L'ombre de de Gaulle sur le conflit
a) L'affaire Dominati : la mémoire de de Gaulle en
jeu
Ce qui pose tant problème dans l'affaire Dominati,
c'est qu'un membre du gouvernement se soit attaqué à la statue de
de Gaulle. Les gaullistes qui ont du mal à s'entendre pour envisager une
action commune, se sont retrouvés unis dans l'adversité.
André Passeron note ainsi :
« Le réflexe du compagnonnage a joué à
plein - et pas seulement dans les rangs du
mouvement de M. Chirac, - effaçant les rivalités et
les tendances. Aucune défection dans la protestation ne s'est produite
au sein du groupe parlementaire »256
256 « Le pouvoir et les gaullistes », par A. Passeron,
19 juin 1980
Les activistes rendant hommage à ceux qui ont
tenté de tuer le président, ce n'est pas tant le régicide
qui est condamné que cette volonté de salir la mémoire du
général de Gaulle, personnage auquel s'identifient les
députés gaullistes. La raison même de leur combat politique
est aussi en jeu et pas uniquement une certaine leçon de l'histoire.
Finalement, les députés insistent peu sur le courage du chef de
l'Etat dans cette épreuve qui devait mener à
l'indépendance de l'Algérie, épreuve au cours de laquelle
il met en jeu sa vie. C'est que cet héritage de de Gaulle - les accords
d'Evian - est peu revendiqué. Par pragmatisme politique, pour ne pas
s'aliéner l'électorat rapatrié, les discours sur ce point
sont très modérés. En effet, les associations de
rapatriés condamnent sévèrement le comportement des
gaullistes. Le Centre nationaliste des rapatriés, par exemple, «
s'indigne de la réaction des parlementaires et anciens ministres
gaullistes, le mépris et l'esprit de revanche soufflant touj ours du
même
côté »257.
Le R.P.R. s'emploie alors à justifier l'attitude de ses
députés, et, de fait, prend ses distances par rapport au discours
gaullien. Pierre Charpy, dans La Lettre de la Nation, organe du
R.P.R., entend faire la distinction entre les pieds-noirs et les activistes,
distinction que ne faisait pas le général de Gaulle (cf. p.64)
:
« Il ne faut pas oublier que les mêmes tueurs qui
ont raté le général de Gaulle abattaient les soldats du
contingent dans les rues de Bab-El-Oued. Ils n'ont rien à voir avec
toutes celles et tous ceux qu'on appelle «rapatriés» mais qui
sont plutôt des «expatriés». Ceux-ci auraient même
sans doute connu un destin moins tragique sans l'intervention de ces
«soldats perdus». »258
C'est cette crainte d'une sanction électorale qui
amène les gaullistes à accepter les excuses de Raymond Barre. Ce
retournement de situation est emblématique du fait que l'enjeu principal
pour les gaullistes reste électoral et non lié à la
mémoire du général de Gaulle. Au contraire, ils sont
prêts à s'éloigner de l'héritage gaullien sur la
guerre d'Algérie pour contrer l'alliance entre le R.E.C.O.U.R.S. et le
P.S., le R.E.C.O.U.R.S. étant jusqu'alors proche du R.P.R. Les grands
partis politiques se lancent alors dans une surenchère pour obtenir les
voix de rapatriés si bien que la mémoire gaullienne est
désacralisée et mise à l'écart.
b) L'amnistie : Mitterrand, un gaullien anti-gaulliste
On a vu que, finalement, l'héritage du
général de Gaulle est réapproprié par les
députés socialistes. Dans une relecture de l'histoire, ceux-ci
semblent donner raison au général contre
257 20 juin 1980
258 « Le R.P.R. : ne pas confondre les tueurs avec les
rapatriés », 20 juin 1980
les activistes et même contre la S.F.I.O. de
l'époque. C'est pourquoi, ils s'opposent à la
réhabilitation des « généraux félons » .
L'héritage gaullien est donc directement en jeu.
Mitterrand, réhabilitant les putschistes, impose une
vision de l'histoire selon laquelle la France, celle dirigée par de
Gaulle, a fauté, d'où la compensation qui est donnée aux
généraux. Il rejoint donc l'opinion des activistes. Selon
Mitterrand, le « coup d'Etat » de de Gaulle en 1958 est plus grave
que le putsch des généraux puisque ces derniers
s'élévaient avant tout contre une parole non tenue et selon une
certaine idée de la France. C'est du moins l'opinion qu'affiche
Mitterrand - on ne peut vraiment savoir ce qui fait partie de la
polémique politique et ce qui relève de la profonde conviction de
Mitterrand. Trinquier retrace ainsi les propos qu'a tenus Mitterrand lors du
procès Salan :
« Il rappela la série d'attentats criminels commis
par des hommes sans scrupules pour créer un climat favorable au retour
du général de Gaulle et pour renverser la IVème
République. Il rappela en particulier l'attentat du bazooka du 16
janvier 1957 contre le général Salan »259
Cette connivence de pensée entre les activistes, dont
Salan est le meilleur exemple, et Mitterrand repose sur leur anti-gaullisme
respectif. Dès lors, la réhabilitation des généraux
permet de s'attaquer à la mémoire de de Gaulle et à
contester son action. Cela est d'autant plus aisé que le R.P.R. est
divisé sur cette question. L'originalité de l'anti-gaullisme de
Mitterrand repose sur sa fascination pour l'exercice du pouvoir,
l'autorité et le prestige de de Gaulle. C'est pourquoi, il
n'hésite pas à utiliser des méthodes de gouvernement
gaulliennes, comme le 49-3, pour imposer une loi dans laquelle l'anti-gaullisme
de Mitterrand se ressent : c'est comme s'il revêtait les habits du
général pour mieux s'en détacher ensuite, pour faire
sentir son opposition fondamentale. Il faut sûrement voir dans son
entêtement à faire passer le texte comme tel, une réaction
de fierté.
Trinquier fait part de sa satisfaction suite à
l'adoption de la loi et en profite pour la justifier en montrant que le crime
des généraux est bien moindre que le crime de trahison de de
Gaulle : « le reproche le plus grave qu'on puisse faire au
général, c'est d'avoir menti à ses officiers
»260. Le propos de Trinquier rejoint celui de
Jouhaud : de Gaulle a menti, donc, il savait, dès le départ, que
l'indépendance est inéluctable et qu'il allait tout faire pour
abouti à ce résultat. Or, on l'a vu, cette vision des faits est
contestable. D'autre part, il entreprend de relativiser la culpabilité
des putschistes, d'abord en évoquant la promesse faite par de Gaulle aux
militaires et aux civils mais aussi en relativisant la portée subversive
de la rébellion :
259 « Idées : les «séquelles» de la
guerre d'Algérie », 14 décembre 1982
« Il faut aussi se rappeler que l'armée n'a rien
entrepris contre lui. Elle a attendu, comme elle l'avait fait le 13 mai 1958,
que le fléau de la balance penche suffisamment du côté des
généraux révoltés pour se décider »
Mettre en équivalence le soulèvement de 1958 et de
1961 permet aussi de souligner
encore plus la « trahison » de de Gaulle. Si le 13
mai, il a profité de la rébellion pour parvenir au pouvoir, lors
du putsch des généraux, il se montre implacable alors que le but
visé est le même. Autant dire que la mémoire du
général de Gaulle est l'enjeu même des principales
polémiques de la période 1980-1982.
3/ Les exactions de l'armée et du F.L.N.
a) Charniers et exécutions sommaires
C'est Libération qui dévoile la
découverte d'un charnier de 963 cadavres, dans les Aurès,
à Kenchela : un dossier de 17 pages est consacré à cette
découverte261. Le Monde reprend l'information tout
en restant prudent. Ainsi, précise-t-il en en-tête « Selon
Libération », ne s'engageant pas trop dans l'affaire.
D'ailleurs l'article du quotidien du soir consiste à reprendre des
passages de l'enquête de Libération.
Le charnier se situe dans l'enceinte même de l'ancienne
caserne Darnault où se trouvait un centre de triage et de transit. En
réalité les dénominations de centre de triage recouvraient
bien souvent des centres de torture, comme le sinistrement
célèbre centre d'El-Biar dont Henri Alleg a fait la
description262. Justement, pour Libération, ces
corps, certains étant atrocement mutilés, constituent la preuve
que « de 1956 à 1962, les militaires français se sont
livrés à la torture et à la liquidation des combattants de
l'Armée de libération comme des populations civiles
»263. Le charnier de Kenchela devient ainsi le plus
important charnier découvert en Algérie et révèle
que la pratique de l'exécution sommaire était aussi courante que
celle de la torture. Le plus surprenant est assurément le nombre
élevé de corps déterrés par rapport à
l'importance, médiocre, de la ville.
Le R.E.C.O.U.R.S. réagit à cette
découverte en exigeant un devoir de silence et d'oubli. Jacques Roseau
déclare ainsi :
« Tout le monde sait qu'il y a eu d'innombrables et
innocentes victimes au cours de cette
triste période, toutes les communautés ayant
payé un lourd tribut. Faut-il vraiment en faire aujourd'hui le macabre
recensement ? »
On peut noter l'apaisement de l'opinion, et même de
l'opinion rapatriée, sur cette découverte. Quelques années
auparavant, elle aurait déclenché une polémique sans fin.
Jacques Roseau reconnaît les abominations commises par l'armée
française comme il rappelle celles du F.L.N. Les débats des
années précédentes ont-ils convaincu l'opinion d'une
certaine généralisation de la torture comme moyen de
renseignement ? L'heure n'est plus à justifier ces exactions en
invoquant le climat de violence et « l'efficacité » de la
torture. M. Roseau en appelle davantage à un recueillement dans le
silence. Et il est entendu, car si quelques protestations sont émises
ici ou là, il n'y a ni véritable débat, ni
polémique. Ce refus d'exploiter l'événement se retrouve
aussi du côté algérien : le président Chadli se
garde bien d'accuser qui ce soit. Il faut dire qu'il est difficile de
déterminer avec certitude à qui attribuer les morts. Un lecteur
du Monde évoque ainsi la probabilité que les morts
soient des harkis, massacrés par des nationalistes de la dernière
heure, après le départ des Français.
Jean Planchais profite tout de même de la
découverte pour évoquer les circonstances qui ont vu
l'utilisation de la torture par l'armée française. Il fait de
cette spécificité de la guerre d'Algérie - le recours
fréquent aux exactions et massacres, d'un côté comme de
l'autre - une des raisons de cet oubli : « le charnier de Kenchela [...]
vient rappeler que ce fut une guerre si atroce que la plupart des anciens
adversaires jettent sur ses circonstances le manteau de l'oubli
»264. Mais en fait, l'oubli porte davantage sur les
responsabilités, que les lois d'amnistie interdisent de
déterminer, que, justement, sur l'existence de telles atrocités
qui est désormais reconnue par l'opinion publique.
b) Des camps d'internement en Algérie ?
Cette fois c'est France-Soir qui lance l'affaire.
Dans son numéro du 17 avril, le journal affirme que des centaines, voire
des milliers, de pieds-noirs disparus seraient détenus en
Algérie. Le quai d'Orsay, comme Le Monde, reste très
prudent vis-à-vis de ces informations. Le ministère
déclare ainsi que « les cas qui ont été soumis
récemment n'ont aucun rapport tant par le nombre que par le
caractère avec les informations en question »265.
Une mini-polémique débute alors. Le gouvernement
algérien dément fortement les allégations, les diplomates
français ne les prennent pas au sérieux et le R.E.C.O.U.R.S.,
omniprésent dans l'arène publique, demande des
éclaircissements. Dans sa façon de rendre compte de l'affaire,
Le Monde se montre sceptique atténuant les déclarations
de M. Leclair, l'homme à l'origine de l'affaire, par les nombreux
démentis266. M. Leclair, ancien officier de renseignement en
Algérie et secrétaire général de l'Association pour
la sauvegarde des familles et enfants disparus, évoque le cas d'un
millier de survivants sur neuf mille personnes disparues. Ces détenus
seraient déplacés d'une prison clandestine à l'autre. Ce
genre de rumeur n'est pas nouveau, déjà en 1963, une information
du même type, jamais prouvée, circulait.
Cette histoire de Français d'Algérie
détenus depuis la fin de la guerre dans des camps itinérants
apparaît, en fait, hautement improbable. Pourquoi garder ces
Français prisonniers pendant vingt ans ? En outre ce millier de
détenus ne seraient pas passés inaperçus et les services
de renseignement français se seraient inquiétés de cette
affaire. On peut d'autant plus mettre en doute les propos de M. Leclair que le
chiffe de neuf milles personnes disparues est exagéré. Le 7 mai
1963, M. Jean de Broglie, alors secrétaire d'Etat chargé des
affaires algériennes, évoquait le chiffre de trois mille
quatre-vingts disparus. Le bilan officiel, après les
vérifications d'usage, tombe à mille huit cents disparus en
novembre 1963, soit cinq fois moins que ce qui est revendiqué par M.
Leclair.
Touj ours est-il que cette affaire est
révélatrice des fantasmes et des mythes que suscite encore la
guerre d'Algérie. Toute la lumière n'étant pas encore
faite sur cette fin de la guerre et les disparitions qu'elle a
occasionnées, cela ne peut qu'entretenir ce type de rumeur. Cette
histoire de détention a au moins le mérite de rappeler le trouble
qui a accompagné l'exode des Français d'Algérie et qui
marqué l'échec patent des accords d'Evian. Jacques Roseau, du
R.E.C.O.U.R.S., donne ainsi un coup de projecteur sur les faits : «
Plusieurs centaines de Français d'Algérie parmi les milliers
enlevés par le F.L.N. avaient disparu sans laisser de trace et sans que
le gouvernement de l'époque [...] ait jamais cherché à
vérifier la dramatique hypothèse d'une éventuelle
détention »267. C'est encore la personne du
général de Gaulle qui est visée. Il est vrai que le
président de la République s'est alors peu soucié du sort
des piedsnoirs. Il souhaitait même les obliger à rester en
Algérie alors que le contexte était des plus violents !
Peyrefitte raconte ainsi : « Le Général demande que les
fonctionnaire qui ont
abandonné leur poste en Algérie soient
révoqués »268
c) Un apaisement de l'opinion sur la guerre
d'Algérie
C'est bien le paradoxe de cette période. S'il s'agit de
la période la plus intense en polémiques, suite à la
récupération politique du débat sur la guerre
d'Algérie, les questions les plus décisives comme la torture ou
même le rôle de de Gaulle connaissent un relatif apaisement. Aussi
assiste-t-on à une reconnaissance quasi-généralisée
de l'utilisation de pratiques « non-conventionnelles » pendant le
conflit si bien que les tentatives pour créer le débat sur ce
thème sont vouées à l'échec. On l'a vu, même
la découverte du charnier de Kenchela suscite peu de
réactions.
L 'Honneur d'un capitaine, film de Pierre
Schoendorffer d'après son roman, connaît le même sort.
Souvent présenté comme un plaidoyer pour la torture, les
réactions au films sont en fait très limitées. Seuls
Pierre Vidal-Naquet et Laurent Schwartz le critiquent violemment : « C'est
tranquillement, aujourd'hui, qu'un film lancé à grand fracas,
réhabilite la torture et les tortionnaires »269.
Mais même le militant contre la torture qu'est Vidal-Naquet, semble
moins convaincu. Sa critique se limite à une petite phrase au
détour d'une réflexion sur le projet d'amnistie alors qu'en 1971,
il avait consacré plusieurs tribunes à contester, point par
point, les arguments de Massu. Un seul lecteur répond à
Vidal-Naquet et Schwartz. Le ton n'est plus enflammé et intransigeant
comme dans les années 1970. Vingt ans ont passé depuis la fin de
la guerre. Le lecteur en question conteste juste la lecture du film qu'ont
faite les deux hommes :
« Le film en question ne réhabilite pas du tout la
torture et les tortionnaires. Il montre bien davantage les contradictions qui
se trouvent en chaque être humain et la complexité de l'homme.
Heureux les auteurs de la lettre et leurs certitudes faciles !
»270
Cet apaisement que l'on trouve dans la société
civile, s'aperçoit aussi dans les échanges
entre anciens combattants algériens et français.
Le Monde du 21 octobre 1980 note ainsi qu'une délégation
de moudjahidin algériens est en visite en France, suite à une
invitation lancée par l'Association républicaine des anciens
combattants. Plus symbolique encore est la réponse que fait le
général Massu à une tribune du commandant Azzedine :
« La guerre que le pouvoir politique nous a
demandé, à nous soldats, de faire au F.L.N. fut cruelle, certes,
mais nous l'avons faite sans haine [...]. Aujourd'hui, je souhaite
268 A. Peyrefitte, op. cit.
269 « Le chemin de l'honneur et celui de la honte »,
par P. Vidal-Naquet et L. Schwartz, 27 octobre 1982
270 « Correspondances : le témoignage d'un
appelé », 24 novembre 1982
vivement que «Si Azzedine» [...] accepte la main que
je lui tends, afin que nous nous retrouvions pour travailler franchement
à l'amitié franco-algérienne »271
Cette fraternisation entre les adversaires de jadis est bien
le signe qu'en vingt ans, les plaies se sont refermées et que le temps
est venu de porter un regard neuf sur la guerre d'Algérie. Massu ne nie
pas la cruauté de cette guerre mais il semble la regretter, d'où
cette main tendue de la réconciliation ; c'est le geste qui pardonne et
demande pardon.
1980-1982 : cette période de l'histoire du débat
sur la guerre d'Algérie est bien curieuse. A première vue, bruit
et fureur se déchaînent, les passions sont les plus aiguës et
les réactions les plus radicales. Ce bouillonnement de polémiques
en tout genre se concrétise par le nombre élevé d'articles
du Monde consacrés à la guerre d'Algérie mais
aussi par la multiplication d'affaires qui mobilisent l'opinion pendant
quelques semaines.
Mais cette agitation est avant tout politique. Elle n'est pas
révélatrice d'une division de la nation en deux camps
inconciliables. Les réactions violentes font avant tout partie du jeu
politique où il s'agit d'exagérer son mécontentement pour
être pris en compte. L'agitation est en outre entretenue par
l'extrême droite qui entame un retour sur la scène politique
française dans les années 1980 et cherche à honorer la
mémoire des anciens de l'O.A.S. (affaire Dominati, amnistie... ). Cette
récupération politique signifie en fait que la guerre
d'Algérie n'est plus le sujet tabou de la société
française.
Au contraire, on assiste, ici ou là, à
l'émergence, en particulier au sein de la génération qui
n'a pas été impliquée dans le conflit, d'une
volonté de mémoire sur la guerre. Ce travail de mémoire
est alors indissociable d'un certain idéal de justice : ce nouveau
regard qui se porte sur « les événements » est alors
plus sévère et cherche à déterminer les
responsabilités, comme pour le putsch des généraux.
Conjointement à ce travail de mémoire, s'exprime un désir
de réconciliation et d'apaisement dont la main tendue de Massu à
Azzedine reste le plus bel exemple.
CONCLUSION :
La fin de cette année 1982, avec les longues
discussions sur l'amnistie, donne l'impression qu'une période est close.
En quelque sorte, « la boucle est bouclée », le processus de
pardon et de réconciliation est finalisé : la loi de 1982 fait
écho et complète celle de 1968. S'agit-il alors d'un simple
retour au point de départ - l'affirmation d'une volonté politique
de réconciliation - comme si rien ne s'était passé entre
1968 et 1982 ? En fait, nous avons essayé de montrer que les
débats sur l'amnistie restent mineurs par rapport à
l'étape fondamentale de la maturation des problématiques autour
de la guerre d'Algérie qui s'étend de 1968 à 1982.
Cette maturation est très progressive et, loin
d'être continue, subit des soubresauts souvent interprétés
comme symptômes d'un grand traumatisme. Les premières
années, 1968- 1972, peuvent ainsi être caractérisées
comme celles de la confusion. Cet espèce de trouble de l'opinion sur la
guerre d'Algérie est essentiellement produit et entretenu par la
profusion de témoignages publiés, en particulier de la part des
anciens activistes et des généraux. Il ne faut pas pour autant
sous-estimer le poids des commémorations militantes et vindicatives.
Cette « cohue de souvenirs » fait apparaître la pesanteur de
l'émotion, de la rancoeur et du traumatisme qui entrave
l'éclosion d'un débat serein. C'est pourquoi, la
réalité historique devient l'objet d'une déformation afin
de légitimer tel combat ou telle opinion, d'où le mythe gaullien
par exemple. La partialité des mémoires, l'autocensure des
souvenirs induisent alors un affrontement frontal, parfois violent - à
propos de La Bataille d'Alger en particulier - entre les
différentes conceptions du conflit. L'heure n'est pas au débat
démocratique où chacun est écouté. Il s'agit
davantage d'une polémique qui prend souvent l'allure d'une cacophonie
généralisée.
Pourtant ce besoin de parler, même si le message n'est
pas toujours bien entendu par delà le flot de souvenirs émus,
n'est-il pas déjà une première thérapie pour une
génération malade de son « Algérie perdue » ?
Aussi passe-t-on progressivement du monologue du témoignage au dialogue
du débat avec la question de la torture. De la confession de Massu s'est
opéré un glissement de cette question, après des
échanges vifs, dans l'arène publique : elle se constitue alors
comme le thème fondamental du débat sur la guerre
d'Algérie. La
mémoire collective sur le conflit se structure
lentement autour de ce sujet de la même manière que la Shoah est
devenue, dans les mentalités, la caractéristique majeure de la
seconde guerre mondiale.
Ne peut-on alors voir un paradoxe saisissant entre ce besoin
de parler et la politique gouvernementale d'oubli qui s'exprime à
l'occasion de la loi d'amnistie ? Cette amnistie vise à rejeter «
les événements d'Algérie » dans l'ombre, entravant
ainsi le travail de mémoire en train de s'accomplir. En outre, en ne
distinguant pas la voie de « l'honneur de celle de la honte », selon
l'expression de Pierre Vidal-Naquet, elle laisse la voie libre aux tentatives
de légitimation des combats passés, quels qui fussent. Le travail
de mémoire qu'incite une telle loi, est donc lacunaire puisqu'il manque
une véritable distanciation par rapport aux faits et la
définition de valeurs à partir desquelles doit se forger une
telle mémoire. Ce paradoxe est révélateur d'un
décalage entre l'opinion telle qu'on l'aperçoit dans Le Monde
et la sphère politique : leurs impératifs sont
diamétralement opposés.
L'étape 1973-1979 constitue-t-elle alors une rupture
avec la période précédente, rupture marquée par un
silence après la confusion de confessions ? La continuité se
retrouve en fait dans la progression du travail de mémoire : une
maturation des thématiques majeures du débat a en effet lieu.
Cela est particulièrement visible dans les analyses des chroniqueurs du
Monde qui sont beaucoup plus distanciées. Ce silence apparent
ne peut se résumer à un simple tabou de la guerre
d'Algérie.
La différence avec la période
précédente se situe davantage dans l'objectivité et
l'apaisement avec lesquels sont abordées les grandes questions du
conflit. La discipline historique est alors utilisée comme support
à la formation d'une mémoire collective. Autre originalité
de cette phase du débat, c'est l'élargissement du champ de la
discussion et du témoignage avec la prise en compte d'autres acteurs et
victimes de la guerre mais aussi avec une réflexion sur les
répercussions actuelles du conflit et la difficile intégration
des rapatriés et harkis. S'établit ainsi un véritable pont
entre le passé et le présent qui rend le travail de
mémoire encore plus pertinent : c'est la société
française dans son ensemble qui doit se sentir concernée par la
guerre d'Algérie.
Assise-t-on alors, de 1980 à 1982, à un retour
à la case départ avec un bouillonnement polémique qui
n'est pas sans faire penser à l'état de confusion de la
première période ? En effet, le déchaînement des
passions de ces années peut laisser penser que les mentalités
sont encore marquées par l'émotion et la rancoeur
En fait, les soubresauts de cette période sont dus
à la politisation du débat et c'est là que réside
la différence fondamentale avec les années 1968-1972. La
récupération politique des
problématiques de la guerre d' Algérie est le
meilleur indicateur de la banalisation de ces thèmes. En outre, ces
soubresauts sont aussi le fait d'une agitation entretenue par des groupuscules
extrémistes. Cette fébrilité sur la guerre
d'Algérie est également liée à l'élection
présidentielle qui suscite tensions et controverses, l'enjeu
étant de conquérir l'électorat de l'adversaire. La
polémique se limite au domaine politique avec les heurts et les malheurs
qui en découlent.
Au sein de l'opinion, de la société civile,
émerge en effet un nouveau désir de mémoire
créé par une certaine idée du modèle
républicain. En 1982, la réconciliation nationale est en effet
close avec la loi d'amnistie finalement adoptée. S'exprime alors
fortement, en particulier au sein des générations qui n'ont pas
été impliquées dans la guerre d'Algérie, un
sentiment de justice réunissant dans un même idéal les
droits de l'homme et un esprit républicain critique envers ceux qui
contestent la légitimité démocratique. Ce sentiment de
justice débouche sur une recherche de responsabilités, comme cela
est revendiqué pour les exactions de la police parisienne ou le putsch
des généraux. C'est finalement selon cet axe directeur que se
forge la mémoire collective sur la guerre.
L'évolution du débat s'est donc effectué
vers une prise de conscience de la pertinence, voire de l'aspect crucial, d'une
telle réflexion sur la guerre d'Algérie : dès lors, les
thématiques du débat ont des répercussions non
négligeables sur la conception de la République, les traumatismes
de la société française ou la fragilité d'un
régime démocratique. Les oppositions frontales entre les
mémoires particulières semblent s'atténuer et peu à
peu se dessine une mémoire collective pacifiée mais
néanmoins paradoxale : elle allie le souci d'unité nationale -
avec une réévaluation de l'opinion métropolitaine sur les
pieds-noirs - et celui de la justice - avec l'éternelle question de la
responsabilité politique et militaire dans les exactions commises. C'est
la dialectique entre les impératifs de réconciliaton et de
justice qui caractérise le mieux la période. La
prédominance de la nécessité de la réconciliation,
sous de Gaulle, laisse progressivement la place à la prédominance
du sentiment de justice exprimé par la nouvelle
génération, les députés socialistes ou les
chroniqueurs du Monde à mesure que s'accroît le
décalage entre les mentalités et la pratique gouvernementale. Les
discours évoluent alors sensiblement : du devoir de silence, voire
d'oubli, on passe à celui de mémoire et de
responsabilité.
Ce bilan sur les mentalités mérite tout de
même d'être nuancé. Cet aperçu de la situation de
l'opinion française correspond à l'image qu'en donne Le
Monde. Or, Le Monde
est un organe de presse avec son équipe
rédactionnelle, son lectorat et leur engagement respectif. Nous avons
montré que le quotidien est le porteur de la morale «
responsabiliste » qui marque, en fin de période, sa
prééminence sur la logique du silence : c'est avec prudence que
la rédaction se fait le défenseur d'un tel travail de
mémoire. L'implication du journal dans le débat, malgré
quelques maladresses ou quelques facilités, va
généralement de pair avec un regard distancié et un
travail d'objectivation sur « les événements ». Par
conséquent, cet engagement signifie que Le Monde n'est pas un
simple miroir de l'opinion puisqu'il tend aussi à la façonner. En
outre la composition de son lectorat a des répercussions sur l'image qui
est renvoyée de cette opinion publique : elle correspond en fait
à celle d'une certaine élite sociale et culturelle, un «
happy few » peut-être plus exigeant au niveau du devoir de
mémoire.
Dès lors, le miroir déformant qu'est le
quotidien, rend plus visible, en exagérant leur importance, les lentes
évolutions des mentalités vers un souci plus grand de justice.
D'autre part, ce statut d'arbitre du débat et de guide de l'opinion
auquel prétend Le Monde avec sa recherche d'exhaustivité
et sa préoccupation pour l'analyse, rappelle le vieil idéal
romantique de l'écrivain-prophète. Le quotidien est ainsi
pétri d'idéaux du XIXèmesiècle dont le
positivisme avec la foi dans la victoire de la Raison, est le plus notable.
Le Monde reste, aujourd'hui encore, fidèle
à sa fonction de guide et de meneur du débat, comme l'attestent
les derniers rebondissements sur la guerre d'Algérie. Le travail de
mémoire entrepris avec une volonté de mettre en lumière
les différentes responsabilités triomphe avec les affaires
Louisette Ighilahriz et Aussaresses dont Le Monde est, à chaque
fois, à l'origine. Dans ces affaires, les analyses et les
témoignages n'apportent rien de nouveau, au niveau de la connaissance
« des événements ». Bien plus, il y a une
exagération dans tous les médias, et en particulier dans le
Monde, à la fois de la valeur symbolique de ces affaires et de
l'ampleur du traumatisme dans les mentalités. Toutefois, ces
polémiques sont révélatrices de la large
prédominance du sentiment de justice dans la mémoire de la guerre
: les droits de l'homme sont devenus la valeur de référence
à partir de laquelle on établit la distinction entre victimes et
coupables. Par conséquent, certaines figures, certains exemples sont
érigés en symbole, en modèle à la manière de
Maurice Audin « martyr » de la torture. D'autre part, on assiste
à un retour à une certaine « judiciarisation » des
affaires, malgré les lois d'amnistie : des actions pour apologie de
crimes et crime contre l'humanité ont été lancées
contre Paul Aussaresses.
Plus qu'une composante du débat, le sentiment de
justice incite ainsi au devoir de mémoire. C'est parce qu'il existe des
victimes pour qui la justice n'a pas été rendue, Louisette
Ighilahriz par exemple, que le devoir de mémoire
apparaît comme nécessaire. Jacques Derrida se fait le porte-parole
de cette exigence morale collective : « Nous aurions, me semble-t-il
«contre l'oubli», un premier devoir : pensons d'abord aux victimes,
rendons-leur la voix qu'elles ont perdue »272. Cette
justice est alors considérée comme subversive, la recherche de
responsabilités s'étend jusqu'au fonctionnement de l'Etat - les
accusations envers les dirigeants de la IVème
République se font ainsi plus virulentes. Selon Jacques Derrida,
une mémoire collective doit être érigée contre
toutes les exactions et contre l'oubli qu'essaie de générer
l'Etat. Cette évolution du rôle dévolu à la
mémoire collective est alors la clé pour comprendre les
débats actuels sur la guerre d'Algérie.
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substance and tone of each of the contributor acknowledgements and/or
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L. Preserve all the Invariant Sections of the Document,
unaltered in their text and in their titles. Section numbers or the equivalent
are not considered part of the section titles.
M. Delete any section Entitled "Endorsements". Such a section
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N. Do not retitle any existing section to be Entitled
"Endorsements" or to conflict in title with any Invariant Section.
O. Preserve any Warranty Disclaimers.
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be distinct from any other section titles.
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contains nothing but endorsements of your Modified Version by various
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approved by an organization as the authoritative definition of a standard.
You may add a passage of up to five words as a Front-Cover Text,
and a passage of up to 25 words as a Back-Cover Text, to the end of the list of
Cover Texts in the Modified Version. Only one passage of Front-Cover Text and
one of Back-Cover Text may be added by (or through arrangements made by) any
one entity. If the Document already includes a cover text for the same cover,
previously added by you or by arrangement made by the same entity you are
acting on behalf of, you may not add another; but you may replace the old one,
on explicit permission from the previous publisher that added the old one.
The author(s) and publisher(s) of the Document do not by this
License give permission to use their names for publicity for or to assert or
imply endorsement of any Modified Version.
5. COMBINING DOCUMENTS
You may combine the Document with other documents released under
this License, under the terms defined in section 4 above for modified versions,
provided that you include in the combination all of the Invariant Sections of
all of the original documents, unmodified, and list them all as Invariant
Sections of your combined work in its license notice, and that you preserve all
their Warranty Disclaimers.
The combined work need only contain one copy of this License, and
multiple identical Invariant Sections may be replaced with a single copy. If
there are multiple Invariant Sections with the same name but different
contents, make the title of each such section unique by adding at the end of
it, in parentheses, the name of the original author or publisher of that
section if known, or else a unique number. Make the same adjustment to the
section titles in the list of
Invariant Sections in the license notice of the combined work.
In the combination, you must combine any sections Entitled
"History" in the various original documents, forming one section Entitled
"History"; likewise combine any sections Entitled "Acknowledgements", and any
sections Entitled "Dedications". You must delete all sections Entitled
"Endorsements".
6. COLLECTIONS OF DOCUMENTS
You may make a collection consisting of the Document and other
documents released under this License, and replace the individual copies of
this License in the various documents with a single copy that is included in
the collection, provided that you follow the rules of this License for verbatim
copying of each of the documents in all other respects.
You may extract a single document from such a collection, and
distribute it individually under this License, provided you insert a copy of
this License into the extracted document, and follow this License in all other
respects regarding verbatim copying of that document.
7. AGGREGATION WITH INDEPENDENT WORKS
A compilation of the Document or its derivatives with other
separate and independent documents or works, in or on a volume of a storage or
distribution medium, is called an "aggregate" if the copyright resulting from
the compilation is not used to limit the legal rights of the compilation's
users beyond what the individual works permit. When the Document is included in
an aggregate, this License does not apply to the other works in the aggregate
which are not themselves derivative works of the Document.
If the Cover Text requirement of section 3 is applicable to these
copies of the Document, then if the Document is less than one half of the
entire aggregate, the Document's Cover Texts may be placed on covers that
bracket the Document within the aggregate, or the electronic equivalent of
covers if the Document is in electronic form. Otherwise they must appear on
printed covers that bracket the whole aggregate.
8. TRANSLATION
Translation is considered a kind of modification, so you may
distribute translations of the Document under the terms of
section 4. Replacing Invariant Sections with translations requires special
permission from their copyright holders, but you may include translations of
some or all Invariant Sections in addition to the original versions of these
Invariant Sections. You may include a translation of this License, and all the
license notices in the
Document, and any Warranty Disclaimers, provided that you also
include the original English version of this License and the original versions
of those notices and disclaimers. In case of a disagreement between the
translation and the original version of this License or a notice or disclaimer,
the original version will prevail.
If a section in the Document is Entitled "Acknowledgements",
"Dedications", or "History", the requirement (section 4) to Preserve its Title
(section 1) will typically require changing the actual title.
9. TERMINATION
You may not copy, modify, sublicense, or distribute the Document
except as expressly provided for under this License. Any other attempt to copy,
modify, sublicense or distribute the Document is void, and will automatically
terminate your rights under this License. However, parties who have received
copies, or rights, from you under this License will not have their licenses
terminated so long as such parties remain in full compliance.
10. FUTURE REVISIONS OF THIS LICENSE
The Free Software Foundation may publish new, revised versions
of the GNU Free Documentation License from time to time. Such new
versions will be similar in spirit to the present version, but may differ in
detail to address new problems or concerns. See
http://www.gnu.org/copyleft/.
Each version of the License is given a distinguishing version
number. If the Document specifies that a particular numbered version of this
License "or any later version" applies to it, you have the option of following
the terms and conditions either of that specified version or of any later
version that has been published (not as a draft) by the Free Software
Foundation. If the Document does not specify a version number of this License,
you may choose any version ever published (not as a draft) by the Free Software
Foundation.
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